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Littérature critique. — M. de Balzac

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Littérature critique. — M. de Balzac

M. de Balzac.

Lors des premières tentatives de quelques hommes d’un haut talent, pour sortir de la vieille ornière littéraire, la critique avait réduit son travail à une opération toute mécanique. Stupide et fatale comme la censure, elle s’était, à la longue, fabriqué pour chaque genre un moule banal, soigneusement numéroté de peur de méprise ; une sorte de laminoir uniforme et mesquin, par où devaient passer les vigoureuses productions contemporaines, au risque d’en sortir amaigries, mutilées, mortes. Les jeunes écrivains se récrièrent ; ils remontèrent aux principes de l’art pour attaquer la critique sur son terrain, et cherchèrent à lui prouver que ses mesures typiques étaient mal prises et encore plus mal appliquées… Mais elle était devenue sourde et trop vieille pour changer d’habitudes ; on changea de tactique : on lui fit accroire qu’on traduisait de l’allemand, de l’espagnol, du chinois. Puis, les poètes baptisèrent leurs créations à leur fantaisie, appelèrent leurs odes, ballades, leurs tragédies, drames, leurs drames, saynètes… Que sais-je ? La pauvre routinière ne put se reconnaître dans cette nomenclature nouvelle, assaillie, débordée de toutes parts, elle exhala quelques arguties scolastiques, quelques quolibets surannés, devint tout-à-fait folle, et disparut sous un cataclysme de productions qu’elle ne put venir à bout de comprendre et d’analyser.

La grande et féconde critique des beautés, comme l’appelle M. de Chateaubriand, a déjà signalé son avénement ; car ceux qui s’acheminèrent avec foi vers cette terre promise de la liberté de l’art ont trouvé le chemin court, et personne n’est mort dans le désert. Le public accueille les œuvres nouvelles avec enthousiasme, sans s’inquiéter si les genres sont modifiés, si les genres sont modifiables, n’en reconnaissant plus qu’un qui soit bien défini, c’est le genre fini. Les lecteurs, encore plus que les auteurs peut-être, partagent le dédain que M. de Vigny avait pour ce style cérémonieux, cette politesse niveleuse, ce ni trop haut ni trop bas, espèce de juste-milieu littéraire, défaut des poètes à courte vue et à courte haleine. Tout le monde en est à ce dégoût du prosaïsme, à cette aversion du commun que professait depuis long-temps M. Victor Hugo. Le paradoxe, qu’il n’y avait point de romantisme, mais une littérature du dix-neuvième siècle, est maintenant une vérité triviale, car si les mots de classique et de romantique se font encore entendre, ce n’est plus que comme ces coups de fusil qui retentissent dans le lointain quand la bataille est finie. Toute conception littéraire, digne d’attirer l’attention de la critique, porte aujourd’hui le cachet de cette ère nouvelle, et ce cachet, c’est la poésie. La poésie coule à pleins bords dans les drames, dans les romans, dans les feuilletons, dans les revues. Il s’en fait chaque jour une dépense effrayante dans ces mille et un morceaux littéraires qu’on ne sait comment nommer, et que j’appellerais volontiers du nom de leurs auteurs : Mérimée, Jules Hanin, de Stendhall, de Balzac, Bruckère, Eugène Sue, Paul Lacroix, etc. ; car, outre la physionomie bien distincte de l’époque, chacun de ces écrivains a sa physionomie à lui, son individualité que tout le monde connaît. Le dix-neuvième siècle a peut-être déjà trouvé autant de manières d’écrire, et d’écrire très-bien, que les deux siècles qui l’ont précédé.

