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Lettres intimes (Renan)/06

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 133-145).


VI


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec, près
Zamosc (Pologne).


Issy, 16 juin 1843.

Ma bonne Henriette,

Tu me pardonneras mon long silence quand tu en connaîtras les motifs. Depuis nos derniers entretiens, il s’est passé bien des choses qui, dans une vie aussi paisible que la mienne peuvent passer pour des événements, et dont je sens plus que jamais le besoin de m’entretenir avec toi. Je n’avais jamais si bien senti quel mal est l’isolement de ses proches, que dans ces moments de perplexité, dont je vais me soulager en t’offrant le récit. Oh ! que je me suis souvent rappelé avec envie ce temps heureux où mes peines n’étaient jamais longues ; car je pouvais, en te les confiant, les calmer aussitôt. C’est maintenant, ma bonne Henriette, que j’aurais besoin de ta présence et de tes conseils. Mon Dieu ! c’est donc un sort jeté que nous n’apprécierons jamais nos biens que quand il ne nous est plus donné d’en jouir.

La fin de mon séjour à Issy a amené l’époque où l’usage de la maison est d’appeler à la tonsure ceux que l’on en a jugés dignes : effectivement j’ai été du nombre de ceux que MM. les directeurs ont cru devoir inviter à faire ce premier pas de la carrière ecclésiastique. Tu conçois que ceci ne pouvait être un ordre, à peine même un conseil : ce n’était qu’une simple permission dont l’usage était laissé aux réflexions de chacun et aux conseils de son directeur particulier. Tu peux sentir, mais je ne peux t’exprimer toutes les incertitudes et les perplexités où une telle proposition a dû me plonger. Je ne crois ni m’être exagéré, ni m’être dissimulé l’importance de la démarche qui faisait l’objet de mes réflexions. L’engagement que l’on me proposait n’était pas irrévocable : ce n’était pas un vœu, mais c’était une promesse, une promesse faite sur l’honneur et la conscience, une promesse faite à Dieu : or une telle promesse approche bien d’être un vœu. J’ai donc cru qu’elle exigeait avant d’être faite les plus sérieuses méditations, et ma conscience ne me reproche d’avoir omis aucun des moyens qui étaient à ma portée pour m’éclairer.

Les conseils ne m’ont pas manqué : Dieu m’a ménagé un trésor également rare et inestimable dans un directeur d’une sagesse et d’une bonté remarquables : j’ai trouvé en lui un caractère simple et vrai, parfaitement en harmonie avec le mien, et surtout un tact fin et exercé, habile à comprendre et à sentir ce qui ne peut se dire qu’à demi en des matières aussi délicates. Ses conseils ont d’abord penché vers une décision affirmative : à un certain moment même ils ont été positifs ; mais mes tentations et mes incertitudes semblaient redoubler à mesure que j’envisageais avec plus de fixité une détermination d’une aussi haute portée.

J’avais d’ailleurs l’exemple de plusieurs de mes amis, qui s’étaient décidés à attendre leur séjour à Saint-Sulpice et l’époque de leurs études théologiques (suivant l’usage généralement établi), pour prendre leur premier engagement. En un mot toutes les difficultés qui m’avaient occupé se sont de nouveau présentées en foule à mon esprit : tes conseils, mes propres réflexions, tout contribuait à augmenter mon anxiété. Je dois, il est vrai, à la vérité de dire que l’idée de faire un pas en arrière de la carrière sacerdotale ne s’est pas présentée à moi : je n’ai jamais envisagé la question que comme un délai, et mon directeur m’a engagé à ne pas l’envisager autrement. Mais je n’ai pu lui cacher que ce délai était devenu presque un besoin pour moi. Enfin les nouvelles considérations que je lui ai présentées l’ont emporté sur son premier avis, et il m’a déclaré que puisqu’il n’y avait aucun inconvénient à attendre, et qu’il pouvait y en avoir à précipiter dans ma disposition actuelle, il consentait au délai que je lui demandais. « Mais toujours, ajouta-t-il, séparez la question qui nous occupe de celle de votre vocation à l’état ecclésiastique : elles sont entièrement et absolument distinctes, et vous savez ma décision sur la seconde. »

Voilà, ma bonne Henriette, le simple récit de ce qui s’est passé. Peut-être traiteras-tu ma conduite d’irrésolution : reconnais au moins que le sujet le comportait, s’il en fut jamais. Dieu sait si l’inconstance et la légèreté ont eu quelque part à mes motifs. Si j’ai commis quelque faute, en tout ceci, c’est, peut-être, lorsque l’affaire sembla prendre une tournure plus décisive, de l’avoir présentée à maman sous un point de vue trop positif, et peut-être d’avoir fait naître en elle des espérances qui lui étaient chères et que j’ai ensuite été obligé de lui ravir. C’est là, je te l’avoue, le point qui m’a été de beaucoup le plus sensible : il m’a fallu rappeler tout mon courage pour suivre la voix de ma conscience, contre celle du sang et de la tendresse, dans une occasion où je craignais de causer une vive peine à la plus chérie des mères. Ses lettres ont semblé me témoigner qu’elle n’en avait pas été trop affectée ; néanmoins les terribles appréhensions que j’en ai conçues seront pour moi une grande leçon pour l’avenir.

