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Louis XIV et ses historiens/01

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LOUIS XIV


ET SES HISTORIENS




Le XVIIe siècle est devenu de nos jours une source inépuisable d’études et d’observations, et c’est vers une société presque en tout point opposée à la nôtre que se portent avec persévérance nos prédilections et nos recherches. Rien d’étonnant, à tout prendre, dans ce contraste entre les réalités au sein desquelles nous vivons et les dispositions qui nous conduisent à nous en dégager par la pensée pour pénétrer dans des régions différentes. Enfans d’une inquiète démocratie, incertains de leurs destinées et vacillans dans leurs croyances, les hommes du XIXe siècle se reposent avec une sorte de bonheur dans la contemplation d’une époque qui, possédant les biens qui leur manquent, acceptait la règle d’une puissante hiérarchie dans les rangs et d’une forte discipline dans les idées et dans les lettres. Si les excès de la liberté politique ont conduit aux résultats que chacun connaît, les excès de la liberté littéraire n’ont pas moins contribué à déterminer un retour vers des hommes qui, sans repousser aucune entrave, produisaient tant en faisant si peu de bruit.

Ce retour s’est révélé par de nombreux travaux sur l’état de la société française au XVIIe siècle et plus encore par l’empressement avec lequel a été accueillie la publication de tous les documens inédits relatifs au gouvernement du roi Louis XIV. La voie ouverte avec tant d’éclat par la publication des Négociations relatives à la succession d’Espagne a été heureusement poursuivie par M. Depping pour la collection des correspondances relatives aux affaires intérieures du royaume[1], et c’est en groupant les faits principaux constatés par cette grande enquête rétrospective que M. Cherruel a composé son Histoire administrative de la France sous Louis XIV. A son tour, M. Clément a donné sur le gouvernement de ce prince un écrit substantiel dont le tort principal est d’être une esquisse plutôt qu’un tableau[2].

Les personnages de ce temps n’ont pas moins occupé que les choses. Sans parler de ces œuvres achevées qui ont eu l’heureux don d’improviser des immortalités charmantes, on connaît et les travaux de M. Walckenaër sur Mme de Sévigné et l’Histoire de madame de Maintenon par M. Le duc de Noailles. S’il est juste de faire dans le succès de ces écrits une large part au talent des écrivains, il faut surtout en attribuer la fortune aux dispositions générales du public. Le siècle de Louis XIV a détrôné le moyen âge; c’est le seul temps pour lequel il n’y ait aujourd’hui à redouter ni longueurs, ni redites. On a eu l’heureuse idée de publier les Mémoires de Cosnac, qui, par la première duchesse d’Orléans, touchent aux parties les plus émouvantes du règne, et la correspondance complète de la princesse palatine, deuxième duchesse d’Orléans, cette rude Allemande demeurée cinquante ans, sur les marches du trône, pleinement étrangère à la France. Le même intérêt s’attache aux Mémoires de l’abbé Ledieu sur Bossuet, qui nous sont enfin donnés dans leur précieuse intégrité. La popularité de Saint-Simon[3], entré de plein saut dans la gloire comme un ancien, a été l’une des causes en même temps que l’un des symptômes de ce mouvement des esprits auxquels le nom d’engouement ne messiérait peut-être pas. Comment lui dénier ce caractère, lorsque de hardis éditeurs ne craignent pas d’imprimer en quatorze gros volumes le journal de Dangeau? N’est-ce pas là une entreprise qui ne saurait s’expliquer que par une confiance sans limites dans la faveur promise en ce moment à tout ce qui touche au règne de Louis XIV?

La nouvelle direction politique prise en France par l’opinion depuis quelques années a singulièrement contribué d’ailleurs à favoriser cette réhabilitation de l’établissement monarchique du grand roi, contre lequel le libéralisme de Lémontey aiguisait, il y a trente ans, les traits de son amère satire. Le règne de Louis XIV marque le point culminant de la puissance absolue; c’est le moment où pour la première fois la nation se fit homme en renonçant à toute participation, même indirecte, au pouvoir, et jusqu’à tout contrôle à exercer sur les actes de l’administration par les cours de justice. Lors donc qu’on est fermement convaincu que ce fut là un abandon déplorable, et qu’aucune époque ne fournit de preuve plus éclatante du danger de ces grandes abdications que le long règne qui précéda la régence, si glorieux d’ailleurs qu’il ait été, on est conduit par devoir autant que par goût à étudier ce gouvernement dans ses institutions, cette politique dans ses maximes, et cette brillante société dans l’intimité de sa vie morale. J’estime qu’aucun travail ne fut jamais plus opportun, et je crois que s’il était accompli, nul ne serait peut-être plus utile. L’appréciation de quelques publications contemporaines me fournira pour l’esquisser une occasion que je n’hésite pas à saisir. Je voudrais placer les actes de ce règne en face des opinions contradictoires qu’ils ont provoquées depuis le duc de Saint-Simon jusqu’au marquis de Dangeau, depuis Voltaire jusqu’à Lémontey, et rechercher pourquoi la nation fut conduite, durant la vie du même prince, d’une longue succession de victoires à une suite non interrompue de désastres, changement qui ne fut pas moins sensible dans l’ordre des idées que dans celui des faits, puisque la France vit succéder tout à coup à l’ère la plus féconde de son histoire intellectuelle des jours stériles en génie, en vertus et presque en courage.


