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Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 7.

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LIBERTÉ POUR L’AMOUR ET POUR

LE MARIAGE



C’est une des superstitions de l’esprit humain d’avoir imaginé que la virginité pouvait être une vertu.
Voltaire.

I

LIBERTÉ

POUR L’AMOUR ET POUR LE MARIAGE


On vient de publier la statistique de la natalité française pendant l’année dernière. Les chiffres baissent d’année en année. La dépopulation suit sa marche avec une constance désormais certaine. Depuis treize ans, il naît en France 800.000 enfants par an. Il en naît 1.600.000 en Allemagne. M. Barbillon, par une opération mathématique du genre le plus simple, en conclut que dans sept ans d’ici chacun de nos soldats aura deux adversaires. Le présage est à retenir.

Pendant quelques jours, comme tous les ans à pareille époque, nous allons entendre une lamentation bruyante dans la presse et à la tribune. Des gens ouvriront de larges bras, baisseront la barbe et secoueront le front. On soupirera : « Pauvre France ! » On dira aussi : « Décadence des mœurs ! » Et la Chambre, par l’organe d’un orateur complaisant, accusera l’imprévoyance et l’égoïsme de chaque citoyen en particulier, sans se demander si elle n’a pas une part de responsabilité dans la situation qu’elle déplore.


Le mal est simple et net : les naissances baissent. Le programme de combat est simple également : influer de telle sorte sur les mœurs publiques que le nombre des naissances s’accroisse. Jamais vous n’obtiendrez un résultat sérieux avec des mesures latérales comme la levée d’un impôt sur les célibataires et autres balivernes d’opéra-bouffe. Vous savez bien qu’ainsi vous frapperez M. N., qui a donné au pays, par voie de bâtardise, quatre soldats vigoureux, et qu’en même temps vous exempterez M. X., avec sa femme légitime qui pourrait être féconde, mais qui préfère ne l’être point.

Vous ne réussirez pas davantage en promettant 45 francs par an aux ouvrières qui voudront bien mettre sept enfants au monde, et elles vous diront pourquoi, si vous les interrogez.

Enfin, je reconnais que le droit de vote est un droit important, bien que je n’en use guère ; mais il me semble que si j’étais mineur, terrassier ou maçon, et si je n’avais pas d’autres raisons de créer sept enfants misérables dans une petite chambre basse, l’honneur de voter deux fois pour mon conseiller municipal ne m’éblouirait pas au point de me rendre sept fois père.

Non. Agir sur la situation démographique d’un peuple, faire monter le chiffre des naissances annuelles grâce à des mesures législatives aidées de propagandes morales, ce n’est pas d’abord une question de primes, de petits impôts, ni de vote plural, c’est, avant tout, en bonne raison :

1o Délivrer les jeunes gens de toutes les entraves que la société apporte au rapprochement des sexes ;

2o Faire en sorte que la femme, après avoir conçu, ne soit pas amenée bientôt à s’en repentir et à s’en cacher.

Or, s’il est vrai que le législateur et les classes dirigeantes exercent une influence quelconque sur la natalité en France, ils l’exercent, on le sait assez, précisément dans le sens contraire à celui-ci.

En effet, que se passe-t-il ? On parle de propagande ; quelle propagande fait-on dans la campagne et dans les faubourgs ? Celle de la virginité.

Chaque année, de vieilles personnes animées d’un esprit qu’elles croient excellent, et confondant la vertu avec la continence selon l’équivoque traditionnelle, lèguent des titres de rente aux communes rurales, à charge pour les municipalités de couronner solennellement la jeune fille la plus « vertueuse ». Et de toutes les vertus, quelle est la plus illustre aux yeux du donateur ? Pourquoi le conseil municipal, la fabrique et les pompiers vont-ils entourer sur la Grand’Place cette jeune fille à glorifier comme une statue vivante ? Est-ce parce qu’elle a sauvé la vie de quelqu’un ? Non. Est-ce parce qu’elle nourrit de son travail ses petits frères ou ses vieux parents ? Non ; elle est seule et orpheline. Est-ce parce qu’elle a donné des fils à la patrie ? C’est justement parce qu’elle lui en refuse ! Si on l’acclame, si on l’embrasse, si le préfet la montre au peuple, si on lui joue la « Marseillaise », c’est parce que, belle, robuste et saine, elle s’opiniâtre contre tous dans la stérilité volontaire.

On reproche aux Carmélites d’être célibataires et vierges, mais quand ce même célibat, cette même virginité sont le fait d’une blanchisseuse, il n’y a pas assez d’orphéons, de quinquets et de pétards pour annoncer aux citoyens qu’on va leur présenter une fille dont la vie est un exemple.

Exemple qu’on peut suivre ou ne pas suivre, dira-t-on. Non pas !

En province, c’est-à dire parmi 35 millions de Français sur 38, toute fille qui devient amante « fait une faute » ; le terme est significatif. Les commères ne la reçoivent plus. On la fuit. Parfois on l’insulte. Si elle est domestique, on la chasse. Si elle est institutrice, on la dénonce, car la fornication est un péché mortel, même chez les anticléricaux. Vous vous rappelez qu’il y a quatre ans on a décapité sur la place de Rennes un petit vicaire de campagne, non parce qu’il avait tué son curé (cela n’était nullement prouvé), mais parce qu’on l’avait vu l’année précédente sortir d’un mauvais lieu avec un complet à carreau qui fut retrouvé dans sa chambre. Le jury a décidé que quand on connaissait une fille de plaisir, on était par cela même capable de jeter un octogénaire au fond d’un puits, et le ministère de la justice a rejeté le recours en grâce, ce qui indiquait son assentiment.

