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Lettres sur la Guadeloupe/01

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LETTRES
SUR
LA GUADELOUPE.


(inédit)


La Guadeloupe… 1826.


No I.


Monsieur,

Vous m’avez engagé à vous rendre compte de mon voyage aux Antilles, et à vous communiquer les renseignemens que je pourrais recueillir, je vais m’en occuper….

Nous sommes partis de Brest le…. Au bout d’un mois de traversée, nous nous sommes trouvés en vue de la Guadeloupe. L’extérieur de cette colonie m’a d’abord séduit ; il était beaucoup au-dessus de l’idée que je m’en étais formée. J’ai été agréablement surpris en voyant ces hautes montagnes couvertes de verdure, dont les teintes variées se marient à l’azur des cieux, de ces habitations dispersées çà et là, animant, vivifiant de petits vallons arrosés par des ruisseaux qui viennent se jeter dans la mer.

Mais en mouillant devant la Basse-Terre, la scène a totalement changé. De quel sentiment douloureux n’ai-je pas été affecté à la vue de cette ville couverte de débris, m’offrant l’image de la dévastation la plus complète !

J’ai été alors convaincu que les tristes effets de l’ouragan du 26 juillet 1825 n’avaient point été exagérés. Je me suis senti disposé à plaindre ces malheureux colons ; mais l’idée des indignes traitemens qu’ils faisaient subir à leurs nègres a presque étouffé ma compassion.

Je me propose de descendre à terre dès que mon service me le permettra, et de prendre à bonne source des renseignemens sur les mœurs, la statistique et le commerce de cette colonie.

Je m’arme de résolution, je vais voir des esclaves dans un pays libre, dans une province de France.

Recevez, etc.



No II.


Monsieur,

Je n’étais pas de garde hier, je me suis hâté de profiter d’un moment de liberté pour descendre à terre. En débarquant, je fus étonné de me trouver si près de la promenade publique, masquée par les maisons qui donnent sur la mer. Cette promenade est une longue allée d’arbres tamarins fort beaux. Les maisons qui la bordent de chaque côté ont encore une belle apparence. Plusieurs viennent d’être reconstruites. Les magasins sont en grand nombre et comme en Espagne, les pharmacies sont magnifiques, comparées aux autres boutiques.

L’aspect de la Basse-Terre doit frapper les étrangers qui la voient pour la première fois. Ces constructions, différant de celles de nos édifices, cette population de mulâtres et de noirs, ces femmes vêtues de longues robes d’étoffes bigarrées, ces enfans entièrement nus, tout est empreint d’un caractère bizarre et étranger.

Les nègres m’ont paru bien portans, gais, fortement constitués, seulement ils ont les extrémités inférieures un peu grêles, leur gaieté m’étonne : je ne conçois pas comment des gens vivant dans l’esclavage peuvent paraître aussi contens de leur sort.

Je suivis la première rue qui s’offrit à moi, et bientôt le tableau des ruines que l’on apercevait de la rade se présenta de nouveau. Ici des maisons entièrement abattues, là des toits enlevés, plus loin l’église principale presque détruite. Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, les ravages de ce terrible ouragan. Je ne sais s’il a changé l’aspect de la colonie, mais je suis loin d’y trouver la plus petite apparence de luxe. Je cherchais des yeux ces habitations magnifiques, ces eaux bienfaisantes, rafraîchissant la ville ; je ne trouvais que des décombres, des arbres déracinés, et un torrent qui, dans sa course impétueuse, avait entraîné une rue tout entière !

Ce spectacle continuel de dévastion me pesait, je voulais lui échapper ; je sortis de la ville, et me trouvai près de la résidence du gouverneur, à ce que m’apprit un soldat. Je lui demandai où était le palais du représentant du roi. Il me montra une misérable maison de bois. Le gouvernement avait été détruit par l’ouragan. C’est là qu’on est à même de voir des effets inouis de sa violence : ils passent l’imagination ; une grille de fer, en forme de cintre, enlevée avec ses énormes plateaux, et jetée dans le jardin du gouvernement ; des barres de fer tordues et cassées, des casernes qui venaient d’être construites et dont il ne reste pas vestige, des édifices publics bouleversés de fond en comble.

Je plaignais les hommes forcés d’habiter ce climat brûlant, au milieu des débris de leurs propriétés. Je comparais leur sort à celui des malheureux Salinois. Ils me semblaient encore plus dignes de pitié. Je fus étonné de ce que le gouvernement ou le commerce national n’eussent pas aussi ouvert une souscription en leur faveur. Ceux qui naguère avaient reconstruit Salins et doté les enfans du guerrier orateur, fussent sans doute venus au secours de leurs compatriotes.

Je suis rentré à bord, mécontent de ma journée. Le spectacle de l’infortune attriste toujours. J’y ai reçu l’invitation d’un des principaux colons de la Basse-Terre, pour dîner demain chez lui. Je compte me réserver les moyens d’avoir une conférence qui fixera mes idées.

Recevez, etc.




No III.