I.

Ce qui saisit en effet tout d’abord l’attention des esprits sérieux, c’est l’opposition presque complète qui se rencontre entre les deux moitiés du grand règne. En négligeant la régence d’Anne d’Autriche et l’administration du cardinal Mazarin pour s’en tenir au gouvernement effectif de Louis XIV, qui s’ouvre en 1661, on ne peut manquer d’être frappé de ce fait, que tout réussit à ce monarque tant qu’il opère dans ses conseils ou sur les champs de bataille avec les hommes formés dans la période précédente, tandis que tout échoue misérablement sitôt qu’il agit avec ceux qu’il a formés lui-même et qui sont nés à l’ombre de son trône. L’année 1690 est à peu près la limite qui sépare ces deux générations et ces deux fortunes, si profondément diverses. Ajoutons tout de suite que c’est vers la même époque que s’arrête aussi le magnifique mouvement d’où sont issues tant d’œuvres immortelles, et que s’ouvre, durant les vingt-cinq dernières années de la vie du monarque, cette période à peu près nulle pour la pensée et pour l’art, toute pleine des querelles, à la fois dangereuses et mesquines, qui ne tardèrent pas à précipiter la nation dans un abîme de corruption et de scepticisme. En rappelant les faits principaux de l’époque, ce contraste deviendra plus sensible, et les causes se dessineront sous l’éclat même des effets.

Lorsque le royal élève de Mazarin prit les rênes du gouvernement, il ne rencontra devant lui aucune résistance. On peut dire qu’il vit ses plus hardis desseins accomplis aussitôt que formés, et que l’Europe s’inclina sous sa superbe volonté aussi facilement que la France. En proclamant l’identification de l’état avec sa personne, Louis XIV ne faisait que tirer une dernière conséquence des idées qui tendaient à prévaloir depuis un siècle, il ne faisait qu’achever l’œuvre de ses prédécesseurs. Après la ligue, et surtout après la fronde, la France était profondément découragée de la vanité de ses efforts pour conquérir et organiser un régime de garanties politiques, découragement qui, tout malheureux qu’il fût en lui-même, se comprend fort bien d’ailleurs, puisque ces efforts n’avaient jamais abouti qu’à servir, aux dépens de l’indépendance nationale, d’égoïstes cupidités. La bourgeoisie, qui avait été l’âme de la ligue, l’aristocratie, qui avait imaginé la fronde pour y chercher des profits et des distractions, ne surent faire sortir de cette double crise la consécration d’aucun principe destiné à sauvegarder les droits des générations à venir; ni l’une ni l’autre n’hésita à solliciter le secours des Espagnols, au risque de rencontrer dans ceux-ci des maîtres plutôt que des auxiliaires. Ce fut surtout par cette disposition constante à provoquer l’intervention étrangère que les diverses factions se perdirent en France, et qu’elles y rendirent le peuple profondément et à toujours monarchique. Celui-ci comprit en effet, avec son admirable instinct, que dans ce déchaînement de passions imprévoyantes ou cupides la vieille royauté de Hugues Capet et de saint Louis, de Charles V et de Louis XI, avait seule la force et la volonté de préserver l’unité territoriale, qui avait été son honneur et son ouvrage.

Jamais la nation n’eut la conscience de ce service aussi complètement qu’après les tristes avortemens qui signalèrent la minorité de Louis XIV. En abdiquant alors la liberté dont elle avait embrassé l’ombre, la France se rejeta dans la dictature avec un entraînement irrésistible, ne conservant plus qu’une seule pensée, celle de rendre cette abdication féconde et cette dictature glorieuse. Ainsi Louis XIV tira sa principale force des souvenirs de la fronde, qui durant trente années pesèrent à beaucoup de ses contemporains comme un remords et à tous comme une honte et comme un péril.