Pour les autorités comme pour les commères, rien ne recommande mieux un homme ou une femme que la modestie des mœurs, c’est-à dire la stérilité. « Ce garçon-là est si rangé ! Cette fille n’a jamais fauté ! » Quand on a dit cela on a tout dit ; les portes s’ouvrent, les salaires montent ; la confiance se donne et l’avenir est sûr. Dans le cas contraire, la jeune fille voit se fermer devant elle à peu près toutes les maisons, sauf les maisons de tolérance où la police la conduit par la main. Veut-elle être maîtresse d’école ? buraliste ? télégraphiste ? Les administrations exigent d’elle au préalable un certificat de bonne vie et mœurs, et, comme elle ne peut en produire, on biffe sa candidature.

Encore lui pardonnera-t-on quelquefois si sa vie intime est discrète et, dans tous les cas, inféconde. Mais dès que sa conduite aboutit à sa conséquence naturelle, qui est la grossesse, alors tout est perdu.

Il n’y a pas un ménage sur cent capable de supporter le service d’une bonne enceinte. Voilà cette fille dans la rue. Presque toujours son amant l’abandonne. Elle n’a pas de gîte, pas de ressources. Si elle demande du travail on la traite de gueuse et si elle mendie on la flanque en prison.

Oui, je sais bien, l’Assistance Publique la recueille. Savez-vous quand ? Trois jours avant son accouchement. Et savez-vous quand on la met dehors ? Le huitième jour si elle n’a pas de fièvre. Elle ne peut pas marcher ? Qu’elle se couche ! Il y a des bancs dans les avenues.

Maintenant, mettons les choses au mieux. Elle guérit à la belle étoile ; par miracle son enfant ne meurt pas, et par miracle aussi, elle trouve un moyen d’existence, dans l’extrême faiblesse où elle est. Ce métier lui permettra-t-il de transporter du matin au soir un bébé à la mamelle ? Presque jamais. Que fera l’État de cet enfant ? À Paris, la mère peut se présenter aux Enfants Assistés ; si elle n’a pas dix mois de séjour on la mettra simplement à la porte en lui promettant un pied de terre au cimetière de Bagneux dès que son petit sera mort de faim ; si elle a dix mois de séjour, on examinera sa demande : il y a une chance pour qu’on l’admette, quatre ou cinq pour qu’on la repousse, et dans ces derniers cas, c’est toujours Bagneux qui reste l’unique assistance.

Mais en province, dans une population qui comprend les onze douzièmes des Français, le soin d’assister les femmes en couches est presque partout laissé à l’initiative des voisines, qui s’en délivrent bien souvent quand elles peuvent donner pour prétexte que l’accouchée n’est pas mariée. Elle est malheureuse, mais c’est une gourgandine, puisqu’elle a un enfant, et les commères ajoutent : « C’est bien fait ! Elle n’avait qu’à se mieux conduire ! »

Se mieux conduire, vous l’entendez bien, c’est toujours vivre stérile.


On me répond : « Non. C’est se marier. » Vraiment ? Dites donc cela aux innombrables filles qui n’ont jamais trouvé de mari. Voilà qui paraît tout simple : se marier. Mariez-vous, c’est votre affaire. Mais les laides, les pauvres, les filles de condamnés, toutes celles dont personne ne demande la main, et qui trouveraient peut-être encore une heure d’amour, mais non pas une vie d’affection, pourquoi les condamnez-vous, vous l’État, à cette stérilité dont vous soufrez le premier. Pourquoi, le jour où elles conçoivent, ne les protégez-vous contre aucune avanie, aucun renvoi, aucune misère ? Elles avaient rêvé le mariage ; on ne le leur a pas accordé ; elles vous donnent des fils quand même et le jour où elles sollicitent une modeste place dans un bureau de poste, vous les refusez sans examen ?

On me dit encore : « Nous donnons des privilèges au mariage, dans l’intérêt même de la natalité, parce que la famille organisée est le milieu le plus favorable aux naissances nombreuses. » C’est une erreur absolue. Le chiffre des naissances est en raison directe du degré de promiscuité : très faible dans les ménages bourgeois, très élevé dans les quartiers pauvres, et considérable chez les vagabonds. Loin de favoriser la conception des femmes, le mariage n’est souvent qu’une école mutuelle de stérilité volontaire. Mais j’admets que cette école soit en même temps une occasion quotidienne d’heureuses méprises, fût-ce au besoin par l’adultère furtif qui nous donne une bonne part des naissances légitimes. J’admets aussi qu’on puisse trouver d’autres raisons sociales de conseiller l’union régulière, bien que, sur ce point même, il y ait beaucoup à dire. — Vous souhaitez que les jeunes gens se marient ?

Pourquoi faites-vous tout ce qu’il faut pour qu’ils ne se marient pas ?

Avant d’établir un impôt sur le célibat, on pourrait commencer par supprimer l’impôt sur le mariage : tous les frais d’actes, de timbre, d’enregistrement et de légalisation qui précèdent l’union civile. Déclarer que le pays a un intérêt capital à multiplier ses familles, et d’abord refuser d’unir tous les malheureux qui ne peuvent pas payer, ce n’est peut-être pas très intelligent. Le total des frais est peu élevé, sans doute, mais il n’y a pas de petites dépenses pour les bourses vides. Trente francs versés à l’État, cela fait cent pains de moins sur la planche : trois mois de nourriture, pour beaucoup. Comment s’étonner que le peuple s’abstienne ?

