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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/06 1 septembre 1788

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Ce 1 septembre 1788.

Au Camp devant Oczakow.


APRÈS avoir beaucoup refléchi sur la manière de conserver l’offensive et la défensive à la fois, vis-à-vis des Turcs, il me semble que je viens d’en trouver le moyen, en évitant les reproches qu’on me fait pour mon goût des masses, que je n’ai, au reste, que proportionnément à mon antipathie pour les carrés.

Leur angle mort, défectueux comme capitale d’un bastion, l’impossibilité de marcher en conservant ces angles, et de ne pas avoir un carré déjeté par conséquent, et ouvert en quelqu’endroit ; l’impossibilité que ce carré puisse passer partout, et que les deux flancs marchent d’un pas égal ; le vide qui s’y trouve, malgré les chevaux, les chariots, les valets, les officiers d’état-major, les généraux qui ne peuvent qu’augmenter encore la confusion ; le peu de profondeur des trois rangs, si aisés à percer par des Spahis que quelques gouttes d’opium et l’ardeur des chevaux suffisent pour emporter : tout cela suffit pour me faire prendre les carrés en guignon.[1]

Les Turcs m’ont fait faire une autre réflexion très-importante. Ils courent, ils grimpent, ils sautent, parce qu’ils sont armés et habillés à la légère. Le poids que portent les sots Chrétiens les empêche presque de se mouvoir.

Qu’ils aient un fusil extrêmement léger et court, et au lieu d’une baïonnette lourde qui, toujours au bout de leur fusil, incommode plus les voisins que les ennemis, qu’ils aient une espèce de baguette pliée en deux, dans les bois du canon, dont la moitié soit affilée en pointe très-longue et puisse servir de pique. Avec un ressort on fera partir cette moitié pointue qui dépassera le bout du fusil de plus de deux pieds et demi, de sorte que même celle du troisième rang dépassera le premier.

Puisqu’on sait à présent la nécessité de marcher aux Turcs à l’arme blanche, il faut donc en inventer une autre que celle qu’on a employée jusqu’ici, car le deuxième et le troisième rang n’en peuvent pas faire usage.

Qu’on ait en bandoulière un sabre comme les handschar des janissaires, avec la tête de la poignée creusée, pour appuyer le fusil et bien viser. Un sabre inspire l’élan du courage au moment où l’on le tire du fourreau. Que l’on fonce sur l’ennemi, ou que l’on saute dans un retranchement, le fusil en bandoulière : car on a souvent alors besoin des deux mains.

On m’avoit dit que les Turcs combattoient les bras nus, pour les avoir plus libres, et mieux faire sauter les têtes. Je le crois bien : ils n’ont ni chemise, ni bas, souvent même ils n’ont pas de souliers, et, à la réserve d’un petit gilet et d’une grande culotte, ils sont nus tout-à-fait, sans doute pour être plus lestes dans les grandes chaleurs des pays où ils font la guerre. Mais comme la réflexion n’est pas leur fort, ils ne s’habillent pas autrement dans les plus grands froids, quand on les enferme dans leurs villes, ou quand on fait une campagne d’hiver.

Lorsque notre soldat sera plus léger, plus beau, plus paré, plus élancé, plus tôt vêtu, et avec les cheveux en tresse ou retroussés, il sera bien plus brillant un jour de bataille. Il aura l’avantage sur les Turcs, qui ont mal à propos un fusil bien long, deux ou trois pistolets, deux sabres et un poignard ; et sur les Chrétiens, qui se servent d’armes gênantes dont je voudrois les débarrasser.

Ayons des tentes aussi bien entendues que celles des Musulmans, la même foi à la prédestination, s’il est possible, et tâchons de donner de même des outils à la cavalerie, qui, allant plus vite que l’infanterie, construit les retranchemens, afin que celle-ci, en arrivant, n’ait qu’à les garnir en s’y campant.

Qu’il soit défendu à l’armée de prononcer Néboïssê, ce mot qui veut dire : n’ayez pas peur, et que les Turcs, qui n’ont pourtant pas l’air plaisant, prononcent en coupant la tête. J’ai remarqué qu’il fait un effet étonnant sur les Chrétiens. D’ailleurs cette coutume de couper les têtes ne fait pas grand mal aux morts, et fait quelquefois grand bien aux blessés : elle doit empêcher du moins qu’on ne se rende prisonnier.

Qu’on en parle une fois, si l’on veut, au soldat, pour lui faire concevoir ce que je viens de dire : et puis qu’il n’en soit plus jamais question. Qu’on le prévienne des hurlemens des Infidèles, et de leurs caracolades, inutiles pour nous et nuisibles pour eux : avec mon ordonnance, nous pourrons, sans crainte, nous laisser entourer de ces nuages de Spahis, qui bourdonnent autour de nous comme des guêpes. Cela ne sert qu’à fatiguer leurs chevaux ; et, après leur avoir laissé faire leurs courbettes, leurs sauts, leurs lançades, leur espèce de manège et de croupe au mur, ils ne sont plus en état de résister à une attaque. C’est comme cela que les Turcs estropient tous leurs chevaux, et qu’au bout de deux heures ils sont sur les dents. C’est aux housards et aux cosaques à les exciter à ce manège en les agaçant. En général, je crois qu’il ne seroit pas mauvais d’attaquer l’infanterie. Les janissaires chargent si lentement qu’ils n’auroient pas le tems de faire une seconde décharge. Quand même des fantassins blessés, ou fatigués, ou en désordre, seroient attaqués par des Spahis dans une plaine, ils n’ont qu’à se réunir quatre ou cinq, se mettre dos à dos, présenter la baïonnette, et se retirer ainsi ; il est impossible qu’ils soient sabrés. Il faut vis-à-vis de toutes les troupes du monde, conserver sa tête, mais sur-tout vis-à-vis de ces gens-ci : car si on la perd au moral, c’est alors qu’on la perd au physique. Tout ce qu’on dit de leur opium et de la fureur qu’il inspire, est un conte. Peut-être que les officiers s’en servent quelquefois, mais il est trop cher pour le simple Turc, et je n’en ai jamais vu qui en eussent pris.

