Aller au contenu

Lord George Bentinck et M. Disraeli

La bibliothèque libre.
Lord George Bentinck et M. Disraeli
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 793-824).

LORD GEORGE BENTINCK.




Lord George Bentinck, a political biographie,
by B. Disraeli, member of parliament ; 1 vol. London, 1852.




Il n’y eut jamais de situation parlementaire plus forte que celle de sir Robert Peel à la fin de la session de 1845. Les élections de 14841 avaient donné au chef des conservateurs une majorité de près de 100 voix dans la chambre des communes. Les whigs, conduits par lord John Russell, avaient été délaissés avec éclat par le pays, et voyaient décroître de jour en jour leur nombre, leurs forces, leurs espérances. Les questions économiques étaient la préoccupation générale de l’Angleterre ; les grands groupes d’intérêts matériels, qui sont les agens de la richesse de ce peuple. faisaient alors mouvoir les principaux rouages de sa vie politique ; l’intérêt agricole, l’intérêt manufacturier, l’intérêt commercial, l’intérêt colonial, l’intérêt de la marine marchande, s’appliquaient à étendre ou à maintenir leur situation, et prenaient pour champ de bataille les tarifs de douane. Or, sir Robert Peel était sans rival dans le gouvernement des intérêts matériels. Personne ne savait dresser un budget plus adroitement et plus heureusement que lui ; personne ne débrouillait avec plus de souplesse la métaphysique des questions de banque ; personne ne savait mieux établir dans un remaniement de tarifs une exacte balance entre les exigences contradictoires des intérêts hostiles. En un mot, la passion de l’Angleterre en ce temps-là était d’être gouvernée comme une gigantesque maison de commerce, et Peel était, de l’aveu de tous, le meilleur gérant qu’elle pût avoir à sa tête. Le ministre ne rencontrait pas de difficultés dans la politique intérieure. Le système qu’il avait appliqué à l’Irlande avait réussi. Ce système avait été à la fois ferme et libéral : d’un côté, il avait réprimé l’agitation du rappel en faisant condamner O’Connell par le jury ; de l’autre, il avait donné une satisfaction aux catholiques en dotant le séminaire de Maynooth. Sa position vis-à-vis de l’étranger augmentait sa puissance et son prestige. L’avènement de sir Robert Peel en 1841 avait été salué par les gouvernemens conservateurs du continent comme finissant l’ère des agitations révolutionnaires qui travaillaient l’Europe depuis 1830. Sir Robert Peel en Angleterre, le prince de Metternich en Autriche, le roi Louis-Philippe en France, se donnaient la main pour consolider l’ordre européen. Ces hommes illustres se rapprochaient par de frappantes analogies de lumières, d’expérience, de sagesse et de modération. Ils étaient les uns pour les autres une garantie mutuelle, et leur autorité, dans leurs pays respectifs, ne semblait devoir finir qu’avec leur vie. Telle était la situation de sir Robert Peel à la fin de la session de 1845. Tout à coup un accident fit broncher sa politique et crouler les combinaisons et les espérances qui s’y appuyaient.

La menace de mauvaise récolte qui éclata sur l’Angleterre à l’automne de 1845, commença en effet cette série d’accidens dont la politique de l’Europe a été le jouet jusqu’à ce jour. La crainte de ce fléau rompit l’équilibre que sir Robert Peel avait si heureusement établi entre les grands groupes d’intérêts qui se partagent l’Angleterre. Un tarif protecteur restreignait la libre importation des céréales dans le Royaume-Uni. C’était justement cette loi protectrice qui délimitait depuis quatre ans les partis dans le parlement et dans le pays. D’un côté, les whigs, unis aux économistes et aux grands manufacturiers, combattaient la loi des céréales. Dans les derniers temps, ils avaient été secondés par une association colossale qui avait à Manchester son ardent foyer, et dont le meneur, un fabricant devenu membre de la chambre des communes, M. Cobden, avait fait rayonner les principes dans ses prédications véhémentes. Cette ligue contre la loi des céréales allait pourtant se dissoudre, faute de fonds, au moment où la peur de la famine vint lui fournir le plus puissant des argumens et un moyen d’influence irrésistible sur l’imagination populaire. De l’autre côté étaient les propriétaires du sol, les fermiers et tout le parti conservateur. Les élections de 1841 s’étaient faites sur la question de la libre importation du blé. Les whigs y avaient arboré le drapeau de la liberté du commerce ; les tories, par l’organe de sir Robert et de ses collègues du ministère, avaient pris la protection pour devise. Or, l’immense majorité du pays s’était prononcée en faveur de la protection et des tories, et à la victoire des tories sir Robert Peel devait le pouvoir qu’il occupait avec tant d’autorité et de bonheur depuis quatre ans.

L’opinion effrayée de la perspective de la disette concentrait son anxiété et ses inquiétudes sur cette question : — que fera le gouvernement ? Que le ministère fût vivement ému de la crise alimentaire qui s’annonçait, on n’en pouvait- douter ; car, dans les premiers jours de novembre, quatre conseils de cabinet avaient eu lieu en une semaine. Que s’était-il passé dans ces longues délibérations ? On l’ignorait. Les ministres s’étaient séparés sans rien laisser transpirer de leurs desseins. Lord John Russell saisit l’occasion de cette inaction apparente de sir Robert Peel pour frapper un coup décisif et tenter de relever la popularité et la fortune du parti whig. Il était alors à Édimbourg, et de là, sans consulter ses amis, usant avec une audacieuse promptitude des prérogatives extrêmes d’un chef de parti, il lança sous la forme d’une lettre à ses commettans, les électeurs de la cité de Londres, un manifeste où il réclamait impérieusement l’abolition immédiate et définitive de toute loi restrictive de l’importation des céréales. La lettre de lord John Russell était datée du 22 novembre. Sir Robert Peel se hâte de convoquer le cabinet. Le même mystère continuait à voiler les intentions du conseil, lorsque tout à coup, le 6 décembre, on apprend la démission du ministère. Le 8, la reine fait appeler lord John Russell, qui était encore à Édimbourg. Lord John arrive le 11, accepte avec sa hardiesse habituelle la mission qui lui est offerte de former un cabinet. Pendant huit jours, il négocie ; mais, ne pouvant surmonter la répugnance de quelques-uns de ses amis à subir lord Palmerston pour collègue, il finit par renoncer à sa tentative. La reine rappelle alors sir Robert Peel, lequel reprend le pouvoir avec tous ses anciens collègues, — moins un seul, lord Stanley, ministre des colonies dans le précédent ministère, le nième qui est aujourd’hui premier ministre sous le nom de lord Derby.

Parmi ces mouvemens extraordinaires qui tenaient en suspens l’Angleterre et l’Europe, voici ce qui s’était passé :

En convoquant le cabinet le 1er novembre 1845, sir Robert Peel appela son attention sur la nécessité de prendre des mesures immédiates pour faire face à la disette qui s’annonçait, et pourvoir particulièrement à la détresse de l’Irlande, où sévissait la maladie des pommes de terre. Suivant lui, deux voies s’ouvraient au gouvernement : ou décréter par un ordre en conseil la suspension de la loi restrictive de l’importation des céréales, ou convoquer le parlement dans quinze jours pour lui proposer cette suspension. Sir Robert Peel ajouta que la première solution lui paraissait préférable, et qu’il était prêt à en assumer sur lui la responsabilité ; il avoua d’ailleurs à ses collègues que ses idées sur les principes de la politique commerciale de l’Angleterre étaient changées, qu’il renonçait au système protecteur, et se ralliait à la liberté du commerce ; il conclut donc en exprimant l’opinion que, quelle que fût la voie adoptée par le gouvernement, une fois la suspension de la loi des céréales accordée, il lui paraissait impossible de rétablir encore cette loi. Cette ouverture fut froidement reçue par les autres ministres, et vivement combattue par lord Stanley. Ces discussions remplirent les quatre conseils de cabinet tenus dans la première semaine de novembre. La grande majorité du ministère se rangea à l’opinion de lord Stanley ; sir Robert Peel n’eut pour lui que trois de ses collègues : lord Aberdeen, sir James Graham et M. Gladstone. Seulement on convint, avant de se séparer, de prendre quelques mesures d’enquête et de précaution relativement à l’Irlande, et d’attendre des renseignemens plus précis sur le déficit de la récolte, peut-être exagéré alors par la panique, comme l’événement le prouva en effet plus tard. Mais, après la lettre de lord John Russell, sir Robert Peel fit entendre à ses collègues un langage plus pressant. Sa position politique était entamée, dit-il, par le manifeste de son rival ; il ne pouvait plus garder le pouvoir qu’à la condition de convoquer le parlement le plus tôt possible, et de lui demander, avec le concours d’un cabinet uni dans la même pensée, l’abrogation des lois des céréales. Cette fois, la résistance de lord Stanley n’eut pas d’écho. Il croyait son honneur engagé à maintenir les principes de politique commerciale qui avaient présidé à la victoire du parti conservateur et à la formation du ministère ; tout ce qu’il pouvait accorder au danger public, c’était la suspension temporaire des lois restrictives. Cette concession n’avait point suffi à sir Robert Peel ; le ministère s’était retiré. Enfin, les efforts tentés par lord John Russell pour composer un cabinet whig ayant échoué, sir Robert Peel était rentré au pouvoir en dictateur.

En ce moment, — la résolution de sir Robert Peel étant connue de l’Angleterre et de l’Europe, — si le parti conservateur demeurait fidèle, au principe de la protection, quelle destinée pouvait-on lui prédire ? Si les membres de ce parti s’avisaient de résister à l’impulsion du ministre, quel coup étaient-ils capables de porter à la fortune de celui qu’ils suivaient si docilement depuis seize ans comme leur chef ? Laissés à eux-mêmes, pourraient-ils seulement demeurer un parti ? Entre le ministre et eux quel contraste ! Sir Robert avait pour lui l’opinion récalcitrante de ses collègues déjà domptée, la faveur de la cour, la considération de l’Europe, la confiance des hommes d’affaires, les applaudissemens de la puissante ligue des libres échangistes, dont les clameurs semblaient être la voix du peuple anglais tout entier, l’impuissance constatée aux yeux du monde de ses rivaux politiques, qui venaient de remettre entre ses mains le pouvoir qu’une occasion unique leur avait en vain livré. Que lui importait maintenant le ressentiment de ses anciens amis ? Sans lui, que seraient les conservateurs ? Rien. Sans les conservateurs, qu’était-il ? Tout. Il cessait d’être l’homme d’un parti ; il était devenu l’homme de l’Angleterre et de la nécessité. Au contraire, les conservateurs avaient tout contre eux. En abandonnant leur politique commerciale, sir Robert Peel et ses collègues, l’élite du parti, les dénonçaient au public comme les ridicules sectateurs de préjugés absurdes et de routines surannées. Ils n’avaient pas d’orateurs accrédités qui pussent les défendre, car tout ce qu’ils avaient produit d’hommes distingués, expérimentés, rompus aux affaires, éloquens, étaient arrivés au pouvoir avec sir Robert Peel et l’avaient suivi dans sa défection. Des anciens ministres, le seul qui leur fût resté fidèle était lord Stanley, le premier, il est vrai, des debaters anglais, celui que sir E. Bulwer Litton a si bien nommé le prince Rupert de la discussion ; mais sir Robert Peel l’avait prudemment emballé dans la chambre des lords, écartant ainsi de la chambre des communes, la seule arène des luttes parlementaires, le seul adversaire qu’il eût pu y redouter. Les conservateurs n’étaient pas davantage organisés pour la résistance ou pour l’attaque, car une majorité représentée au pouvoir par ses chefs renonce aux habitudes militantes des oppositions, et abdique son initiative entre les mains du gouvernement auquel elle a confié toutes ses forces offensives et défensives. Aussi, la situation des tories qu’on supposait hostiles à la nouvelle politique du ministre n’était qu’un objet de raillerie pour les free traders. M. Cobden, dans les derniers meetings de la ligue, leur prêchait d’un ton moqueur la résignation. On riait d’avance de la figure qu’allaient faire ces pauvres country-gentlemen, battus, dans la propre chambre où ils étaient entrés en vainqueurs, par les propres ministres qu’ils avaient hissés au pouvoir. Les ministres étaient les premiers à se rire de leurs impuissantes colères. « Nous n’aurons affaire, disait dédaigneusement l’un d’eux à un spirituel diplomate, qu’à une opposition de bœufs gras ; les protectionistes ne seront pas capables de soutenir le débat pendant deux séances. »

Deux hommes pourtant assistaient alors avec indignation au revirement politique de sir Robert Peel, et méditaient obscurément pour leur parti une vengeance éclatante ; l’un était M. Disraeli, l’autre lord George Bentinck.