Et non seulement ces actes sont coûteux, mais leur nombre est si grand, les démarches indispensables à leur réunion sont si compliquées et si diverses qu’on ne peut songer à posséder la liasse complète avant six semaines de patients efforts. L’État réclame en effet :

Les deux actes de naissance des futurs époux, ou, à leur défaut, des actes de notoriété dressés devant le juge de paix et homologués par le tribunal du lieu où sera célébré le mariage. S’ils sont nés à l’étranger : une double légalisation par les autorités du pays et par le ministre des affaires étrangères, la traduction de la pièce par un traducteur juré ; le timbre du bureau d’enregistrement de l’arrondissement. — Deux certificats établissant le temps du dernier domicile des futurs époux. — La légalisation de ces deux pièces par le commissaire de police de chaque quartier. — Les consentements notariés des quatre parents s’ils sont absents. — Les deux enregistrements de ces deux consentements. — Si les parents n’existent plus, leurs actes de décès, ceux des aïeuls survivants qui donnent lieu aux mêmes formalités d’enregistrement. — Le livret militaire du futur époux. — Le certificat de contrat délivré par le notaire. — Enfin (et je ne compte pas la permission de l’autorité militaire si le fiancé fait partie de l’armée, ni, s’il est veuf, l’acte de décès de sa première femme, ni, s’il est divorcé, la copie de la transcription du jugement qui a prononcé le divorce), enfin, un délai de onze jours au moins et parfois de dix-sept jours pour les publications, et le certificat de non-opposition délivré par la mairie qui n’est pas celle du mariage !

Quand on pense que l’intérêt de l’État est de voir les mariages se multiplier, on se demande ce que l’administration pourrait inventer de plus si elle préférait qu’on ne se mariât point.

Parmi les dispositions qui précèdent, certaines brillent par une absurdité remarquable. Entre autres, celle qui concerne le livret militaire. J’entends bien qu’on espère ainsi aider à la recherche des insoumis ; mais on serait naïf d’escompter, n’est-ce pas, leur dénonciation personnelle. En demandant un livret à ceux qui n’en ont point, on les met dans l’alternative, ou de rester célibataires, ou d’aller fonder une famille à l’étranger. Dans l’un et l’autre cas l’État se prive d’un foyer ; il est sa propre victime, et loin de retrouver un soldat, il perd par-dessus le marché toute une escouade de marmots.

Certaines pièces ont pour but d’établir l’identité des fiancés et de prévenir par là les bigamies éventuelles, comme si la menace des travaux forcés qui punissent encore chez nous cette variété rare de l’adultère, ne suffisait pas à faire réfléchir les maris trop ambitieux. Toutes ces protections naissent d’un bon sentiment ; on pourrait peut-être ne pas les rendre obligatoires, admettre que dans la plupart des cas elles sont parfaitement inutiles[1], qu’elles peuvent être inefficaces, et que d’ailleurs la bigamie est un crime moins grave que jadis depuis que le divorce a fait du mariage civil un engagement transitoire où l’erreur est prévue et toujours réparable.

Enfin la Loi, opposant avec une insistance maniaque des obstacles toujours nouveaux à des maternités possibles, interdit pendant un laps de temps considérable les mariages les plus jeunes, les plus sains, les plus féconds si le consentement paternel fait défaut à l’un des fiancés.

Ainsi nous avons, dans les campagnes du Midi et dans toutes les populations urbaines du Nord, des jeunes filles qui deviennent nubiles à l’âge de douze ou treize ans et qui ne peuvent à dix-huit ans fonder une famille où il leur semble bon, si leur père prétend avoir ses raisons de leur interdire le mariage. Personne n’a le droit de discuter les motifs de l’opposition. Le père invoque des raisons d’argent : c’est fort bien. Il se croit d’une meilleure famille que celle du prétendant, il n’y a rien à dire. Il préfère garder sa fille malgré elle, sans autres raisons à l’appui : c’est encore parfait. La jeune fille, si elle est amoureuse, peut choisir ce qu’elle aime le mieux, ou de s’enfuir ou de se suicider. Très souvent elle fait l’un ou l’autre. Et ici, comme tout à l’heure, je ne distingue pas très bien l’intérêt de l’État.


Mieux encore : le jeune homme n’est libre qu’à vingt-cinq ans. Nous touchons aux limites de l’absurde. On estime qu’à vingt-deux ans, un homme est assez mûr pour porter les galons de lieutenant. On lui confie quatre-vingt-quinze hommes avec la permission de les envoyer — sans le consentement de son père — se faire massacrer. Et sans ce même consentement on ne lui confie pas une femme qui l’aime assez pour le suivre ? Il peut fonder une maison de commerce, une usine, une société, une colonie, mais non une famille ? Il peut être médecin, professeur, architecte chef de mission ou diplomate, mais on lui interdit d’être « mari » si tel est le caprice de ses ascendants ?


Il est trop clair que les lois en vigueur n’ont pas été conçues spécialement pour favoriser la croissance de la natalité publique. On ne saurait s’en étonner. Ceux qui les ont codifiées au commencement de ce siècle n’avaient pas les mêmes raisons que nous de regarder l’avenir avec appréhension. En outre, l’organisation de la famille française s’est achevée sous l’influence du droit canon et du droit romain qui revêtaient hier encore un aspect d’éternité et qui nous surprennent aujourd’hui par l’imminence de leur déclin.

