Littérature anglaise – Dégénérescence du Roman

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Littérature anglaise – Dégénérescence du Roman
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 688-706).
LITTERATURE ANGLAISE

DEGENERESCENCE DU ROMAN

Volontiers en quête de ces œuvres exotiques, plus rares qu’on ne pense, où qui, comme en un bloc à peine dégrossi, quelque idée heureuse, bonne à extraire de sa cachette, et qui, mise en son jour, dégagée de sa gangue, taillée, polie, sertie par un arrangeur laborieux, mérite de fixer le regard, nous faisons souvent « buisson creux, et on le croira sans peine. » Maint volume nous passe par les mains, que nous laissons échapper, une fois lu, avec une lassitude mêlée de regret. Un nom nous avait séduit, un titre nous avait alléché ; mais c’étaient là de vaines promesses, une chimère, un mirage dont il eût fallu n’être point dupe. D’un autre côté, comment échapper à ces pièges, comment ne pas risquer ces mésaventures, lorsqu’on tient à l’indépendance de ses jugemens et de ses choix ? Assez d’autres se mettent en campagne, courant à l’envi sur les pistes qu’on leur signale, et se résignent à n’être que les complaisans échos de la critique étrangère, sans réfléchir assez aux ignorances, aux caprices, aux calculs qui nous rendent ses arrêts suspects et dénoncent à nos méfiances ses appréciations si étrangement contradictoires. Nous leur laissons les sentiers frayés où l’on s’égare peut-être moins, mais où les découvertes sont impossibles, préférant pour notre compté quelques fatigues, quelques ennuis de plus, si, au prix de ces ennuis et de ces fatigues, nous pouvons çà et là compter sur une bonne chance qui nous en dédommage amplement.

Du reste, il faut être juste, tout n’est pas perte dans ces recherches avortées. Tel récit, banal dans l’ensemble, offre des détails intéressans et d’une incontestable originalité. Tel autre, dont la prolixité a mis notre patience à de rudes épreuves, se condense tout à coup, accélère sa marche traînante, et court au but avec une promptitude inespérée. Ailleurs c’est une esquisse mal faite, mais qui donne l’idée d’un excellent tableau : il y est en germe, à l’état d’embryon. Plus loin une conception énigmatique sollicite, bon gré, mal gré, toutes nos curiosités : l’intérêt alors ne porte plus sur l’œuvre elle-même, mais sur la source cachée dont elle émane. Quel cerveau l’enfanta ? quelles passions la dictèrent ? Questions presque insolubles, mais qui font rêver.

Nous les poserons volontiers à quiconque après nous lira Sirenia. Ce volume, sans nom d’auteur, renferme, nous dit-on, les souvenirs d’une préexistence[1]. L’avant-propos, dogmatique au-delà du nécessaire, établit en principe la métempsycose, et s’autorise de ce que Pythagore croyait retrouver en lui les souvenirs distincts d’une vie antérieure, pour nous offrir, garanties authentiques, les réminiscences d’une sirène. Pourquoi cet être fabuleux ? pourquoi ce motif d’incrédulité ajouté à tant d’autres ? Impossible de le deviner. La sirène étant donnée, nous avons, par elle, les confessions d’un oiseau dont elle s’est constituée la protectrice, et qui a son nid au bord d’un lac où grandit un magnifique lis aquatique. Un arbre voisin, quelque peu parent des chênes de la forêt de Dodone, a révélé à la sirène que cet oiseau et cette fleur, presque également aimés d’elle, contiennent à eux deux, et par fractions égales, l’esprit de la femme la plus orgueilleuse qui jamais de ses pieds mortels ait foulé le sol de notre planète. Cette métempsycose en partie double durera jusqu’à ce que l’esprit en question ait été suffisamment ramené à l’humilité. Suivent les révélations de l’oiseau, à qui la sirène finit par apprendre sa langue ; elles sont infiniment moins originales que le début ne pourrait le faire penser : il s’agit tout simplement d’une marquise espagnole mariée au meilleur des hommes, et qui l’a quitté pour mener une existence équivoque. À quatorze ans, la fille de cette noble dame s’éloigne à son tour de la maison paternelle, et n’y rentre, abandonnée bientôt par son séducteur, que pour y mourir de désespoir. Le marquis, dont la santé résiste mal à tant d’infortunes, et qui s’est retiré avec un serviteur fidèle au fond d’une solitude ignorée, y voit arriver bientôt une garde-malade dont les soins assidus, le zèle infatigable lui inspirent une profonde reconnaissance. Cette garde-malade n’est autre que la marquise savamment déguisée, et que le serviteur en question est allé arracher à ses dissipations pour l’amener ainsi au chevet de son époux. L’intervention de l’officieux Anthony porte tous les fruits qu’il en attendait : la femme et le mari se réconciliant ; mais l’orgueil de la marquise survit tout entier au généreux pardon qui annule ses fautes passées. Les hommages d’un jeune duc, devenu poète pour l’amour d’elle, flattent singulièrement cet orgueil insatiable, et la belle Almoscinia, sur le point de succomber encore, s’estime fort humiliée des remontrances justement sévères que le vigilant Anthony croit devoir lui faire entendre. Il insiste néanmoins et dans un moment décisif il va jusqu’à porter la main sur elle… Un coup de poignard punit cet irrévérencieux rigorisme, et la marquise ne craint pas, pour se justifier, d’avoir recours à la calomnie. Elle affirme n’avoir frappé qu’un insolent prêt à lui faire violence, et son crédule mari accepte sans hésiter cette explication, qui le dispense de tout regret ; mais la Providence, moins aveugle que lui, fait déjà planer le châtiment sur la tête des coupables. Almoscinia et le duc, tous deux sans le moindre remords, se promènent à cheval sur des rochers et concertent un enlèvement dont l’heure est déjà fixée, quand vient à passer le cortège funéraire du pauvre Anthony. Le cheval monté par la marquise, devenu tout à coup fort ombrageux, s’emporte et roule avec sa maîtresse au fond d’un précipice. On la relève mourante, et le digne mari reçoit sa confession finale, « qui lui brisa le cœur, tout en lui inspirant une pitié profonde. » Ainsi finit ce triste récit, moins funèbre cependant qu’une autre série de souvenirs encore évoqués par une sirène, et toujours sans qu’on puisse savoir ce que la sirène vient faire là.