Mentionner d’abord M. Disraeli, c’est remplir une lacune qu’il a laissée dans le livre qu’il vient de publier, en s’effaçant avec un excès de réserve derrière la vive figure de lord George Bentinck. M. Disraeli était un des rares membres du parti tory que le changement de sir Robert Peel ne surprenait point. Il avait rompu depuis deux ans avec le premier ministre. Coningsby, le roman-pamphlet publié avec un immense succès en 1844, était une véhémente satire non-seulement de la politique, mais du tempérament de sir Robert. Personne n’avait fait une étude plus attentive du caractère et de l’esprit du grand homme d’état, personne n’en avait saisi avec une perception plus pénétrante les côtés faibles, personne n’avait encore touché ses défauts de traits plus incisifs et plus justes. M. Disraeli reprochait à sir Robert Peel de ne donner pour base ni à sa politique ni à la vie de son parti aucun principe élevé et permanent, de mettre sa gloire dans l’habileté des compromis et dans le succès d’expédiens temporaires, au lieu de la placer en des idées largement conçues, franchement proclamées et fidèlement pratiquées ; il lui faisait surtout un crime de passer sa vie à piller les opinions et les systèmes de ses adversaires et à renier les intérêts et les doctrines de son parti. M. Disraeli exprimait ces critiques par des mots qui restaient, par des coups de crayon qui traçaient la caricature ineffaçable de sir Robert Peel. Il avait dit, par exemple, que sir Robert avait trouvé les whigs au bain et s’était enfui avec leurs habits. À la fin de la session de 1845, il avait été prophète. Il prédit qu’entre les mains du premier ministre la cause de la protection était alors dans le même péril que celui où était en 1828 la cause du protestantisme à la veille de l’acte d’émancipation, et il appela la politique soi-disant conservatrice du gouvernement « une hypocrisie organisée. »

Pendant les mouvemens de cabinet de novembre et de décembre, M. Disraeli était à Paris, où avant la crise il se proposait de passer l’hiver. M. Disraeli avait l’honneur d’approcher le roi Louis-Philippe, pour lequel il n’a jamais caché son admiration et sa sympathie. Il put suivre de près sur l’esprit du roi le retentissement des événemens de Londres. Le roi Louis-Philippe avait d’abord été très ému de la retraite de sir Robert. Avec cette vivacité de coup d’œil qui semblait tenir en lui de l’instinct plus que de la réflexion, il vit, lord Palmerston rentrant au pouvoir, se dérouler dans l’avenir toute une perspective de guerres et de révolutions. Lord Palmerston fit parvenir à Paris des assurances qui calmèrent un peu ces craintes ; mais le roi ne fut rassuré que quand il apprit l’échec des whigs et le retour de sir Robert Peel. Il ne regarda plus alors tous les incidens qui l’avaient si fort agité que comme une tactique adroite par laquelle sir Robert Peel s’était préparé un triomphe. Il crut que la reine, le parlement et la nation s’étaient réunis pour donner carte blanche au ministre. M. Disraeli éleva respectueusement des doutes sur la justesse de cette appréciation.

Ne croyez-vous pas, lui demanda le roi, une sir Robert Peel fera passer ses mesures ?

— Oui sire.

— Eh bien ! alors ?

— Alors, sire, il sera renversé.

— Qui le renversera ? Le pouvoir a été offert à lord John Russell, qui l’a refusé. Je puis vous dire que le duc de Wellington affirme que le ministère est bien établi. Je me souviens, ajouta le roi avec un sourire de confiance, du temps où l’on disait que M. Pitt ne durerait pas six semaines, et il est resté ministre vingt ans. »

Malheureusement pour nous, M. Disraeli fut encore cette fois bon prophète. Il partit aussitôt pour Londres, afin d’aider de sa personne à l’accomplissement de sa prédiction.

Mais, tout seul, M. Disraeli eût été un adversaire peu redouté : sa verve vengeresse eût à peine effleuré sir Robert Peel. Pour rallier le parti tory, il fallait un homme qui, à la force du talent, à l’énergie du caractère et à l’ardeur du dévouement, joignît l’influence acceptée d’une grande position aristocratique. Cet homme se rencontra où le ministère s’attendait le moins à le voir paraître : ce fut lord George Bentinck.

Le futur athlète siégeait depuis dix-huit ans en silence dans la chambre des communes. Fils cadet du duc de Portland, lord George descendait du Hollandais Bentinck, le confident et le compagnon de Guillaume III, dont Saint-Simon nous a raconté l’ambassade auprès de Louis XIV, et qui fonda en Angleterre une de ces grandes maisons aristocratiques unies de fortune et de puissance à l’œuvre de la révolution de 1688. Lord George Bentinck fut, tout jeune, secrétaire particulier de Canning, lequel avait épousé une sœur de la duchesse de Portland. On ne pouvait commencer à meilleure école une carrière publique. Lord George avait aussi remplacé, à la chambre des communes, dans la représentation du bourg de King’s-Lynn, son oncle, lord William Bentinck, ancien gouverneur-général de l’Inde. Ces débuts promettaient. Cependant, soit que la mort prématurée de Canning l’eût dégoûté de la politique, ou que ses inclinations le portassent ailleurs, il quitta cette voie. Il suivit quelque temps la profession des armes ; puis, tout en conservant sa place au parlement, il absorba sa vie dans les passe-temps nationaux et les ardens hasards du turf. Il avait le plus beau haras de l’Angleterre ; il était le plus hardi et le plus heureux parieur ; il régnait sur le monde des courses. La chambre, où il était peu assidu, était pour lui comme un club dont un homme de la société ne peut se dispenser de faire partie. Il n’y venait guère que les jours où un vote devait décider du sort d’un cabinet. Dans ces occasions-là, on le voyait arriver le soir fort tard, quelques instans avant la division, couvert d’un paletot blanc, sous lequel débordait sa veste de chasse rouge. Il possédait néanmoins une influence personnelle considérable dans l’assemblée. Les sporting men y sont très nombreux ; lord George avait parmi eux beaucoup de compagnons et d’amis qui reconnaissaient sa supériorité et lui témoignaient une déférence marquée. Tout annonçait en effet, dans Bentinck, l’homme d’action et de commandement : vivacité d’intelligence, netteté de jugement, promptitude de décision, franchise et droiture de cœur, ténacité d’opinion, audace d’esprit, ferveur dans l’amitié et dans la haine. Les traits et l’aspect de sa personne étaient la fidèle expression de cette énergique et fière nature. Il était grand et de haute mine ; il avait le front élevé et blanc, le nez aquilin, la lèvre supérieure courte ; l’émotion colorait facilement son visage patricien, ses yeux noirs lançaient le feu de son esprit et de son ame dans des regards brillans, perçans, impérieux, incapables de tromper ou d’être trompés. Il était manifeste que partout où il voudrait dépenser ses mâles facultés, un pareil homme avait sa place au premier rang.

La carrière politique de lord George Bentinck s’était donc bornée à des votes presque toujours muets. Ces votes avaient été conformes aux principes libéraux et conservateurs qu’il tenait de Canning. Il avait adhéré à l’émancipation des catholiques et au bill de réforme. Il avait soutenu le ministère whig de lord Grey, où étaient entrés plusieurs anciens collègues de Canning, et dans lequel il refusa une place qui lui était offerte ; mais il passa dans l’opposition et du côté de sir Robert Peel, lorsque lord Stanley, son ami, se sépara des whigs. Lord George ne faisait jamais à moitié les choses ; il devint un des plus chauds partisans de sir Robert Peel. Sa confiance dans cet homme d’état était absolue. À la fin de la session de 1845, quand M. Disraeli osa prédire la prochaine défection du ministre, lord George Bentinck fut un des conservateurs qui protestèrent le plus vivement contre cette attaque qu’il regardait comme une calomnie, et qui s’exprimèrent le plus amèrement sur le compte du malencontreux prophète. La désertion de sir Robert Peel tomba donc comme un coup imprévu sur l’esprit et le cœur de lord George Bentinck. Qu’on juge de l’effet qu’une déception pareille produisit sur ce caractère sincère et véhément. Il apprit à la campagne cette péripétie. Il ne prit conseil que de lui-même, se prépara, par une vaste enquête sur la situation alimentaire du pays et sur tous les intérêts menacés, à combattre la nouvelle politique du ministre, et résolut de venger l’honneur de son parti, victime suivant lui, d’une trahison outrageante.