Tandis que le mouvement naturel des idées et des choses mettait le royaume à la merci du jeune monarque, l’état des cabinets étrangers était tel qu’aucune résistance ne fut possible devant l’élan de la France identifiée avec son roi. De la grande monarchie de Charles-Quint il ne subsistait plus que deux moitiés faciles à attaquer sur tous les points, et pour chacune desquelles la solidarité dynastique créait des dangers que leur isolement territorial les mettait dans l’impossibilité de conjurer. Le traité de Westphalie avait introduit dans la constitution de l’empire un balancement d’influences politiques et religieuses qui, en annulant le pouvoir impérial, livrait l’Autriche sur le Rhin aux entreprises de la France, pendant que les insurrections sans cesse renaissantes en Hongrie et les agressions continues des Turcs mettaient chaque jour son existence en question sur les bords du Danube et de la Drave.

L’Espagne, épuisée d’hommes et de capitaux au milieu de ses richesses métalliques et par l’effet de ces richesses même, était une proie non moins facile à dévorer. Un gouvernement inepte y avait tari toutes les sources de la puissance nationale, et cette glorieuse monarchie n’avait conservé de sa grandeur que la ruineuse obligation de se défendre simultanément sur les Pyrénées et dans les Pays-Bas, aux extrémités de l’Italie et dans toute l’étendue du Nouveau-Monde. Enfin la bonne fortune de Louis XIV avait fait coïncider avec son avènement au pouvoir la restauration d’une dynastie étroitement associée à la sienne par la religion et par le sang, et qui durant trente années se fit en Angleterre l’auxiliaire secrète ou avouée de la cour de Versailles, pour en obtenir un concours que ses périls comme ses fautes lui rendirent à la fois nécessaire et fatal. Ce règne commença donc au moment où les principaux cabinets étaient affaiblis et menacés, et lorsque l’état intérieur de l’Angleterre rendait toute coalition européenne impossible; il s’ouvrit dans des circonstances qui présentaient à l’ambition des tentations à peu près irrésistibles, tant la prostration était sensible au dehors, tant la confiance était grande au dedans. Il n’y eut pas une entreprise qui avortât, il ne s’éleva pas une prétention qui ne fût accueillie ou imposée, aussi longtemps du moins que dura une situation amenée par les événemens ou par les siècles, et dont Louis XIV profita sans l’avoir créée.

Ce prince commença par exiger pour ses ambassadeurs des hommages inaccoutumés, et prétendit à un droit de suprématie qu’il se tint prêt à défendre par les armes. A Rome, il accabla le chef de la chrétienté d’humiliations moins honteuses pour la faiblesse qui les subit que pour la force qui les impose; à Madrid, il notifia en pleine paix sa résolution de s’emparer sans délai d’une portion de ces provinces belgiques dont la réunion à la France avait été l’idée fixe de Mazarin. L’attitude toujours pleine de déférence de la cour d’Espagne ne fournissant nulle occasion plausible de rupture, on avisa un droit de dévolution ouvert depuis longtemps au profit de l’infante Marie-Thérèse par la mort de la reine sa mère, sans que personne en eût jusqu’alors soupçonné l’existence, droit obscur découvert par un légiste dans la poussière d’un greffe, qui ne s’était jamais appliqué qu’en matière civile, et dont on n’hésita pas à se servir, à défaut d’un autre titre, pour changer l’état territorial de l’Europe. Une armée commandée par le maréchal de Turenne reçut mission d’aller faire triompher ces argumens de procureur, et le roi, faisant en 1667 ses premières armes sous la direction de ce grand homme, vit tomber en quelques semaines devant lui les principales places des Pays-Bas, les faibles résistances de l’Espagne n’ayant eu d’autre résultat que d’ajouter la gloire au succès. L’année suivante, la Franche-Comté fut conquise en quinze jours en présence de toute la cour, cortège ordinaire du jeune monarque dans ces faciles expéditions où les émotions de la guerre se mêlaient à toutes les splendeurs du luxe et à toutes les ivresses du plaisir. Bientôt la paix d’Aix-la-Chapelle vint consacrer le succès des armes de Louis XIV, en lui laissant la conviction dangereuse, quoiqu’alors fondée, que sa volonté était en Europe la seule mesure de sa puissance.

Au milieu des sollicitudes universelles excitées par des conquêtes si peu disputées et par des prétentions chaque jour plus menaçantes, un seul état avait encore la volonté et se croyait la force de défendre avec le droit international l’équilibre établi par les traités. Les provinces-unies de Hollande, qu’une lutte acharnée contre l’Espagne avait rattachées si longtemps aux intérêts français et que Louis XIV avait eues d’abord pour alliées, ne tardèrent pas à comprendre que la réunion alors imminente des Pays-Bas espagnols à la puissante monarchie qui les convoitait mettrait bientôt leur propre indépendance en péril : aussi, sans prendre une attitude directement hostile contre la France, travaillèrent-elles à réunir les cabinets dans un concert qui, sans être d’abord redoutable, fut un premier obstacle opposé à la marche triomphale de Louis XIV. S’emparant du rôle déserté en Angleterre par Charles II, la Hollande s’efforça de rallier les gouvernemens incertains en ranimant dans toute l’Europe le sentiment de l’indépendance.