Dans cette nouvelle tragédie (the Warning Star), il s’agit d’une jeune Grecque, non moins belle et non moins fragile que notre marquise espagnole. Amanda, — ainsi se nomme-t-elle, — est avec son prétendu Zia d’une coquetterie qui passe les bornes et qui récompense mal le dévouement inaltérable de cet amant modèle. Après lui avoir donné les plus légitimes sujets de jalousie en s’occupant fort indiscrètement d’un certain Aristes, jeune galant d’humeur, très peu accommodante, elle prend un beau jour la clé des champs, en costume d’homme, et sans qu’on puisse savoir ce qu’elle est devenue. On devine sans peine ce qu’une pareille escapade comporté de fâcheuses aventures, et la malheureuse Amanda court effectivement de grands risqués avant d’arriver, tremblant la fièvre, dans un misérable village où elle est recueillie à grand’peine par une vieille harpie dont le premier soin est de la dépouiller du seul joyau qui lui restât : un portrait de son fiancé Zia, monté en or et enrichi de brillans. Ce portrait, vendu à la ville voisine par l’avide paysanne, fait retrouver les traces de l’imprudente jeune fille, que Zia vient chercher en toute hâte et qu’il épouse comme si de rien n’était. Grave erreur, et fertile en conséquences tragiques ! Amanda mariée retrouve Aristes, Aristes désappointé, dont elle a irrité d’abord, puis indignement déçu la passion quelque peu sauvage, Il a juré de se venger ; il se venge en effet au. moyen d’un déguisement qui lui a permis d’entrer comme jardinier au service de son rival. Attirée sous un vain prétexte dans une maison dont ce discourtois cavalier dispose en maître absolu, Amanda se voit réduite, — crainte de pis, — à se laisser enlever, et c’est après s’être ainsi compromise au premier chef qu’elle arrive, fort heureusement pour elle, chez le frère de son ravisseur. Ce frère est marié. Sa femme et lui veulent bien croire, malgré les apparences contraires, à ce qu’Amanda leur dit de son innocence, encore intacte, et le farouche Aristes se voit arracher sa vengeance, alors qu’il avait bien le droit de la regarder comme certaine. Zia, l’honnête Zia prête une oreille favorable aux explications de son erratique moitié, et la paix plu ménage n’est pas détruite par cette aventure, dont le héros vient d’ailleurs de disparaître, frappé par la foudre tandis qu’il s’éloignait au grand galop de la demeure fraternelle. Amanda du moins est-elle à jamais, corrigée ? On voudrait l’espérer, mais on…en doute malgré soi, et on s’inquiète de voir, le confiant Zia laisser grandir chez lui, sans y prendre garde, un adolescent d’une beauté remarquable. Ebur, — ainsi se nomme ce nouveau, personnage, — est d’abord, un compagnon de jeux pour le fils unique d’Amanda ; mais cet enfant meurt, la jeune mère, qui croit de bonne foi reporter sur Ebur l’affection pure et sainte dont l’objet vient de lui être enlevé, ne laisse pas d’inspirer à cet adolescent un amour très peu filial, et peu à peu, sans qu’elle s’en doute, de partager cet amour coupable. Si peu clairvoyant et si indulgent qu’il puisse être, messer Zia, finit pourtant par s’alarmer, et à bon droit, en voyant un jour son jeune hôte essuyer de ses lèvres une larme tombée sur les cheveux bouclés d’Amanda. Celle-ci, vivement blessée d’une méfiance, qu’elle s’obstine à croire imméritée, n’y répond que par un transport de colère, et comme Ebur, ému de quelque remords, se dispose à s’éloigner, elle le supplie de n’en rien faire. Peut-être persisterait-il dans sa vertueuse résolution, mais Zia, fidèle à ses antécédens, s’est calmé soudain devant les apostrophes indignées d’Amanda ; il excuse donc, et demande, lui aussi, à son hôte de rester vingt-quatre heures encore, afin de témoigner ainsi que d’injustes soupçons injurieusement exprimés n’ont pas altéré leurs bons rapports, il fait mieux : après avoir prié sa femme de leur chanter une tendre romance qu’Ebur à composée pour elle, il s’éloigne, les laissant tête à tête. Toujours confiante dans la pureté de sa tendresse, Amanda s’abandonne aux plus vives effusions avec l’ami qu’elle va perdre. Zia, qui rentre à l’improviste et surprend de cet entretien remarquablement affectueux quelques paroles fort inquiétantes, s’emporte de plus belle et devient tellement menaçant qu’Ebur ne croit plus pouvoir, sans danger ni déshonneur, laisser Amanda aux mains de cet époux irrité. Celle-ci d’ailleurs, dans ce nouveau conflit, a nettement déclaré à Zia qu’elle ne le regardait plus comme son mari ; puis, trouvant peut-être fort en règle ce divorce improvisé, elle entraîne dans sa chambre, malgré les efforts de Zia, — et après ce que l’auteur appelle « une triste lutte, » — le « frère » qu’elle accablait tout à l’heure des marques de sa tendresse. Un mari ordinaire eût probablement forcé la porte et brisé les verrous. Zia, lui, se tient pour rassuré par la perspective d’un bon duel et d’une bonne séparation qui, dès le lendemain, doivent le débarrasser et d’un odieux rival et d’une femme indigne. Ces intéressans personnages se livrent à tous les transports de leur colère et de leur tendresse, deux sentimens qui, s’exaltant l’un par l’autre, pourraient les mener fort loin. La sirène ne nous laisse que trop clairement entrevoir, dans sa confession naïve, combien furent prompts les ravages du double incendie. Ebur marche au combat du lendemain, à moitié désarmé par la conscience qu’il a d’avoir trahi les plus saints devoirs de l’hospitalité. Amanda, déjà dégradée à ses propres yeux par une faiblesse dont elle ne se croyait pas capable, et qui voit les remords et la honte succéder dans le cœur de son amant aux élans passagers d’un amour criminel, se poignarde comme Lucrèce. Zia survient alors, retrouve en lui devant ce cadavre toute la tendresse qu’il avait eue pour sa légère épouse, et, accusant Ebur du meurtre qui vient de s’accomplir, l’immole à son tour avant de disparaître pour jamais.

Encore une fois, sirène, que nous veux-tu ?… En quoi la métempsycose et Pythagore sont-ils nécessaires à cette redite d’un conte cent fois répété ? Tant de poésie, de métaphysique et de mythologie autour de tant de prose ont droit de nous étonner, d’autant mieux que, sous cet entourage hybride, il nous semble reconnaître le réalisme contemporain avec toutes ses nudités. Cette marquise espagnole, cette belle Phanariote rappellent, à s’y méprendre, les types de flirt anglaise que l’on peut étudier à la septième page des grands journaux de Londres, dans les comptes-rendus de la Court of Probare and Divorce, tribunal spécial, hanté par les amateurs de scandale et présidé par un des magistrats les plus sarcastiques dont on se puisse faire idée, sir C. Cresswell. C’est bien là cette faiblesse armée d’orgueil, cette naïveté, cet emportement dans la corruption, cette superbe obstinée après la chute, qui caractérisent chez nos voisins les « anges de l’adultère. » Faut-il ajouter que les maris, voire les amoureux, sont tout aussi ressemblans, et que, pour rencontrer des marquis Veyrandoni, des messer Zia, des Aristes et des Ebur, il n’est nullement besoin de les aller chercher dans l’île des sirènes, au bord de ce lac bleuâtre où les oiseaux parlent, où les arbres rendent des oracles, où les blanches nymphées enferment des moitiés d’âme ?