Du reste, ma bonne Henriette, tu vas peut-être être surprise, quand je te dirai que jamais mes idées sur l’état ecclésiastique n’avaient été plus arrêtées que depuis cette première épreuve à laquelle je viens d’être soumis. Jamais je n’ai cru plus intimement, jamais mes supérieurs ne m’ont assuré avec plus de concert que la volonté de Dieu était que je fusse prêtre. Ce n’est pas que je m’y construise un idéal de bonheur humain. Ni mon caractère, ni l’expérience ne m’y portent. Mais après tout, ma bonne Henriette, c’est folie de nous amuser à courir après une telle chimère, puisqu’elle n’est pas d’ici-bas. Le devoir, la vertu et les jouissances inséparables de l’exercice des facultés nobles, voilà tout ce qu’il est permis et raisonnable à l’homme de rechercher ; la jouissance, dans le sens le plus étendu du mot, n’est pas faite pour lui, il s’épuise en vain à la poursuivre. Le christianisme une fois posé, comme cela se peut rationnellement, il a bien une autre fin à remplir. Rien ne me prouve mieux la divinité de la théorie chrétienne de l’homme et du bonheur, que les reproches mêmes que lui font si amèrement les écoles modernes, d’obliger l’homme à sortir sans cesse de lui-même, à refluer, pour ainsi dire, contre sa nature, à placer son bonheur hors du moi et des jouissances. En vérité, je leur pardonne bien volontiers de n’admettre pas le christianisme ; l’homme n’est pas chrétien par lui-même, mais par Dieu ; ce n’est donc qu’à demi leur faute ; mais je ne leur pardonne pas de n’avoir pas vu que cette théorie n’est que l’expression d’un fait, la déchéance et la misère actuelle de l’homme ; la simple étude expérimentale de l’homme aurait dû les y conduire.

Ce point établi, le christianisme prouvé, et la volonté de Dieu manifestée, comme j’ai lieu de croire qu’elle l’a été pour moi, la conséquence logique est, ce me semble, inévitable. Il est pourtant une difficulté qui m’a souvent occupé. Supposé même, comme je le crois, que la crainte de me priver de quelques douceurs et peut-être de m’attirer bien des peines, ne soit pas une raison suffisante pour reculer, au moins, me suis-je dit à moi-même, le désir de conserver cette douce liberté et cette honnête indépendance si nécessaire pour la pleine action des facultés intellectuelles et morales, ne pourrait-il pas suffire pour me dispenser d’embrasser une carrière où je ne puis me dissimuler que je ne saurais guère les trouver ?

Voici ce que je me suis répondu : Il y a deux sortes d’indépendance d’esprit, l’une, hardie, présomptueuse, frondant tout ce qui est respectable : celle-là, mon devoir de prêtre me l’interdit ; mais, quand même j’embrasserais une autre voie, ma conscience et l’amour sincère de la vérité me l’interdiraient encore ; ce n’est donc pas de cette sorte d’indépendance qu’il peut être question. Il en est une autre plus sage, respectant ce qui est respectable, ne méprisant ni les croyances ni les personnes, examinant avec calme et bonne foi, usant de sa raison puisque Dieu la lui a donnée pour s’en servir, ne rejetant ni n’adoptant jamais une opinion sur une simple raison d’autorité humaine. Voilà celle qui est permise à tous, et pourquoi ne le serait-elle pas au prêtre ? Il est vrai qu’il est soumis sur ce point à un devoir de plus que les autres. C’est de savoir se taire à propos et de garder pour lui sa pensée : car le nombre de ceux qui s’effarouchent de ce qu’ils ne comprennent pas est infini. Mais après tout, est-il donc si pénible de ne penser que pour soi, et n’est-ce pas par un secret mobile de vanité que l’on est si empressé de communiquer ses réflexions aux autres ? La loi de silence dont je viens de parler, tout homme qui veut vivre en paix ne doit-il pas se l’imposer ? « Il faut avoir une pensée de derrière, dit Pascal, et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » C’est aussi ce que me disait l’habile directeur dont je t’ai déjà dit quelques mots, et qui a tant appuyé sur ce point qu’il semblait en parler par expérience : « Mon cher, me disait-il, si je savais que vous n’eussiez pas la force de vous taire, je vous supplierais de ne pas entrer dans l’état ecclésiastique. — Monsieur, lui ai-je répondu, je me suis consulté, et j’ai cru pouvoir me répondre de la trouver. »

