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Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 11.

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LA CENSURE


La Censure vient d’être atteinte par un vote de la Chambre.

Elle durait depuis si longtemps qu’on pouvait la croire immortelle, comme M. Wallon. C’est une des singularités de notre esprit que plus les hommes et les choses vivent et plus nous les croyons solides pour l’avenir. À l’annonce de la nouvelle, on a pu voir dans le public un mouvement général de surprise.

Dire que cette surprise a été mélancolique, ce serait farder la vérité. Il est des institutions qui exhalent l’antipathie comme un parfum naturel. La Censure n’était pas aimée. On ne la dit encore que malade ; mais quel que soit le respect dû à son grand âge, on espère bien qu’elle va trépasser.


Nous ne la regretterons pas, pour une première raison : c’est qu’elle était inutile.

Tous les écarts de langage ou de sujet qu’elle avait mission d’empêcher sont, en effet, punis par les lois, et parfois même avec une sévérité extrême. Outrage aux mœurs, outrage envers les souverains étrangers, diffamations envers les particuliers ou les membres du gouvernement : tous ces délits correspondent à des articles du Code pénal et des lois usuelles ; leurs auteurs sont passibles de prison et d’amende ; ils peuvent être condamnés à des dommages-intérêts sans limite : c’est-à dire que sans le concours de MM. les censeurs, un directeur de théâtre, un dramaturge et une troupe d’acteurs peuvent être, au gré du tribunal, déshonorés ou ruinés. — N’est-ce pas suffisant ?

Un second motif pour lequel la Censure ne sera pas pleurée, c’est qu’elle s’exerçait d’une façon qu’on s’accorde à juger extraordinaire.

Ses rigueurs frappaient de préférence les grands théâtres, ceux dont le public se compose d’hommes indifférents et blasés, que l’action dramatique n’émeut guère et qui n’écoutent pas toujours ce que l’auteur voudrait leur faire entendre.

Ses indulgences couvraient de leur protection les revues et les chansons des cafés-concerts, qui s’adressent précisément au spectateur dont l’âme est la plus naïve et la plus malléable. C’est ainsi que la Censure comprenait sa mission morale et politique.

Prenez dans votre bibliothèque une des pièces imprimées depuis vingt ans « avec les passages supprimés » et comparez ce qu’on interdit aux bons auteurs avec ce qu’on permet aux pires. Lisez ces phrases entre guillemets, jugées dangereuses pour la morale publique et rappelez dans votre souvenir les scatologies que vous avez entendu chanter ailleurs, dûment visées par la Censure et protégées par la police. On corrige les meilleurs ; mais qu’un chansonnier présente un jeu de mots platement obscène, sans goût, sans esprit, et surtout sans littérature, la bienveillance du censeur lui est assurée. On protège les étrangers contre les pièces à thèse qui attaqueraient leurs pays, mais une basse injure à l’adresse d’une nation amie passe comme un simple sourire sous les yeux du correcteur.

Il y a deux ans, j’entrais par hasard dans un établissement des Champs-Élysées. Les journaux du soir annonçaient l’interdiction d’une pièce qui aurait pu éveiller les susceptibilités d’un pays voisin. Je levai les yeux vers la scène, elle était couverte de drapeaux et d’uniformes étrangers. On jouait une revue militaire bafouant une série d’alliances que la presse nous avait promises quelques semaines auparavant. Un officier russe, un officier italien, un officier espagnol, tous trois en grand costume, et suivis de leurs couleurs, venaient chanter sur les planches les couplets les plus outrageants pour leurs pays. C’était en été : les étrangers emplissaient la salle et, entre Français, nous nous demandions pourquoi la Censure avait reçu le droit d’interdire les tragédies de M. de Bornier, si les questions de convenances internationales étaient à ce point ignorées d’elle.

Ici, les censeurs n’avaient pas seulement laissé faire, ils étaient protecteurs et complices, puisque, d’après la loi, ils signaient le manuscrit. Cette signature étant une sauvegarde pour la direction du théâtre, celle-ci n’avait pas hésité à monter la pièce. Il est probable qu’elle y aurait regardé à deux fois si, après l’abolition de la Censure, l’auteur avait exposé la maison à un procès diplomatique.