Avec le spirituel auteur de the Heir of Redclyffe, Heartsease the Daisy Chain, et de tant d’autres romans dont les mères conseillent la lecture aux jeunes filles tant soit peu lettrées, nous étions certain, par avance, de rentrer dans le domaine de la vie réelle que nous menons tous chaque jour, et dont les moindres incidens, bien observés, ont leur intérêt d’application actuelle, immédiate, leur attrait que volontiers on appellerait « photographique. » Ici[2], plus de vaines fantaisies, plus d’absurdes mélodrames, plus de dissonances grotesques entre la vulgarité du fond et les prétentions de la mise en œuvre. Le romancier choisit une situation particulière, mais nullement exceptionnelle ; avec les difficultés spéciales de cette situation, il met aux prises un caractère nettement accusé, mais non tout d’une pièce. Son habileté consiste ensuite à grouper autour de ce personnage vivant d’autres types aussi divers, mais en même temps aussi vrais que possible, uniformes à la surface comme l’exige la vie de notre temps, mais doués de penchans, d’aptitudes, d’instincts qui varient à l’infini, comme le veut l’ordonnance éternelle des sociétés humaines. Albinia Ferrars est une de ces demoiselles à qui ne s’applique plus déjà le nom de « jeunes personnes ; » ce sont de jeunes femmes, surtout de jeunes belles-mères, quand le mariage les appelle, un peu plus tard que de coutume, à une mission dont on pouvait douter qu’elles fussent jamais investies. Miss Ferrars a vingt-trois ans ; sans qu’elle soit précisément belle, on lui reconnaît tous les charmes d’une physionomie agréable. Douée d’un cœur chaud, d’une volonté active et forte, d’une grande sérénité d’esprit, marchant à l’accomplissement de ses devoirs avec une gaîté, une résolution imperturbables, elle épouse un ex-civilian de la compagnie des Indes resté veuf avec trois enfans. M. Kendal accepte avec reconnaissance, mais sans aucun enthousiasme, la tendresse respectueuse et dévouée qui vient s’offrir à lui, et qui sollicite avec ardeur la moitié du fardeau qu’il est condamné a porter. Pour lui, la paternité n’est guère autre chose ; il en accomplit strictement les devoirs, mais avec plus de résignation que d’entraînement. Ses goûts sont ailleurs. M. Kendal est par nature un érudit, un homme de cabinet et de bibliothèque. Marié de bonne heure à une femme vulgaire, et n’ayant jamais porté ses regards au-delà du cercle borné qu’elle offrait à ses observations, il ne soupçonné même pas la valeur réelle d’Albinia, et du haut de son équivoque supériorité, abaissant sur elle un regard protecteur, il n’apprécie d’abord en elle que la femme de charge intelligente, la governess bien instruite et bien douée. Si elle le prenait au mot, si elle acceptait humblement le rôle subalterne qu’il lui a destiné, Albinia serait à jamais déclassée ; mais après le premier étonnement il y a réaction de sa riche nature, de son énergie native, contre cette espèce d’avilissement. La jeune belle-mère se met à l’œuvre avec une confiance qui sera plus d’une fois trompée ; elle persiste malgré les erreurs, les malentendus, les fausses démarches dont toute sa bonne volonté ne la saurait préserver : à la longue, éclairée par ses fautes mêmes, se relevant plus courageuse après chaque faux pas, elle arrive, non certes au but idéal qu’elle s’était proposé, mais à la réalisation de ses vœux les plus essentiels, dans l’étroite mesure où se réalisent les vœux qu’on forme ici-bas.

Tel est en somme le sujet du roman. Par lui-même, on le voit, il n’a qu’un intérêt limité. La vérité des caractères, la probabilité des événemens, l’accent vif et naturel des longs entretiens que les personnages ont entre eux, telles sont les ressources par lesquelles l’écrivain supplée, quelquefois avec bonheur, quelquefois aussi d’une manière incomplète, aux lacunes presque inévitables que laisse dans cette trame un peu lâche l’absence de toute passion vive, de toute combinaison excitante. À la faiblesse des ressorts, au discret relief des caractères, son livre doit de rappeler mieux que beaucoup d’autres les conditions vraies de l’existence normale, sa monotonie, les mesquins intérêts qui s’y rattachent, ces « tempêtes » qui agitent notre « verre d’eau, » et qui aboutissent à quelque sauvetage de mouche, à quelque naufrage de fourmi. Après une centaine de ces pages denses et bavardes, pleines de petits faits, vides de tout idéal, — si toutefois la patience n’a pas failli, — l’effet voulu se produit, et, comme Gulliver garrotté pendant son sommeil par les nains de Lilliput, le lecteur est aussi bien prisonnier que si, au lieu de fils d’araignée, on eût employé de belles et bonnes cordes. Il connaît à fond deux ou trois familles, depuis l’aïeule qui s’endort, engourdie et béate, dans son grand fauteuil jusqu’au marmot bruyant dont les pleurs la réveillent ; il a vécu dans leur intérieur, est au courant de leurs secrets, s’associe à leurs calculs, compatit à leurs chagrins, sourit à leurs bonnes fortunes, heureux si les garçons prospèrent, troublé si les filles se marient mal ou manquent le mariage qu’elles espéraient. Les « infiniment petits, » vus au microscope, sont devenus considérables. Le tout est de leur donner la valeur relative que leur refuse une philosophie hautaine, accoutumée à ne tenir compte que des rapports généraux et absolus.