Une pareille attitude ne peut être prise par un peuple libre sans que l’opinion publique surexcitée ne se produise bientôt sous des formes passionnées et quelquefois injurieuses. Au danger de contrarier Louis XIV dans ses desseins en l’arrêtant au milieu de sa course comme Josué arrêta le soleil, la Hollande ajouta donc celui, plus sérieux encore, de le blesser dans sa personne. Les inspirations de la vengeance ne tardèrent pas à l’emporter sur celles de la politique : le fier monarque conçut la pensée de rendre à la mer et aux tempêtes cette terre où l’on osait discuter sa gloire, en l’inondant à la fois par ses armées et par les flots. On sait quelle fut la fin de la guerre de 1672, où la victoire même fut stérile malgré les hyperboles des poètes, et ne releva pas le monarque des torts qu’il s’était donnés contre les intérêts de la France et contre les intérêts plus permanens de la justice. Quoique la fortune demeurât longtemps encore fidèle à Louis XIV et qu’elle ne commençât à chanceler que dans la guerre du Palatinat, on peut dire que ce monarque ne se releva jamais de son agression contre une ancienne alliée, car cette agression compléta son isolement en Europe, et cet isolement ne lui fut pas moins funeste qu’à Napoléon. La tentative de 1672, toujours présente aux cabinets et aux peuples comme une menace et un odieux souvenir, fut le principe des inimitiés implacables qui empoisonnèrent la fin de sa carrière; elle fut l’origine au moins indirecte de la plupart des embarras qui suivirent, et préparèrent l’heure où l’Europe devait passer de la terreur à la haine, du découragement aux résolutions désespérées.

Durant cette prestigieuse période, Louis XIV ne triomphait pas moins par ses négociations que par ses armes, et la paix de Nimègue n’était qu’une victoire de plus. Ce traité d’ailleurs était du nombre de ceux qui ne sont au fond que des trêves imposées par les exigences du vainqueur à l’impuissance momentanée du vaincu. L’étendue même des concessions consenties à Nimègue par les deux branches de la maison d’Autriche avait donné au roi de France la mesure d’une faiblesse qui s’abrita vainement sous la foi des traités. En pleine paix, des chambres de réunion formées à Metz et à Brisach bouleversèrent de fond en comble le vieil empire germanique, et les arrêts de ses magistrats ne donnèrent pas à la France moins de villes que les victoires de ses armées. Pendant ce temps, l’Europe consternée regardait faire, n’opposant que de vaines protestations à ces abus de la force servie par la fortune. Ni l’Autriche, qui voyait les Turcs sous les murs de Vienne, ni l’Espagne, dont le père Nithard, confesseur de la reine, et don Juan d’Autriche, bâtard du roi, se disputaient à main armée la possession, ni l’Angleterre, enchaînée par son roi à une politique qu’elle détestait, ne pouvaient alors opposer d’obstacle à une puissance qui n’avait à redouter que l’enivrement du succès, et la lente, mais certaine accumulation de ses fautes.

Les hommes que Louis XIV trouva sous sa main lorsqu’il commença à gouverner par lui-même furent d’ailleurs les instrumens principaux d’une supériorité qui ne fut pas moins éclatante dans les lettres que dans les armes. C’est ici que l’on touche à la racine même de toutes les grandeurs de ce temps et qu’il faut constater la rare fortune d’un pouvoir auquel il fut donné de se servir pour sa gloire de tous les grands esprits fécondés par les agitations de la période antérieure, en même temps qu’il profita pour son omnipotence de l’extrême lassitude provoquée par ces agitations elles-mêmes. Si la fronde fut stérile dans ses résultats politiques, les vingt années qui s’étendirent de la mort de Louis XIII à celle du cardinal Mazarin peuvent être en effet comptées au nombre des périodes durant lesquelles l’esprit humain reçut l’impulsion la plus vive. Tandis que Descartes s’efforçait de scruter les abîmes de l’être et de la pensée, le jansénisme remuait audacieusement les plus formidables mystères de la conscience. L’âme dans l’intimité de ses opérations, la spontanéité de ses mouvemens et le secret de ses destinées, Dieu lui-même dans son essence devinrent l’objet incessant et presque exclusif de toutes les recherches, de toutes les disputes, et à bien dire des conversations les plus familières. Les écoles se transformèrent en partis, et chacun se groupa autour de doctrines souvent fort peu comprises sans nul doute, mais qui maintenaient toujours l’esprit humain dans ces régions élevées d’où se déroulent au loin les horizons éternels. Pendant que l’esprit de secte s’échauffait sous l’ardente parole des Arnauld et les traits amers de Pascal, et que la controverse obligée avec les protestans, alors admis à la plénitude de tous leurs droits civils, contraignait les docteurs catholiques à lutter avec leurs adversaires de savoir et de talent, l’église, sous la direction d’un glorieux épiscopat, était travaillée jusqu’au fond de ses entrailles par l’esprit des Vincent de Paul et des François de Sales, des Bérulle, des Condren et des Olier. Corneille apportait sur la scène agrandie d’héroïques inspirations, applaudies par la noble jeunesse qui venait de vaincre à Rocroy et s’apprêtait à vaincre à Fribourg. Racine et Molière grandissaient à l’ombre de sa gloire, observant de près cette société alors si pleine de vie, de passions et de contrastes, et leur esprit s’épanouissait sous la grandeur des problèmes posés dans les salons comme dans les écoles, et qu’agitaient chaque jour tant de puissantes voix.