Voilà, ma bonne Henriette, le récit historique de l’état où je me trouve. C’est pour moi une indicible consolation, de songer que j’aurai au moins toujours dans ton cœur un refuge où je pourrai trouver cette liberté qu’il est si difficile de rencontrer hors de soi. Je crois que c’est par un effet tout spécial de bienveillance, que Dieu a ménagé à l’homme, dans les jouissances et l’abandon de la famille, une compensation aux contraintes auxquelles il est nécessairement soumis par les conditions de la société. J’éprouve souvent beaucoup de plaisir à rêver à ces vieux temps où elle constituait l’unique lien social. On a, dit-on, beaucoup progressé depuis : en vérité, tout est relatif.

Une consolation un peu moins chimérique est celle que j’éprouve à songer qu’avant peu je jouirai de ma bonne mère et de notre cher Alain. Jamais, je crois, je n’avais désiré avec tant d’empressement de les revoir. Les itinéraires sont déjà dressés. Il est décidé que j’irai directement à Tréguier et que, vers la fin des vacances, nous nous rendrons, maman et moi, à Saint-Malo. Maman y fera quelque séjour après mon départ. Serait-ce ici un acheminement à une réunion plus décisive ? Je me permettrais de l’espérer, si les considérations pleines de prudence dont tu me faisais part en ta dernière lettre ne me rendaient bien circonspect en mes désirs dans une affaire aussi délicate. Enfin, ce sera toujours un essai, lequel, comme tu l’as bien senti, devait en être le préliminaire indispensable. Tu as sans doute appris l’heureuse affaire qu’Alain vient de conclure, en se chargeant de la suite des opérations commerciales de M. Lemonnier. Quoique je sois bien peu à portée d’en apprécier les suites, je m’imagine pourtant qu’elle devra lui être fort avantageuse.

Rassure-moi, ma bonne Henriette, sur les alarmes que m’avait fait concevoir un passage de ta dernière lettre. Tu semblais m’y dire à demi-mot, du moins j’ai cru comprendre, que la famille à laquelle tu t’es attachée semblait peu attentive à payer de retour les immenses sacrifices que tu as faits pour elle, et qu’il te fallait bien des combats pour mettre à l’abri de toute investigation cette liberté intérieure qui est notre premier bien. O mon Henriette, serait-il possible que l’on payât ainsi tes services et que ce fût là le prix de ton exil ! Dis-moi tout, je t’en supplie, ne mets pas plus de réserve à m’exposer tes peines, que je n’en mets à te confier les miennes. Je souffrirai moins en voyant la triste réalité qu’en songeant que, peut-être, tu en es réduite à concentrer en toi-même des chagrins d’autant plus vifs qu’ils supposent une indigne ingratitude en ceux à qui tu as consacré ta vie. C’était là la plus terrible de mes appréhensions. Faudrait-il qu’elle se fût vérifiée ? Rassure-moi, je t’en prie. Alain m’a fait passer un billet de deux cents francs pour les frais du voyage et de la fin d’année, et maman m’a parlé d’un envoi plus considérable que tu lui avais fait pour remonter ma garde-robe. C’est donc sur toi que tout cela doit retomber de droit ? Pauvre Henriette, que te rendrai-je pour tout ce que je te dois ! Dieu sait que le plus grand sacrifice que je lui fais en me consacrant à lui est de renoncer à la pensée, non de te payer de retour, mais de le faire autant que tu le mérites. Ma tendresse y suppléera.

Mon départ aura lieu du 20 au 28 juillet ; si donc ta réponse, d’après tes calculs, ne pouvait me parvenir avant cette époque, tu me l’adresseras en Bretagne. J’aimerais pourtant beaucoup à la recevoir ici. Dis-moi donc un peu, est-ce que tu n’aurais pas quelque lueur d’espoir d’un voyage en France avant quelques années, soit en accompagnant tes élèves, ou la famille, ou autrement ? Tu m’en avais parlé lors de ton départ. Cette pensée me revient très souvent. Dis-moi si c’est un rêve.

Adieu, ma chère, mon excellente Henriette. Puisque l’unique consolation ici-bas est d’aimer et d’être aimé, aimons-nous sans réserve. Espérons aussi : espérer est toujours un bonheur et souvent un acte de courage. Soutenons-nous par ces pensées : pour moi, je n’aurai jamais de peine incurable tandis que je pourrai m’appuyer sur ton affection. Puisses-tu comprendre combien je sais la reconnaître !

E. RENAN.