Acceptons pour, un moment le point de vue auquel se place Albinia Ferrars elle-même. Que de problèmes intéressans vont se poser devant nous ! Elle a son mari à réformer, à rendre plus communicatif, plus pratiqué, plus utile qu’il ne l’est ; Y réussira-t-elle ? Il faut qu’elle l’arrache à ses études sanscrites, à son isolement, à ses rêveries savantes, pour en faire non pas seulement un vrai chef de famille clairvoyant, avisé, obéi, sage conseiller, guide sûr, maître vénéré, mais encore un bon magistrat municipal, un juge de paix actif, énergique, tenant tête à l’impopularité. Sœur d’un ministre, et « lui ayant longtemps servi de vicaire, » Albinia n’entend pas en effet circonscrire à l’enceinte du foyer domestique les efforts de sa charité laborieuse. Animée d’un zèle chrétien qu’elle exagère parfois, et dont le romancier n’hésite pas à dénoncer les excès, elle veut tout améliorer autour d’elle, tour à tour sœur de charité, maîtresse d’école, propagatrice du drainage, ne se refusant à aucune espèce d’apostolat, et, par son désir de tout embrasser, arrivant à ne pas toujours bien étreindre. Après son mari, ce sont les enfans de son mari qui l’occupent. Voici d’abord Lucy, l’aînée, naturel vulgaire masqué par des traits charmans, bonne, mais banale, tête à l’évent, médisante sans méchanceté, dépourvue de tact et de jugement, jolie perruche qui passe sa vie à lisser son beau plumage et à bavarder sans rime ni raison. — Sophy, la seconde, beaucoup moins favorisée quant aux dons extérieurs, cache, sous des dehors passablement disgracieux une âme haute et fière, capable des plus nobles efforts, des sacrifices les plus héroïques. Concentrée en elle-même, sujette à des accès d’humeur qui, mal compris et, mal supportés, annulent en partie ses grandes et solides qualités, elle est pour ainsi dire vouée d’avance au malheur, et semble le pressentir. — Edmund, le cadet du premier lit, est dépourvu de cette virilité que Sophy a de trop ; indolent, paresseux, sans courage contre la souffrance, sans force contre les entraînemens au mal, il est toujours tenté de mentir pour se soustraire aux châtimens qu’il a mérités et de mensonge en mensonge, de promesse vaine en promesse vaine, arrive à se mépriser lui-même. Tels sont les caractères auxquels la jeune belle-mère va devoir ses soins, les cœurs qu’il lui faudra gagner, les vices de nature contre lesquels elle engage la lutte.

Lutte courageuse, lutte obstinée, dans laquelle Albinia rencontrera plus d’un mécompte, plus d’une défaite ! Mainte fois effectivement, tantôt par imprévoyance, tantôt par zèle indiscret, ici pour n’avoir pas su deviner, là pour avoir trop présumé d’elle ou d’autrui, elle voit échouer ses meilleurs plans, avorter ses combinaisons les mieux ourdies. Lucy, quelque bornée que paraisse son intelligence, déploie assez de dissimulation et d’adresse pour contraindre ses parens à lui laisser épouser un riche dandy dont elle s’est éprise et dont elle ne comprendra que trop tard, si elle les comprend jamais, l’orgueilleuse ineptie, l’implacable égoïsme, l’autolâtrie monstrueuse. Sophy, elle, a mieux placé ses affections ; mais elle les cache trop bien, dans son impénétrable fierté, au beau cousin irlandais qui, sans le savoir, est devenu le « mari de ses rêves. » Rebuté par ses dehors froids et dédaigneux, Ulick O’More se laisse aller au penchant bien naturel que lui inspire une jeune institutrice d’origine française, séduisante par ses malheurs autant que par son aménité modeste et sa grâce enfantine. Edmund enfin, après s’être épris, lui aussi, de cette aimable jeune fille et avoir vainement tenté de vaincre les obstacles opposés à leur union, las de lui-même, découragé par ses incessantes rechutes, va chercher dans la sévère discipline des camps l’appui moral dont sa faiblesse a besoin. Il y trouve une mort glorieuse, mais prématurée, sur le champ de bataille de Balaklava, et si la jeune belle-mère n’est pas absolument responsable de ce dénoûment tragique, encore peut-elle s’accuser, encore s’accuse-t-elle en effet de plus d’une faute commise par elle, tandis qu’elle avait la direction de cette existence si tôt moissonnée.

Ainsi se justifie le second titre du roman, qui est bien la « chronique des erreurs » d’Albinia en même temps que celle de ses consciencieux efforts et de ses infatigables dévouemens. Au moment où nous l’abandonnons, ses regrets, ses remords se sont apaisés. Elle accepte comme autant de leçons providentielles les résultats malheureux de son intervention toujours bienveillante, et comme autant de récompenses les rares épis qui ont fleuri sur le vaste champ par elle ensemencé. « Réjouis-toi malgré tes chutes, se dit-elle avec le poète. Les revers qui t’affligent enseigneront la victoire à qui saura les comprendre. Que ton labeur incomplet et semé de troubles ne soit pas un tourment pour ta conscience ! Ce lot, tel que Dieu l’a fait, s’adapte exactement, dans ses vastes desseins, au lot de qui te succède. » C’est l’épigraphe et c’est aussi la morale de ce long récit essentiellement vrai, prodigue de détails, sobre de couleur, d’une moralité qui n’a rien de trop austère, œuvre consciencieuse et saine d’une femme d’esprit, d’une observatrice minutieuse, à qui de fréquens succès ont peut-être donné ses coudées un peu trop franches.

Telle fut aussi en son temps mistress Trollope, dont les fils semblent tenir à perpétuer la réputation. L’un d’eux, qui a longtemps résidé en Italie, nous donne aujourd’hui un tableau de la vie toscane telle qu’on la menait il y a une vingtaine d’années[3]. Sauf les changemens politiques survenus depuis, ce tableau doit être encore assez fidèle. On n’irait pas loin dans les rues de Florence sans rencontrer un palais du moyen âge comme le palazzo Lunardi, vieille demeure historique échue à des maîtres nouveaux, qui s’y ruinent à leur tour comme avaient fait les anciens possesseurs. Nobles d’hier, enrichis au temps de la domination française, les Perini ont remplacé les Lunardi, qui habitent maintenant, simples locataires, les combles de l’habitation construite par leurs ancêtres. Des premiers, nous aurons dit assez quand on saura qu’ils mènent la vie fastueuse des parvenus, et que le marchese actuel dissipe sa fortune autour des tapis verts. Quant aux seconds, témoins impassibles de cette décadence qui les venge, ils sont au nombre de trois, représentant, à vrai dire, trois générations. Voici donc il canonico Giacomo de Lunardi, insouciant et bon vieillard, qui partage entre la paresse, la bonne chère et la belle musique ce qui lui reste de jours à passer ici-bas ; puis un beau jeune homme aux yeux noirs, compositeur en herbe, qui compte sur ses futurs opéras pour relever de sa déchéance le grand nom dont le dépôt lui est confié ; enfin, entre le vieux chanoine et le jeune maestro, entre Giacomo et Sébastian, — nièce du premier, tante du second, — la comtesse Marietta Lunardi, qui, mieux que l’un ou l’autre, représente l’orgueil et l’ambition de leur noble race. Elle veut lui rendre son antique splendeur, elle veut redorer les écussons envahis par la rouille, elle veut surtout reconquérir cet imposant palais, témoignage et symbole encore debout de leur grandeur passée. Pour arriver à son but, elle ne compte guère sur les talens de Sébastian, qui lui semble d’ailleurs déroger en embrassant une carrière d’artiste. La patience et l’épargne sont à ses yeux des moyens tout autrement sûrs. Chargée par son vieil oncle de gérer ses revenus ecclésiastiques et bien garantie contre tout contrôle par le naturel pococurante du bon chanoine, elle a su, sans lui imposer de privations trop cruelles, prélever une dîme quotidienne sur la dépense de famille et amasser ainsi une somme suffisante pour ce rachat, dont la pensée l’obsède. Un seul confident a le secret de cette longue série d’efforts et de sacrifices : c’est un collègue de son oncle, mais beaucoup plus jeune et d’un tout autre caractère. Le chanoine Guido Guidi avait jadis aspiré à la main de Marietta. Il n’est entré dans les ordres qu’après avoir été refusé par elle, et refuse seulement parce que, l’épousant, elle eût nécessairement renoncé à la mission qu’elle s’était donnée. Leurs amours d’autrefois ne sont plus qu’un souvenir, mais ce souvenir les unit étroitement l’un à l’autre. Pour qui connaît, ne fût-ce que par ouï-dire, les mœurs florentines, — et n’eût-on à ce sujet que les traditions romanesques de Stendhal, — il y a dans cette « amitié » du beau chanoine et de la belle Marietta quelques sous-entendus fort probables. Nous imiterons, en n’insistant pas là-dessus, la réserve dont l’auteur anglais a fait preuve, et qui rappelle la devise de certaine jarretière historique.