Avant de voir s’engager la lutte que rêvaient seuls en ce moment M. Disraeli à Paris et lord George Bentinck au fond d’un comté d’Angleterre, il n’est peut-être pas inutile de rappeler la nature des promesses faites par sir Robert Peel et ses amis, vers la fin de 1841, à la cause de la protection agricole. Si on les oubliait, on n’aurait pas la mesure des griefs des tories de 1846, et l’on s’exposerait à être injuste envers eux. Je ne sais qu’une façon de donner une idée exacte des anciennes professions de foi de sir Robert Peel : c’est de recourir à ses propres paroles. Qu’on lise, par exemple, ce morceau choisi dans vingt discours animés du même esprit ; voici le refus que sir Robert opposait au free trade, patroné par les whigs : « Quand même, disait-il, vous pourriez me prouver que les vrais principes du commerce nous commandent d’acheter du blé sur le marché le moins cher, et de retirer de l’Angleterre les capitaux qui ont fertilisé nos terres de qualité inférieure, pour en enrichir les plaines désertes de la Pologne, nous hésiterions encore. Nous conserverions avec douleur le souvenir des tableaux rians qu’on voudrait nous enlever. Nous verrions avec regret la culture descendre du sommet des collines qu’elle a couvertes sous l’influence de la protection, et d’où elle contemple avec joie les progrès d’un travail prospère. Si vous nous persuadiez que vos plus brillantes espérances dussent se réaliser, que ce pays dût devenir le grand bazar du monde, même alors, quand tous vos présages de félicité devraient s’accomplir, nous n’oublierions pas que nous devons à la protection donnée pendant deux cents ans à l’agriculture - nos marais desséchés, la santé du peuple améliorée, la vie commune prolongée, et tout cela, non aux dépens de la prospérité manufacturière, mais parallèlement à ses miraculeux progrès. Si vous nous aviez invités à abandonner le système protecteur avec toute l’autorité d’une administration unie, en déployant une sagacité supérieure et des raisons triomphantes, nous aurions été sourds à votre appel ; mais vous ne nous présentez que des conseils divisés et des faits contradictoires. Nous refusons donc péremptoirement de remettre notre jugement à votre conduite et de livrer la protection de l’agriculture à la loterie d’une législation hasardeuse. » Sir James Grabam, qui exerça, dit-on, une influence décisive sur la conversion de sir Robert Peel au free trade, prononçait en 1841 des discours non moins fleuris et plus pathétiques en faveur de la protection. Ce qu’il reprochait surtout au free trade, c’était d’amener un déclassement inévitable dans la main-d’œuvre et de jeter dans les villes les ouvriers des champs. Cette perspective lui arrachait des larmes. « oh ! disait-il, que la chambre y pense bien, avant de prendre une décision qui amènerait des déplacemens de travail. On ne sait ce qu’entraînent de souffrances et de douleurs ces eaux tranquilles dont on détourne le lit. On n’a pas l’idée des misères qu’engendrent les changemens d’habitudes, de demeures, de mœurs, de manière de vivre. Quel déplacement plus cruel le despotisme lui-même pourrait-il infliger ? Le pauvre laboureur renonçant aux pures et fraîches matinées de la campagne pour aller s’éveiller au son lugubre de la cloche d’une manufacture, abandonnant le cottage, le jardin fleuri, le village verdoyant pour les cellules sombres d’une cité populeuse, les joies innocentes des rustiques promenades du dimanche pour la débauche soucieuse où se corrompent les multitudes agglomérées ! Quels sont les moralistes qui n’élèveront pas la voix contre ces effroyables conséquences de la mesure que l’on propose ? Ne me parlez plus des Polonais déportés en Sibérie ; les auteurs du plan qu’on discute veulent accomplir sur leur terre natale une cruauté plus atroce. Tel est le premier pas qu’on veut faire pour transformer l’Angleterre en bazar du monde ! J’espère que cette proposition sera rejetée ; si elle était adoptée, ce pays est le dernier au monde que je voudrais habiter. » Ces paroles et mille protestations semblables résonnaient encore dans la mémoire des représentans de l’agriculture. On avouera qu’après avoir porté au pouvoir les hommes qui tenaient en 1841 untel langage, les tories durent croire qu’ils avaient mis dans une forteresse imprenable le principe pour lequel ils avaient combattu et vaincu aux hustings. Et maintenant, à la fin de 1845,- après quatre ans écoulés, ces mêmes hommes allaient livrer la place à l’ennemi.

L’heure fatale sonna enfin où le parti conservateur devait connaître son sort. Le parlement se réunit le 22 janvier 1846. Il n’y avait eu aucun concert préalable entre les membres du parti tory. La plupart des protectionistes n’étaient venus à Londres qu’à la veille de l’ouverture de la session. Lord George Bentinck arriva le jour même. On eût dit qu’ils avaient voulu rester éloignés le plus long-temps possible d’une scène où ils n’entrevoyaient que des humiliations et des désastres pour leur cause. La nécessité de combattre des hommes qui avaient été jusque-là leurs amis dans la vie privée, et dont l’élévation au pouvoir avait été l’œuvre et l’orgueil de leur vie publique, remplissait le plus grand nombre de tristesse. Les plus irrités ne pouvaient prévoir au bout de cruels déchiremens que la débâcle de leur parti, et puis un long avenir de confusion, d’obscurité, d’impuissance. Quelques-uns espéraient encore que sir Robert Peel n’abandonnerait pas absolument les intérêts de l’agriculture et les opinions de sa vie ; d’autres se résignaient par désespoir. Au début de cette première séance, l’attitude des protectionistes n’exprimait que l’abattement au fond, et à la surface une curiosité morne.

Après que l’adresse eut été proposée et soutenue par deux amis du ministère, sir Robert Peel se leva, et un silence avide préluda à ses premières paroles. Le discours du ministre fut fort long. Il traita une telle diversité de sujets avec une telle prodigalité de détails et une telle variété de tons, que, pendant deux heures, les impressions des protectionistes changèrent plusieurs fois. Les premiers mots réveillèrent quelque espérance ; sir Robert repoussait comme téméraires et comme immérités les jugemens qu’on avait portés sur lui avant de l’entendre. Cette lueur dura peu : il avoua que la mauvaise récolte n’était que le prétexte accidentel des mesures qu’il allait proposer, et que ses opinions étaient complètement changées au sujet de la protection et du libre échange. Le ministre voulut alors justifier ce changement d’opinion par une discussion des généralités philosophiques du système libre échangiste, qui n’était guère dans sa manière oratoire, et qui faisait courir des frissons d’indignation dans les rangs des protectionistes. Sir Robert Peel amortit un peu ce sentiment en essayant de démontrer, par l’expérience des récentes réformes de tarifs, la supériorité de la politique libre échangiste. Ici, il endormit et noya dans les infiniment petits l’attention de ses auditeurs. Il disséqua les articles du tarif qui avaient été dégrévés ; il analysa, par exemple, la statistique des importations et les prix courans comparés du lard et du porc salé, de telle sorte que la grandeur de la question qui tenait les partis en haleine et le pays en suspens disparaissait dans la petitesse des détails, comme un fleuve dans les sables. Après cela, sir Robert Peel vint à la disette actuelle ; il en fit l’histoire, en supputa l’étendue, et lut la volumineuse correspondance qu’il avait reçue à ce sujet de ses agens ; il passa ensuite au récit de la crise ministérielle ; enfin il arriva à sa péroraison. À ce moment, il y eut dans son attitude et dans ses paroles un changement remarquable. Il avait débuté sur un ton caressant, modeste, humble presque ; il eut en terminant des accens de colère et de menace contre ceux de ses anciens partisans qui l’accusaient : il leur porta avec hauteur le défi de le renverser du pouvoir ; il se vanta d’avoir mis fin aux agitations politiques ; il fit valoir l’autorité de sa vieille expérience d’homme d’état en rappelant qu’il avait servi quatre souverains ; il déclara, et ce fut son dernier mot, que « c’était une tâche difficile de maintenir l’action combinée d’une monarchie ancienne, d’une aristocratie superbe et d’une chambre des communes réformée. » Ce qui revenait à dire que cette tâche, seul il pouvait l’accomplir, et que les tories devaient tout permettre au seul ministre qui fût capable de les préserver d’une révolution.

Lord John Russell se leva immédiatement après sir Robert Peel. L’émotion que les dernières paroles du ministre excitèrent sur les bancs des conservateurs eut le temps de se refroidir, pendant que lord John Russell racontait longuement l’histoire de son cabinet mort-né. Quand il eut fini, la discussion sembla close. Jusqu’à ce moment, le parti protectioniste n’avait donné aucun signe de vie. Si la séance se fût terminée là, si personne ne venait revendiquer ses principes et protester contre la conduite du ministre, si le parti restait sous le coup du langage dédaigneux et impérieux de sir Robert Peel, il eût semblé, aux yeux du pays, accepter sa défaite ; c’en était fait de son existence dès le premier jour. M. Disraeli le comprit, et, se levant spontanément, il saisit l’occasion aux cheveux.

M. Disraeli n’avait jamais pris la parole plus à propos, dans une circonstance plus grande et dans des conditions plus favorables à la nature de ses opinions et aux facultés éminentes de son talent. Ce qui est hors ligne dans l’originalité littéraire de M. Disraeli, c’est sa verve de satiriste. Il a décrit lui-même dans Contarini Fleming, un de ses romans les plus curieux, les étranges accès de gaieté satirique auxquels il est sujet. « Il y a des momens, dit Contarini, où je suis sous l’influence d’une sorte de sentiment que je pourrais appeler une audace heureuse : c’est un mélange d’insouciance et de confiance en moi qui a un effet prodigieux sur mon organisme. Dans ces momens-là, je ne calcule jamais les conséquences, tout me semble aller bien. Je me sens en bonne fortune. Les choses ne s’offrent à moi que par le côté plaisant ; je ne vois qu’images bouffonnes ; j’étonne les gens par des éclats de rire sans cause ; je tourne en ridicule tout ce qui me tombe sous la main ; je hausse les épaules, et je ne parle que par épigrammes. » M. Disraeli était évidemment dans une de ces ivresses de gaieté épigrammatique, quand il se leva pour répondre au premier ministre. Par ses opinions, ses prétentions et le ton de ses dernières paroles, sir Robert Peel avait prêté le flanc à son cruel adversaire. Il avait déprécié les liens de parti, il avait avancé qu’on lui devait la fin des agitations politiques, lorsqu’il était palpable qu’il allait sacrifier à l’agitation fomentée par M. Cobden et par la ligue de Manchester les intérêts et les principes de son parti. Puis il avait pris, en s’adressant à ses anciens amis, un air moitié irrité, moitié pompeux. Or, la pompe touche aisément au ridicule ; il n’y a pas de pâture plus appétissante pour un railleur qu’un homme qui se fâche : double amorce à la verve comique de M. Disraeli. Cette fois enfin, M. Disraeli, qui avait jusqu’alors combattu sir Robert Peel en guerillero, était sûr d’avoir derrière lui un parti compacte, dans les ressentimens duquel chacun de ses mots vengeurs éveillerait un écho et ferait éclater un applaudissement. Il était décidément en bonne fortune.

Les griefs sérieux que la conduite de sir Robert Peel suscitait au point de vue des principes parlementaires et les petits ridicules auxquels prêtaient sa personne et son discours furent fondus de la façon la plus divertissante et la plus poignante dans l’audacieuse improvisation de M. Disraeli. Chaque phrase contenait un argument saisissant enveloppé d’une image comique ou aiguisé d’un trait acéré. Ce contraste, cette perpétuelle grimace de la gravité du fond avec la comédie de la forme sont, au point de vue de l’art, le côté le plus original de ce discours. Sir Robert Peel avait d’abord annoncé sa conversion au free trade, en traitant de calomnieuses les accusations dont elle était l’objet. « Je voudrais savoir, répondait en commençant M. Disraeli, pourquoi le très honorable gentleman, qui est certainement dans la pleine maturité de ses années, n’est pas arrivé à l’opinion qu’il vient d’exposer au moment où le ministère actuel s’est formé. Que devons-nous penser de l’éminent homme d’état qui, ayant servi sous quatre souverains, ayant été appelé au gouvernement en tant d’occasions et dans des circonstances si périlleuses, a jugé nécessaire de changer, dans l’espace de trois ans, ses convictions sur cet important sujet, qu’il avait eu le loisir d’étudier durant un quart de siècle ? J’avouerai qu’un tel ministre peut être consciencieux ; mais j’ajoute qu’il a bien du malheur. Je dirai aussi qu’il est le dernier homme au monde qui ait le droit de se retourner vers son parti pour le tancer d’un air d’importance. Je trouve difficilement dans l’histoire un exemple qui se puisse appliquer à la situation du très honorable gentleman. Le seul que j’aperçoive est un incident de la dernière guerre du Levant, qui fut terminée par la politique du noble lord (lord Palmerston). Lorsque cette grande lutte s’engagea, l’existence tout entière de l’empire turc étant enjeu, le dernier sultan, homme très énergique, résolut d’armer une flotte immense. Les équipages furent composés d’hommes d’élite, les officiers étaient les plus habiles qu’on eût pu se procurer, et tous, officiers et matelots, furent récompensés avant de se battre. (Rires.) Jamais armement semblable n’avait quitté les Dardanelles depuis le temps de Soliman-le-Grand. Le sultan assista en personne au départ de la flotte ; les muphtis prièrent pour l’expédition, comme tous les muphtis prièrent chez nous pour le succès des dernières élections générales. La flotte partit ; mais quelle fut la consternation du sultan, lorsqu’il vit le grand-amiral entrer tout d’un coup dans le port de l’ennemi ! (Éclats de rire et applaudissemens.) Le grand-amiral, dans cette circonstance, fut beaucoup calomnié ! (Rires et applaudissemens.) Lui aussi fut appelé traître, et lui aussi se défendit. « Il est vrai, dit-il, que je me suis placé à la tête de cette grande armada, il est vrai que mon souverain m’a embrassé, et que tous les muphtis ont prié pour l’expédition ; mais j’avais des objections à la guerre (rires), — je ne voyais pas d’utilité à prolonger la lutte, et ma seule raison pour accepter le commandement fut de me procurer le moyen de terminer le différend en trahissant mon maître. »