Toutes les forces intellectuelles avaient un culte, des croyans, pour ne pas dire des sectaires; elles se voyaient honorées jusque dans leurs exubérances, mais ces exagérations passagères n’ôtaient rien à la durable fécondité des résultats, et si loin que fussent parfois de la vérité Port-Royal ou l’hôtel de Rambouillet, leur influence sur la société contemporaine n’en fut pas moins précieuse. La génération d’Anne d’Autriche vécut donc dans un respect universel de la pensée et du talent, respect qui donna lieu sans doute à des engouemens fort ridicules, mais dont l’effet ne fut pas moins d’ouvrir un large sillon dans le domaine de l’art et de la poésie. Voiture et Chapelain, Racan et Scudéry étaient de méchans écrivains; mais l’importance du rôle attribué à ces beaux esprits, les longs débats que provoquaient les plus tristes sonnets ou les plus médiocres romans, imprimèrent à l’esprit national une impulsion qui porta bientôt après d’admirables fruits, et ce sont ces usurpateurs de renommée qui ont suscité nos plus grands hommes.

Il n’en fut guère autrement dans l’ordre politique. Une crise qui commença par l’apothéose du vieux Broussel pour finir par les compromis pécuniaires du cardinal Mazarin peut à bon droit n’être pas prise au sérieux par la postérité; mais cette crise imprima cependant à tous les esprits une impulsion qu’aucune autre n’a surpassée. Pendant qu’elle faisait agiter dans les carrefours les plus hardis problèmes, elle ouvrait devant tous les ambitieux, depuis le magistrat sur son siège jusqu’au général à la tête des armées, des perspectives éclatantes. La fronde remua toutes les idées en même temps que toutes les passions, et si elle trompa les espérances de la nation, ce ne fut pas sans en avoir labouré profondément toutes les couches. Peut-être la nature, dans la mystérieuse économie de ses lois, ne fait-elle d’ailleurs naître les grands hommes que de pères fortement trempés par les luttes de la vie : la génération qui s’épanouit avec tant d’éclat après la ligue parut en effet avoir hérité d’une sorte de virilité religieuse, à laquelle elle joignit pour son propre compte le culte de l’esprit dans ses plus exquises délicatesses.

Le génie politique et militaire se développa sous le souffle puissant qui animait les lettres. Turenne et Condé, Colbert et Lyonne ne portèrent pas à un moindre degré que nos grands écrivains ce cachet de maturité dans l’abondance et de bon sens dans le génie qu’un merveilleux concours de circonstances avait préparé depuis deux siècles. Les agitations de l’état et celles de l’intelligence humaine durant la minorité de Louis XIV eurent donc ce rare privilège de tout féconder, même en demeurant stériles. Ce fut en vivant de la vie ardente des partis et en courant tous les hasards que les ministres et les généraux de la première époque de Louis XIV acquirent sur tous les généraux européens cette supériorité qui fit la fortune du règne, fortune viagère comme leur génie, et qui changea soudainement lorsque d’autres hommes, élevés dans une atmosphère différente, eurent pris la direction des affaires publiques.

Dès l’année 1690, qui signale les premières difficultés rencontrées par le roi dans ses conceptions politiques et ses opérations militaires, tous ces illustres personnages avaient cessé d’être à la tête de son armée et dans ses conseils, et Louvois lui-même était à la veille de disparaître. Le seul heureux désormais entre les généraux de Louis XIV était un dernier survivant de la fronde, le maréchal de Luxembourg, qui, sous le nom de Montmorency-Bouteville, avait suivi le grand Condé dans toutes les épreuves de sa vie. A la même date, tous les écrivains auxquels se rattache l’honneur du grand siècle avaient, sinon cessé de vivre, du moins presque complètement cessé d’écrire. Le génie semblait avoir disparu avec les excitations et les souvenirs de la jeunesse chez ces hommes d’un caractère pourtant si calme et si fort.

