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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/08 1 décembre 1788

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LETTRE VIII.


Ce 1 décembre 1788.


Au Camp devant Robalaï-Mohilaï, ou plutôt à Jassy, où j’ai mon Quartier.

Ton ami respirant du fracas des conquêtes,
Parlera des Boyards qu’il invite à ses fêtes.


JE comptois vous faire une belle relation d’une victoire aisée à remporter sur le Sultan Gheraï, prince in partibus de la Crimée, sur Ibrahim Nazir, et sur le seraskier d’Ismael. Les Turcs, qui ont toujours, ainsi que le gibier, les mêmes passages et les mêmes retraites, se rassemblent au commencement de chaque guerre dans le camp de Robaiaï-Mohilaï, camp fameux, à la vérité. Cette fois-ci ils ont eu l’adresse de l’occuper tout de travers, et y auroient été facilement pris et battus si l’on avoit voulu. J’avois compté sur la fête de saint Grégoire, patron du prince. Mais je suis toujours vox clamans in deserto.

Je pourrois vous envoyer un portrait aussi piquant que les autres, mais je le garde pour moi. Les 15 ou 20 mille hommes qu’on faisoit passer pour 50, viennent de partir. Je me trouve dans un pays qui me paroît enchanté, après la nouvelle Servie, la pairie des Nogays et des Budgiack, la Tartarie, et les environs de la Bessarabie, que je viens de quitter.

Un hiver affreux, dans une chaumière située au milieu d’une redoute de boue et de neige ; une campagne de six mois, sans voir autre chose que le ciel, la mer, et des herbes dans une pleine de 300 lieues, en voilà assez pour me faire trouver tout superbe après cela.

Depuis mon départ d’Élisabeth-Gorod, je n’avois pas rencontré une maison, ni un arbre, excepté dans les jardins du Bacha, près du retranchement d’Oczakow : j’ai embrasse là quelques arbres sous le plus grand feu de la place, tant j’ai eu de plaisir à les revoir. J’y ai même cueilli et mangé d’excellens abricots.

Une eau verte comme les cadavres de 5000 Turcs tués, brûlés, noyés par le prince de Nassau, étoit la seule boisson que nous eussions eue pendant cinq mois : ou bien de l’eau de la mer Noire qui n’est pas aussi salée que celle des autres mers.

Vous faites-vous une idée de mon bonheur, de trouver une fontaine charmante, sur la hauteur, avant de descendre dans Jassy ? J’ai baisé l’eau avant de la boire : et je l’ai dévorée des yeux avant d’en arroser mes lèvres, qui, depuis si long-tems, n’avoient éie mouillées par rien d’agréable. Je suis logé dans un de ces superbes palais que les Boyards bâtissent dans un goût oriental, et dont plus de 150 s’élèvent au-dessus des autres édifices de la capitale de la Moldavie. Lisez-en la description dans mon ouvrage sur les jardins.

Des femmes charmantes, presque toutes de Constantinople, et d’anciennes familles grecques, sont assises négligemment sur leurs divans, la tête tout-à-fait en arrière, ou soutenue par un bras d’albâtre. Les hommes qui leur font des visites sont presque couchés à côté d’elles. Une jupe extrêmement légère, courte et serrée, couvre légèrement leurs charmantes formes, et une gaze dessine à merveille les jolis contours de leur sein. Elles portent sur leur tête une étoffe noire, ou couleur de feu, éclatante par les diamans qui ornent cette espèce de turban, ou de bonnet. Les perles du plus beau blanc parent leur cou et leurs bras ; elles les entourent aussi quelquefois avec des rézeaux de gaze, garnis de sequins, ou de demi-ducats : j’en ai vu jusqu’à 3000 sur le même habit. Le reste de leur vêtement oriental est d’étoffes brodées, ou travaillées en or et en argent, et bordé de pelisses précieuses, ainsi que l’habit des Boyards, qui ne diffère de celui des Turcs que par le bonnet qu’ils mettent au-dessus de leur calotte rouge, et qui ne ressemble pas à un turban.