L’avenir est à ceux qui savent le prédire. Se réformer, c’est se conformer à l’évolution irrésistible et lente des sociétés en marche vers le but inconnu. Au milieu du siècle dernier, on traitait de songe-creux et de lunatiques ceux qui prétendaient aplanir les hiérarchies traditionnelles et renverser même la personne du Roi. Cependant la jeune Amérique n’a pas eu besoin d’un chef héréditaire pour dépasser en quelques années vingt nations vieilles de quinze siècles. Ainsi peut-être on reconnaîtra bientôt que la famille elle-même, telle qu’elle est ordonnée aujourd’hui, n’est pas la base intangible qu’on ne puisse alléger sans que tout s’écroule sur elle. On admettra qu’une nation vit par le nombre de ses nationaux plutôt que par l’équilibre de ses coutumes : c’est une pépinière, ce n’est pas un édifice. On saura qu’il vaut mieux pour elle créer des fils bâtards que de mourir stérile. On proclamera que nul, pas même l’État, pas même un père, n’a le droit de séparer deux êtres jeunes et sains lorsqu’ils ont exprimé la volonté de s’unir.

Si j’ose prévoir (et souhaiter) les mesures qu’on adoptera un jour dans cet esprit de justice et de liberté féconde, j’imagine qu’elles sont contenues dans les propositions du programme suivant :

I. — Combattre par l’enseignement moral l’opinion abominable qui représente la maternité comme pouvant être, dans une circonstance quelconque, une faute contre l’honneur, un état illégitime et infamant.

Il. — Garantir pendant le temps de la grossesse et trois mois après l’accouchement les ouvrières et les servantes à gages contre toute possibilité de renvoi, à moins de faits délictueux ou criminels dûment constatés.

III. — Décréter que le certificat de bonne vie et mœurs, dans le sens où l’on entend généralement cette expression, ne pourra être en aucun cas exigé à côté de l’extrait du casier judiciaire qui est déclaré suffisant.

IV. — Créer, sur toute l’étendue du territoire, des Nourriceries d’Enfants Assistés où l’on recueillera jusqu’à la deuxième année tout enfant nouveau-né qui, par l’indigence de sa mère, se trouverait en danger de mort.

V. — Accorder les droits du mariage à tout couple qui exprimera librement la volonté de s’unir devant l’officier d’état civil, sans frais, sans délai, sans production de pièces, et sans aucune soumission au consentement d’un tiers.


24 Novembre 1900.

II

HISTOIRE D’UN FIANCÉ


Célibataires, le Sénat vous menace d’un impôt égal au quinzième du principal de vos contributions. C’est-à dire qu’un ouvrier qui verse trente francs par an à la recette de son quartier, sans compter les centimes additionnels, devra désormais donner quarante sous de plus, si la loi est votée. — Bien.

Votre voisin nourrit et habille six enfants. Vous, vous payerez deux francs par an le droit de vous nourrir tout seul. Le Sénat appelle cela « égaliser les charges » et conseiller le mariage aux citoyens français. Je ne discute pas.

Lisez maintenant ce qu’il en a coûté à l’un de vos camarades pour avoir voulu se marier dans notre doux pays.

L’histoire est typique ; elle est complète ; et, par-dessus le marché, elle est vraie. Il ne lui manque rien pour servir d’exemple.


Au mois de juin dernier, M. D…, ouvrier mécanicien, ancien sous-officier d’artillerie, rencontra Mme X…, qui accepta de devenir sa femme. — Il avait trente ans ; c’est un âge où l’on est, je crois, majeur. D’ailleurs ses parents l’approuvaient. Quant à la jeune femme elle était orpheline et divorcée, c’est-à dire civilement aussi libre que possible. Rarement un projet de mariage se présente dans des conditions aussi favorables.

M. D… réunit les papiers nécessaires, prit son acte de naissance dans un tiroir, son certificat de résidence chez sa concierge, il courut chez le commissaire de police pour obtenir la légalisation de cette dernière pièce, il se procura, mais à grands frais, les actes de décès des parents de sa fiancée, les fit dûment enregistrer, enfin, n’oubliant pas même son livret militaire, il se présenta, sûr de lui, à la mairie de l’arrondissement.


« Monsieur, fit l’employé, votre acte de naissance est périmé. Depuis la loi de 1897, aucun acte de l’état civil ne doit avoir plus de trois mois de date. Faites-en faire un autre, et payez.

— Mais… l’État me demande quel jour je suis né. Je le lui dis. Je ne peux pas le lui dire plus clairement une seconde fois. Le nouvel acte que je vous apporterai sera identique au premier, puisqu’ils seront tous les deux copiés sur la même page du même registre…

— Monsieur, la loi est la loi. Faites une pétition à la Chambre si vous n’êtes pas content. »

L’ouvrier se retire docilement. Rentré chez lui, il écrit au maire de son village natal, fait queue à la poste le lendemain matin pendant vingt minutes pour expédier un mandat de 2 fr. 55, rogne son dîner comme son déjeuner, et attend la réponse du maire.


Deux jours plus tard, coup de théâtre. Un événement imprévu, une lettre, un cri de joie : ses parents sont devenus riches. Et alors, d’une heure à l’autre, ces mêmes parents qui trouvaient Mme X… charmante tant qu’ils étaient pauvres, s’opposent brusquement à son entrée dans la famille. Un billet de loterie a fait le miracle. Ils n’ont rien à lui reprocher que d’être restée ce qu’ils étaient, mais c’est assez pour qu’ils la refusent, comme une honteuse mésalliance. Supplications du fils, discussions, arguments, scènes violentes, rien n’y fait. Il a donné sa promesse : cela n’a aucune importance. Il aime : cela n’est pas sérieux. Elle aime aussi : on s’en moque bien.

