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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/09

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LETTRE IX.

De Moscou.


EN voici bien d’un autre. Cette ville, qui donne, à certains égards, quelqu’idée d’Ispahan, ressemble à quatre ou cinq cents châteaux de grands seigneurs, qui seroient venus, avec leurs villages sur des roulettes, se réunir pour vivre ensemble. Cherchez dans les géographies, les dictionnaires et les voyages tout ce qui regarde Moscou, et dites que je vous l’ai mandé ; mais ce que vous n’y trouverez pas, c’est que les plus grands seigneurs de l’empire, ennuyés de la cour, sont ici frondant et grondant tout à leur aise ; l’Impératrice ne le sait qu’en gros, et ne veut pas le savoir en détail ; elle n’aime point la police pour les propos et l’espionnage de l’intérieur. — Que pensez-vous, me dit-elle, de ces messieurs ? — Ce sont de belles ruines, lui dis-je, en regardant trois ou quatre anciens grands chambellans, généraux en chef, etc. — Ils ne m’aiment pas beaucoup, dit-elle ; je ne suis point à la mode à Moscou ; peut-être que j’ai eu tort visà-vis de quelques-uns d’entr’eux, ou qu’il y a eu du malentendu. —

L’Impératrice n’étoit plus Cleopâtre à Alexandrie ; d’ailleurs César nous avoit quittés pour s’en retourner chez lui. Le roman disparut et fit place à la triste réalité. Alexis Orloff eut le courage d’apprendre à S, M. I. que la famine se montroit dans quelques gouvernemens : les fêtes s’arrêtèrent. La bienfaisance vint remplacer la magnificence, et le luxe céda à la nécessité. On ne jette plus d’argent, on le distribue. Les torrens de vin de Champagne s’arrêtent ; des milliers de chariots de pain succèdent aux bateaux chargés d’oranges. Un nuage a obscurci un instant le front auguste et serein de Catherine-le-grand, elle s’est enfermée avec deux de ses ministres, et n’a repris sa gaieté qu’au moment de remonter en voiture.

Si Vous connoissiez notre archevêque, vous l’aimeriez à la folie, et il vous le rendroit ; il s’appelle Platon, et vaut mieux que l’autre, qu’on appeloit le Divin : ce qui me prouve qu’il est Platon l’humain, c’est que hier, en sortant de son jardin, la princesse Galiczia lui demanda sa bénédiction, et il prit une rose avec laquelle il la lui donna.

Si j’étois un La Rochefoucault, un d’Albon, etc., je vous entretiendrois de la culture des terres et des finances de l’empire ; mais je n’ai pas l’honneur de m’y connoître. Oh ! quant aux finances, j’y al pourtant travaillé ; car je crois qu’en sterlets du Volga, veau d’Arcangel, fruits d’Astracan, glaces, confitures et vins de Constance, j’ai dépensé à la couronne une somme immense.

Demandez-en pardon à vos pédans ennemis des abus ; je suis un abus de ce pays-ci, et je m’en trouve bien et les autres aussi. Nos abus des bonnes et vraies monarchies font du bien à beaucoup de monde : et si l’on vouloit les supprimer, vous verriez renaître des Pugatcheff. Que le ciel vous en préserve !

Il me semble que je vous verrai demain ou après-demain. Voilà plus de 1800 lieues que je marche vers vous ; et il n’y a plus que 2200 pour arriver. A vous revoir donc bientôt, chère Marquise, ou à vous écrire de Constantinople, si tout ceci continue à s’embrouiller. Je ne vous dis rien de l’état de mon cœur ; le vôtre est en loterie : j’y ai mis. Que sait-on ! Et puis encore quand je n’y aurois pas mis, le hasard ne peut-il pas venir au devant de moi ?

Je crois en vérité que je donne dans le précieux ; ce n’est pourtant ni votre genre, ni le mien. Ceci a l’air de la carte du pays de tendre ; mais nous nous perdrions tous les deux dans ce pays-là. Vive celui-ci, si nous y étions ensemble ! Il vaut mieux être tartare que barbare, et c’est ce que vous êtes souvent pour votre cour. Souvenez-vous toujours de celui qui est le plus digne d’en être. J’aime mon état d’étranger partout, vous adorant, mais propriétaire ailleurs. François en Autriche, Autrichien en France ; l’un et l’autre en Russie, c’est le moyen de se plaire en tous lieux, et de n’être dépendant nulle part.

Nous touchons au moment de quitter la fable pour l’histoire, et l’Orient pour le Nord. J’aurai toujours pour vous le Midi dans mon cœur. Que dites-vous de ce trait piquant ? Il a du moins, vous en conviendrez, le mérite du naturel.