Les femmes des Boyards ont sans cesse à la main, ainsi que les sultanes, une espèce de chapelet de diamans, de perles, de corail, de lapis-lazuli, d’agathe, ou de bois rare, qui leur sert de maintien, comme l’éventail pour nos femmes. Elles jouent avec cela, entretiennent l’agilité de leurs doigts, dont les ongles sont peints en carmin, comptent les grains, et s’en sont fait, à ce qu’on dit, un langage pour leurs amans. J’ai cru même surprendre quelques regards de maris, curieux de savoir peut-être si je ne connoissois pas déjà un peu ce joli alphabet de galanterie. Les heures d’un rendez-vous s’apprennent ainsi fort aisément. Mais comment peut-il y en avoir ? Sept ou huit serviteurs des Boyards, et autant de jeunes filles qui servent leurs femmes ; les uns et les autres, jeunes et d’une figure charmante, sont toujours dans les appartemens ; leur costume ne diffère qu’en richesse de l’habillement des maîtres de la maison. Chacun et chacune a son département : l’un d’eux apporte, dès qu’on entre pour faire une visite, une et jusqu’à quatre pipes. L’une d’elles apporte une soucoupe, et une petite cuiller avec des confitures de rose. Un autre brûle des parfums, ou verse des essences qui embaument le sallon. L’un d’eux apporte une tasse de café, l’une d’elles un verre d’eau : et cela se répète chez vingt Boyards, le même jour, si l’on va les voir. Ce seroit une grande malhonnêteté de se refuser à ces politesses.

On est bien couché ici, il y fait chaud. Je suis habillé comme les Boyards. Je vais souvent chez eux pour penser sans distraction, car je ne sais que quelques mots valaques, et point du tout le grec que parlent ces dames ; elles méprisent la langue de leurs époux. D’ailleurs les Boyards parlent peu. La crainte qu’ils ont des Turcs, l’habitude d’apprendre de mauvaises nouvelles, et l’empire qu’exercent sur eux le Divan de Constantinople et l’Hospodar, les ont accoutumes à une tristesse invincible. Cinquante personnes qui se rassemblent tous les jours dans une maison, ou dans l’autre, ont l’air d’attendre le fatal cordon ; et on entend dire à tout moment : — Ici mon père fut massacré par ordre de la Porte, et ici ma sœur par ordre du prince.

Quand je dis que je vais chez les Boyards pour penser, j’y vais plutôt pour ne pas penser : car à la quatrième pipe, je deviens tout-à-fait Turc, Je suis nul, je n’ai plus d’idées : et c’est ce que je puis faire de mieux, étant loin de vous et de ce que j’aime.

J’estime assez l’air religieux avec lequel les jeunes gens, souvent des deux sexes, laissent leurs babouches au bas du premier gradin, pour ne pas gâter les beaux tapis, et souiller le sanctuaire où reposent leurs maîtres. Après avoir fait l’office de leur charge, ils s’en retournent à reculons reprendre leurs babouches et s’asseoir, dans un coin, sur leurs genoux. J’aime qu’on n’ait point à sonner ou à crier sans cesse après des valets. Si par hasard ils sont tous en commission, on les appelle, comme au sérail, en frappant des mains, en manière d’applaudissement.

Constantinople donne le ton à Jassy, comme Paris à la province, et les modes arrivent encore plus tôt. Le jaune étoit la couleur favorite des sultanes ; elle est devenue à Jassy celle de toutes les femmes. Les grandes pipes bien longues, de bois de cerisier, avoient remplace à Constantinople les pipes de bois de jasmin. Nous n’avons plus que des pipes de cerisier, nous autres Boyards. Ces messieurs ne vont jamais à pied. Ils sont tous paresseux comme les Turcs.

Les femmes pourroient se dispenser d’avoir autant de ventre. C’est si bien reconnu pour une beauté dans le pays, qu’une mère m’a demande pardon de ce que sa fille n’en avoit pas encore. Mais cela viendra bientôt, me dit-elle, car à présent c’est une honte : elle est droite et mince comme un jonc. Les costumes, les manières asiatiques rendent les jolies plus jolies encore, mais enlaidissent les laides, qui, à la vérité, sont très-rares dans ces pays-ci. Il m’est arrivé, à cause de la manière qu’ont les femmes de s’asseoir ou de se coucher en rond, de les prendre, lorsque l’appartement n’est pas bien éclairé, pour des pelisses qu’on avoit oubliées sur le divan.