Le héros de cette histoire, un brave homme décidément, n’hésita pas. Non seulement il n’alla point chercher ailleurs la belle dot que son père voulait lui faire toucher, mais il renonça même à l’héritage promis : il fit les sommations.

Savez-vous ce qu’il en coûte à un malheureux ouvrier pour faire établir qu’il est majeur à trente ans, et qu’il a le droit de se marier où il aime ? Soixante-quinze francs.

M. D… épuisa ce jour-là ses dernières économies, mais il paya. Il y eut d’abord un mois de luttes, puis un mois de formalités. Sur ces entrefaites, une convocation à passer vingt-huit jours sous l’uniforme vint encore retarder le mariage.

Lorsqu’il fut de retour à Paris, notre mécanicien se crut sauvé. Enfin tous ses actes étaient en règle, les sommations avaient touché : la voie était libre en un mot.

Il se rendit à la mairie avec sa liasse de papiers et exprima timidement le désir de voir les publications affichées le dimanche suivant.

« Monsieur, répondit l’employé avec un gracieux sourire, si vous étiez venu il y a huit jours, c’eût été parfait ; mais ces pièces sont du mois de juin, nous voici le 7 octobre, tous vos actes sont périmés.

— Comment, une seconde fois ?

— Une seconde fois. Veuillez faire refaire tous les actes, ceux de naissance comme ceux de décès, tous les certificats et toutes les légalisations. Inutile d’ajouter que les formalités d’enregistrement sont redevenues nécessaires comme en juin dernier.

— Et il faut tout payer encore ?

— Bien entendu. »

Pour la troisième fois, l’ouvrier fit les quinze démarches et paya les quinze additions. Je me demande comment il s’en est tiré ; mais le législateur ne se le demande pas, soyez-en sûrs. Partout où il se présentait, on le saluait comme une vieille connaissance. « C’est encore vous ? Enchanté de vous revoir. Entrez donc. » Il n’avait plus que des amis dans tous les greffes et dans tous les bureaux de Paris, et quand il s’en allait on lui disait : « À bientôt. »


Un pâle jour de novembre, ce Juif-Errant de l’État-civil, qui n’avait plus même en poche les cinq sous d’Ahasvérus, remonta lentement l’escalier de la mairie où il avait toutes ses habitudes, et en entrant dans le bureau des mariages, il demanda d’une voix résignée désormais à tout :

« Voici mes papiers. Cette fois-ci, pourquoi ne sont-ils pas en règle ?

— Mais il me semble qu’ils le sont.

— Ce n’est pas possible.

— Si fait. Nous allons procéder aux publications. Vous épousez donc Mademoiselle.

— Non : « Madame »… Elle est divorcée.

— Alors il manque une pièce, en effet : la copie de la transcription de l’acte qui a prononcé le divorce. Courez au greffe du tribunal civil et rapportez-moi cela.

— Ah ! je vous le disais bien ! » soupira le malheureux.

Une heure après, il était au greffe, où on lui répondait qu’on serait enchanté de copier pour lui la pièce dont il avait besoin, et que cela coûterait une vétille : cent quatre-vingt-dix francs avec quelques centimes.


« Cent quatre-vingt-dix francs ! mais où voulez-vous que je les prenne ! »

C’était le dernier coup.

Tout mariage devenait matériellement inaccessible.


Le sympathique ouvrier qui m’écrit cette longue histoire, « si triste et si burlesque à la fois », comme il le dit lui-même, termine sa lettre par ces mots :

« Il n’y a qu’une solution possible pour moi. Je mettrai dix francs par mois de côté. Au bout de dix-neuf mois, je pourrai peut-être enfin me marier. Mais, à ce moment-là, tous mes actes seront périmés pour la quatrième fois, et alors je recommencerai ma promenade dans les greffes, bien heureux si l’impôt projeté ne vient pas me frapper dans l’intervalle comme célibataire endurci. »

Vraiment (et beaucoup de lecteurs sans doute devinent la phrase) je trouve que M. D… est bien patient envers des lois aussi vexatoires que les nôtres.

Si j’ai un conseil à lui donner, c’est de garder cette somme énorme — 190 francs — pour la layette de son premier enfant qui en aura bien besoin, le pauvre petit. Depuis six mois, on refuse de marier cet homme et cette femme : qu’ils n’insistent pas. On les a ruinés : qu’ils arrêtent les frais. Et s’ils tiennent absolument à porter un nom identique, j’offre de leur faire faire, à mon compte, chez un graveur, deux cents billets de faire-part ainsi conçus :

« Madame X… et Monsieur D… ont l’honneur de vous informer qu’à partir du 25 décembre 1900, ils se considéreront comme mariés. »

Tous les honnêtes gens du quartier, j’en réponds, leur donneront raison.

La moralité de cette anecdote s’inscrit logiquement à sa suite. M. Piot, par son projet d’impôt, espère établir entre le célibat et le mariage un parallèle avantageux pour la vie conjugale. Nous allons faire pour lui la comparaison.

D’une part, voici M. A…, contribuable, taxé à 30 francs. Il est célibataire ; il n’a chez lui ni femme, ni maîtresse, ni enfants. Qu’au dehors il soit chaste ou fréquente les filles, cela n’importe point : dans les deux cas, il est infécond.

Pour prix de cette infécondité, M. Piot lui demande deux francs.

