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Lisette Leigh/Chapitre 4

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Lisette Leigh — Lizzie Leigh — 1855
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 54-64).


IV


En entrant dans la maison, rue de la Couronne, elles s’aperçurent que la porte tournait difficilement sur ses gonds. Suzanne regarda instinctivement derrière pour découvrir l’obstacle, et elle aperçut bientôt un petit paquet enveloppé dans un morceau de journal et contenant évidemment de l’argent. Elle s’arrêta et le ramassa :

— Voyez, dit-elle tristement, voilà ce que la mère apportait pour son enfant hier au soir.

Mais madame Leigh ne répondit pas. Si près de savoir si elle avait ou non retrouvé son enfant perdue, rien ne pouvait l’arrêter ; elle avançait d’un pas tremblant et le cœur troublé. Elle entra dans la chambre à coucher silencieuse et sombre. Elle ne fit aucune attention au petit cadavre, auprès duquel Suzanne s’arrêta. Mais elle alla tout droit au lit, ouvrit le rideau et vit Lisette, mais non son ancienne Lisette, gaie, fraîche, innocente. La Lisette qu’elle avait devant les yeux était vieille avant le temps, sa beauté avait disparu, des traces profondes de souffrance et de misère, hélas ! étaient imprimées sur les joues si rondes, si fraîches, si unies, lorsque pour la dernière fois elle avait réjoui le regard de sa mère. Jusque dans son sommeil, elle portait les marques de la douleur et du désespoir qui étaient l’expression ordinaire de son visage ; même dans son sommeil, elle ne savait plus sourire. Mais toutes les traces du péché et du chagrin qu’elle avait traversés lui attiraient d’autant plus sûrement le cœur de sa mère. Elle restait là, la contemplant d’un œil avide, comme si elle ne pouvait rassasier sa soif de la voir ; enfin, elle se pencha et baisa la main pâle et rude qui pendait sur le couvrepied. Ce mouvement ne troubla point le sommeil de Lisette, sa mère n’avait pas besoin de poser si doucement sa main sur le lit. Elle ne donnait aucun signe de vie ; seulement, de temps à autre, un profond soupir s’échappait de ses lèvres comme un sanglot. Madame Leigh s’assit près du lit, et tenant le rideau, elle regardait toujours comme si elle ne pouvait se satisfaire.

Suzanne eût bien voulu rester auprès de sa petite Nancy, mais son temps et ses pensées ne lui appartenaient pas, et, comme toujours, il fallait que sa volonté fût sacrifiée à celle des autres. Chacun semblait se décharger sur elle de son fardeau. Son père était de mauvaise humeur par suite de son intempérance de la veille, et il ne se fit pas scrupule de lui reprocher la mort de la petite Nancy ; puis, lorsqu’après avoir doucement supporté ses remarques pendant quelque temps, elle se mit à pleurer, il la blessa plus cruellement encore en essayant de la consoler et en disant que ce n’était pas tant pis que la petite fût morte ; après tout, elle n’était pas à eux, et pourquoi en auraient-ils l’embarras ? Suzanne se tordait les mains ; elle s’approcha de son père et le conjura de se taire. Puis elle eut à s’occuper de l’enquête judiciaire ; elle eut à renvoyer ses petits écoliers ; enfin il fallut dépêcher un petit voisin de bonne volonté chez Guillaume Leigh, qui devait, pensait-elle, savoir ce qu’était devenue sa mère et être mis au courant des affaires. Elle lui faisait demander de venir lui parler parce que sa mère était chez elle. Heureusement son père sortit pour aller jusqu’à la première place de fiacres raconter tout ce qu’il savait des événements de la nuit, car Suzanne ne lui avait pas encore parlé de celle qui dormait et de celle qui veillait silencieusement dans sa chambre.

Guillaume vint à l’heure du dîner. Il était rouge, il avait l’air heureux, impatient, agité. Suzanne, calme et pâle, vint au-devant de lui, son doux et tendre regard cherchant le sien.

— Guillaume, dit-elle d’une voix basse et ferme, votre sœur est là-haut.

— Ma sœur ! dit-il, comme si cette idée l’effrayait ; et son air joyeux devint sombre. Suzanne le vit, le cœur lui manqua un peu, mais elle continua aussi calme en apparence que par le passé.

— C’était la mère de la petite Nancy, comme vous le savez peut-être. La pauvre petite Nancy s’est tuée cette nuit en tombant dans l’escalier.