Comme un titre, si original qu’il soit, n’en dit pas autant aux libraires et au public que certains noms, on en viendra, j’espère, à ne mettre que le nom de l’auteur sur la couverture d’un livre. Malheur alors à la race parasite des imitateurs, qui pousse aux pieds des grands hommes, et se nourrit de leur écorce. On sera forcé d’être neuf, d’être bien soi-même, afin d’avoir un nom significatif et d’une valeur intrinsèque. Plusieurs écrivains avaient déjà senti qu’un titre, fût-il triple ou quadruple, ne pouvait qualifier leur œuvre et ce qu’elle avait d’intime ; aussi, forcés de se conformer à l’usage, ils en avaient pris un au hasard, le premier venu : Le Rouge et le Noir, Plick et Plock, etc.… Si, comme l’auteur de Waverley, on veut garder l’anonyme afin d’être connu plus vite, rien n’empêchera qu’on n’adopte un signe caractéristique ou non (le caractéristique doit être dans l’œuvre), une guillotine, par exemple ; un ballon, une ancre, ou quelque hiéroglyphe dans le genre de celui que M. de Balzac a choisi pour épigraphe à sa Peau de Chagrin.

M. de Balzac a publié, il y a quelques années, un roman walterscotté, pour me servir d’une de ses expressions, où l’on trouve de l’intérêt, de la passion, et quelque peu d’invraisemblance ; puis un recueil de Scènes de la vie privée, qui atteste un travail fructueux et des progrès rapides. Il s’est acquis de la célébrité par ces deux ouvrages où il a mis son nom, et plus encore par un troisième où il ne l’a pas mis. Est-ce sérieusement que, dans la préface de la Peau de Chagrin, l’auteur se plaint des insinuations malveillantes dont il a été l’objet à cause de sa Physiologie du Mariage ? En tout cas, cela nous a valu un charmant plaidoyer, où nous apprenons avec joie que M. de Balzac n’est point un vieillard, ni un roué, ni un ivrogne, mais un franc buveur d’eau, et un travailleur tenace et consciencieux, ce dont le public avait déjà pu s’apercevoir, au moins pour ce qui est de la ténacité, et certes il ne s’en plaint pas ; puis encore un examen curieux des disparates ou des analogies qui se sont rencontrées entre le caractère des auteurs et celui de leurs productions, une méditation psychologique sur la merveilleuse faculté que les hommes de génie ont d’inventer des crimes atroces, tout en restant des modèles de candeur et de vertu. Dans cette même préface, M. de Balzac prétend que la Physiologie du Mariage était une tentative pour remonter à la littérature fine, vive, railleuse et gaie du dix-huitième siècle. Ce livre est en effet plein de finesse, vif, railleur et gai ; mais il porte surtout le cachet du dix-neuvième siècle. J’ignore ce que l’auteur entend par cette réaction littéraire que préparent certains bons esprits, mais je sais que, s’il y a quelque chose de voltairien, ou plutôt de rabelaisien, dans la tournure de quelques-unes de ses phrases, dans la philosophie incrédule et moqueuse avec laquelle il passe l’humanité en revue, la partie artiste de son talent est essentiellement actuelle.

Les Scènes de la vie privée ont beaucoup d’intérêt et plus de naturel que la manière de l’auteur n’en comporte ordinairement. L’auteur a senti qu’on pouvait lui reprocher quelques longueurs, quelques minuties de détails, aussi s’est-il hâté de prendre les devans, et de dire à la critique qu’il avait eu ses raisons pour agir ainsi… Nul n’en doute à présent, et le succès a prouvé qu’elles étaient bonnes. Les détails pleins d’élégance et de finesse sont un des caractères distinctifs de ses ouvrages ; s’ils ralentissent quelquefois l’action, ils en donnent toujours une intelligence plus vive et plus profonde.