Il y eut après ces paroles une explosion d’applaudissemens. La douleur, l’humiliation, la colère des tories, trouvaient enfin une issue. Les mouvemens passionnés, le tumulte des encouragemens et des éclats de rire, débordèrent dans l’assemblée, naguère sombre et engourdie, et ne cessèrent d’accompagner l’orateur. Celui-ci continua son exécution. Il montra sir Robert Peel cédant, en 1846, à l’agitation provoquée par l’école de Manchester, comme il avait cédé, en 1829, à l’agitation catholique conduite par O’Connell. Il montra sir Robert Peel arrivant au pouvoir par l’appui de son parti, puis, faute de convictions personnelles, rompant les liens et les devoirs qui unissent les chefs aux soldats, se servant du pouvoir au détriment du parti dont il exploitait la docilité, et au profit de ses anciens adversaires, auxquels il empruntait toujours leurs doctrines. « Quant à moi, s’écriait-il, je me fais une idée différente d’un grand homme d’état. J’appelle grand homme d’état un homme qui représente une grande pensée, une pensée qu’il personnifie en lui, qu’il peut et doit faire pénétrer dans l’esprit d’un grand peuple, et par le triomphe de laquelle il peut monter au pouvoir ; mais je ne me soucie ni de la position ni de la destinée d’un homme qui n’a jamais une idée originale, — qui épie toutes les variations de l’atmosphère, et cherche uniquement à se mettre sous le vent. Un tel personnage peut être un ministre fort puissant, mais il n’est pas plus un grand homme d’état que le valet qui monte derrière la voiture n’est un grand cocher. (Acclamations et éclats de rire.) Tous deux sont disciples du progrès et ont peut-être de bonnes places ; c’est tout ce qu’ils ont de commun. » M. Disraeli revint encore sur le dogme de la fidélité due par les hommes publics à leur parti : « Comme membres de la chambre des communes et sujets d’un gouvernement populaire, c’est notre droit et notre devoir de demander par quel mécanisme le très honorable gentleman est monté à la position qu’il occupe, et du haut de laquelle il gourmande si dédaigneusement ses anciens amis. Nous nous souvenons bien, — de ce côté de la chambre, et non peut-être sans rougir, — des efforts que nous avons faits pour le porter au banc où il siège. Qui ne se rappelle la politique que l’honorable gentleman soutenait alors, la cause sacrée de la protection ? la cause pour laquelle on a fait violence à des souverains, dissous des parlemens et mis dedans tout un peuple ! (Applaudissemens et rire.) Il est fort agréable sans doute d’entendre le très honorable gentleman parler, comme il vient de le faire, de ses relations avec les souverains. Il rend des visites à la reine ! Mais quelle est la reine qui aurait appelé auprès d’elle le très honorable baronnet, si, en 1841, il n’avait été placé à la tête des gentlemen d’Angleterre (bruyans applaudissemens), position bien connue pour être préférable à la confiance des souverains et des cours ? Je ne peux souffrir, quant à moi, qu’un homme vienne ici et dise : « Je gouvernerai sans égard pour les partis, quoique je me sois élevé au moyen des partis, et je ne me soucie pas de votre jugement, parce que j’attends la postérité ! » Fort peu de gens, monsieur, arrivent à la postérité ; quels sont ceux d’entre nous qui y parviendront ? Je n’ai pas la prétention de le prédire. La postérité est une assemblée très exclusive. Les hommes qu’elle admet ne sont guère plus nombreux que les planètes. Mais une chose est évidente, c’est que, tandis que nous admettons les principes du commerce émancipé, il y a un extrême danger que nous ne laissions passer le relâchement de la discipline politique. Je vous conjure donc tous, quelles que soient vos opinions sur le commerce libre, de vous opposer à l’inauguration de la politique libre. Juste ou erroné, que chacun se maintienne ou tombe avec le principe qui l’a élevé. Un ministre qui, est dans la position de l’honorable gentleman n’est pas le ministre qui devait abroger les corn-laws. La renommée de la grande majorité de cette chambre dépend du maintien de nos institutions parlementaires et non de la durée du ministère. Lorsque vous voyez un grand personnage abandonner ses opinions, ne l’applaudissez donc pas, ne donnez pas ce facile encourageaient à la tergiversation politique. Maintenez par-dessus tout la ligne de démarcation entre les partis, car c’est seulement en conservant l’indépendance des partis que vous conserverez l’intégrité des hommes publics et l’influence du parlement lui-même. » - M. Disraeli s’assit, et les applaudissemens durèrent pendant plusieurs minutes. Les tories avaient repris leur élan. Leur cartel de combat était lancé. La chambre se sépara dans une bruyante agitation.

Pour raconter l’histoire quotidienne de la résistance des tories, il n’y aurait qu’à traduire le livre de M. Disraeli. Nous nous bornerons à dire comment cette résistance fut organisée, de quelles considérations et de quels intérêts permanens de politique conservatrice elle s’appuya, et quelles en furent les conséquences.

Dès que sir Robert Peel eut exposé le détail des mesures annoncées, les protectionistes les plus considérables et les plus éminens s’appliquèrent à organiser leur parti. Lord George Bentinck eut naturellement la plus grande part dans cette organisation. Il était convaincu qu’une vigoureuse résistance opposée aux mesures de sir Robert Peel par la masse du parti conservateur dans la chambre réveillerait les sentimens encore étouffés ou inertes de leurs partisans dans le pays. On se réunit au siége de la société pour la protection de l’agriculture ; on se distribua les rôles dans le premier débat qui allait s’ouvrir ; on convint d’une tactique ; on calcula ses forces et ses chances ; on se compta, et l’on trouva que l’on avait encore tous les élémens d’un parti puissant. Seulement, on voulait un chef, un leader, et tous les yeux se tournaient sur lord George Bentinck.

On ne s’est jamais figuré en France ce qu’est le rôle du leader d’un parti dans la chambre des communes. Cette fonction, indispensable dans le jeu du système représentatif, n’a jamais été remplie dans nos assemblées. Rien ne fait plus sentir que cette lacune combien la pratique des institutions parlementaires est demeurée incomplète chez nous. Le leader d’un parti est l’homme qui en est le centre, l’ame, le recruteur, le manoeuvrier et l’orateur dans toutes les discussions. Il faut à un leader cette autorité native on acquise qui attire ou s’impose, la connaissance des hommes et le talent de les manier, la force de volonté indomptable qui peut seule surmonter les fatigues et les dégoûts inséparables de la vie publique et du contact incessant des hommes, une instruction politique universelle, l’esprit de généralisation, l’esprit de détail, surtout la présence d’esprit, d’immenses facultés de travail pour centraliser les informations et les études sur toutes les questions, une assiduité quotidienne à la chambre des communes où il est obligé de prendre presque chaque jour la parole, un talent,oratoire qui s’assouplisse au terre à terre des discussions ordinaires, et qui puisse s’élever, dans les grandes occasions, aux accens de l’éloquence ; car, en Angleterre, le leader d’un parti est comme le chef d’un contre-gouvernement : il a vis-à-vis du pays le même relief et presque la même responsabilité qu’un premier ministre ; on veut qu’il soit toujours prêt à exprimer une opinion étudiée sur toute question ; il doit chercher sans cesse à relever devant le public, par une initiative opportune et savante, le crédit moral, l’influence et la popularité de son parti ; il faut qu’il justifie par ses propres créations les critiques qu’il exerce sur la politique de ses adversaires ; enfin c’est le seul homme qui n’ait pas le droit de s’absenter, de se taire et de se reposer un seul jour. On voit bien que, sans leader, un parti ne saurait avoir, en Angleterre, de consistance ni de durée.

Lord George Bentinck recula long-temps devant ce rôle ; il le croyait trop supérieur à ses forces. Les circonstances en augmentaient les colossales difficultés. Si la tâche est rude de conduire un parti ancien, combien ne le serait-elle pas davantage de conduire un parti nouveau ou plutôt un parti à créer ! La question sur laquelle il s’agissait de combattre rendait cette perspective plus redoutable : c’était la plus vaste, la plus compliquée des questions économiques ; il fallait pour la posséder des recherches de statistique immenses, pour l’exposer une mémoire infaillible, et cet art de combiner les chiffres et de faire des arbitrages commerciaux où sir Robert Peel excellait tant. Puis il faudrait affronter sous les yeux d’un public éprouvé, qui n’épargnerait ni une gaucherie ni une erreur, les hommes d’état les plus versés dans la pratique des affaires, les orateurs les plus exercés aux discussions économiques. Lord George Bentinck ne crut pas d’abord que ses antécédens, si étrangers à cette nouvelle scène, et que son inexpérience de parole lui permissent de prendre part aux débats. Il avait eu avant l’ouverture de la session une singulière idée : c’était de faire élire à la chambre des communes quelque avocat de talent qui du moins pourrait plaider d’une voix assurée la cause de la protection, et auquel lui, lord George, se chargerait de fournir son dossier. Il fut sur le point de conclure cet arrangement avec un avocat distingué ; mais un accident empêcha l’avocat d’accepter. Lord George Bentinck se résigna à tenter lui-même l’entreprise ; il suppléa à l’expérience et à l’habitude par une force de volonté extraordinaire et par d’incroyables efforts de travail ; il réunit, au moyen d’une vaste correspondance et d’entretiens quotidiens avec les agriculteurs, les négocians, les économistes, tous les matériaux des questions de tarifs qu’il aurait à traiter ; il digéra et s’assimila cette aride langue de la statistique, les chiffres, et parvint à étonner plus tard ses adversaires par la facilité, l’abondance, l’esprit avec lesquels il sut en tirer, au profit de sa cause, des rapprochemens lumineux et des conclusions imprévues. Il se rendit en quelques semaines aussi complètement maître du Customs’ tariff qu’il l’avait été du Stud-Book. Aussi, bien qu’il eût refusé d’abord le poste de leader, il l’occupa de fait tout de suire. Il travaillait dix-huit heures par jour ; il était des premiers arrivés à la chambre des communes, prenait une part active et dirigeante aux travaux minutieux des comités, restait à son banc, excitant, encourageant ses amis, épiant ses adversaires, intervenant dans la lutte presque chaque soir pour l’attaque ou pour la riposte, et cela pendant ces longues séances de la chambre des communes qui se prolongeaient au-delà de minuit, et quelquefois jusqu’à quatre heures du matin. En sortant de la chambre, lord George Bentinck soupait ; c’était le seul repas qu’il fît de la journée, car pour conserver l’agilité d’esprit qui lui était nécessaire, et pour lutter contre un penchant léthargique de son tempérament, il se condamnait au jeûne. Voilà l’existence dans laquelle cet homme, habitué pendant quinze ans aux sains et mâles exercices, à l’activité en plein air de la vie de sport, se cloîtra par dévouaient à la mission qu’il s’était donnée. Lord George Bentinck leader d’un parti, ce fut un miracle d’énergie morale et de volonté.