Tout le calme de Suzanne disparut, les émotions qu’elle avait réprimées se firent jour en dépit de ses efforts, elle s’assit, cacha son visage et pleura amèrement. Il oublia tout dans son désir, son besoin de la consoler. Il passa son bras autour d’elle, se pencha sur elle, mais il ne savait que dire :

— Oh ! Suzanne ! comment pourrais-je vous consoler ! Ne vous désolez pas, je vous en prie ! Ses paroles ne changeaient pas, mais l’accent variait chaque fois. Enfin, elle parut reprendre son empire sur elle-même, elle essuya ses yeux, et son regard ferme, serein, tranquille, vint retrouver celui de Guillaume.

— Votre sœur était tout près de la maison, elle s’est approchée en m’entendant parler au médecin. Elle dort maintenant et votre mère la garde. Je tenais à vous dire tout cela moi-même. Voulez-vous voir votre mère ?

— Non, dit-il, j’aime mieux vous voir seule. Ma mère m’a dit qu’elle vous avait tout raconté.

Et, dans sa honte, il baissait les yeux.

Mais Suzanne, dans sa pureté sainte, ne baissait pas les yeux.

— Oui, je sais tout, dit-elle, excepté ce qu’elle a souffert. Pensez à cela !

Il répondit à voix basse d’un ton sévère :

— Elle avait tout mérité, jusqu’au dernier iota.

— Aux yeux de Dieu, peut-être. C’est Lui qui juge, ce n’est pas nous. Oh ! s’écria-t-elle avec un élan subit, Guillaume Leigh, j’avais si bonne opinion de vous, n’allez pas me faire croire que vous êtes dur et cruel. La vertu n’est pas de la vertu si elle n’est pas accompagnée de douceur et de miséricorde. Voilà votre mère qui avait presque le cœur brisé et qui se réjouit maintenant parce qu’elle a retrouvé son enfant ; pensez à votre mère.

— Je pense à elle, répondit-il. Je me souviens de la promesse que je lui ai faite hier au soir. Il faut me donner du temps ; je ferai bien avec le temps. Je n’ai pu y penser tranquillement, mais je ferai ce que je dois faire, ce qu’il faut, n’ayez pas peur. Vous m’avez parlé bien franchement, Suzanne. Vous avez douté de moi ; je vous aime tant que vos paroles me vont au cœur. Si j’avais hésité un moment avant de promettre tout d’un coup, c’est que, même par amour pour vous, je ne voulais pas dire ce que je ne sentais pas, et au premier abord je ne sentais pas tout ce que vous auriez voulu ; mais je ne suis ni dur, ni cruel ; si je l’étais, je n’aurais pas eu autant de chagrin que j’en ai eu.

Il se leva comme pour partir, et, par le fait, il sentait qu’il avait besoin de réfléchir en paix. Mais Suzanne, attristée de ses paroles imprudentes et de leur dureté apparente, fit un pas ou deux vers lui, s’arrêta, et puis rougissant violemment, elle dit doucement à demi-voix :

— Guillaume ! je vous demande pardon ; je suis bien fâchée, voulez-vous me pardonner ?

Elle qui s’était toujours tenue à l’écart, qui avait toujours était si réservée, elle parlait maintenant d’une voix suppliante. Ses yeux tantôt imploraient, tantôt se baissaient vers la terre. Sa douce confusion en disait plus que ses paroles. Guillaume se retourna, tout heureux de se voir sûr d’être aimé ; il la prit dans ses bras et l’embrassa :

— Ma Suzanne ! dit-il.

Cependant la mère veillait en haut sur son enfant.

Il était tard dans l’après-midi quand elle se réveilla, car le narcotique qu’elle avait pris était énergique. Dès qu’elle ouvrit les yeux, son regard se fixa sur sa mère, comme si elle eût été fascinée. Madame Leigh ne se détourna pas, ne bougea pas. Il lui semblait qu’en remuant elle détruirait son empire sur elle-même ; mais au bout d’un instant, Lisette s’écria d’une voix déchirante :

— Ma mère, mère, ne me regarde pas ! J’ai fait trop de mal.

Et cachant sa figure, elle se voilait avec les couvertures, puis elle resta sans mouvement comme si elle était morte.

Madame Leigh s’agenouilla près du lit, et dit de sa voix la plus douce :

— Lisette, mon enfant, ne dis pas cela. Je suis ta mère, ma chérie, n’aie pas peur de moi. Je t’aime toujours, Lisette. J’ai toujours pensé à toi. Ton père t’a pardonné avant de mourir.

Lisette tressaillit un peu, mais sans rien dire.