Tandis que les choses vont ce train au palais Lunardi un complot s’ourdit ailleurs pour la conquête de cette magnifique demeure. Les Perini ont pour gérant de leurs domaines (pour fattore comme on dit) un fin contadino, Carlo Palli, qui s’est déjà taillé une belle ferme dans le meilleur et le plus productif des biens qu’il est chargé d’administrer. Le frère de ce digne fermier, Giuseppe Palli, joaillier au Ponte-Vecchio, s’entend avec Carlo pour fournir au marquis, moyennant bonnes hypothèques ou garanties, tout l’argent que réclament ses habitudes dispendieuses, ses mœurs dissipées, son constant malheur au jeu. C’est à qui, du madré négociant et du paysan retors, se fera la meilleure part dans la proie commune, quitte cependant à confondre les bénéfices de la double opération dans la fortune dotale qu’ils assureront à leurs enfans, si Nanni, fils unique du fermier, en vient à épouser sa cousine germaine, la belle Laura, fille unique de Giuseppe. Le cas échéant, les jeunes mariés ont toute chance d’habiter le palais Lunardi ; mais de tout temps le dieu d’amour en ses malices s’est complu à déjouer de telles combinaisons, et Laura Palli n’a garde d’accepter les hommages un peu gauches, un peu intéressés de son rustique cousin. Il a été devancé par Sébastian de Lunardi, qui n’a point cru manquer à ses aïeux en s’éprenant de la plus belle fille de Florence. Nanni s’en consolera, car il a lui-même un goût fort vif pour une gentille ouvrière, Catarina Boccanera, moins riche et moins belle que Laura, mais aussi plus aimante et moins dédaigneuse.

L’intrigue ainsi nouée se déroule sans trop de peine, et nous ne ferons pas à la perspicacité de nos lecteurs l’injure d’y insister longuement. Ils devineront sans peine qu’un double mariage finit par tout arranger en rendant parfaitement inutiles les patientes combinaisons de la comtesse Marietta. Les quarante mille écus qu’elle avait mis de côté deviennent la dot de Sébastian, à qui l’orfèvre du Ponte-Vecchio ne refuse plus sa fille, dotée du fameux palazzo. L’unique péripétie un peu grave de cet imbroglio très peu savant consiste dans l’intervention du chanoine Guidi, qui, dans des vues personnelles, pratique à l’égard de son vieux collègue Giacomo de Lunardi une tentative d’empoisonnement à laquelle il s’efforce d’associer indirectement la pauvre Marietta. Cet infâme complot avorte grâce à un petit bossu curieux et discret, qui intercepte au passage les bouteilles de vieux vin droguées par le terrible chanoine. La scène finale, préparée par cet incident, est prise au plus vif des anciennes mœurs florentines. La double noce vient d’avoir lieu, en présence des deux chanoines, chez le père de Laura. Le bossu en question, — frère de Catarina Boccanera, que Nanni vient d’épouser, — s’est ménagé un dernier triomphe en faisant apparaître après le dessert les bouteilles empoisonnées. Fort de ce témoignage muet, il accuse formellement Guidi et s’attend à le voir écrasé par cette dénonciation inattendue ; mais le prêtre audacieux fait face à l’orage : au lieu de s’humilier, il se redresse ; au lieu de se justifier, il menace. Il menace, et chacun baisse les yeux, même son accusateur : C’est à peine si le candide Nanni ose élever la voix en faveur de son beau-frère, à qui résolument le chanoine a renvoyé ses infamantes accusations C’est à peine si Marietta, stupéfaite un moment, ose laisser voir qu’elle a quelques motifs pour croire au témoignage porté par Alessandro Boccanera. Enhardi par la crainte qu’il inspire, le chanoine demande alors une enquête solennelle. Il veut, il exige qu’on vérifie la présence du poison dans les bouteilles produites. Plus il insiste, plus chacun s’effraie pour le pauvre bossu des suites que peut avoir une investigation judiciaire menée sous l’œil du clergé tout-puissant. En fin de compte, le prudent joaillier du Ponte-Vecchio croit prudent d’intervenir et de parer le coup. Il rejette le tout sur un malentendu un malentendu qu’il déplore et dont il demande pardon au nom de ses hôtes, un malentendu qu’il regrette d’avoir vu se produire sous son toit ; puis il propose comme moyen de transaction, comme garantie contre tout désagrément à venir, de vider tout bonnement dans l’égout voisin ces malheureux flacons, probablement fort innocens, et dont on a voulu se servir pour une mauvaise plaisanterie, dépourvue de tout bon sens… Se relâchant alors de ses exigences premières, mais toujours digne et hautain Guidi consent, par égard pour son hôte, à cette pacifique mesure. C’est une grande concession qu’il déclare faire, et cela dans le seul intérêt des personnes que compromettrait une pareille affaire, si elle venait à s’ébruiter… Après quoi, et quand il a vu tomber dans l’égout le liquide accusateur, notre chanoine prend majestueusement congé de l’assistance et se retire, le front plus haut que jamais.


