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Lilia (Theuriet)/III

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É. Guillaume (p. 37-53).
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III


À travers l’onde transparente où se mouvait un rouge reflet de soleil couchant, le couple des jeunes mariés montait lentement vers la terre. Du palais du roi des Balmettes à la berge d’Angon, il y avait loin et les poissons-volants ne connaissaient qu’imparfaitement la route, mais les amoureux ne trouvaient pas le temps long. L’équipage lacustre était fée ; l’eau n’y pouvait pénétrer et l’on s’y trouvait enveloppé d’une couche d’air respirable. Douillettement couchés au cœur de la coquille nacrée, Lilia et Mauricet entendaient, sans le voir, le bruit frais du lac ; cette musique assourdie les berçait, tandis qu’ils se prodiguaient d’infinies caresses et que Mauricet, ébloui par la rare beauté de sa jeune femme, lui jurait de l’aimer toujours.

— Mon tendre ami, murmurait Lilia « toujours » est un bien gros mot… Je ne sais rien des choses de la terre, je ne suis pas de même race que les gens de ton pays et j’ai grand peur de déplaire à ta famille… Ne finiras-tu pas un jour par te lasser de moi ?…

Et comme le jeune homme protestait de nouveau de son inaltérable amour, elle reprenait, en l’enveloppant de ses bras souples et en le mangeant de baisers :

— Tu as raison, ne troublons pas notre bonheur en cherchant à lire dans l’avenir… Jouissons de l’heure présente et aimons-nous de notre mieux…

Quand ils atteignirent enfin la berge, il faisait nuit, mais dans le ciel, entre la double corne d’une montagne, la lune se levait et jetait une pacifique clarté sur les champs. Lilia regardait avec inquiétude ce spectacle si nouveau pour elle, puis, frissonnante, se retournait vers l’équipage des poissons-volants. Après les avoir chargés d’un affectueux message pour son père, elle les congédiait avec un soupir. La coquille et ses conducteurs plongèrent dans l’eau sombre et disparurent, tandis que le couple, étroitement enlacé, cheminait à travers la prée. Le village était déjà endormi ; seule, dans la demeure seigneuriale, demi ferme et demi château, bâtie au bord du chemin, des lumières brillaient encore. Par-dessus les ramures du verger, on voyait le toit en auvent et les tourelles carrées, blanches au clair de lune.

— Voici, disait Mauricet, en les montrant à Lilia, voici la maison de mon père, et les fenêtres que tu aperçois entre les arbres sont celles de la salle où la famille se réunit chaque soir… Dans la tourelle de gauche, cette vitre, où tombe un rais de lune, est la croisée de ma chambre… C’est là, ma mignonne, que nous habiterons et que nous nous aimerons…

— Écoute, répondait la jeune femme, on entend à travers les fenêtres des instruments de musique et aussi des éclats de rire…

En effet, à mesure qu’ils montaient les degrés, ils percevaient à l’intérieur des bruits de voix joyeuses, de violons qu’on accorde et de verres qu’on trinque. Mauricet ne put s’empêcher de songer qu’on avait, au logis paternel, une singulière façon de regretter son absence… Au fond, il était vexé de trouver son monde si vite consolé ; mais il n’en fit rien voir. Serrant plus fort contre lui sa tremblante épousée, il ouvrit la porte, et tous deux, se tenant enlacés, pénétrèrent dans la salle.

Des lampes et des chandelles de cire éclairaient profusément la pièce, dont une belle table dressée et couverte de victuailles occupait toute la longueur. De nombreux convives endimanchés étaient assis autour de la nappe blanche et, au centre, Denise, en robe de noce, se tenait à côté de Bastien, qui la mangeait des yeux. Dans le fond, un orchestre de flûtes et de violons récréait les oreilles des dîneurs. Au moment où apparurent les nouveaux-venus, on buvait ferme et on trinquait en criant : « À la santé de Denise et de Bastien, honneur aux jeunes mariés ! »

Si Lilia et Mauricet furent étonnés en pénétrant dans cette salle en fête, l’assistance ne fut pas moins abasourdie, à l’aspect de ce revenant qui surgissait, entourant de ses bras une radieuse et blanche créature, aux oreilles et au cou de laquelle des diamants scintillaient mêlés à des perles.

