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Lionel Duvernoy/Une lettre anonyme/Chapitre IV

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IV

Beloeil, 187…
À Monsieur Edgar T…


Edgard, je vous envoie qu’un mot pour vous prouver que je suis encore de ce monde. Vous avez de graves inquiétudes à mon sujet ; eh bien ! rassurez-vous. Gaston n’est pas mort, Gaston vit encore. Le mutisme que j’ai gardé depuis un mois avait pour cause le dépit. Je n’avais rien reçu je n’avais rien découvert de cette fée mystérieuse, dont le souvenir me hantait comme un cauchemar. J’étais une risée, il n’y avait plus à douter ; j’entendais vos sarcasmes, vos rires railleurs, qui arrivaient à mes oreilles comme des sons discordants, jusque dans mon sommeil, et me réveillaient en sursaut. J’envoyais Laure à tous les diables, souvent vous avec elle. J’aurais voulu me revoir au fin fond de la Chine. Les Chinois n’ont pas d’idées extraordinaires, et laissent les originaux de mon espèce se renfermer autant qu’ils le veulent dans leur scepticisme, sans jamais avoir la fantaisie de les en tirer. Le peuple de l’assafoetida me semblait le plus sensé de tous, dans mes moments de rage. Au moins, me disais-je, ces gens là, s’ils ont de l’invention, ce n’est pas pour tourner le moral. La Chine était devenue le pays de mes rêves ; j’aurais voulu être tourné en chinois, en véritable chinois, avec des yeux taillés en saucier, une tresse de cheveux me descendant sur les talons, et un esprit de chinois ; ce n’était pas trop demander pour être délivré des tracas que Laure me causait. J’étais dans ces dispositions, lorsqu’enfin hier, hier seulement, on me remit un petit billet tout rose, parfumé, plié avec un chic tout particulier. C’était bien à elle, à l’adresse j’avais reconnu l’écriture. Tout ce qu’elle fait est bien fait. Encore un tort de plus pour me faire tenir aux Chinois. Je n’osais ouvrir, je demeurais là, bêtement, devant ce pli, comme s’il allait me jouer un mauvais tour. Qu’allait-il m’apprendre, il y avait si longtemps que je n’avais reçu de ses nouvelles, Ne valait-il pas mieux jeter le tout au feu et en finir ? Mais non, je veux savoir, d’une main rassurée je brise le cachet. Voici ce que j’ai lu :

« Le spectre de la mort est bien fait pour briser les résolutions les plus déterminées. C’était décidé je ne voulais plus vous voir ; je vous en avais trop dit, je m’étais condamnée à garder éternellement le silence, lorsqu’un soir vint frapper à ma porte un être hideux à l’aspect décharné. Il ne marchait pas, il semblait se traîner péniblement. Son regard était vague, son teint pâle et livide. Il s’avança lentement vers moi, s’assit à mon chevet et m’enlaçant de ses bras : Viens, dit-il, Caron t’attend ; sans que je pusse me défendre, il m’entraîna rapidement vers la barque fatale. C’en était fait de moi ; j’allais passer le Styx pour entrer au noir Tartare, lorsque le nocher des enfers, n’oubliant pas ce qui lui était dû, s’informa si je pouvais payer le tribut. Sur ma langue nulle pièce ; mon conducteur honteux de sa méprise, m’abandonna bien vite sur les bords du fleuve, et le bateau s’en retourna sans moi. Mais il m’a fallu plus de trois semaines pour revenir de si loin. Dans ce voyage terrible, votre souvenir me poursuivait sans cesse ; ne plus vous revoir était mon plus grand chagrin, et aujourd’hui, après avoir été sur le point d’être séparée de vous pour toujours, je ne me sens plus le courage de refuser la demande que vous me faites dans votre dernière lettre. Venez donc demain soir à la demeure de Madame M., qui se trouve sur la grande route vous la connaissez bien ; je serai seule au jardin et vous attendrai.

« Ne frappez pas, ouvrez tout simplement la barrière venez me trouver au fond de l’allée principale, où il y a un berceau.

« Adieu, Gaston, je tremble en vous accordant cette faveur. Qu’allez-vous penser de moi.

« LAURE. »

Edgard, vous concevez ce que j’ai éprouvé après cette lecture. Qui peut-elle être ? Elle me donne rendez-vous chez Madame M…, une personne fort âgée, passant de beaucoup la soixantaine. Veuve depuis de longues années, vivant seule avec quelques anciens domestiques, ne me connaissant nullement, cette femme ne peut avoir conspiré contre moi, ni même permettre que l’on se serve de sa demeure pour se moquer d’un homme qui ne lui a jamais rien fait.

Donc, je ne crains plus les railleurs, je vais aller d’un pas assuré au lieu qu’on me désigne ; mais je me sens une anxiété mortelle, je brûle de connaître la réalité.

Dans deux heures je saurais tout. Les vœux les plus ardents que je fais c’est de n’être plus à la peine d’envier les Chinois. Si vous étiez à ma place vous comprendriez, que tout en les enviant on est fort à plaindre d’être réduit à vouloir leur ressembler ; je vous souhaite de


Je l’aperçus sur un banc d’osier.

ne jamais en venir là, et malgré tout je vous conserve une sincère amitié.

GASTON.