Comme le mobile de lord George Bentinck n’était pas l’ambition, il faut bien reconnaître qu’il y avait un fondement essentiellement juste dans le sentiment passionné qui le souleva et le soutint contre la nouvelle politique de sir Robert. Je ne veux pas entrer dans la question économique débattue entre sir Robert Peel et son parti. Le libre échange est-il plus conforme à la vérité économique que le principe de la protection ménagée avec discernement et à propos ? Dans la situation particulière où se trouvait, en 1846, l’industrie manufacturière d’Angleterre, a-t-il été utile de sacrifier l’intérêt agricole à l’intérêt manufacturier ? Ces controverses ne sont point encore terminées en Angleterre même, puisque, six ans après les réformes de sir Robert Peel, nous assistons à l’avènement d’un ministère protectioniste, et peut-être ne sont-elles point de la compétence d’un étranger. Mais il est au pouvoir d’un étranger d’apprécier les considérations politiques sur lesquelles était fondée l’opposition de lord George Bentinck et des tories. Les conservateurs prétendaient qu’en détruisant la protection agricole, sir Robert Peel faisait trois choses révolutionnaires : en premier lieu, il opérait un déplacement de richesse, de travail, et par suite d’influence politique dans la société anglaise ; en second lieu, il donnait le mauvais exemple d’un gouvernement conservateur capitulant devant une agitation démocratique ; en troisième lieu, il brisait les liens de parti, et affaiblissait le principe du gouvernement parlementaire. Que l’abolition des corn-laws ait entraîné un déplacement de richesse et de travail, cela est aujourd’hui établi par les faits ; il ne faut pas connaître de propriétaires anglais pour ignorer la diminution considérable subie par les revenus de la propriété, et l’Irlande, dont la population a décru de deux millions d’ames depuis 1846, prouve assez le déplacement de la main-d’œuvre. Que l’acte de sir Robert Peel, cédant devant une agitation révolutionnaire, fût un précédent pernicieux aux intérêts conservateurs, l’expérience l’a également démontré, sinon en Angleterre, du moins dans le reste de l’Europe, et surtout chez nous. L’histoire de notre temps ne pourra taire que l’exemple donné par sir Robert Peel a porté un coup funeste au parti conservateur européen. Les révolutionnaires de tous les pays n’eurent pas assez d’applaudissemens pour ce ministre qui immolait un parti soi-disant rétrograde à une réforme exigée par une agitation démagogique. On présenta comme une leçon donnée à tous les gouvernemens conservateurs la conduite de sir Robert Peel ; puis on s’en fit une arme contre eux. Nous ne pourrons jamais oublier, nous Français, que le succès de M. Cobden, auquel sir Robert Peel décerna une apothéose étrange, fut l’aiguillon et l’appât de la campagne des banquets qui a produit la révolution de 1848. Enfin il n’est pas moins vrai que la violation des engagemens de parti compromettait les principes du gouvernement parlementaire anglais. Le régime représentatif est le gouvernement des majorités. Les majorités n’offrent d’appui fixe et solide au pouvoir, dans les assemblées, qu’autant qu’elles sont elles-mêmes fondées sur cette base permanente d’intérêts et de doctrines qui maintiennent l’identité des partis, et qu’autant que les hommes qui les représentent au pouvoir demeurent fidèles aux intérêts et aux doctrines dont ils sont les mandataires et les organes. Rompez ce contrat de fidélité entre les partis et leurs chefs ; il n’y a plus de majorité durable, il n’y a que des majorités flottantes. Avec des majorités flottantes, pas de pouvoir fort. Et, lorsque les institutions représentatives ne peuvent plus donner à un pays de pouvoir fort, elles se discréditent rapidement et périssent. Voilà encore une expérience où nous sommes, malheureusement pour nous, plus savans que les Anglais. Cependant l’Angleterre y est entrée depuis 1846. La scission de sir Robert Peel et de son parti a rendu impossible jusqu’à présent la formation d’une majorité homogène et disciplinée ; le malingre cabinet de lord John Russell a souffert pendant toute sa durée de cette impuissance fatale, et il vient d’en mourir.

Les trois tendances dont nous venons de parler ; déplacement téméraire de richesse et d’influence aux dépens d’une classe et en faveur d’une autre, facilité à céder à la pression d’une agitation révolutionnaire dans ses moyens d’organisation et de développement, rupture des engagemens de partis, aboutissaient au même résultat : elles faisaient verser la constitution anglaise du côté de la démocratie. C’était la vue de ce péril, non la préoccupation d’un intérêt égoïste et exclusif, qui remuait l’ame de lord George Bentinck et des hommes éminens du parti tory. C’est contre cette pente qu’ils essayèrent d’organiser une réaction. Ils croyaient que la constitution anglaise, avec les fières et nobles libertés qu’elle a procurées à l’Angleterre, serait perdue le jour où elle se laisserait envahir par la démocratie. Se trompaient-ils ? Il n’y a que ceux qui n’ont rien compris aux révolutions contemporaines et qui ignorent que la démocratie est la forme qui enveloppe, aujourd’hui comme dans l’antiquité, la décadence des sociétés civilisées, il n’y a que ces aveugles qui oseront l’affirmer.

La tactique de lord George Bentinck et des tories pendant toute la discussion des mesures de sir Robert Peel fut singulièrement tenace, énergique, adroite. Lord George et ses amis comprirent que, sous le régime parlementaire, le premier devoir d’un parti menacé dans son existence est de parler, comme le devoir du soldat est de se battre. C’est encore un principe que nous avons trop méconnu. On dit couramment chez nous que le régime parlementaire s’est discrédité en France par l’abus des harangues : c’est le contraire qui est vrai ; la finesse des sous-entendus, la sagesse des réticences et la diplomatie du silence lui ont fait certes plus de mal que les discours. Si les tories s’étaient tus en 1846, il n’existerait plus de parti tory. Ils parlèrent donc beaucoup ; ils s’adressèrent à la raison, aux intérêts, aux passions. Ils parlèrent aussi par système, afin de retarder le plus possible le moment du vote définitif. On sait que les bills passent en Angleterre trois fois par l’épreuve du débat et du vote avant d’être acceptés. J’ai cité tout à l’heure le mot du ministre qui annonçait qu’il n’y aurait qu’un débat de bœufs gras qui ne durerait pas deux nuits. La discussion, sur la première lecture seulement, dura trois semaines. Lord George Bentinck la prolongea pour attendre l’issue des élections partielles, qui devaient grossir son parti. Son but était d’empêcher que le ministère n’eût une majorité de 100 voix. La majorité, à la première épreuve, fut de 97. Les tories eurent 242 voix ; sir Robert Peel ne conserva qu’une centaine de ses anciens amis, parmi lesquels quarante faisaient partie du cabinet ou de l’administration. Le gros de sa majorité était formé des whigs et des radicaux.

Après ce résultat, lord George Bentinck s’efforça d’empêcher que le bill ne fût voté par la chambre des communes avant Pâques. Il saisit toutes les occasions ; il disputa le terrain pied à pied. Dans la discussion des nombreux articles de la loi qui remaniait tout le tarif des douanes, il prononça à propos de chaque article des discours nourris de faits sur l’état des industries dont les intérêts étaient compromis. Son but était de gagner le plus d’intérêts à sa cause, de montrer la force du parti tory qu’on n’avait pas cru capable d’une résistance si opiniâtre, d’affaiblir le ministère en entravant sa marche, et de profiter, en obtenant délai sur délai, du bénéfice des accidens. Son langage au milieu de ces manœuvres était agressif, belliqueux, passionné, confiant. Voici, par exemple, comment il finissait son discours sur la seconde lecture du bill : « Je me rappelle que le secrétaire d’état (sir James Graham), en 1841, reprocha au noble lord (lord John Russell) et à ses anciens collègues d’avoir exalté le peuple, et les compara à des pirates qui, plutôt que de rendre leur navire et leur commandement, avaient mis le feu aux poudres. Je demanderai à mes très honorables amis qui siègent sur le banc de la trésorerie ce qu’ils pensent d’eux-mêmes maintenant ? Ne sont-ils pas des pirates aussi ? N’ont-ils pas pillé les doctrines, les argumens et les discours de la ligue contre les lois-céréales ? Mais je ne peux vous faire ce compliment, de dire que vous possédez le courage diabolique des pirates, — que, plutôt que de vous rendre, vous couleriez bas le navire. Je ne puis dire non plus que vous vous êtes maintenus sur votre embarcation aussi long-temps qu’il vous a été possible de la tenir à flot. Non ; vous avez abandonné votre navire dans les ténèbres de la nuit, vous qui vous étiez engagés à le ramener sauf dans le port. Vous l’avez conduit sur une côte exposée au vent, et vous l’avez laissé au milieu des écueils. Vous l’avez placé sous le feu du canon des batteries ennemies, tandis que votre fidèle équipage dormait dans ses hamacs. Vous avez démantelé votre navire, — vous, le capitaine et le lieutenant, le maître d’équipage et le second, — vous avez démantelé le navire et volé le compas ; vous vous êtes furtivement esquivés dans la chaloupe, et vous avez déserté à l’ennemi, espérant que votre brave équipage serait une proie facile pour ceux qui viendraient l’aborder ; mais vous avez jugé du courage de l’équipage d’après la poltronnerie de votre propre cœur, et, bien que nous ayons eu un moment de confusion, nous ne nous sommes jamais découragés, — nous sommes revenus d’un ébranlement temporaire. Nous saurons tirer le bon navire de la côte battue du vent, et nous le conduirons sain et sauf au port et au pays ! » Le projet du ministère n’eut cette fois que 88 voix de majorité.