Mais comment toutes les complaisances des lecteurs officiels ne seraient-elles pas acquises aux théâtres bouffes ? Les censeurs eux-mêmes écrivent pour les petites scènes qu’ils sont appelés à morigéner.

L’un d’eux (il est toujours en fonctions) est l’auteur d’une petite pièce qu’il a intitulée : la Noce à Mézidon… Charmante qualité d’esprit !… Et voici un spécimen de son talent poétique. Je puis bien citer ce couplet puisqu’il a été lu un jour en pleine Chambre des Députés[1] :


L’Amour, c’est un érysipèle,
Quand ça démange, il faut s’gratter.
C’est comme le chien de Jean d’Nivelle
Qui se sauv’ quand on veut l’app’ler
Çà vous fait l’effet d’un clystère,
Çà fait du mal et puis du bien.
Pour s’en guérir, y a rien à faire,
Çà vous tient bien quand ça vous tient.
Oh ! oui ! l’amour est un clystère.


Voilà. — C’est l’auteur de ces vers qui est chargé d’expurger Edmond de Goncourt et de surveiller Paul Hervieu, lequel ne saurait faire jouer une pièce sans la soumettre au préalable à ce juge.

Le couplet que je viens de copier a reçu le visa de la Censure. Parbleu ! Anastasie avait eu pour lui toutes les indulgences d’Oronte. Cette poésie était signée d’elle. — Et dès lors, comment les sympathies de la vieille dame n’iraient-elles pas tout droit à ses confrères les plus proches, ou, pour mieux dire, à ses maîtres ?

Réformer cela ? Changer les hommes ? Il est inutile d’y songer. Ceux-là valent leurs prédécesseurs et vaudraient leurs remplaçants. On perdrait son temps à vouloir réformer une institution qui est traditionnellement incompétente et malfaisante. La Censure royale a combattu Molière, Racine, Sedaine et Beaumarchais. La Révolution interdit Horace, Andromaque, Phèdre, Macbeth, Henri VIII et brûle la partition de Richard Cœur de Lion, suspecte de royalisme. Dès la Renaissance romantique on arrête Marion Delorme, le Roi s’amuse et même Hernani, dont l’interdiction n’est levée que sur un ordre formel du roi. On persécute le Chevalier de Maison-Rouge, les Effrontés, les Lionnes pauvres, Diane de Lys et la Dame aux Camélias. Depuis moins d’un siècle, la Censure s’est battue contre Victor Hugo, Dumas père, Dumas fils, Émile Augier, Ponsard (Ponsard lui-même !), Legouvé, Balzac, Déroulède, Erckmann-Chatrian, Meilhac et Halévy, Jules Claretie, Victorien Sardou, Paul Adam, Edmond Haraucourt ; — voilà ceux contre qui la Censure fait usage des armes qu’on lui a données.

Depuis son origine jusqu’à l’heure actuelle, son histoire n’est qu’une lutte acharnée contre les meilleurs de nos écrivains. Parmi ceux que je viens de citer, tous les morts ont déjà leur statue. Ils sont vengés, dira-t-on ? Il est bien temps ! Que savons-nous si les tracasseries, si les persécutions qui les arrêtèrent n’ont pas étouffé dans leur cerveau l’idée du chef-d’œuvre qui était en eux et qu’ils ont renoncé à écrire devant la certitude du veto ? Que savons-nous si cette espèce de tiédeur que nous reprochons aujourd’hui à Ponsard, Augier ou Scribe, n’est pas due pour une part à l’influence stérilisante qu’exerça la contrainte officielle sur leurs esprits ? Qui nous dira le drame prodigieux que Victor Hugo aurait pu écrire en 1855, s’il n’avait été pour longtemps excommunié de la scène française ?

Ceci est inexplicable : vers le milieu du siècle ; notre littérature, livresque, est à son apogée ; elle est faible au théâtre. Pourquoi ?