Il y a encore bon nombre de personnes qui demandent compte à un livre du temps qu’elles ont passé à le lire, qui croient que les ingénieuses spéculations d’un auteur doivent être autre chose qu’une pâture offerte aux imaginations désœuvrées et blasées ; qui cherchent enfin, dans la littérature, un amusement solide, des émotions utiles, des vérités pratiques. Cette classe de lecteurs préfère les Scènes de la vie privée de M. de Balzac, à ses diableries philosophiques. Les contes et romans philosophiques sont lus avec avidité ; ce sont aussi de curieux tableaux de mœurs, assaisonnés, pour la plupart, d’un merveilleux cabalistique indéfinissable. Ce n’est ni Rabelais, ni Voltaire, ni Hoffmann, c’est M. de Balzac. Hoffmann, le fondateur de l’école fantastique, a au moins une conviction, lui, la conscience des arts. On sent qu’il prend ses créations au sérieux, qu’il est ému jusqu’au fond de ses entrailles et qu’il pleure à chaudes larmes. Dans ses rêveries sublimes et passionnées sur l’art, on ne voit point percer un perpétuel dénigrement du cœur humain, une ironie satirique qui désenchante. Le Chef-d’œuvre inconnu et Sarrasine de M. de Balzac sont des compositions qui entraînent. Mais, dans le premier de ces contes, Nicolas Poussin se dégrade, et quand il force sa ravissante et pudique maîtresse à se montrer nue à des yeux profanes, à servir de modèle, je partage le mépris qu’elle ne peut s’empêcher de ressentir pour lui. Dans le second, l’artiste fourvoie son amour d’une manière étrange. Il a fallu un prodigieux effort de talent pour raconter un désappointement si scabreux, si bizarre. Il a fallu que l’auteur fit mourir son héros pour l’empêcher d’être souverainement ridicule.

On pourrait fort bien appeler les opuscules de M. de Balzac, contes misantropiques. Partout des déceptions atroces dans les sentimens humains, partout l’homme envisagé sous le point de vue le plus misérable, le plus désespérant. Il n’y a peut-être pas un de ces contes où la soif d’hériter ne gangrène un cœur. Elle cesse un instant d’être sanguinaire dans la délicieuse composition de l’Enfant maudit ; elle empêche un double, un exécrable meurtre ; mais elle reparaît assassine et parricide dans l’Élixir de longue-vie. L’hérédité poursuit M. de Balzac, il ne voit « que gens qui prennent de l’argent à rentes viagères sur la foi d’un catarrhe, qui spéculent sur la mort, qui s’accroupissent chaque matin sur un cadavre, et qui s’en font un oreiller le soir. » Et cependant n’allez pas vous imaginer que tout cela soit triste, maussade, déclamatoire. Non ; ce sont de petits drames, vifs, coupés, rapides, spirituels, réjouissans ; des lambeaux souvent, mais des lambeaux de soie et d’or. C’est la littérature d’un siècle où l’on multiplie les sensations, où l’on en crée de nouvelles, où tout est accéléré, la vie et les roulages ; d’un siècle qui a vu naître les bateaux à vapeur, les voitures à vapeur, la lithographie, la musique de Rossini, l’éclairage au gaz… Elle est surtout l’expression d’une société sans conscience aucune. J’aime Jésus-Christ en Flandre, j’aime ce cortège imposant des hommes de foi et de volonté qui marchent sur la mer ; quel dommage que l’auteur ne puisse pas s’empêcher de sourire en nous racontant ce beau conte de fées ! Notre âme est-elle en proie au désespoir ? Nous entrons dans une Église… non pour y épancher notre âme, pour y répandre nos larmes et nos prières, mais pour y dormir, pour y avoir un cauchemar très-poétique sans doute, mais fort peu orthodoxe, et pour nous fâcher contre le bedeau à figure horrible qui se permettra de nous réveiller. Si l’on nous parle de l’Italie et du pape, ce sera « de cette Italie de Borgia, où la religion et la débauche s’accouplaient alors si bien, que la religion était devenue une débauche, et la débauche une religion. » Notre époque se reflète dans ces historiettes fantastiques, avec ses inconséquences et ses contrastes, son prosaïsme poétique, son incrédulité superstitieuse et fataliste ; avec ses velléités de vertu et son égoïsme profond, seule base de l’édifice social actuel. On ne croira pas à l’immortalité de l’âme, mais on sera iconoclaste, et la divinité du Sauveur vous sera presque démontrée d’après je ne sais quelle belle peinture. Un jeune débauché croira qu’il n’y a qu’un père éternel, et que le malheur a voulu que ce fût le sien ! Voulez-vous assister à une canonisation ou à une orgie comme on ne voit pas d’orgie ni de canonisation ? Suivez M. de Balzac, il va partout.