Corneille n’était plus que l’ombre de lui-même au moment où s’ouvrit pour Racine la carrière de ses succès, qui ne dura guère que dix années, car elle commença avec Andromaque, donnée en 1667, et se termina à bien dire avec Phèdre, jouée en 1677. Tout le monde sait que Esther et Athalie, représentées à Saint-Cyr en 1689 et 1691, furent en quelque sorte arrachées aux répugnances de Racine, lassé de la poésie et presque de la gloire, et qui, dans la seconde période de sa vie, ne fut plus qu’un médiocre historiographe travaillant sur commande de Mme de Maintenon[4] et portant au fond de son cœur l’impression du regard sous lequel il devait mourir. Molière fournit sa carrière de 1660 à 1673, n’ayant guère connu et observé que les mœurs de la société façonnée par la régence et par Mazarin, à laquelle appartiennent visiblement les types de ses principales comédies. Le même espace embrasse la presque totalité des œuvres de Boileau, car si l’auteur des Satires et du Lutrin vécut encore de longues années dans la solitude d’Auteuil, son existence, toute de souvenirs et de regrets, était demeurée à peu près étrangère au monde nouveau formé sous l’influence personnelle de Louis XIV vieillissant et sous la forte discipline de son règne. On peut en dire autant de La Bruyère, qui publia en 1687 ses Caractères, tableaux animés des temps de sa jeunesse, dont Versailles dans sa monotonie solennelle et Marly dans son exclusivisme jaloux effaçaient chaque jour les saillies et les couleurs. La Fontaine, né en 1621, avait atteint la maturité de son âge et de son talent lors de la disgrâce du surintendant Fouquet, premier acte du gouvernement personnel de Louis XIV, qui valut au grand fabuliste l’honneur d’une indépendance que l’ère nouvelle ne devait pas voir se reproduire. Bossuet, quelque harmonie qu’il y eût entre ses doctrines personnelles et les maximes royales, quelque profonde empreinte qu’il eût reçue de la majesté de ce gouvernement toujours obéi comme celui de Dieu même, Bossuet précepteur du dauphin et sévère conseiller du jeune monarque, produisit beaucoup plus de chefs-d’œuvre que l’évêque de Meaux au comble de la gloire et de la puissance, mais partageant avec Mme de Maintenon la direction de l’église de France. Ses Oraisons funèbres, la plupart de ses sermons, ses magnifiques travaux pour l’éducation de son royal élève sont de la première période de sa vie, à laquelle il faut rapporter aussi ses grandes œuvres de controverse avec les protestans, dont l’Histoire des Variations vint clore la liste en 1688. Le reste de sa carrière est rempli par une polémique parfois ardente et parfois subtile, et par la vaste correspondance où se trahissent trop souvent ses tristesses, ses inquiétudes et ses déceptions. Le talent de Fléchier, qui avait atteint son apogée dès la mort de Turenne, ne jeta plus que de rares éclairs durant le reste de sa vie, fort longue encore. Enfin personne n’ignore que Fénelon, dont la laborieuse jeunesse avait été si féconde, n’eut guère, sur le siège de Cambrai, où il monta en 1693, d’autre souci que celui de se défendre contre la colère royale, que sa soumission ne désarma pas plus que son silence.

Ainsi s’écoulèrent dans un épuisement à peu près complet les vingt-cinq dernières années de ce règne, auquel n’avait manqué aucune gloire. Les grandes renommées étaient déjà frappées par la mort ou s’enveloppaient dans le silence. Le génie disparut donc avec la fortune, lorsque Louis XIV, ayant épuisé tous les hommes de la génération précédente, ne trouva plus pour lutter contre les périls amoncelés par sa politique que les hommes formés par son propre gouvernement et choisis par lui-même dans leur obscurité. Alors la France fut aussi pauvre qu’elle avait été riche, car si l’on excepte la personne même du roi, toujours admirable de calme et de force, on chercherait vainement quelque grandeur dans les tristes années qui virent passer à la tête des armées Villeroy, Tallard et La Feuillade, pendant que Chamillart, Voysin et Desmarets entraient aux conseils du monarque.


II.

Les temps qui précèdent la paix de Ryswick, et que remplit la guerre du Palatinat, paraissent dans la carrière de Louis XIV une période de transition entre l’époque des triomphes et celle des désastres. Si le traité de 1697 n’affecta pas d’une manière sensible la puissance territoriale de la France, il donna la preuve de son épuisement, et laissa pressentir la lassitude qui devait prendre par la suite le caractère du découragement et presque du désespoir. Dans la lutte générale où s’engagea ce prince à l’occasion de l’électorat de Cologne, la victoire ne déserta pas précisément le drapeau qu’elle avait si longtemps suivi, et il fut donné au maréchal de Luxembourg, vainqueur à Steinkerke et à Nerwinde, de conserver les traditions glorieuses de la grande génération à laquelle il appartenait encore. Déjà cependant les généraux de cour choisis parmi les hommes que le prince prétendait avoir façonnés de sa propre main, déjà les hommes élevés dans l’énervante atmosphère du cabinet de Mme de Maintenon prenaient la direction des armées; ils exécutaient, sans initiative et avec une docilité constamment malheureuse, les plans que le roi se complaisait à dresser lui-même jusque dans leurs plus minutieux détails. S’inquiétant moins de triompher sur le champ de bataille que de réussir à la cour, ils étalaient de plus en plus leur insuffisance en face d’une coalition à laquelle la révolution de 1688 en Angleterre venait enfin de donner un chef tout rempli de ces passions qui changent le cours de la fortune.