Les filles des Boyards sont enfermées comme les femmes turques, dans des harems grillés en bois, souvent doré ; elles peuvent, au travers de ces grilles, regarder les hommes et se choisir un mari ; mais ceux-ci ne les voient que pour passer la nuit avec elles, après la petite cérémonie de l’église grecque.

Je viens de donner une fête charmante qui a réussi à merveille. Cent Boyards et leurs femmes à souper, un bal où l’on a dansé la pyrrhique et d’autres danses grecques, moldaves, turques, valaques, et égyptiennes ; on y voit l’origine d’un divertissement qui est si bête lorsqu’il n’a pas d’objet. Il ne pouvoit avoir que deux motifs : les réjouissances après la victoire, ou la volupté dans des tems plus tranquilles. On est paisible à Jassy, malgré les alarmes de la guerre dont cette ville est toujours le théâtre dès que l’étendart de Mahomet se déploie aux yeux du peuple ottoman.

On se tient par la main, pour ne plus se quitter ; on fait quelques pas en rond, mais beaucoup l’un vis-à-vis de l’autre. On se fait des mines, on se sépare presque, on se retient, on s’approche, je ne sais comment ; on se regarde, on s’entend, on se devine, on a l’air de s’aimer… Cette danse-là me paroît fort raisonnable.

Pour moi je me suis amusé à merveille, à rester sans rien dire à côté de quelques Boyardes. Après quelques tasses de confiture, quelques potions et libations de rose, et six pipes, pour le moins, je m’aperçois que j’étois tout seul.

Rien ne ressemble à la situation de ces gens-ci. Soupçonnés par les Russes d’avoir de la préférence pour les Autrichiens, suspects à ceux-ci qui les croient attachés aux Turcs, ils désirent autant le départ des uns qu’ils craignent le retour des autres. O vous, arbitres des destins des pauvres mortels, à qui vous avez souvent mis les armes à la main, réparez les maux que vous faites à l’humanité ; vous en êtes plus responsables que nous, qui ne sommes que les exécuteurs de vos hautes-œuvres. Servez cette humanité, et en même tems la politique de plusieurs empires, en laissant en paix ces pauvres Moldaves : leur pays est si beau que toute l’Europe crieroit si l’on vouloit s’en emparer. Rendez-les independans des tyrans de l’Orient. Qu’ils se gouvernent eux-mêmes, et au lieu de leur Hospodar, qui est forcé d’être un despote et un fripon, pour faire sa cour à la Porte Ottomane, qu’on leur donne pour les diriger deux Boyards amovibles tous les trois ans. Rentrant, au bout de ce tems-là, dans la classe commune, ils n’oseront pas abuser de leur autorité, car on le leur feroit payer bien cher ensuite.

Qu’à la paix les cours médiatrices s’amusent à leur faire un petit code de loi, bien simple, qui surtout ne soit pas tracé de la main de la philosophie, mais par quelques jurisconsultes bonnes gens, qui connoissent le climat, le caractère, la religion et les mœurs du pays, et qui donnent une autorité bien souveraine aux deux grands et puissans seigneurs chargés de l’administration.

Quelle carrière pour votre ame et votre esprit ! mais devenez Montesquieu et Louvois si vous pouvez, sans cesser d’être Racine, Horace et La Fontaine. Travaillez pour mes chers Moldaves, de quelque façon que ce soit. Ils me traitent si bien ! J’aime tout en eux, et surtout leur langage, qui rappelle qu’ils descendent des Romains. C’est un mélange harmonieux de Latin et d’Italien. On dit szluga, au lieu de je vous souhaite le bon jour. On dit formos coconitza, pour dire une belle fille. Sara bona, pour dire bon soir ; et dragua-mï, pour dire je vous aime. Puis-je mieux finir ma lettre que par cette vérité, que je saurois vous dire en douze langues au moins, et que vous me rendez, j’en suis sûr, en bon françois.