Peut-être M. de Balzac ne croit-il pas lui-même la débauche si grandiose, si déifiée ; le suicide si goguenard, si bouffon ; l’anarchie des croyances et des opinions si complète ; peut-être M. de Balzac est-il un grand mystificateur… En tout cas, on se laisse attraper de bonne grâce, on va au-devant, on est complice de la mystification, et s’il se moque du lecteur, le lecteur ne le lui rend jamais. Quelquefois, dans une de ces boutades de familiarité qu’on croit pouvoir se permettre in petto, avec un auteur dont on recherche avidement les moindres pochades, on l’apostrophe ainsi, avant de se mettre sous le charme de son talent : « Allons, sorcier ! à propos de quoi vas-tu faire de l’esprit, du style, de la magie ? Est-ce encore quelqu’un de nos généraux qui se déshonore en Espagne, dans le pays des cruautés, par une cruauté plus raffinée et presque gratuite ? J’ai lu El Verdugo et son dénouement sanguinaire ; je l’ai lu, et je suis un peu moins fier d’être Français… Est-ce encore quelque aventure atroce, comme celle de cet œil que l’on écrase, et capable de mettre les attaques de nerfs en permanence dans toutes les pensions de jeunes demoiselles ? Vas-tu nous développer cette consolante pensée : que les vérités ne sortent de leurs puits que pour prendre des bains de sang ? Tiens-tu en réserve quelque suite à cette grande apologie paradoxale de la Saint-Barthélemy, que tu nous as donné dans les Deux Rêves ? Ah ! c’est peut-être une scène oubliée de la Comédie du Diable, dont le début s’appelle, comme celui de la messe, l’Introït ! Ô frondeur impitoyable, tu as soulevé bien des questions dans cette farce satanique, et peut-être est-elle un peu mesquine, malgré tes légions de personnages ; un peu froide même, quoique la scène se passe en enfer… Qu’importe ? personne n’a sifflé. C’est toi, l’auteur, qui nous as sifflés tous, pauvres spectateurs ! Emporte-nous encore dans ton char philosophico-fantastique, où la tête tourne, où la raison cède souvent les rênes à la folle du logis… Mais, pour Dieu ! si tu trouves encore sur ton chemin quelques mystères physiologiques, psychologiques et autres, dévoile-nous-les une bonne fois, dans toute leur profondeur, et ne les aborde pas d’un air si dégagé. Commence, parle, l’homme aux hallucinations ! dispose de nous. Au diable nos préjugés scientifiques, religieux, politiques, littéraires, nos convictions plus ou moins intéressées, plus ou moins flexibles, plus ou moins niaises… Parle ! En quoi veux-tu que nous ayons foi, ou plutôt que nous n’ayons pas foi aujourd’hui ? À toi notre âme pour vingt-quatre heures ! »

Tout le monde a entendu parler de cette miraculeuse Peau de Chagrin, avec laquelle il n’y a qu’à désirer pour obtenir, mais qui diminue alors et qui retranche à chaque souhait plusieurs années de vie à son possesseur. Ce roman a déjà subi je ne sais combien d’analyses, de louanges, de critiques. Je suis honteux de venir si tard faire ma petite chicane à l’auteur, qui probablement, comptait sur la prescription, et se croyait bien tranquille.

Je sais qu’il arrive souvent qu’un homme, en proie à quelque violent orage de l’âme, agisse de manière à dérouter toutes les prévisions. Cependant je sens toujours en moi diminuer l’illusion et l’intérêt quand le poète choque la vraisemblance dans le jeu des passions. Une femme vaine, froide et coquette a influé d’une manière profonde et fatale sur la vie de Raphaël. Pour Fœdora, il a souffert toutes les tortures ; à quoi ne s’est-il pas réduit, rien que pour paraître devant elle avec des bottes décentes et un gilet blanc ! dans les inexprimables angoisses de sa misère et de sa fierté, il s’est mis aux gages d’un fabricant de mémoires, stupide comme la mule de don Miguel. Pour Fœdora, il a voulu éteindre son âme et se tuer dans la débauche… Oh ! que de fois l’infortuné a dû implorer quelque puissance magique pour la voir amoureuse folle de lui, cette Fœdora, la femme sans cœur, Fœdora la superbe, pour la voir humble comme la Courtisanne de La Fontaine ou la Marion de Victor Hugo, versant des larmes d’amertume et de repentir, et attendant d’un mot de lui toutes les joies du ciel ou tous les tourmens de l’enfer… Et au moment où il va mourir, mourir à cause de cette femme, au moment où sa pensée doit en être obsédée, il demande à son talisman… Un bon souper !…