« — Mais du moins, s’écria le pauvre Gobbo,[4], vous ne me croyez ni un faux témoin, ni un donneur de poison ? — Il avait, disant ceci, des larmes dans la voix aussi bien que dans les yeux.

« — Vraiment non, répondit Nanni,… et Dieu me préserve de jamais boire en compagnie du révérend chanoine Guidi !…

« — Je sais, moi, dit Marietta, que Sandro Boccanera n’a dit que la vérité ! Je tiens à ce que personne ici présent n’ignore que nous lui devons la vie de notre oncle !

« — Hélas ! dit à son tour le vieux chanoine, se peut-il qu’un si méchant homme soit un si excellent joueur de basse ?

« — Mais vous, vous, signore, reprit le Gobbo, s’adressant cette fois au joaillier, je tiens à savoir ce que vous croyez de tout ceci…

« — Je crois, mon cher signor Sandro, que la vérité n’est pas toujours bonne à dire. Je crois implicitement aux paroles de sa révérence le chanoine de San-Lorenzo, quand il affirme que si cette vilaine affaire était portée devant les tribunaux, vous vous en trouveriez fort mal, soit que vous ayez dit vrai, soit que vous ayez menti. Je crois qu’il eût été plus sage à vous, ayant heureusement subtilisé ce vin malfaisant, de n’en parler à qui que ce fût. Je crois enfin que nous serons bien avisés, tous tant que nous sommes, de revenir là-dessus le moins possible. »


Et le passage suivant complète la pensée de l’auteur, pensée protestante, il ne faut pas l’oublier :


« Quant au révérend Guido Guidi, son livre sur les Cas réservés reçut peu après l’approbation particulière des plus hautes autorités romaines. Ainsi que nous l’avons déjà dit, il fut promu à l’archevêché d’Hippopotamos in partibus, et devint, ainsi qu’il l’avait toujours ambitionné, le confesseur du plus grand personnage de la Toscane. Par la suite des temps, il obtint un important évêché, cette fois avec charge d’âmes, et finit par conquérir cette couronne suprême de la grandeur ecclésiastique, — un chapeau de cardinal. Dans tout le cours de cette longue carrière, dont chaque étape était marquée par une promotion nouvelle, chanoine, confesseur, évêque et membre du sacré collège, il garda la haute estime due à de pareils succès, à une prospérité si constante, approuvé de tous, admiré, respecté, envié, honoré d’un chacun. Quand il mourut, on plaça sur sa tombe un beau marbre sculpté où se lit une emphatique épitaphe, et de la haute voûte qui abrite ce marbre pend un chapeau rouge attaché à une longue corde. Telle fut sa récompense, et certes il l’avait bien méritée. »


Avec M. Noell Radeclifle, nous rentrons dans le monde anglais[5], et nous y rentrons en toute confiance, car nous devons à cet écrivain un récit dont les lecteurs de la Revue ont pu apprécier l’intérêt[6]. Nous ne dirons certes pas que nous avons été déçu, ce qui ne serait ni courtois ni juste, mais nous avouerons que le dénoûment du livre nous a plongé dans une sorte d’étonnement inquiet. Il nous a laissé des doutes sur l’intégrité du récit, très brusquement interrompu, et si les mots sacramentels (the end) ne nous avaient édifié à ce sujet, nous aurions cru à l’existence d’un troisième volume, accidentellement égaré. Quoi qu’il en soit de cette impression, peut-être mal fondée, voici en quelques mots de quoi il s’agit. Issue d’un mariage mal assorti et déclassée par le mariage de sa mère avec une espèce d’aventurier, Laura Whitmore est ramenée pour quelques semaines chez un oncle riche et veuf, dont la nièce est charmante, dont le fils est passablement étourdi. Le mariage de ces deux jeunes gens est de ceux qu’on peut regarder comme écrits d’avance dans le livre du destin ; mais l’arrivée de Laura est le point de départ d’un nouvel ordre de faits. Belle, adroite, insinuante, spirituelle, cette fatale créature, dont la jeunesse mal protégée a subi mainte influence corruptrice, commence par gagner le cœur de l’innocente Ida, et ne tarde pas à s’établir d’une manière permanente chez le parent de sa mère. Ce premier pas la conduit à séduire le fils de la maison, qui l’épouserait sans nul doute, si elle consentait immédiatement à cette union ; mais l’artificieuse coquette, tout en se ménageant la main de Walter Stainforth comme pis-aller, ajourne, par tous les moyens dont elle dispose, ce mariage, qui semble pour elle une bonne fortune inespérée. On comprend que si elle agit ainsi, c’est en vue d’un autre hymen qui la placerait à un rang plus élevé dans la hiérarchie sociale. Toutefois le jeune patricien dont elle veut faire un mari, George Merton, se trouve un jouteur digne d’elle. La laissant à plaisir se bercer de chimères ambitieuses et se compromettre pour mieux l’engager, il lui échappe au moment décisif. Par malheur pour Laura, une dernière démarche, plus risquée que les autres, a éveillé les soupçons de Walter, et devant le piège qui lui était tendu, il recule avec une horreur bien naturelle. C’est après cette rupture décisive que M. Stainforth est averti des projets d’alliance formés par son fils, et que ce dernier avait tenus secrets, Laura l’ayant exigé de lui. De là entre le père et le fils un germe d’irritation que l’habile coquette saura tourner à son profit. Walter en effet s’éloigne, et une nouvelle campagne fait tomber son père dans les filets de la dangereuse sirène. Cette fois elle a victoire complète. Malgré la pauvre Ida, malgré l’impétueux Walter, — deux maladroits s’il en fut, — Laura Whitmore devient la tante de sa rivale, la belle-mère de son ancien prétendu. Walter songe alors pour la première fois, et un peu tard, à épouser sa belle et tendre cousine ; mais en de telles circonstances pareille offre n’a rien de très séduisant pour un cœur tant soit peu délicat, et Ida refuse, bien à regret, cette main qu’on lui propose, peut-elle croire, par un simple mouvement de charité généreuse.