Il y eut, dans ce second débat, un curieux intermède dont la portée ne fut pas bien saisie sur le moment. Nous le mentionnons parce que les conséquences politiques qu’il devait avoir ne commencent que maintenant à se produire. Lord Palmerston était alors dans le parti whig, qui demandait l’abolition absolue des droits sur l’importation du blé. Pourtant, à la fin d’un discours qui avait fait pâmer d’admiration les libres échangistes, il plaça cette déclaration imprévue en faveur d’un droit fixe sur l’importation du blé : « Je crois, dit-il, qu’il n’y a pas de raison pour que la liberté du commerce en matière de grains ne soit pas aussi avantageuse au pays que la liberté du commerce pour toute autre marchandise ; mais, par liberté de commerce, je n’entends pas nécessairement et,dans tous les cas un commerce affranchi des droits de douane. Nous sommes obligés, comme je l’ai déjà dit, de lever un revenu annuel considérable, et nous devons en conséquence supporter de lourdes taxes. Le système d’impôt le plus doux et le plus raisonnable, pour obtenir une grande partie de ce revenu, est l’impôt indirect, ce qui implique la nécessité des droits de douane. Par conséquent, lorsque je parle de commerce libre, je n’entends pas un commerce libre des droits imposés dans l’intérêt du revenu, et qui, afin de répondre à leur but, doivent être assez modérés pour ne point paralyser ou empêcher les transactions commerciales. Donc mon avis a été et, je l’avoue, continue à être encore qu’il n’y a pas de raison pour que le commerce du blé fasse, sous ce rapport, une exception au commerce en général. Je suis pour un droit fixe modéré. Mes nobles et honorables amis, qui siègent près de moi, ont été aussi de la même opinion, et, permettez-moi de dire que cette opinion n’a pas été adoptée par nous, comme le disait la nuit dernière le noble lord (lord George Bentinck), lorsque le dernier gouvernement était, suivant son expression, in articulo mortis ; elle remonte à 1839, époque où nous n’avions aucun motif de nous attendre à la fin prochaine de notre carrière officielle. Je dis donc que mon désir eût été d’obtenir un droit fixe peu élevé sur l’importation du blé. Je pense qu’un droit de 4 ou 5 shillings n’élèverait pas sensiblement le prix du blé dans ce pays, qu’il ne pèserait à personne, qu’il produirait un revenu dont la somme ne serait point à dédaigner, et que, chose plus importante, il nous mettrait à même d’accomplir une grande transition d’une façon moins blessante pour les sentimens et les préjugés d’une classe considérable. »

À l’instant où lord Palmerston achevait de prononcer ces paroles, le représentant d’un district de Londres, qui avait fort applaudi jusque-là, se tourna stupéfait vers son voisin et lui dit à haute voix : « Il vient de gâter un discours capital. Qu’est-ce qui l’a poussé à proposer un droit fixe ? » Sagace représentant métropolitain ! observe M. Disraeli dans son livre ; comme si le capital speech avait été fait pour autre chose qu’amener précisément la déclaration qui vous parut si malencontreuse ! — Les discours aussi ont leur diplomatie. Déjà lord Palmerston, plongeant un regard exercé à travers les élémens troublés de la chambre des communes, avait pressenti l’importance que les tories reprendraient dans un prochain avenir, et il jetait prudemment dans leur jardin une pierre d’attente. Depuis, il est arrivé deux choses. D’abord les tories se sont emparés de la suggestion de lord Palmerston, et si jamais ils rétablissent un droit sur le blé, lord Stanley a déclaré que ce serait ce droit fiscal modéré de 4 ou 5 shillings par quarter. Ensuite, il y a huit jours de cela, lord Palmerston a culbuté le ministère whig, qui l’avait congédié ; la reine a chargé le même lord Stanley, devenu comte de Derby, de former un ministère, et, après avoir reçu ce mandat, la première démarche du comte de Derby a été pour M. Disraeli, la seconde pour lord Palmerston : ce qui annonce que lord Palmerston n’est peut-être pas éloigné d’entrer dans un ministère tory, ou, en tout cas, qu’il se ressouvient d’avoir été le collègue et l’ami de Canning, et que le nouveau ministère tory ne doit point le compter parmi ses adversaires. Voilà ce que n’avait pas prévu l’ingénu député de Londres et les fruits que porte le capital speech d’un diplomate.

La troisième lecture du bill de sir Robert Peel n’eut lieu, comme lord George Bentinck l’avait voulu, qu’après les vacances de Pâques. C’était un succès. Ces longs tiraillemens révélèrent la vitalité du nouveau parti conservateur et la faiblesse du cabinet. Sir Robert Peel éprouvait lui-même les inconvéniens de la confusion où il avait jeté les partis ; il n’avait plus de majorité homogène et fixe ; il ne disposait que de cent voix, pressé entre ses anciens adversaires, les whigs et les radicaux, devenus ses amis de passade, et ses anciens amis, les protectionistes, devenus ses adversaires invétérés. Cet homme illustre opposa des prodiges de talent à ces tristes tracasseries ; mais il était blessé au cœur il sentait que la direction de la chambre des communes, de cette chambre dont il avait si long-temps été le leader le plus habile et le mieux obéi, et dont il jouait naguère, suivant le mot de M. Disraeli, comme d’un vieux violon, lui échappait. Plus d’une fois son juste orgueil ne suffit point à cacher son découragement. L’état de son ame se trahit un jour par une distraction étrange. Plongé dans d’absorbantes réflexions, à la suite d’une séance orageuse, il resta pensif sur son banc, sans s’apercevoir que la séance était finie. La nuit était avancée ; les bancs se dégarnirent promptement. Plusieurs de ses collègues errèrent autour de lui ; mais, connaissant l’irritabilité d’humeur que ses récentes contrariétés lui avaient donnée, et craignant quelque brusquerie, ils n’osèrent l’avertir et s’éloignèrent à leur tour. Sir Robert Peel était seul dans la chambre : on allait éteindre les lumières. Le grand homme d’état ne fut tiré de sa rêverie que par l’huissier qui vient ordinairement inspecter la salle avant d’en fermer les portes.

Le drame passa par l’imbroglio du quatrième acte avant d’arriver à la péripétie du cinquième.

Le ministère avait présenté au commencement de la session un bill réclamé par l’état violent où se trouvait alors l’Irlande. C’était une sorte de loi martiale ; lord George Bentinck l’appela la loi du couvre-feu. Ce bill, rapidement voté par la chambre des lords, était arrivé de bonne heure à la chambre des communes. Il y eut une délibération dans le conseil des protectionistes sur la conduite à tenir vis-à-vis de cette loi. M. Disraeli pensa qu’il fallait la rejeter, sous prétexte qu’étant une loi d’exception, le vote demandé à la chambre était un vote de confiance. Il fut à peu près seul de son avis. La loi était réclamée pour mettre fin à des désordres révolutionnaires ; les conservateurs répugnaient à la repousser. Lord George Bentinck proposa ce biais : si le gouvernement pressait la discussion de la loi, s’il la faisait discuter et voter sans désemparer et lui donnait l’antériorité sur la loi des céréales, les protectionistes la voteraient ; si au contraire sir Robert Peel ajournait le vote du bill irlandais après l’expédition de ses mesures commerciales, le parti protectioniste regarderait cette conduite comme la preuve que, dans la pensée du gouvernement, la loi n’était pas urgente et par conséquent nécessaire : il voterait contre elle. De leur côté, les whigs, les radicaux, les membres de l’école de Manchester et les représentans irlandais, c’est-à-dire l’appoint le plus fort de la majorité qui soutenait la politique libre-échangiste de sir Robert Peel, étaient opposés au principe même du bill du couvre-feu. Sir Robert Peel suivit une marche qui ne satisfit ni les protectionistes, ni les libéraux. Il voulut que le bill irlandais fût lu une première fois après la seconde lecture du bill des céréales, ce qui mécontenta les libéraux, et en renvoya ensuite la seconde épreuve après le vote définitif des mesure scommerciales. Il était donc aisé de prévoir que la loi irlandaise finirait par avoir contre elle et les libéraux et les protectionistes.

L’abrogation des lois-céréales venait d’être prononcée par la chambre des lords, quand commença la seconde discussion du bill irlandais dans la chambre des communes. La situation était critique pour tous les partis, principalement pour les tories. Si la seconde lecture était votée avec leur concours, le ministère ne rencontrait plus aucun obstacle la session allait finir, et sir Robert Peel garderait le pouvoir. Que deviendrait alors le parti tory, dont la nouvelle organisation avait coûté de si rudes efforts, qui avait manifesté sa vigueur par des actes si nombreux, et dont l’existence était une garantie indispensable pour tant d’intérêts conservateurs menacés et pour l’équilibre troublé des partis ? C’était le fond des réflexions de lord George Bentinck et de ses plus ardens amis ; mais ils ne pouvaient se dissimuler que l’opposition au bill irlandais avait peu de faveur au sein du parti tory. Les dispositions étaient si douteuses, que lord George Bentinck et M. Disraeli allèrent à la chambre, le jour où devait commencer la discussion, sans avoir rien résolu.

Pour se déclarer contre le ministère ou pour garder le silence, lord George Bentinck attendait des renseignemens qui devaient lui être apportés à la séance par un de ses amis très versé dans la connaissance du personnel des tories. Le débat était déjà engagé, lord George avait été interpellé par les libéraux et provoqué presque par un ministre, lorsque l’homme aux renseignemens arriva et conseilla l’audace au chef protectioniste. Lord George Bentinck se précipita aussitôt dans la mêlée avec son impétuosité ordinaire, et assena sur la tête du ministère cette violente déclaration de guerre : « Plus tôt nous aurons renversé les ministres, et mieux ce sera pour tous les partis. J’espère bien que lorsque les ministres se seront vus battus sur cette question, ils penseront qu’il est temps enfin de se retirer. Le très honorable baronnet qui est à la tête du gouvernement avait autrefois l’habitude de nous dire qu’il ne consentirait jamais à être ministre par tolérance. Il faut qu’il soit sourd à tout ce qui se passe autour de lui, s’il ne convient pas qu’il n’est plus lui-même que ce qu’il appelait autrefois un ministre de tolérance. (Bruyans applaudissemens.) Il mendie tour à tour l’appui de chacun des deux côtés de la chambre, un jour appelant l’aide des membres de l’opposition, l’autre jour implorant le secours de mes amis. (Applaudissemens.) Il n’a la confiance de personne, et n’a d’appui assuré que celui que lui prêtent le corps de ses vaillans janissaires (les membres de l’administration) et quelque soixantedix renégats, dont la moitié rougissent des votes qu’ils lui accordent. (Applaudissemens et rires.) Puisque telle est la position du gouvernement, position si bien méritée, c’est le moment d’en finir. »

Cette franche et gaillarde brutalité fit hurler les blessés et passionna d’une façon extraordinaire les dernières scènes de la lutte. Lord George Bentinck rappela avec une poignante amertume le souvenir de Canning, son parent et son maître. Les derniers momens de Canning avaient été empoisonnés, dit-on, par l’opposition injuste et sourde que lui fit sir Robert Peel. Lord George Bentinck semblait accomplir une vendetta. Ces récriminations inspirèrent à M. Disraeli la péroraison du discours qu’il prononça en venant à la rescousse de lord George Bentinck. « Je ne suis point surpris, dit-il, que mon noble ami, étroitement lié avec M. Canning, se soit exprimé comme il l’a fait. Les sentimens auxquels il a donné cours sont partagés par tous ceux qui ont été en rapport avec M. Canning. Je n’ai vu M. Canning qu’une fois, lorsque je n’avais encore aucune espérance d’être membre de cette chambre ; mais je me souviens comme d’hier du jour où j’entendis les derniers accens, je pourrais dire la voix mourante de cet homme illustre ; je me rappelle l’éclair, l’éblouissant éclair de ce regard et la puissance de ce front impérial. Mais quand verrons-nous encore un autre Canning, un homme qui menait cette chambre comme un coursier de noble sang, comme Alexandre conduisait Bucéphale (on rit), dont on disait qu’on ne savait lequel était le plus fier du cheval ou du cavalier ? Je remercie l’honorable membre qui a souri. Les pulsations du cœur national ne sont plus aussi hautes qu’autrefois. Je sais que le tempérament de cette chambre a perdu son feu et sa bravoure, et je n’en suis point surpris, « puisque le vautour domine où l’aigle régna autrefois. » Le très honorable baronnet disait jadis que l’Irlande était sa grande difficulté. Je lui demande pourquoi l’Irlande a été sa grande difficulté, et s’il en eût été de même si en 1825 il avait été loyal envers M. Canning ? Mais en ce moment, où nous sommes à la veille de donner, sur une question irlandaise, un vote qui peut être fatal à la durée de sa puissance, — il doit sentir que c’est une Némésis qui dictera ce vote, qui prononcera l’arrêt, et qui va marquer d’un sceau irrévocable la catastrophe de sa carrière. »

