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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Préface

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PRÉFACE
DE L’ÉDITEUR.


On regrettera toujours de n’avoir pas joui de l’entretien des hommes célèbres par leur esprit de conversation, car ce qu’on cite d’eux n’en donne qu’une imparfaite idée. Les phrases, les bons mots, tout ce qui peut se retenir et se répéter, ne sauroit peindre cette grâce de tous les momens, cette justesse dans l’expression, cette élégance dans les manières qui font le charme de la société. Le Maréchal Prince de Ligne a été reconnu par tous les François pour l’un des plus aimables hommes de France ; et rarement ils accordoient ce suffrage à ceux qui n’étoient pas nés parmi eux. Peut-être même le Prince de Ligne est-il le seul étranger qui, dans le genre françois, soit devenu modèle, au lieu d’être imitateur. Il a fait imprimer beaucoup de morceaux utiles et profonds sur l’histoire et l’art militaire. Il a publié les vers et la prose que les circonstances de sa vie lui ont inspirés : il y a toujours de l’esprit et de l’originalité dans tout ce qui vient de lui ; mais son style est souvent du style parlé, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il faut se représenter l’expression de sa belle physionomie, la gaîté caractéristique de ses contes, la simplicité avec laquelle il s’abandonne à la plaisanterie, pour aimer jusqu’aux négligences de sa manière d’écrire. Mais ceux qui ne sont pas sous le charme de sa présence analysent comme un auteur celui qu’il faut écouter en le lisant ; car les défauts mêmes de son style sont une grâce dans sa conversation. Ce qui n’est pas toujours bien clair grammaticalement le devient par l’à propos de la conversation, la finesse du regard, l’inflexion de la voix, tout ce qui donne enfin à l’art de parler mille fois plus de ressources et de charmes qu’à celui d’écrire.

Il est donc difficile de faire connoître par la lettre morte cet homme dont les plus grands génies et les plus illustres souverains ont recherché l’entretien, comme leur plus noble délassement. Cependant, pour y parvenir autant qu’il étoit possible, j’ai choisi sa correspondance et ses pensées détachées. Il n’est aucun genre d’écrit qui puisse suppléer davantage à la connoissance personnelle. Un livre est toujours fait d’après un système quelconque qui place l’auteur à quelque distance du lecteur. On peut bien deviner le caractère de l’écrivain, mais son talent même doit mettre un genre de fiction entre lui et nous. Les lettres et les pensées sur divers sujets que je publie aujourd’hui peignent à la fois la rêverie et la familiarité de l’esprit ; c’est à soi et à ses amis que l’on parle ainsi : il n’y a point, comme dans Larochefoucault, une opinion toujours la même, et toujours suivie. Les hommes, les choses et les événemens ont passé devant le Prince de Ligne. Il les a jugés sans projet et sans but, sans vouloir leur imposer le despotisme d’un système ; ils étoient ainsi, ou du moins ils lui paroissoient ainsi ce jour-là. Et s’il y a de l’accord et de l’ensemble dans ses idées, c’est celui que le naturel et la vérité mettent à tout.

Un dialogue entre un esprit fort et un capucin intéresse par l’art aimable avec lequel le Prince de Ligne fait retourner la plaisanterie contre l’incrédulité, et prête sa propre grâce au pauvre capucin, qui soutient la bonne cause. On remarque dans le récit des conversations du Prince de Ligne avec Voltaire et Rousseau le profond respect qu’il témoignoit pour la supériorité de l’esprit : il faut en avoir autant que lui pour n’être ni Prince, ni grand Seigneur avec les hommes de génie. Il savoit qu’admirer étoit plus noble que protéger ; il étoit flatté de la visite de Rousseau, et ne craignoit point de lui montrer ce sentiment. C’est un des grands avantages d’un haut rang et d’un sang illustre, que le calme qu’ils donnent sur tout ce qui tient à la vanité ; car, pour bien juger et la société, et la nature, il faut peut-être devoir de la reconnoissance à l’une et à l’autre.