Voici d’autre part M. D…, le héros des aventures qui précèdent. Je le suppose lui aussi taxé à 30 francs. Il a voulu se marier selon le vœu de l’État, et voici que l’État lui demande avant de le lui permettre[2] :

Frais d’actes, correspondance et courses (environ) 60.00
Trois nouvelles séries des mêmes frais par suite de péremptions 180.00
Sommations respectueuses 75.00
Copie de la transcription d’un jugement de divorce 190.00

Total : 505.00

Et le comble, c’est qu’on lui réclamera quand même 2 francs d’impôt par an si sa femme est stérile malgré elle !

Ajoutez à cela les frais de la noce, puis toutes les dépenses de logement, de vêtements et de nourriture que nécessitera son nouveau foyer, et dites de quel côté descend la balance que M. Piot tient suspendue à son doigt sénatorial.

La nature a donné des charges écrasantes aux familles nombreuses, et l’État vient encore accabler ceux qui fléchissent déjà dans l’appréhension des misères futures.

Majorité tardive, opposition des parents, refus d’autoriser venant de l’administration ou des supérieurs militaires, nombre des démarches, importance des frais, longs délais, péremption des pièces, — quoi encore ? les lois et les règlements amoncellent leurs barricades sur toutes les routes qui mènent à l’union civile. La forteresse du mariage est une place qu’il faut emporter contre tous. Avant d’obtenir la permission d’être utile à son pays en fondant une famille de plus, il faut satisfaire un Code suranné, un fisc aux cent bouches, une famille égoïste, avare ou haineuse, une hiérarchie de supérieurs tracassiers ou malveillants.

Combien succombent dans cette lutte, qui ne se marieront plus jamais, après avoir passé à côté du bonheur. Dans l’amas des lettres que j’ai reçues à l’appui de mon premier article, je trouve l’histoire d’un jeune homme qui entendit ce mot d’un père : « Une femme en vaut bien une autre ! » Ah vous croyez cela, vieillards ! le jour où vous brisez la vie de votre enfant, vous croyez qu’il se guérira, qu’il pardonnera, qu’il oubliera, et que vous réussirez plus tard à jeter dans son lit une dinde grasse, avec un portefeuille d’actions ! Combien en pourrais-je citer qui sont morts sans avoir voulu se laisser consoler ainsi !

Mais l’État ne s’en inquiète point. L’État règne. Même sur les questions qui le regardent le moins, il entend faire accepter non ses avis, mais ses ordres. Jusque dans la ruelle du lit, il faut qu’il exerce ou délègue son autorité stérilisante. Souveraine est sa morale nuptiale, et peu lui importe de savoir sur quelle routine il l’établit. Épousez une actrice, décorée ou non, Paris trouvera cela tout naturel ; on en a d’illustres et de charmants exemples ; mais si vous êtes receveur des contributions dans un trou d’Auvergne ou de Savoie, n’espérez pas obtenir de votre chef de service qu’il vous laisse épouser Agnès ni Chimène. L’administration en est restée là dessus aux idées du dix-septième siècle. Il faut se soumettre ou se démettre, rester célibataire ou perdre son emploi. Pour beaucoup d’hommes, c’est le choix forcé entre le désespoir et la misère.

Par contre, quand le supérieur accorde son consentement, comme s’il prétendait lui donner l’auréole de l’infaillibilité papale, tout doit courber le front devant sa parole sainte. Voyez ce qui s’est passé à Melun. Un officier demande à épouser une femme divorcée ; si son chef avait rédigé un rapport défavorable, on aurait contraint le malheureux à donner sa démission, à briser sa carrière, plutôt que de lui laisser prendre la femme de son choix. Mais le hasard veut que le rapport ne conclue pas au rejet de la demande, et, du jour au lendemain, il faut que toutes les maisons s’ouvrent. Les femmes des officiers sont en service commandé quand elles font des parties de tennis sur la pelouse de leur jardin.

Pour les seconds mariages comme pour les premiers, l’État ne semble préoccupé que d’interdire l’union partout où il le peut. Il trouve bon que les maris prennent des dispositions testamentaires en vue de déshériter leurs femmes le jour de leurs secondes noces. Bien plus : il donne l’exemple, en privant de tout secours si elles se marient, les veuves qui obtiennent un bureau de tabac. Il défend à la femme adultère d’épouser jamais son complice, c’est-à dire de fonder enfin une famille féconde et saine, avec le seul homme qu’elle aime, avec le père de ses enfants.

Ceci exposé sommairement, et d’ailleurs connu de tout le monde, nous pouvons donc répondre à l’État qu’il est mal venu à reporter ses propres fautes sur la conscience des citoyens. En frappant d’un petit impôt les célibataires âgés de plus de trente ans, le Parlement voterait une loi dérisoire et inefficace que certains trouvent même injuste, mais qui se condamne assez par son impuissance pour qu’on ne l’accable pas d’autres arguments.

Je ne suis ici qu’un porte-parole. Croyez que je ne plaide pas pour ma cause, puisque je n’ai pas encore trente ans et que je ne suis plus célibataire, elle n’en sera que plus ardente, et plus libre.


Les familles sont trop peu nombreuses. Comment les multiplier ?


Le Sénat répond : — En persécutant les gens qui ne veulent pas se marier.

Et il n’entend pas les milliers de voix jeunes qui lui ont crié de toutes parts :

— En nous accordant le mariage, à nous qui ne demandons que cela !

III

PLAIDOYER POUR ROMÉO ET JULIETTE


En France, nous sommes traditionnels. Nous avons le respect, non des choses établies, mais de la forme originelle sous laquelle ces choses demeurent à travers les siècles. C’est l’extérieur des institutions, et non leur essence, qui possède chez nous le privilège de l’inviolabilité.