Il y a eu près de nous une école dramatique étrangère, qui fut illustre et qui a cessé de l’être. L’exemple que donne son histoire vaut mieux que toutes les théories, car son développement a procédé par révolutions brusques et sa montée comme sa chute sont nettement déterminées par des causes très bien connues.

Sous le règne d’Élisabeth, le théâtre anglais était libre, en fait. Il dut sa grandeur à cette liberté. Shakespeare naît au milieu d’un mouvement dramatique considérable, qui n’a pas d’égal chez les peuples contemporains et qui ne semble pas avoir été dépassé, même par nous. Libre, ce théâtre l’est de toutes façons : les pièces de Beaumont et Fletcher, de Marlowe, Massinger, Webster ont une franchise de langage qui n’offusque pas alors le public, mais dont nos censeurs actuels seraient horrifiés. Leurs auteurs les concevaient ainsi. On leur laissa la bride sur le cou. La gloire littéraire de leur pays grandit dans cette indépendance qui est la bonne terre des écrivains.

Après une réaction puritaine qui dura peu, la Restauration anglaise rendit aux auteurs dramatiques la liberté. Une nouvelle école naquit, presque aussi remarquable que son aînée, possédant même certaines qualités de finesse et d’esprit que la précédente n’avait pas au même degré, et cette fois poussant à l’extrême les hardiesses de parole et de situation. Congrève et Wycherley ne pourraient être joués à notre époque sur aucune scène parisienne, mais on connaît assez le rang élevé qu’ils occupent dans leur littérature nationale.

Tel était l’éclat de la scène britannique, lorsqu’un brave homme, un honnête protestant nommé Jeremy Collier, publia une simple brochure sur l’immoralité des spectacles, une Courte Vue, comme il l’intitulait lui-même sans ironie. Son intention était excellente : il ne voulait pas éloigner, mais réformer les dramaturges, et remplacer les bonnes pièces licencieuses par des pièces morales non moins bonnes.

Il tua le théâtre anglais.

L’effet de la brochure fut immense. Toutes les libertés de la scène disparurent, et avec elles le talent des auteurs. Ceux-ci renoncèrent bientôt à la lutte, cessèrent d’écrire, et pour la grande école théâtrale qui depuis cent cinquante ans faisait l’orgueil de Londres, ce fut la mort sans autre phrase. — Elle ne devait jamais renaître.



Nous n’en sommes pas là. Néanmoins, l’exemple vaut qu’on le médite un instant.

Une école dramatique n’est vraiment grande que si elle a devant elle la libre expansion. L’expurger, c’est l’appauvrir. La gouverner, même de loin, c’est encore nuire à sa beauté.

Que la Censure meure donc du coup qu’elle a reçu. Puisse le théâtre éprouver à son tour le bienfait des libertés plus larges dont la littérature ressent l’heureux effet depuis un quart de siècle. Et qui pourrait se plaindre de voir certains auteurs hausser le ton de leur dialogue ? Personne n’est forcé d’aller les entendre. Si l’on y va, c’est qu’on le veut bien. Le lendemain du jour où la Censure serait abolie, une scission diviserait tout naturellement les scènes parisiennes. Les unes prendraient soin d’avertir les familles que les petites filles sont reçues à l’entrée. Pour les autres, celles où l’on représenterait Shakespeare sans coupures, chacun serait libre de s’en écarter.

On verrait pourtant, je le sais bien, des gens s’y rendre tout exprès, pour être scandalisés, et pour en gémir. Grévin, qui était si bon psychologue, nous a laissé un dessin où se cache toute la moralité de ces petites pudibonderies. — Une dame et une jeune fille s’accoudent sur un balcon. À l’extrémité de la rue se passe vaguement une scène banale qui pourrait être légère :

— De si loin, ma chère enfant, je ne crois pas que cela puisse vous choquer.

— Oh ! si, Madame, avec une lorgnette.

  1. Journal Officiel. Chambre. — Séance du 25 Mai 1901, p. 1.115.