La mine et le costume des fiers Ottomans sont plus respectables que l’air gêné et souvent le mauvais visage des Chrétiens. Les Turcs sont tout à la fois l’ennemi le plus dangereux et le plus méprisable qu’il y ait au monde : dangereux si on le laisse attaquer, méprisable si on le prévient. Sur les hauteurs comme dans les bois, ils ont jusqu’à présent l’avantage sur nous, parce qu’ils courent à l’attaque avec confiance, sachant que nous n’en avons pas en nous-mêmes quand nous sommes ainsi postés. Nos soldats, allégés comme je le propose, se tireroient aussi bien d’affaire que les Turcs. Ceux-ci ne sont pas en état de connoître l’avantage de leur position, ou si par hasard ils le sentent, ils seront étonnés de s’y trouver attaqués : on aura alors aussi bon marché d’eux qu’en plaine. Je crois que le grand art, dans une guerre comme celle-ci, est d’étonner et de frapper des coups inattendus.

Ils ne connoissent que deux ruses de guerre, et se croient bien fins quand ils les emploient. L’une est de faire tirer tous les canons en signe de réjouissance d’une prétendue bataille qu’ils ont gagnée, ou d’une ville qu’ils ont prise, je ne sais où ; et l’autre, de faire prendre un de leurs courriers avec la fausse nouvelle que 20 ou 30 bachas arrivent pour les renforcer de 2 ou 300,000 hommes. En compensation de ces deux enfantillages, ils ont deux usages excellens : l’un, c’est de faire retrancher leurs camps par les Spahis, ainsi que je l’ai dit : et l’autre de faire des trous dans la terre ou dans un retranchement, pour se mettre à couvert des boulets de canon. Chaque homme a son creux, où il reste tapi jusqu’à la fin de la canonnade.

On ne peut pas dire positivement ce qui est infanterie et cavalerie. Le Spahis qui a perdu son cheval va se ranger parmi les fantassins. Le fantassin qui en a gagné, pris ou acheté un, va se ranger parmi les Spahis. Aussi ceux-ci tirent à merveille : et quand ils voient que leur feu peut faire effet, ils se servent beaucoup de leurs fusils ; mais ils ne s’y prennent pas comme la cavalerie chrétienne, qui a toujours tort quand elle en fait usage. Le Spahis saute légèrement à bas de son cheval, tire son coup de fusil, et remonte à cheval avec la même agilité.

Ce qui fait que nous voyons souvent de grands traits de courage de la part du Musulman, c’est qu’il ne se bat jamais sans en avoir envie. Ce n’est qu’en bonne santé, en bonne humeur, et souvent après avoir pris du café, qu’il s’arme pour aller au combat. Il attend même souvent un beau jour, et un beau soleil. Au commencement du siége, je me levois à la pointe du jour, qui, dans nos armées européennes, est souvent l’heure d’une entreprise. A présent je ne me gêne plus. La bonne compagnie, que je reconnois aux beaux chevaux et aux couleurs tranchantes des vêtemens, ne sort jamais avant dix heures, pour engager une affaire. De tout le siège, les Turcs n’ont fait qu’une seule petite entreprise de nuit, parce qu’apparemment ils avoient besoin d’une tête de général, qu’ils sont venus couper à M. Maximowitz. —

L’Autrichien et le Russe ne sont pas consultés sur l’heure : la liberté qu’on laisse aux Turcs à cet égard fait que la moitié de leur armée ne se trouve pas à la bataille, dont le sort dépend toujours des premiers Bravi qui, lorsqu’ils sont dégoûtés, dégoûtent tout de suite ceux qui les suivent.

Leur artillerie, dans les sièges, est servie par les premiers soldats qui se lèvent, et qui vont tirer leur coup de canon pour s’amuser. L’instinct des Turcs, qui vaut souvent mieux que l’esprit des Chrétiens, les rend adroits, et capables de faire tous les métiers à la guerre ; mais ils n’ont que la première réflexion : ils ne sont pas susceptibles de la seconde. Et après avoir dépensé leur moment de bon sens, assez droit, assez juste, ils tiennent du fou et de l’enfant. J’en ai examiné la cause. C’est, je crois, l’usage immodéré et continuel d’un café épais, et le nuage de fumée de tabac dans lequel ils sont toujours. Cela interrompt et abat toutes les facultés de l’esprit.

Leur ferveur religieuse redouble à mesure du danger. Leurs cris de Hechter — Allah (c’est-à-dire, un seul Dieu) augmentent tous les jours. Et l’on est sûr que, quelque bruit qu’on fasse en ouvrant la tranchée, on n’est pas entendu. On a toujours pour soi la première nuit, qui, certes, est la plus intéressante.

Je crains de vous déplaire en vous disant du mal des Infidèles, et de choquer un ministre d’un roi très-chrétien, en lui parlant de guerre et de mécréans. Je finis, et vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Il y avoit ici des plans et des détails militaires d’un très-grand intérêt, sûrement, puisqu’ils étoient donnés par un général aussi illustre que le Maréchal Prince de Ligne ; mais on a craint qu’il ne se glissât dans l’impression des erreurs que l’éditeur n’étoit pas capable de prévenir.