Dans ce déclin peu apparent, quoique très véritable, le roi s’efforçait de masquer des embarras dont il avait d’ailleurs parfaite conscience par un redoublement de pompes et de profusions et par une rigidité plus grande encore dans l’étiquette imposée à tous, et dont il était le premier esclave. Les fantaisies de Marly succédaient aux magnificences de Versailles; on voulait vaincre les fleuves comme on avait vaincu les cabinets, et les vétérans de Condé allaient périr de fatigue et de maladie au camp de Maintenon pour changer le cours de l’Eure, en engageant une lutte opiniâtre dans laquelle la nature finit par triompher des caprices de la toute-puissance. Si le roi, engagé dans les liens d’un attachement régulier, bien que secret, commença dès-lors à transformer sa vie, et s’il fit succéder aux plaisirs bruyans de sa jeunesse une gravité presque morose, cela ne changea rien aux prodigalités dont il s’était fait un système et un besoin, et qui avaient fini par devenir la ressource nécessaire et comme la manne quotidienne d’une cour obérée.

Pendant que les obstacles s’accumulaient à tous les points de l’horizon, le roi perdait successivement les puissans esprits dont le concours avait si bien servi les débuts de son règne. Colbert n’était plus là pour suffire, par l’habileté de ses mesures administratives, aux doubles charges de la guerre et de la paix; Louvois venait de mourir, emportant avec lui le secret des grandes combinaisons stratégiques et laissant pour héritage à son maître, avec les malédictions de ses sujets protestans, la périlleuse responsabilité d’un système de guerre où la dévastation et l’incendie n’eurent pas même la triste excuse de l’utilité. Les temps étaient passés où l’on avait pu être injuste et superbe impunément; il fallait désormais compter avec tous les ennemis qu’on s’était faits et payer le prix de chacune de ses fautes. La révocation de l’édit de Nantes, envisagée par les conseillers de Louis XIV comme une sorte de complément de l’unité administrative du royaume, avait été prononcée dans la pleine confiance qu’il suffirait au roi d’interdire l’exercice des cultes différens du sien pour se voir ponctuellement obéi en cette matière comme en toute autre : aussi l’édit de 1685 avait-il suscité des périls d’autant plus graves, qu’ils n’avaient pas même été soupçonnés. Cette mesure, prise sans prévoyance comme sans motif, avait tout à coup jeté une perturbation profonde dans l’administration du royaume et couvert l’Allemagne et l’Angleterre d’hommes exaspérés, qui ne tardèrent pas à imprimer le caractère d’une guerre religieuse à celle que poursuivaient alors les cabinets pour résister à la suprématie française.

Porté au trône de la Grande-Bretagne par une révolution qui fut une sorte de réponse à l’édit de 1685, Guillaume d’Orange devint, de 1688 au dernier jour de sa vie, l’inspirateur et le chef d’une coalition qui n’avait échoué durant vingt-cinq ans que parce que l’Angleterre n’y avait pas pris ou gardé sa place. Ce prince, dévoré de haine autant que d’ambition, dut donc surtout à la déplorable mesure prise par Louis XIV le grand rôle qu’il avait vainement recherché depuis sa jeunesse, de tentative en tentative et de défaite en défaite. L’Angleterre exaltée par l’esprit de faction, les puissances du Nord, la Hollande et une moitié de l’Allemagne échauffées ou par les passions protestantes ou par le ressentiment de leurs propres injures, l’Autriche enfin délivrée des Turcs et respirant plus librement du côté de la Hongrie, telles furent les forces dont la main de Louis XIV avait elle-même assemblé le faisceau, et qui ne tardèrent pas à mettre la France à une épreuve sous laquelle elle fut bien près de succomber.