— Mauricet ! s’exclama le vieux seigneur, en levant les bras au ciel et en s’élançant vers son fils aîné. D’où sors-tu, mon pauvre garçon ? Il y a un mois que nous te pleurons et nous n’espérions plus te revoir !

— Je sors du fond du lac, répondit Mauricet, j’ai tué le serpent qui dévastait nos vergers et nos vignes ; pour prix de ma victoire, j’ai obtenu la main de la fille du roi des Balmettes et je la ramène chez nous… Mon père, voici ma femme, ma chère Lilia que j’adore et que vous aimerez comme votre fille. — Puis il ajouta d’un ton ironique :

— Je vois que vous me pleuriez tous d’une façon fort gaie et que vous ne vous ennuyiez pas trop en m’attendant.

— Dame, reprit le vieillard un peu confus, les semaines se succédaient et tu ne revenais pas… Nous t’avons cru perdu. Bastien, pendant ton absence a jugé à propos de consoler Denise et ils se sont mariés ce matin. C’est la raison de cette fête au milieu de laquelle tu nous surprends…

Mauricet se rappela alors que les jours, au royaume des Balmettes, avaient la durée d’un mois, et il s’étonna moins de ce qui s’était passé, pendant son voyage. Bastien, d’un air embarrassé, vint lui serrer la main, tandis que Denise, baissant les yeux, regardait en-dessous la femme que son ancien fiancé ramenait du fond de l’eau. En son par-dedans, elle en voulait à cette étrangère de l’avoir si vite supplantée, et ne pouvait retenir un mouvement d’envie en admirant l’étrange beauté, en reluquant les diamants et les perles de l’intruse. Néanmoins, elle s’approcha de Lilia et daigna lui donner le baiser de bienvenue. Elle surmonta à grand’peine un frisson de répugnance, en touchant de ses lèvres les joues froides comme la neige de la jeune princesse. Dès ce moment, Lilia devina qu’elle avait une ennemie en la personne de sa belle-sœur.

— Allons, s’écria avec bonhomie le vieux gentilhomme, tout est pour le mieux, et ce soir, au lieu d’une noce, nous en célébrerons deux !… Messieurs les musiciens, jouez-nous une sérénade en l’honneur de mon fils aîné et de sa charmante épousée.

Il les fit asseoir près de lui et le festin continua. Néanmoins, l’apparition inattendue de ces mariés qui arrivaient du fond de l’eau avait suspendu la joie des convives. On eût dit que Lilia et Mauricet apportaient avec eux quelque chose de la fraîcheur du lac et leur présence jetait un froid. Lilia surtout étonnait et gênait les convives. Ils contemplaient avec une inquiète curiosité cette princesse aux joues pâles, aux yeux pers, aux cheveux argentés et verdissants comme des feuilles de saule, et chuchotaient entre eux d’un air de méfiance. Lilia, à son tour, se sentait dépaysée dans la maison de ces braves bourgeois et se serrait avec effroi contre son mari, qui s’efforçait de la réconforter, mais qui lui-même éprouvait un vague malaise.

Au dîner, succéda un bal, et Lilia fut obligée de figurer en face de sa belle-sœur. Elle n’avait pas l’habitude de la danse et s’y prenait fort mal. Denise faisait malignement observer à ses voisins sa gaucherie et affectait d’en rire sous cape. Elle la surveillait, soupçonneuse, et notait avec une jalouse rancune les tendres attentions que Mauricet prodiguait à sa femme. Tout en l’épiant, elle remarquait que la traîne flottante de Lilia laissait sur le parquet des traces humides. À un certain moment, comme la jupe de la danseuse novice s’était enroulée autour des jambes de son danseur, Denise se baissa, sous prétexte de la dégager. Elle souleva brusquement le bord de la jupe et constata que l’ourlet en était mouillé. C’est le signe auquel on reconnaît les ondines, et bien vite, elle s’en alla murmurer à l’oreille des convives que son beau-frère avait épousé une fée du lac.

Mauricet et Lilia eurent un poids de moins sur la poitrine, quand le bal prit fin, aux premières lueurs de l’aube, et qu’ils purent se retirer dans leur chambre. Comme l’amour console de tout, ils s’embrassèrent passionnément et oublièrent ainsi les menus désagréments, les petites piqûres de cette première soirée passée en famille.