— Lisette, mon enfant, je ferai tout pour toi, je ne vivrai que pour toi ; seulement n’aie pas peur de moi. Quoi que tu sois ou que tu aies pu être, nous n’en parlerons jamais. Nous laisserons le passé derrière nous et nous retournerons à la ferme d’Upclose. Je ne l’ai quittée que pour te chercher, mon enfant, et Dieu t’a ramenée vers moi. Que son nom soit béni ! Ce Dieu est bon aussi, Lisette. Tu n’as pas oublié ta Bible ? J’en suis sûre, tu lisais si bien. Moi, je n’y suis pas habile, mais j’ai appris des versets qui me consolaient un peu, et je me les disais bien des fois par jour. Ne te cache pas comme cela, Lisette, c’est ta mère qui te parle. Ta petite fille est venue dans mes bras hier. C’est un ange maintenant et elle parlera à Dieu pour toi. Ne sanglote pas si fort, tu la retrouveras dans le ciel, car je suis sûre que tu tâcheras d’y aller, à cause de ta petite Nancy. Écoute, je vais te dire les promesses de Dieu à ceux qui se repentent ; seulement n’aie pas peur.

Madame Leigh joignit les mains et chercha à répéter bien nettement tous les passages de miséricorde et d’amour qu’elle put se rappeler. Elle entendait bien, à la respiration oppressée de sa fille, que celle-ci écoutait ; mais elle était si agitée et si troublée qu’elle vit bien qu’elle ne pouvait plus parler. C’était tout ce qu’elle pouvait faire que de ne pas pleurer tout haut.

Enfin elle entendit la voix de sa fille.

— Où l’a-t-on mise ? demanda-t-elle.

— Elle est en bas. Elle a l’air si tranquille, si heureux.

— Savait-elle parler ? Ô mon Dieu, si j’avais seulement pu entendre sa petite voix ! J’en rêvais, ma mère. Pourrai-je la revoir encore une fois ? Ô ma mère, si je me donne bien de la peine, si Dieu est très miséricordieux, et que j’aille au ciel, je ne la reconnaîtrai pas, je ne reconnaîtrai pas mon enfant, elle m’évitera comme une étrangère, elle cherchera Suzanne Palmer et toi ! oh ! quel malheur ! quel malheur !

Elle tremblait dans son extrême angoisse. Tout en parlant, elle avait découvert son visage, et elle cherchait à lire dans les yeux de madame Leigh ce qu’elle pensait. Lorsqu’elle vit ces yeux fatigués remplis de larmes, qu’elle aperçut les lèvres tremblantes, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère, et pleura comme cela lui était arrivé souvent dans ses chagrins d’enfant ; mais cette fois, la douleur était plus amère et plus profonde.

Sa mère la serra sur son sein, la consolant comme un enfant, et elle reprit un peu de calme.

Elles restèrent ainsi de longues heures. Enfin, Suzanne Palmer monta avec une tasse de thé pour madame Leigh. Elle regarda la mère donner à manger à sa fille, qui résistait, l’encourageant par mille ruses ingénieuses. Ni l’une ni l’autre ne s’apercevaient que Suzanne fût là. Le soir, elles s’endormirent dans les bras l’une de l’autre, mais Suzanne coucha par terre, auprès d’elles.

On emmena le petit corps (sacrifice involontaire dont le rappel dans la patrie céleste avait ramené sa pauvre mère égarée), on l’emporta dans les montagnes qu’elle n’avait jamais vues de son vivant. On n’osa pas la déposer auprès de son austère grand-père, dans le cimetière de Milnerow, mais on l’ensevelit dans un cimetière isolé, au sein des bruyères, là où les quakers déposaient autrefois leurs morts. On l’enterra sur le penchant éclairé par le soleil, où s’épanouissent les premières fleurs du printemps.

Guillaume et Suzanne habitent la ferme d’Upclose. Madame Leigh et Lisette vivent dans une petite chaumière cachée dans un pli de terrain. Thomas est maître d’école à Rochdale, et il aide Guillaume à soutenir leur mère. Tout ce que je sais, c’est que, si la chaumière est cachée dans une vallée verdoyante, le moindre signe de douleur sur la montagne s’y fait entendre ; à ces appels de la souffrance ou de la maladie répond une femme triste et douce, qui sourit rarement, et dont les sourires sont plus tristes que ses larmes ; elle sort de sa retraite lorsqu’un nuage pèse sur une autre demeure. Bien des cœurs bénissent Lisette Leigh ; mais elle… elle implore toujours son pardon… le pardon qui lui permettra de revoir son enfant. Madame Leigh est paisible et heureuse. Lisette est précieuse à ses yeux comme la pièce d’argent perdue et retrouvée. Suzanne répand la joie et le soleil autour d’elle. Ses enfants se lèvent et la disent bienheureuse. L’une d’elles s’appelle Nancy. Lisette l’amène souvent jusqu’au cimetière de la montagne, et là, pendant que l’enfant fait des guirlandes de marguerites, Lisette s’assied près d’un petit tombeau et pleure amèrement.



FIN