Enfin la correspondance se rapprochant davantage de la conversation, on peut y suivre le Prince de Ligne dans sa vie active ; on peut y apercevoir l’infatigable jeunesse de son esprit, l’indépendance de son âme, et la gaîté chevaleresque qui lui étoit surtout inspirée par les circonstances périlleuses. Ses lettres sont adressées au Roi de Pologne, en lui rendant compte de deux entrevues avec le grand Roi de Prusse ; à l’Impératrice de Russie, à l’Empereur Joseph II, à M. de Ségur, sur la guerre des Turcs ; à Mad. de Coigny, pendant le fameux voyage de Crimée : ainsi le sujet des lettres et les personnes auxquelles elles sont adressées inspirent un double intérêt. Le Prince de Ligne a connu Frédéric II, et surtout l’Impératrice de Russie, dans la familiarité d’une société intime, et ce qu’il en dit fait vivre dans cette société. Le portrait du Prince Potemkin qu’on trouve dans les lettres adressées à M. de Ségur, est véritablement un chef-d’œuvre. Il n’est point travaillé comme ces portraits qui servent plutôt à faire connoître le peintre que le modèle. Vous voyez devant vous celui que le Prince de Ligne vous décrit : il donne de la vie à tout, parce qu’il ne met de l’art à rien. Ceux qui le connoissent savent qu’il est impossible d’être plus étranger à toute espèce de calcul ; ses actions sont toujours l’effet d’un mouvement spontané : il comprend les choses et les hommes par une inspiration soudaine, et l’éclair, plus encore que le jour, semble lui servir de guide.

Adoré par une famille charmante, chéri par ses concitoyens, qui voient en lui l’ornement de leur ville, et s’en parent aux yeux des étrangers comme d’un don de la nature, le Prince de Ligne a prodigué sa vie dans les camps, par goût et par entraînement, bien plus que sa carrière militaire ne l’exigeoit. Il se croit né heureux, parce qu’il est bienveillant, et pense qu’il plaît au sort comme à ses amis. Il jouit de la vie comme Horace, mais il l’expose comme s’il ne mettoit aucun prix à en jouir. Sa valeur a ce caractère brillant et impétueux qu’on a coutume d’attribuer à la valeur françoise. On peut soupçonner que dans les dernières guerres le Prince de Ligne eut souhaité qu’on lui offrit plus souvent l’occasion d’exercer sa valeur françoise contre les François : c’est la seule peine d’ambition qu’on aperçoive dans un homme dont il faudroit louer la philosophie, s’il y en avoit à se contenter de plaire et de réussir toujours.

Il a perdu une grande fortune avec une admirable insouciance, et il a mis une fierté bien rare à ne rien faire pour réparer cette perte ; enfin le calme de son âme n’a été troublé qu’une fois, c’est par la mort de son fils aîné, tué en s’exposant dans les combats, comme son père. C’est en vain alors que le Prince de Ligne appeloit à son secours sa raison et même cette légèreté d’esprit qui, non-seulement sert à la grâce, mais quelquefois aussi peut distraire des peines de l’âme. Il étoit blessé au cœur, et ses efforts pour le cacher rendoient plus déchirantes encore les larmes qui lui échappoient. Cette crainte de paroître sensible quand on s’est permis quelquefois de plaisanter la sensibilité ; cette pudeur de la tendresse paternelle dans un homme qui n’avoit jamais montré aux autres que ses moyens de plaire et de captiver ; tout ce contraste, tout ce mélange du sérieux et de la gaîté, de la plaisanterie et de la raison, de la légèreté et de la profondeur, font du Prince de Ligne un véritable phénomène : car l’esprit de société à l’éminent degré où il le possède, donne rarement autant de grâces en laissant autant de qualités. On diroit que la civilisation s’est arrêtée en lui à ce point où les nations ne restent jamais, lorsque toutes les formes rudes sont adoucies, sans que l’essence de rien soit altéré.

Il va sans dire que l’éditeur ne prend point la liberté de combattre ni d’appuyer les opinions du Prince de Ligne sur divers sujets, manifestées dans ce recueil. On n’a voulu que rassembler quelques traits épars d’une conversation toujours variée, toujours piquante, où les jeux de mots et les idées, la force et le badinage sont toujours à leur place, et conviennent à chaque jour, quoiqu’on en dise le lendemain. Le privilège de la grâce semble être de s’accorder également bien avec tous les genres, tous les partis et toutes les manières de voir. Elle ne touche à rien assez rudement pour blesser, ni même assez sérieusement pour convaincre, et jamais elle n’ébranle la vie qu’elle embellit.

Je pourrais continuer encore long-tems le portrait du Prince de Ligne, car on cherche mille tours divers pour peindre ce qui est inexprimable, un naturel plein de charmes. Mais après avoir essayé toutes les paroles, je devrois dire encore comme Eschine : — Si vous êtes étonné de ce que je vous raconte de lui, que seroit-ce si vous l’aviez entendu !


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