Ces violentes personnalités eurent un moment l’air de servir la cause du ministre. De prétendus sages, d’habiles modérés, comme on en trouve dans tous les partis, étaient disposés, puisqu’enfin l’abrogation des corn-laws était un fait accompli, à entrer en accommodement avec le cabinet. Ces prudes blâmèrent hautement les emportemens passionnés des chefs protectionistes. On les voyait, à la fin de ces brûlantes séances, allumer leurs cigares et sortir de la chambre, bras dessus bras dessous, avec les janissaires et les renégats flagellés par lord George Bentinck. Le ministère exploita ces dispositions qui lui rendirent la confiance. De concert avec quelques meneurs occultes de l’ancien parti tory, on noua une intrigue, et l’on prépara un coup de théâtre dont on attendait un grand effet pour le dernier jour de la discussion. Le fils du duc de Buckingham, un des influens protectionistes de l’aristocratie, le marquis de Chandos, jeune homme de vingt et un ans à peine, venait d’entrer à la chambre des communes. On obtint du duc que son fils ferait un discours en faveur du ministère ; on se croyait sûr que cette manifestation détacherait de lord George Bentinck un grand nombre de tories. La scène fut exécutée comme elle avait été convenue. La discussion allait finir ; M. Shiel, le grand orateur irlandais, venait de prononcer le dernier discours qu’il ait fait entendre dans la chambre des communes. Il était plus de minuit. À l’heure où les hommes d’état ne prennent pas la parole sans hésitation, dans un moment où allait se décider, au milieu d’une impatience fiévreuse, la destinée du premier politique de l’Angleterre, sur le banc le plus élevé de la section où siégeaient les protectionistes, on vit se lever un pâle jeune homme : c’était le marquis de Chandos. Le patricien adolescent prononça, d’un ton simple et ferme, son premier discours, son discours-vierge, comme disent les Anglais, qui était en même temps le manifeste d’une portion de l’aristocratie et le dernier espoir d’un ministère autrefois si fort. Les ministres et leurs amis applaudirent vivement le marquis de Chandos. La division eut lieu. Le bruit se répandit vite que le cabinet était battu par 73 voix de majorité ; un murmure d’incrédulité courut, à cette nouvelle, sur le banc des ministres. « On dit que nous sommes battus par 73 voix ! » chuchota sir James Graham à sir Robert Peel. Sir Robert Peel ne prononça pas un mot et avança le menton ; c’était son geste quand il était contrarié et ne voulait pas répondre. Le lendemain, le ministère donna sa démission.

Que ces scènes ardentes et grandioses sont loin de nous ! Six années ont passé depuis, et les deux principaux champions dans ce mémorable duel d’un ministère contre son parti ont disparu. Sir Robert Peel et lord George Bentinck sont morts ; mais le parti tory est resté, et le second de lord George Bentinck, M. Disraeli, a aujourd’hui la fortune et l’honneur de participer au succès du parti politique qu’on méprisait tant à la fin de 1845.

Je me suis proposé, dans les pages qui précèdent, de rendre compte des intérêts, des idées et des passions qui ont réorganisé le parti tory dans une crise où il a failli périr. Je n’ai pas eu la prétention de juger le grand homme qui provoqua cette crise. Sir Robert Peel a confié en mourant à deux de ses amis, sir James Graham et M. Goulburn, ses papiers politiques et le soin de donner au public ses mémoires et l’histoire de sa vie. Lorsque ses exécuteurs politiques auront acquitté son legs à l’histoire, j’espère pouvoir apprécier avec le scrupule, le respect et l’admiration qu’on lui doit, cette grande figure contemporaine. Si l’on m’accusait d’avoir pris parti contre lui dans l’acte qui mit fin à sa carrière politique, s’il m’était arrivé de heurter trop brusquement le jugement favorable qui a été porté, surtout à l’étranger, sur les derniers actes politiques de sir Robert Peel, je répondrais que ceux qui ne le jugent que par son dernier revirement sont précisément ceux qui méconnaissent la vraie gloire de cet éminent homme d’état. La carrière de sir Robert Peel embrasse les trente années qui se sont écoulées de 1815 à 1846 ; ne compter dans une vie publique si remplie que la dernière année, celle qui dément les autres, est-ce équitable et raisonnable ? Savez-vous où est la gloire de sir Robert Peel ? Sa carrière a coïncidé avec une époque qui aura un caractère original et grand dans l’histoire d’Angleterre. Depuis 1815, l’Angleterre a pratiqué avec une application et une intelligence admirables la politique de la paix. D’un côté, elle a travaillé à rajuster ses vieilles institutions, sans les briser, aux mœurs et aux idées du temps par des réformes politiques telles que l’émancipation des catholiques et la réforme parlementaire ; d’un autre côté, et ce fut surtout le trait saillant de cette époque, elle a approprié son système financier à la nature, aux besoins, à l’élan des grands groupes d’intérêts qui concourent à sa prospérité matérielle et à sa puissance. Sir Robert Peel a trouvé dans ce double travail l’heureux et puissant usage de ses facultés ; mais peut-être, et ce n’est pas sa faute, est-il allé trop loin et ne s’est-il pas arrêté à temps. Sir Robert Peel, en sacrifiant un intérêt politique aussi élevé que l’unité et la perpétuité de son parti à ce qu’il croyait être une amélioration matérielle, agit comme s’il pensait que les temps ne changeraient pas. En effet, le système du libre échange n’est philosophiquement vrai que dans l’hypothèse de la paix perpétuelle ; M. Cobden, qui a continué par les congrès de la paix la ligue du free trade, a été logique. Cette situation des développemens réguliers et de la paix européenne allait finir au moment où Peel agissait comme s’il l’eût crue éternelle. 48, auquel Peel préludait, et dont un pape après lui fut le précurseur, allait ouvrir une ère de réactions révolutionnaires et de déchiremens imprévus. L’Europe allait être comme cet homme ivre à cheval auquel Montaigne compare l’ame humaine, qui verse à droite si on le pousse de gauche, à gauche si on le pousse de droite, et qu’on ne petit rétablir sur son séant. L’Angleterre elle-même n’est-elle pas aujourd’hui un peu comme cet homme ? Ce n’est déjà plus sur les lois de douane si aimées de sir Robert Peel que les ministères tombent, c’est sur les lois de milice. On dit que les négocians s’apprêtent à devenir rifflemen. Et qui assurerait que le free trade de M. Cobden n’aura pas un jour à Londres le succès que les congrès de la paix ont eu à Francfort et à Paris ?

Lord George Bentinck avait le vague pressentiment de ces volte-faces si fréquentes dans l’histoire : il plaçait au-dessus des théories économiques l’intérêt de la perpétuité d’un grand parti national et parlementaire, c’est-à-dire la conservation des forces politiques de son pays. Dans les heures les plus difficiles, lorsque la résurrection du parti tory paraissait le plus incertaine, ce vaillant homme avait coutume de dire : Je mourrai à la tâche, ou je réussirai. Lord George est mort, et son œuvre a réussi après lui. Il continua jusqu’en 1848 la vie laborieuse, remplie et dévouée que nous avons décrite. Il connut, lui aussi, les dégoûts de la défaite et l’exaltation du succès. Pour empêcher l’application du free trade aux sucres des colonies anglaises, lord George Bentinck obtint de la chambre des communes la nomination d’un comité d’enquête. Il dirigea, comme président, avec une perspicacité, une activité, une application extrêmes, les travaux immenses de ce comité ; cependant il ne put faire adopter ses conclusions par ses collègues. Le surlendemain du jour où il avait éprouvé cet ennui, M. Disraeli le trouva dans la bibliothèque de la chambre des communes, à la recherche d’un livre dans les rayons. Il avait l’air soucieux. La veille était le grand jour des courses d’Epsom. Or le Derby avait été gagné par Surplice, un des chevaux du haras que lord George Bentinck venait de vendre pour se livrer tout entier aux ingrats devoirs de la vie politique. Il ne dissimula pas sa défaillance à M. Disraeli.

— J’avais travaillé pour ce but toute ma vie, lui dit-il, et à quoi l’ai-je sacrifié ?

M. Disraeli essayait de le consoler.

— Vous ne savez pas ce que c’est que le. Derby ? reprit lord George avec un soupir.

— Oui, je le sais ; c’est le ruban bleu[1] du turf.

— C’est le ruban bleu du turf, murmura lord George, et il alla s’ensevelir dans un in-folio de statistique.

Mais, quatre jours après, la même question de protection coloniale était posée devant la chambre ; les voix se partagèrent ; lord George, qui présidait la chambre comme président du comité, fit, par son vote, pencher la balance en faveur de la conclusion de son rapport. En ce moment, il oublia « le ruban bleu du turf. » Il n’aurait pas donné pour cet instant d’exaltation tous les succès et toutes les gloires des courses de printemps ou d’automne. Il vint à M. Disraeli l’œil étincelant, la narine dilatée. « Nous avons sauvé les colonies, lui dit-il ; elles sont sauvées. C’est le glas du free trade. » Quelques mois après, cette franche, robuste et véhémente nature n’existait plus. Lord George Bentinck mourut d’un coup de sang dans la vigueur de l’âge (il n’avait pas cinquante ans) ; il allait à pied faire une visite à un de ses voisins. Cet homme, qui avait régné sur les champs de course et remué tumultueusement les assemblées parlementaires, tomba et expira sans assistance, dans un chemin de campagne, à une demi-lieue du château héréditaire de sa famille.

Après un court interrègne, M. Disraeli succéda à lord George Bentinck comme leader du parti tory dans la chambre des communes ; j’eus, à la fin de la session de 1849, la satisfaction de le voir assis au premier banc à la gauche du speaker, à la place habituelle du chef de l’opposition. La vie parlementaire n’a plus été agitée, durant les trois dernières années, des émotions que nous avons racontées. Les époques calmes sont les plus favorables à l’apprentissage, sinon aux éclatans succès, des fonctions de leader. Ces dernières années ont été très utiles, sous ce rapport, à M. Disraeli. Elles lui ont donné le temps de se rompre à toutes les discussions pratiques, et il y est devenu expert au maniement des détails financiers et économiques, particulièrement goûté dans les chambres anglaises. Comme tacticien, il a déployé de remarquables qualités. Il a agrandi progressivement la situation de son parti, si bien que déjà l’année dernière il réduisit, sur la question agricole, la majorité de lord John Russell à quatorze voix seulement, et ébranla le ministère dont ses amis et lui viennent de prendre la place. D’ailleurs plusieurs circonstances favorisèrent les progrès du parti tory. Les classes agricoles n’avaient pas apporté une grande ferveur aux élections de 1847, parce qu’à cette époque, grace à la disette qui maintenait les prix du blé à un taux élevé, elles n’avaient point encore senti l’effet des dernières mesures de sir Robert Peel. Elles ont beaucoup souffert depuis et se sont ralliées avec ardeur aux tories. En outre, les événemens de 1848 ont produit en Angleterre, comme dans tout le reste de l’Europe, une réaction vers les idées et les intérêts conservateurs. Cette réaction a également profité au parti aristocratique réorganisé. La décadence du parti whig a enfin secondé la marche ascendante du nouveau torysme.