— Qu’est-ce que le mariage ? l’union d’un homme et d’une femme sous serment. — Ajoutez-y les cérémonies civiles ou religieuses qu’il vous plaira : tout le reste n’est qu’ornement et accessoire. L’Église même se défend de « marier » au propre sens du terme : elle bénit à l’avance le mariage futur des fiancés, celui qui se consommera dans la chambre nuptiale. Si l’on peut établir plus tard que la rencontre n’a pas eu lieu, que le mariage n’a pas été physiologiquement consommé, l’Église constate la nullité de l’union qu’elle avait préparée sans prétendre la conclure, moins présomptueuse en cela que l’état-civil. Et, pour que cette union soit qualifiée de nuptiale, il ne faut, devant le maire comme devant l’autel, qu’un serment. — Eh bien, nous trouvons, en France, toute naturelle la rupture de cette foi jurée. L’adultère est sympathique, cela est assez connu pour qu’il soit inutile d’apporter là une démonstration. Tout Paris, pour le jeune amant, a les yeux de la femme mariée. Mettez-les tous les deux en scène, et une salle de deux mille personnes de tout âge et de toute classe, applaudira, n’en doutez point.

Mais :

Devant le même public et dans le même théâtre, introduisez un conférencier qui propose de porter atteinte au mariage, non plus dans ce qu’il a de sacré, d’universel et de nécessaire, mais dans ce qu’il offre de variable selon le temps et de particulier selon les nations, — l’âge requis, les formalités, le consentement paternel, — aussitôt on interpellera l’orateur, on l’accusera de « toucher à l’institution de la famille » et de compromettre par là l’équilibre de la société.


Voilà donc une opinion reçue : sympathiser avec l’adultère, ce n’est pas « toucher à l’institution de la famille », mais vanter, par exemple, les droits du mariage à vingt ans sans le consentement des ancêtres, c’est « toucher… », etc.

Et l’importance de cette expression se déduit du principe connu : la société repose sur la famille.

Soit. Admettons ce dernier axiome pour juger de la thèse tout entière. Les théoriciens ne s’entendent point sur les caractères de la famille idéale ; mais tout le monde est d’accord sur la valeur relative des sociétés, puisque le concours des peuples se poursuit au grand jour, depuis le commencement de l’Histoire. Les sociétés saines, comme les individus sains, se reconnaissent à leur survivance et à leur développement. Si donc, et je le veux bien, la société repose sur la famille, on peut juger par évidence que la famille la mieux organisée est celle qui a permis le développement de la société la plus prospère.

Celle-là, tout le monde la peut nommer. Britannique ou américaine, la race anglo-saxonne possède le monde depuis cent cinquante ans ; nulle part, nous ne pourrons trouver un aussi parfait exemple d’une société à succès ; nulle part il ne sera donc plus intéressant d’étudier l’organisation de la famille et son recrutement par le mariage, considéré comme institution fondamentale de la société.

Si, du premier coup d’œil, nous constatons que les Anglais et les Américains accordent à la cérémonie nuptiale toutes les facilités que nos lois lui dénient, il faudra bien en conclure que notre Code civil a été limité par des précautions vaines, puisque les codes voisins, plus libres, ont permis en même temps une croissance nationale et une activité universelle que nous n’avons pu dépasser.

Or, aux États-Unis et en Écosse, les libertés du mariage sont telles qu’on ne pourrait les rêver plus grandes. Un homme et une femme échangent leur serment devant un témoin, quel que soit ce témoin, et la loi les regarde comme mariés.

Selon la volonté des parties, le mariage est laïc ou religieux, civil ou familial, clandestin ou public : il est toujours valable. Il est toujours légitime.

Aucune pièce n’est exigée. Aucune preuve écrite du mariage ne le sera plus tard. La parole du témoin suffit ; et, si ce témoin est mort, la parole des époux.

D’ailleurs, toutes les garanties civiles peuvent être données aux conjoints, mais seulement sur leur demande et dans la limite de leurs désirs.

Un mariage secret, immédiat, gratuit et sans entraves, — le mariage de Roméo et de Juliette, — est considéré comme inattaquable, d’Édimbourg à San-Francisco, et on ne nous dit pas que la solidité du lien familial en soit compromise, ni qu’Aberdeen croupisse dans l’anarchie, ni que l’abomination de la désolation soit l’état moral de Louisville (Kentucky).

Un peu moins libérale que l’Écosse et la plupart des États-Unis, l’Angleterre a donné, vers 1836, quelques formes obligatoires à l’union légale, mais avec quelle réserve encore, et quelle largeur de vues.

À quatorze ans, un petit Anglais peut épouser sa meilleure amie qui en a douze. La loi n’y voit aucun inconvénient, et si les pères de ces enfants croient devoir protester, ne croyez pas qu’il leur suffise de prononcer un simple veto, comme en France. On leur demande leurs motifs ; on les interroge, au besoin, devant les tribunaux, où les enfants ont le droit d’attaquer le refus mal justifié qui les sépare. Ceci se passe tous les jours à Londres, à Melbourne, à Bombay et à Liverpool, cités qui ne paraissent pas encore en décadence, et où le sentiment filial est aussi développé, dit-on, qu’à Montmartre ou à La Villette. La loi anglaise n’a jamais pensé que ce fût porter atteinte à aucune institution que de discuter la volonté d’un père le jour où son fils veut, à son tour, fonder une famille nouvelle


Car c’est là le nœud de la question.