Monsieur,

Je me rendis d’assez bonne heure à l’invitation de M. ***. La société était déjà réunie dans un grand salon : les fenêtres n’avaient pas de vitres, usage adopté à cause de la grande chaleur qui règne habituellement. On annonça à la maîtresse de la maison qu’elle était servie ; nous passâmes dans une salle à manger très-fraîche. L’ordonnance générale du repas se rapproche assez des habitudes anglaises ; pourtant, excepté la tortue et le pouding, la cuisine était française.

Je me trouvai placé à table près de M. S***, il m’apprit bientôt qu’il avait intimement connu mon père. Je fis tomber la conversation sur les colonies…

« La Guadeloupe, me dit-il, est divisée en deux parties par un bras de mer qui la traverse du sud au nord. La partie orientale s’appelle Grande-Terre ; quoique moins étendue que l’autre, elle est la plus productive. Son chef-lieu est la Pointe-à-Pitre, ville fort jolie, peuplée de 16,000 âmes, et qui a pris un accroissement rapide depuis huit ans.

» La partie occidentale est la Guadeloupe proprement dite ; son chef-lieu est la Basse-Terre, ville peuplée de 6,000 âmes, et située par 15°59” de latitude septentrionale, et 64°8” de longitude ouest de Paris.

» L’intérieur de la Guadeloupe proprement dite est couvert de hautes montagnes, séparées entre elles par des ravins très profonds. La végétation y est admirable ; des forêts vierges encore ont un feuillage éternel ; au centre, vers le sud, on voit la Souffrière, montagne fort élevée, dont le pied foule le sommet des autres. À son extrémité est une ouverture d’où s’exhale de temps en temps une fumée noire d’une odeur infecte. On jouit de cet endroit d’un des plus beaux points de vue du monde. On aperçoit la Désirade, la Dominique, la Martinique, Marie-Galande, Antigues et Mont-Serrat. À deux lieues et demie de la côte, on trouve un étang de cinq quarts de lieue de circonférence, placé sur un plateau élevé de plus de 300 toises au-dessus du niveau de la mer. On croit généralement qu’il alimente plusieurs rivières qui arrosent cette partie de l’île.

» La Grande-Terre serait presque entièrement cultivée, si l’on faisait le canal projeté à Grippon, situé au centre. C’est aussi là qu’on a l’intention d’établir un bourg, qu’on nommera le bourg de Bordeaux[1]. La Guadeloupe proprement dite ne produit pas la moitié de la récolte de sucre de la Grande-Terre, parce qu’un grand nombre d’habitations ont été abandonnées faute de fonds. Les revers des montagnes et les plus beaux plateaux situés sur les hauteurs sont encore incultes.

» Malgré l’abandon de tant de terres susceptibles d’être fertilisées, la colonie produit annuellement 66 millions de livres de sucre, 8 millions de sirop, 8 cent mille litres de tafia, 3 millions de livres de café, 4 cent mille livres de coton, peu de cacao, de casse, etc. On y récolte du manioc et du maïs, mais pas en quantité suffisante de cette dernière denrée, puisque l’on est obligé d’en retirer de l’étranger 12 à 15 mille barils ; les légumes et les fruits sont abondans. On y élève peu de bêtes à cornes ; les bœufs pour la boucherie et les petits chevaux viennent de Porto-Ricco. Les chevaux de luxe des États-Unis ne sont plus apportés de la côte ferme ; le commerce national les expédie de France.

» La population noire est de 90,000 âmes, celle des hommes de couleur de 12,000, et celle des blancs de 10,000.

» Deux cents bâtimens français apportent chaque année pour 22 millions de francs de marchandises de la métropole, prix de vente dans les colonies, et ils exportent la récolte en sucre, café, coton et autres articles.

» Deux cents bâtimens étrangers font l’importation des marchandises de première nécessité, pour une valeur de 3 millions de francs, et ils exportent en contre-valeur tout le sirop de la colonie, et des marchandises françaises.

« Trois cents caboteurs de l’île exportent des marchandises françaises pour une valeur d’un million de francs, et font l’importation d’une valeur égale en objets de première nécessité.

» L’autorité supérieure est confiée à un gouverneur pour le roi, ayant sous ses ordres le général commandant la force armée, l’ordonnateur de la marine, le directeur-général de l’intérieur (place nouvellement créée) et le procureur-général près la cour royale. Cette cour est composée d’hommes sages et profondément honnêtes. Il est à regretter qu’ils ne tiennent pas encore leur charge de S. M.

» D’après cet aperçu, la Guadeloupe doit vous paraître assez intéressante, et cependant on en fait peu de cas, et l’on se refuse à vouloir reconnaître les avantages qu’elle offre, qu’elle donne réellement à la métropole. »

J’étais tout étonné et rêveur en entendant M. S***, je lui demandai la permission de renouer cet entretien. Je vous ferai part dans ma prochaine lettre de la conversation que nous avons eue.

Recevez, etc.

E. S.


  1. Il est inutile de rappeler que ces lettres furent écrites en 1826.