Rien de maladif et de triste en effet comme les dernières années du ministère de lord John Russell. L’Angleterre a eu rarement à sa tête un gouvernement plus faible et plus tiraillé, et à la fin plus abandonné de l’opinion. Cette débilité chronique et ce discrédit final tiennent à plusieurs causes générales. La première est l’état de division et de confusion où les derniers actes de sir Robert Peel ont jeté les partis dans la chambre des communes et la pénible nécessité dans laquelle lord John Russell s’est trouvé de ne vivre qu’avec des majorités de coalition et de hasard, majorités changeantes, par conséquent incapables de fournir la base parlementaire, fixe, solide et permanente, qui seule peut soutenir un gouvernement fort. Le second vice du cabinet de lord John Russell a été l’esprit d’exclusivisme qui en a marqué la composition. Les whigs sont, comme on le sait, une confédération aristocratique à la tête d’une clientelle libérale ; ils ont toujours été célèbres en Angleterre par leur jaloux esprit de caste ; cette coterie patricienne s’est fermée en tout temps, bien plus que le parti rival, à l’avènement d’hommes nouveaux et de plébéiens illustres. Un mémorable exemple de cette jalousie aristocratique est celui de Burke, dont les whigs confinèrent le génie dans un emploi secondaire, et qu’ils n’admirent jamais dans un cabinet. Lord John Russell a outré la tradition de son parti. Trois familles alliées, les Greys, les Elliot, les Russell, remplissaient à elles seules les grands emplois du ministère. Il semblait, comme on le disait plaisamment, qu’il fallût, pour être ministre, descendre de l’arrière-grand’-mère de lord John Russell. Ce n’était plus de l’aristocratie, c’était de l’oligarchie. À force d’exclure, le ministère whig s’est isolé ; il s’est lui-même exclu du courant des forces vives et des sympathies du pays. La troisième et profonde raison de la décadence des whigs est la sénilité de leurs chefs. Depuis vingt ans, ce parti ne s’est jamais rajeuni : il a perdu un grand nombre d’hommes de talent, il ne les a pas renouvelés. La sève de la jeunesse n’est montée que dans les rangs du parti tory. Le ministère whig était un gouvernement sans verve, sans souffle, sans verdeur. Or, le rôle de chef de parti demande une richesse de volonté et d’action qui n’appartient qu’à la jeunesse. C’est encore une des leçons que nous avons payées cher : les vieux donnent leur âge aux partis qu’ils veulent conduire, et ils en retirent la force, l’espérance et l’élan vers l’avenir, qui leur manquent à eux-mêmes.

Mais la principale cause du succès des tories, ce sont les héroïques efforts qui les ont fait renaître en 1846 de la crise où ils semblaient devoir périr. La résurrection du torysme a été la victoire du principe parlementaire de la fidélité des partis, chefs et soldats, à leurs doctrines et à leurs intérêts traditionnels. Seuls alors les tories ont été les défenseurs de ce principe ; ils en recueillent aujourd’hui le fruit. Depuis 1846, il n’y a plus eu en effet de majorité dans la chambre des communes ; mais les tories ont eu sur les tronçons de partis qu’ils avaient en face d’eux l’avantage d’être la fraction la plus nombreuse, et de former un tout homogène et discipliné, marchant du même pas au même but. Les fanfarons du parti libéral n’en sont pas là. C’est une chose curieuse d’énumérer les élémens contradictoires qui ont formé en général la majorité flottante de lord John Russell. Il y a les whigs purs, la coterie des anciens amis de sir Robert Peel, l’école de Manchester, les radicaux et les libéraux irlandais. Ces cinq fractions ne sont en général d’accord que sur le free trade ; l’énumération seule en fait sentir la faiblesse. C’est une coalition ingouvernable comme toutes les coalitions. Ce ne sont que des appoints de majorité. La seule cohésion, la seule unité, la seule base de majorité est dans le parti tory. L’instinct du pays ne s’y trompe pas. Les élections partielles sont, depuis plusieurs années, favorables aux tories. C’est un infaillible symptôme du mouvement des esprits, c’est un signe précurseur des avantages que les tories doivent attendre de la dissolution de la chambre actuelle et des élections qui auront lieu cette année.

Voilà les leçons et les lumières qui se dégagent du volume plein d’intérêt que M. Disraeli vient de publier sur les premières campagnes du nouveau parti tory et sur l’homme qui fut le héros et le martyr de cette grande cause.

Pour M. Disraeli aussi bien que pour son parti, aujourd’hui la scène change, une autre ère s’ouvre : M. Disraeli est ministre de la reine d’Angleterre, chancelier de l’échiquier, leader du nouveau parti du gouvernement dans la chambre des communes. Le rôle est différent ; l’acteur y recueillera-t-il les mêmes succès ? Question pleine d’intérêt, lorsqu’il s’agit de l’avenir d’un homme, d’un écrivain, d’un orateur, d’un chef de parti tel que M. Disraeli !

Les difficultés de sa nouvelle tâche seront assurément considérables. Lord Derby, comme chef du ministère, aura sans doute la principale part dans la responsabilité, dans l’initiative des mesures du gouvernement ; mais lord Derby est membre de la chambre des lords : il n’a pas accès dans la chambre des communes, théâtre des grandes discussions et de la véritable guerre des partis. M. Disraeli portera donc tout le poids de la défense des mesures du gouvernement dans la chambre populaire. Questions financières, commerciales, coloniales, questions intérieures et extérieures, lui seul devra exposer, sur tout l’ensemble et tous les détails de la politique anglaise, les plans et les vues du ministère. S’il n’est pas l’inspirateur suprême, il sera l’orateur le plus apparent du cabinet. L’éclat de cette haute situation en fait mesurer les difficultés vertigineuses : se trouver seul en face des hommes les plus expérimentés et les plus éloquens de tous les partis, avoir pour cliente une vieille et fière aristocratie avec ses traditions et ses intérêts permanens étroitement serrés à la vie d’un grand peuple ; — à un moment où les révolutions projettent sur l’avenir de l’Europe et peut-être de l’Angleterre des périls inconnus, entrer au pouvoir à la même place tour à tour occupée, en ce siècle, par Pitt, par Fox, par Canning et par Peel ! c’est enivrant, mais n’est-ce pas formidable ?

Déjà les ennemis intimes essaient de fasciner du mauvais œil de l’envie le nouveau chancelier de l’échiquier. Ils disent qu’il n’a aucune expérience administrative, qu’il n’aura pas la parole assez rapide pour répondre à tous les coups ; que sais-je ? ils exploitent surtout contre lui le préjugé que l’on a si long-temps retourné contre Burke, Canning et lord John Russell lui-même, le grossier préjugé qui faisait déjà dire à ce brutal de Tallemant des Réaux : a Un jeandelettre est un animal mal idoine à toute autre chose. » Mais quand on jette un coup d’œil rétrospectif sur la carrière de M. Disraeli, on a lieu de se rassurer : son passé répond de son avenir. M. Disraeli a eu depuis sa jeunesse deux facultés qui sont comme les ailes puissantes du talent, et qui font les personnalités fortes : il a eu deux rares courages, le courage de l’esprit, qui est l’originalité, et le courage de la volonté, qui est la persévérance. Il doit à l’originalité, trait distinctif de son talent, et à la persévérance, nerf de son caractère ; le pouvoir qu’il a eu jusqu’à présent de s’assouplir aux choses qu’on eût crues antipathiques à sa vocation. M. Disraeli est une des natures les plus perfectibles de ce temps ; il est de ces hommes privilégiés qui s’étendent et s’élèvent avec la situation qu’ils occupent et qui ont le don de se transformer et de rajeunir quand il faut. Pour montrer de quelle trempe est sa volonté et les miracles dont elle est capable, il n’y a qu’à rappeler l’anecdote de son début oratoire.

M. Disraeli entra à la chambre des communes en 1837. Il avait alors un peu plus de trente ans. À peine débarqué, le nouveau sénateur voulut, avec une témérité juvénile, faire son maiden speech. On raconte que ce fut une bizarre scène tout autre que M. Disraeli ne se serait pas relevé de pareille chute. Le lyrisme nuageux et prétentieux de sa harangue amusa tellement l’auditoire, que des éclats de rire universels accompagnèrent chaque phrase d’une ritournelle moqueuse, et forcèrent l’orateur à renoncer à la parole au beau milieu de son discours ; mais, en se rasseyant, M. Disraeli jeta aux rieurs une phrase qui valait certes le plus beau discours. C’était le cri prophétique de l’orgueil blessé. Se redressant au-dessus de sa défaite et de son humiliation : « J’ai entrepris bien des choses, s’écria M. Disraeli avec une colère contenue, et j’ai souvent fini par réussir. Je m’asseois maintenant, mais le jour viendra où vous m’écouterez. » L’Angleterre et l’Europe voient aujourd’hui si M. Disraeli a tenu sa parole ; mais alors, en 1837, qui eût dit que l’orateur ridicule deviendrait, dans les communes, le roi de la raillerie ? Qui eût dit que de la pointe de sa parole sarcastique, il aurait le pouvoir de décontenancer un jour l’autorité parlementaire la plus accréditée, celle de sir Robert Peel ? Qui eût dit enfin que la force de sa volonté conduirait M. Disraeli à la place de ce même sir Robert Peel, et que quinze ans plus tard le débutant sifflé de 1837 serait le leader du parti tory et l’orateur du gouvernement dans un ministère présidé par lord Stanley ?

Seul, M. Disraeli avait le droit d’espérer sa haute fortune, car il a l’imagination au niveau de la volonté, et, depuis l’âge de vingt ans, son imagination, comme sa volonté, est tournée vers la politique. C’est une particularité intéressante à observer pour l’homme qui réfléchit, et piquante à relever pour le curieux qui s’amuse devant la lanterne magique de l’histoire contemporaine : M. Disraeli a toujours prévu et prédit qu’il serait ministre ; ses romans, Vivian Grey, Contarini Fleming, Coningsby, étaient ses châteaux en Espagne. Après avoir écrit des romans politiques, il fit pendant plusieurs années, par choix ou suivant la pente des circonstances, de la politique fantasque, et aujourd’hui, en le voyant parvenu au pouvoir, on peut dire qu’il vient de couronner d’un dénoûment vainqueur son meilleur roman, le roman de sa vie publique. Mais, à dater d’à présent, M. Disraeli quitte le roman et passe sur la scène où l’on fait l’histoire. Je souhaite avec espoir que l’histoire ait pour lui le succès qu’a eu le roman. Quels que soient d’ailleurs le mérite et la fortune de M. Disraeli comme ministre, son talent d’orateur restera à l’abri de tous les mécomptes et de toutes les vicissitudes. L’élégance littéraire, la grace et parfois la véhémence éloquente de sa parole arracheront toujours des applaudissemens, même à ses adversaires ; car, dans les hasards de l’improvisation, à onze heures du soir, dans une chambre des communes encombrée, lasse et tumultueuse, l’art demeure toujours auprès de M. Disraeli, comme ce joueur de flûte qui, à la tribune aux harangues, se tenait derrière le jeune Gracchus, et donnait à l’ardent tribun la modulation des phrases qu’il jetait en se promenant à la multitude ravie.


EUGENE FORCADE.

  1. L’ordre de la Jarretière.