Mistress Stainforth travaille de son mieux, une fois mariée, à faire sa place dans le monde aristocratique où l’opulence de son vieil époux ne lui ouvre pas toutes les portes, et bientôt reparaît sur la scène, avec mille chances favorables à ses prétentions, l’honorable George Merton, dont jadis elle avait essayé la conquête : dans la nouvelle lutte qui s’engage entre eux, tout le danger est pour elle, tous les avantages pour lui, et Walter Stainforth ; revenu à Londres, peut bientôt se convaincre par d’innombrables indices que son père est appelé à payer ce qu’on peut appeler les « frais de la guerre. » Il veut intervenir et démasquer la femme perfide dont il a surpris les secrètes menées ; mais l’ascendant de Laura est trop bien établi, l’aveuglement de M. Stainforth est trop complet pour qu’une révélation pareille ne tourne pas contre le dénonciateur. Walter, accusé calomnieusement de toute sorte de méfaits, est chassé de la maison paternelle, et ne pourra plus désormais compter pour vivre que sur les émolumens de son grade dans l’armée anglaise. Or quiconque connaît l’organisation militaire de la Grande-Bretagne sait de reste ce que comporte de privations et de véritable misère la condition ainsi faite au malheureux jeune homme. Il accepte pourtant ce triste lot plutôt que de se donner à lui-même un indigne démenti, et, par un scrupule honorable, s’interdit, n’ayant pu détromper son père, de déshonorer, comme il le pourrait si bien, la femme hypocrite qui porte leur nom à tous deux. Ida de son côté se reproche d’avoir, par quelques révélations presque involontaires, éveillé les soupçons de son cousin, et par le fait causé sa ruine. Elle ne demanderait qu’à l’en dédommager ; mais comment revenir sur un premier refus et faire comprendre à ce trop modeste prétendant les motifs, fort peu décourageans, pour lesquels il n’a pas été accepté ? Nous connaissons plus d’une Française que cet embarras, ces scrupules, cette gaucherie pourront faire sourire ; aucune cependant ne s’étonnera qu’après s’être ménagé une dernière et secrète entrevue, Ida et Walter aient fini par s’entendre et s’accorder. Il était temps, car le nouveau régiment où Walter était entré par voie d’échange allait s’embarquer pour l’Inde. Trois jours restaient cependant, et trois jours bien employés suffisent, paraît-il, chez nos voisins pour régulariser un mariage : celui de nos deux jeunes gens s’accomplit donc tel qu’il avait été rêvé par M. Stainforth, mais dans des circonstances bien différentes. Walter part immédiatement après ; sa femme le suit quelques semaines plus tard. Quant à mistress Stainforth et à George Merton, étonnés d’abord, puis assez aisés de ce résultat inattendu ; nous ne voyons pas que l’auteur ait pourvu à leur châtiment. À peine laisse-t-il entrevoir quelques inquiétudes chez la femme coupable et quelque refroidissement chez le complice de sa faute. La crainte du scandale éteint déjà chez elle une affection fondée sur des calculs de vanité ; le séducteur qui a su les exploiter, désenchanté de sa victoire, commence à voir clair dans cette âme sordide et basse. Le tout finit (et de là, cette surprise à laquelle nous avons fait allusion) par une conversation entre ces deux personnages ; Laura laissant percer, à travers sa malveillance et ses mépris, une jalousie rétrospective de cette affection que Walter a pu reporter tout entière sur sa belle, mais « insipide » cousine, tandis que Merton, gardant à peine les formes d’une galanterie moqueuse, s’amuse à la tourmenter, en insistant au contraire sur la tendresse, le dévouement de la jeune épousée. Après le dernier mot de cette causerie sournoisement hostile, le récit s’arrête, et l’imagination du lecteur est appelée à suppléer tout ce qui manque au bonheur des jeunes mariés, au châtiment de l’intrigante Laura, aux désillusions tardives de son infortuné mari. M. Noell Radecliffe s’est dit, sans nul doute, que, dans le monde tel qu’il est, la vertu n’a pas toujours sa récompense, ni le vice sa légitime rétribution : en ceci certes nous n’avons pas à le contredire ; mais il est absolument contraire aux lois de la poétique reçue de laisser ainsi suspendu l’intérêt d’une fable quelconque, et le lecteur fort embarrassé de savoir pourquoi l’écrivain a pris la plume.

Si nous voulions grossir le fascicule de ces analyses romanesques, rien ne nous serait plus aisé. Nous avons encore, dans le catalogue de nos récentes lectures, une idylle rustique,[7], peinture exacte des mœurs de la paysannerie anglaise, et un gros drame de la vie privée assez habilement machiné par l’auteur d’East Lynne[8], un des « romans à succès » de l’an dernier. Il nous semble cependant qu’en voilà bien assez pour la bonne volonté des lecteurs qui auront consenti à nous accompagner dans cette excursion par monts et par vaux, faite sans autre guide que le bâton du pèlerin, ou, si l’on veut, la baguette de coudrier. Cette fois la baguette magique n’a pas frémi dans nos mains, et ne nous a mis, à vrai dire, sur la trace d’aucune source vive et d’aucun trésor caché. Nous ne regrettons pourtant ni notre temps ni nos peines. De cette promenade au hasard, toute d’aventure et de caprice, nous rapportons des impressions générées qui, si elles étaient partagées, rendraient nos voisins plus charitables pour la tendance générale de notre littérature. Le roman français, on le sait, est pour eux l’abomination de la désolation, et il n’est fils de bonne mère qui ne se voile la face devant les scandales dont Paris écrivant afflige le monde. Sans vouloir contester absolument la justice de cette réprobation, — et sans nous faire l’avocat de tel ou tel succès acheté trop cher, dont le paradoxe immoral a fait tous les frais, — nous dirons, preuves en mains cette fois, — que les dévergondages d’imagination, les témérités de pinceau existent aussi dans la pudique Angleterre. Il ne leur manque, pour faire éclat, peut-être pour faire école, que la vivacité du style et l’habitude de ce qu’on pourrait appeler les « roueries » du métier.

Inquiétant phénomène qui provoque naturellement à réfléchir sur certaines questions épineuses et complexes soulevées encore tout récemment par un écrit anglais sur la population et le commerce de la France[9] ! L’auteur, après avoir complaisamment énuméré nos qualités, exposant le revers de la médaille et passant en revue nos défauts, nous déclarait nettement incorrigibles. Selon lui, l’indépendance de notre caractère, l’insoumission de notre esprit, surtout l’absence de tout instinct religieux, se sont opposés jusqu’ici et s’opposeront toujours à une réforme essentielle. Là-dessus, vertes semonces de maint critique, et l’un d’eux exprime son dissentiment dans quelques phrases trop caractéristiques, trop curieuses, pour n’être pas textuellement reproduites.