M. de Balzac a de l’observation au suprême degré, et une grande imagination de style. Le mot fascination revient souvent dans ses phrases, et je n’en trouve pas de plus juste pour exprimer l’effet qu’elles produisent. Rien de plus éblouissant, de plus prestigieux que certaines pages de la Peau de Chagrin. L’auteur dit tout, et son expression est toujours chaste. Il sait jeter une enveloppe capricieuse et fantastique sur ce qui veut être deviné, et par des touches brusques, incisives, pittoresques, mettre en relief les hommes, les choses, les systèmes, les idées. Puis, ce sont des descriptions pleines de vie, des digressions adorables : la débauche, les dettes, le suicide… Je voudrais bien citer quelques lignes de M. de Balzac pour dédommager le lecteur des miennes.

« Je me souviens, dit Raphaël, en parlant de sa pauvre mansarde, je me souviens d’avoir souvent mangé délicieusement et gaîment mon pain, mon lait, assis auprès de ma fenêtre, en respirant l’air du ciel, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue me parut monotone, bientôt j’y découvris de singulières beautés. Tantôt, le soir, des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original. Tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement les rues dans les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Puis, parfois, de rares figures se dessinaient au milieu de ce morne désert ; c’était, parmi les fleurs de quelque jardin aérien, le profil anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des capucines ; ou, dans le cadre d’une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je n’apercevais que la jolie tête et les longs cheveux élevés en l’air par un bras éblouissant de blancheur. »

Le merveilleux des Mille et une Nuits qui s’attache à la destinée d’un Parisien que nous avons rencontré souvent, et avec lequel nous avons peut-être fait une partie d’écarté, a quelque chose qui choque ; mais une fois le premier coup porté, le croyable et l’invraisemblable s’identifient aux yeux du lecteur (qu’on me passe la comparaison), ainsi que le calorique et le carbone dans un brasier. Le possible et l’impossible sont tellement fondus, amalgamés dans cette singulière histoire, qu’on ne peut vraiment pas plus tirer une ligne de démarcation entre eux qu’entre l’intelligence et la matière, qu’entre l’âme et le corps. Tout peut être naturel ou non ; la contractilité des peaux et leur raccornissement, les passions volcaniques de Raphaël, l’obsession d’un monomane, M. de Balzac se joue de notre incrédulité avec tout cela. Puis, quand Raphaël est heureux, c’est-à-dire quand il est aimé, il veut détruire son talisman fatal, et n’en peut venir à bout. Il essaie inutilement sur la Peau de Chagrin l’action de la physique et celle de la mécanique ; et l’auteur nous donne un procès-verbal de l’opération tellement clair et détaillé, qu’on ne sait plus que penser. Raphaël jette sa Peau de Chagrin au fond d’un puits, son jardinier la retire, et veut absolument qu’il examine ce singulier phénomène. S’il l’eût lancée à la mer, son cuisinier l’aurait retrouvée dans le premier poisson qu’il eût éventré ; si c’eût été dans le cratère du Vésuve, le volcan eût fait éruption tout exprès pour la lui rejeter à la figure. Cette Peau de Chagrin, à tout prendre, n’est pas plus absurde que le nœud de la plupart des drames et des romans que nous admirons. Toute la différence est peut-être qu’ici l’impossibilité matérielle est audacieusement mise à nu, et que là elle est déguisée plus ou moins maladroitement. Ici on la voit d’abord, et on finit par la perdre de vue ; là, on la découvre et on la voit toujours… Je parlais un jour du beau tableau de M. Delacroix devant quelques personnes qui ne le connaissaient pas ; on se récria contre cette liberté allégorique, descendant sur les pavés de nos barricades, et marchant poudreuse au milieu du peuple de juillet… Mais, regardez le tableau de M. Delacroix, lisez la Peau de Chagrin de M. de Balzac, et vous croirez à la magie des arts…


Émile Deschamps.