Quel est le parangon de la famille française ?

— La famille antique : réunion de familles groupées sous la main d’un Aïeul.

Et la famille antique n’est plus.

Nous ne sommes plus au temps où la descendance d’un homme s’abritait tout entière sous les peaux de bouc de la tente, assemblée autour du foyer, protégée par son Chef, son Maître, son Père.

Alors, en effet, et justement ! le maître de la tente avait le droit de dire : « J’admets chez moi cette femme et non cette autre. Je gouverne ceux que je défends. » — Ce qu’un tel état social devait engendrer à l’époque moderne, on le voit aujourd’hui par le spectacle des sociétés nomades de l’Asie ou des pays maures qui sont tombées, une à une, sous la main des peuples libres. De même qu’au sommet de l’échelle nous avions trouvé les libertés nuptiales, de même, au dernier point de la décadence, nous trouvons la puissance paternelle à son comble : et cela n’est pas moins frappant.

Aujourd’hui, la famille se désagrège dès la naissance. Dans les milieux bourgeois, l’enfant vit jusqu’à sept ans avec ses bonnes, jusqu’à seize ans avec ses pions et, ensuite, avec… qui vous savez. De quel droit ceux qui l’ont exilé d’abord dans la lingerie, puis emprisonné dans l’atroce internât, avec la menace des maisons de correction, s’il résiste, de quel droit viendraient-ils, ensuite, non pas même discuter, mais briser d’un seul geste l’inclination de cet enfant, devenu homme, lorsqu’elle se manifeste si naturelle, si tendre, et vraiment si morale au sens vulgaire du mot ? Où est le foyer patriarcal, la tente et le piquet, le troupeau commun ? L’un habite Montluçon et l’autre Paris, si ce n’est Tananarive. Comment l’intérêt de l’aîné prétend-il balancer celui du plus jeune, celui de l’homme qui engage sa propre existence et peut, seul, décider de la valeur de son choix ? Si le fils se marie sottement, le père en rougira ; d’accord ; mais le fils se sentira bien autrement atteint si le père, veuf, se remarie avec une femme indigne, et la loi ne lui donne nul recours[3]. D’ailleurs, demande-t-on au père de juger les projets de son fils ? En aucune façon. Le silence suffit. Ce silence tient lieu de raisons. Ce silence vaut un arrêt. Cette abstention est un vote.


Eh bien, peut-être est-ce beaucoup avancer dans les sens de l’indulgence et de l’affection humaines, mais j’imagine que d’excellents pères, aussi bien parmi ceux qui cèdent que parmi ceux qui s’opposent, ne seraient pas fâchés de s’abstenir, purement et simplement, dans certains cas matrimoniaux. En exigeant leur consentement public et solennel, on les charge d’une responsabilité qui n’est pas toujours acceptée de bonne grâce. On les oblige à laisser de leur assentiment une preuve écrite et formelle qui est bien souvent gênante, et pour des raisons qui ne touchent point aux questions d’honneur. Certains Capulets aimeraient assez leur fille pour consentir à sa joie, s’il ne fallait ensuite avouer à tout Vérone qu’ils ont fait alliance avec la famille ennemie. La question qui leur est posée n’est pas : — « Autorisez-vous votre fille à se marier selon son goût ? » — mais, aux yeux de tout le monde, celle-ci : — « Vous, Monsieur A…, député bonapartiste, prenez-vous pour gendre M. B…, fils d’un préfet du 4 Septembre ? » — Tel qui répondrait oui à la première question, répondra non à la seconde, et la loi qui la pose lui dicte son refus.


En 1792, le jurisconsulte Muraire, qui mourut plus tard premier président de cassation, écrivait :

« Les droits du père ont leurs limites… Disons-le, Messieurs, trop souvent les pères ne consultent que l’ambition dans le consentement qu’ils donnent au mariage de leurs enfants ou dans l’empêchement qu’ils y mettent. Si vous voulez que les mariages soient heureux, laissez la liberté du choix. Ainsi, en facilitant les mariages, vous les multiplierez, et vous ferez le bien de la société. En livrant l’homme plus tôt à lui-même, vous hâterez les progrès de sa raison.

Depuis un siècle, et davantage, ces paroles ne sont pas entendues. Il faut, je le crois, désespérer de les voir jamais obéies. On continuera, en France, à conclure les mariages à peu près selon la mode de quelques peuplades nègres : par voie d’achat entre deux familles. La volonté des jeunes amants restera chose négligeable, et impuissante contre celle d’autrui. Des milliers de couples charmants, en qui la nature avait mis ses affinités mystérieuses, n’oseront jamais joindre leurs lèvres par-dessus la barrière des lois. Que de larmes ! Que de sanglots à venir ! Et chaque année, régulièrement, l’an prochain comme l’an dernier, quatre ou cinq cents jeunes filles de France se jetteront dans l’inconnu, la corde au cou, le poison à la bouche ou les bras vers la rivière, pour avoir entendu, un soir, le :

« Non ! tu ne l’épouseras pas. »


18 Décembre 1900.
  1. En France, sur 10.000 mariages, 9.993 ne donnent lieu à aucune opposition.
  2. Quinze jours après la publication de cet article, la Chambre a voté d’urgence un projet de loi déposé par M. P. Grousset, exemptant de tous droits la transcription du jugement de divorce ; mais les autres frais subsistent.
  3. « L’enfant n’a point d’action contre ses père et mère pour un établissement par mariage. » Code Civil, art. 204.