« Il nous paraît, dit il, que le grand obstacle à l’amélioration des Français est leur haine de l’Angleterre et leur crainte traditionnelle de passer pour nos imitateurs, crainte soigneusement entretenue par une portion fanatique de leur clergé, puis aussi par les plus ardens zélateurs du parti républicain. Lorsqu’une longue durée de rapports amicaux les aura convaincus que nous ne sommes point une race perfide et que nous ne leur voulons aucun mal, nous estimons qu’ils ne se refuseront plus aux enseignemens utiles que nous leur pouvons offrir, que les travaux de la paix donneront plus d’assiette à leur caractère, que l’expérience modérera ce que leur élan peut avoir d’excessif, et que les sérieuses préoccupations de la vie industrielle mettront de plus en plus en lumière les nombreuses qualités par lesquelles Ils se recommandent à l’estime des autres peuples. »


Si vaniteux et si étourdis qu’on nous suppose, nous sommes gens à ne pas nous révolter contre cette bienveillance un peu gourmée, ces pronostics empreints d’une si naïve condescendance. Aucune partialité vaine, aucun amour-propre déplacé ne nous empêchera de reconnaître qu’effectivement les Anglais ont à nous donner, de même qu’ils peuvent nous devoir, dès qualités qui manquent aux uns comme aux autres. Qu’ils nous communiquent, nous nous en trouverons bien, leur sage docilité envers la loi, leur respectueuse reconnaissance envers tout promoteur du bien public, surtout cet esprit de solidarité vaillante qui a été de tout temps l’inébranlable garantie de leurs libertés, la cheville ouvrière de leurs incessans progrès. Qu’ils y ajoutent quelques leçons de fermeté dans le malheur, d’énergie en face de longs revers, et bien malavisé qui de nous s’en voudrait plaindre. Quant à ce que nous pouvons leur enseigner, nous leur laisserons le soin de le chercher et de se le dire eux-mêmes. Il ne serait ni de bon goût, ni suffisamment modeste, à notre sens, de prétendre le leur indiquer ici. Notre silence d’ailleurs pourrait bien être une première leçon de savoir-vivre et de prudente réserve.

Nos voisins nous trouveront mieux inspirés sans nul doute, et nous serons beaucoup mieux venus à les prémunir contre les dangers que peut entraîner pour eux l’importation irréfléchie des idées fausses et des travers exotiques. S’il est vrai, comme tout semble l’indiquer, que les fleurs malsaines de notre « demi-monde » aient jeté par-delà le détroit qui nous sépare leurs graines rapidement écloses et d’une fécondité déplorable, nous avons bien le droit de crier : Garde à vous ! Une fois déjà, du temps de Louis XIV et de Charles II, la France a exercé une influence très délétère sur les mœurs britanniques. Il serait honteux pour nous et désastreux pour les Anglais qu’on vît au milieu du XIXe siècle, et justement à deux cents ans de distance, se reproduire les scandales dont Mlle de Kerouailles et le chevalier de Grammont, Saint-Evremond et la duchesse de Mazarin peuvent sembler responsables. Prions donc ces censeurs un peu gourmés auxquels nous cédions tout à l’heure la parole de rétablir, s’il le faut, à certains égards, les prohibitions douanières entre les deux pays, et de rester strictement « protectionistes » en fait de rigorisme moral, de zèle religieux, de probité dans le mariage. Quelques procès récens, celui du jeune Wyndham, celui de lady Gethyn, vingt autres encore que nous pourrions citer, nous donnent à penser que certaines mauvaises branches du free trade fructifient en Angleterre à l’égal des plus utiles. Il ne faudrait pourtant pas étendre si loin les effets du traité de commerce, et si nos voisins d’outre-Manche ont de si excellentes leçons à nous donner, nous avons un intérêt direct et bien évident à ce qu’ils n’abusent pas ainsi de celles qu’on peut prendre au dehors. Qu’arriverait-il, grand Dieu, de ces pédagogues candides et bien intentionnés, si leurs turbulens écoliers venaient, par grand hasard, à les pervertir ?… Supposition moins bizarre, moins gratuite qu’on ne pourrait le penser, à l’appui de laquelle vient la charmante boutade d’un spirituel caricaturiste : Anglais pris par Paris depuis la prise de Paris par les Anglais.

Plaisanterie à part, nous pouvons résumer ainsi ces remarques sur les mœurs de l’Angleterre à propos de quelques romans nouveaux. Au rapprochement, au mélange de deux nationalités aussi fortement contrastées que celles de l’Angleterre et de la France, il y a sans doute un bénéfice probable, mais il y a aussi un danger à prévoir. Cette merveille de l’art médical, la transfusion du sang, n’est pas une épreuve plus délicate et ne rencontre pas moins de difficulté, n’est pas sujette à moins de périlleux accidens. Il faut donc y veiller de près, et il appartient à quiconque peut agir sur le courant variable des idées et les fluctuations qu’il détermine de signaler tout fâcheux symptôme, de combattre tout principe désorganisâtes ou corrupteur. C’est sous ce rapport que devient sérieuse et d’un intérêt pressant l’étude des fictions en apparence les plus insignifiantes et les plus frivoles. Le nombre de ces fictions, qui croît toujours, leur puissance d’expansion et de propagation, l’attentive curiosité qui leur est accordée, la popularité dont elles jouissent, ne permettent à personne de méconnaître le rôle qu’elles jouent dans l’enseignement de la société contemporaine. Mêlées pour ainsi dire à l’atmosphère intellectuelle que l’on respire, soit chez nous, soit chez nos voisins, elles peuvent, dans une certaine mesure, le purifier ou le vicier. Les analyser avec soin et apprécier avec exactitude les tendances qu’elles accusent, vérifier ainsi par de fréquentes observations îles résultats de ces rapports qui s’établissent, multipliés de jour en jour, entre les deux littératures, anglaise et française, ce n’est, après tout, à notre avis, ni une tâche futile ni un travail superflu.


E.-D. FORGUES.


  1. Sirenia, Recollections of a past existence, 1 vol. London. Rich. Bentley, 1862.
  2. The Yomg Stepmother, or A Chronicle of Mistakes, by the author of the Heir of Redclyffe, 1 fort volume, London, Parker, 1861.
  3. Marietta, a novel, by T. Adolphus Trollope, author of La Beata, Filippo Strozzi, A Decade of Italian women, two vol. London. Chapman and Hall, 1862.
  4. Il Gobbo (le bossu), désignation familière d’Alexandre Boccanera. Dans les habitudes toscanes, pareil surnom n’a rien de désobligeant.
  5. Bryanston Square, by Noell Radeclifle, author of Alice Wentworth, the Lees of Blendon-Hall, Wheel within wheel, two vol. London, Hurst and Blackett, 1862.
  6. Voyez Une Parque dans la Revue du 15 novembre et du 1er décembre 1860.
  7. Crow’s Nest Farm a true tale, by Julla Addison ; 1 vol. Saunders, Otley ahd C°, 1861.
  8. The Earl’s Heirs, a tale of domestic Life, Philadelphia ; Peterson and Brothers (édition américaine) ; 1 fort volume.
  9. Population and Trade in France in 1861-62, by Frederick Marshall ; London, Chapman and Hall.