Lorsque les résultats nécessaires de sa politique se furent nettement dessinés, ce prince n’hésita point, il est vrai, à répudier des projets dont il pénétrait alors le danger et la vanité; mais cette transformation dans les idées du monarque, qui fut assurément très sincère, avait le tort d’être tardive, malheur irréparable en politique. Aussi la modération de Louis XIV à Ryswick et dans toutes les phases de la guerre de la succession d’Espagne ne désarma-t-elle aucun ressentiment et n’empêcha-t-elle pas des cours trop longtemps humiliées d’appliquer à leur tour avec une rigueur impitoyable les maximes de droit public proclamées par la France pour rompre, selon le cours de ses intérêts, les stipulations jurées aux Pyrénées, à Aix-la-Chapelle et à Nimègue. Les violences consommées depuis 1667 contre l’Europe, et depuis 1685 contre une partie des sujets français, firent donc de la guerre l’état en quelque sorte normal du monde, situation terrible dans laquelle les traités les plus solennels ne sont plus que des armistices destinés à préparer une vengeance plus sûre et des réparations plus complètes. Louis XIV avait fini par donner contre lui à l’Europe la plupart des avantages dont il avait profité lui-même au début de son règne. La confiance en l’avenir avait passé à la coalition; celle-ci se sentait forte et compacte en présence de la France appauvrie, qui allait bientôt perdre cent mille hommes dans l’horrible guerre des Cévennes. Le roi avait été bien plus complètement l’artisan de son malheur qu’il n’avait été dans d’autres temps celui de sa fortune : le cours des siècles avait préparé sa gloire, et sa politique personnelle provoquait ses désastres. Aussi vers l’époque qui marque la limite entre les deux générations et les deux fortunes, au lendemain de cette révolution d’Angleterre qui renversa par sa base tout l’édifice de sa suprématie extérieure et qui lui fut d’autant plus sensible qu’elle était comme le contre-coup de sa politique, Louis XIV paraît-il profondément absorbé par les perspectives nouvelles qui s’ouvrent de toutes parts et bien plus encore par la responsabilité directe qui commence à peser sur lui.

« Le roi paraît triste, dit Mme de La Fayette dans un très remarquable tableau de l’état de la cour à la fin de 1688 : premièrement, il est fort occupé, et de choses désagréables, car le temps qu’auparavant il passait à régler ses bâtimens et ses fontaines, il le fallait employer à trouver les moyens de soutenir tout ce qui allait tomber sur lui. L’Allemagne fondait tout entière, car il n’a aucun prince dans ses intérêts, et il n’en a ménagé aucun. Les Hollandais, on leur avait déclaré la guerre; les Suédois, qui avaient été nos amis de tout temps, étaient devenus nos ennemis; l’Espagne ne conservera la neutralité que jusqu’au temps où nous serons bien embarrassés. Nos côtes sont fort mal en ordre : M. de Louvois, qui a la plus grande part au gouvernement, n’a pas trouvé cela de son district; il savait l’union qu’il y avait entre le roi et le roi Jacques, et Dieu seul pouvait prévoir que l’Angleterre serait en trois semaines soumise au prince d’Orange... Le dedans du royaume n’inquiète pas moins le roi... Il y a beaucoup de nouveaux convertis gémissant sous le poids de la force, mais qui n’ont ni le courage de quitter le royaume ni la volonté d’être catholiques. Ils voient l’événement d’Angleterre et reçoivent chaque jour des lettres de leurs frères réfugiés qui les flattent de se voir délivrés de la persécution dans l’année 1689. Quand ils songent que tout le monde est contre le roi, ils ne doutent point du tout qu’il ne succombe, et outre les nouveaux convertis, il y a beaucoup d’autres gens mal contens dans le royaume qui se joindraient à eux, si la fortune penchait plus du côté des ennemis que du nôtre. Le roi voit tout cela aussi bien qu’un autre, et l’on serait inquiet à moins[5]. »

Ces observations judicieuses et hardies émanent d’une femme qui, quelques années auparavant, reproduisait naïvement l’impression profonde que causaient à la France les miracles continus du règne. Ils n’étaient plus, ces temps de fêtes qui avaient semblé continuer les brillantes traditions des Valois, et qu’animait un dernier souffle de l’esprit chevaleresque. Au sein même de sa cour et dans le secret de l’intimité, on commençait à juger le demi-dieu, que Mme de Sévigné trouvait naguère aussi grand dans ses menuets que dans ses victoires, et pour la statue duquel le maréchal de La Feuillade avait établi des cérémonies inconnues dans l’univers depuis les apothéoses impériales. Si cette modification dans le sentiment public n’apparaît point dans l’historiographie officielle, elle est très marquée dans la dernière partie des Mémoires de Mme de La Fayette, bien plus encore dans ceux du marquis de La Fare; elle est même sensible dans les écrits des hommes les plus constamment élevés ou soutenus par la volonté de Louis XIV et l’influence de Mme de Maintenon, tels que les maréchaux de Noailles et de Villars. C’est là surtout qu’il faut la chercher dans son origine la moins suspecte, avant d’aborder le grand acte d’accusation dressé par Saint-Simon, qui s’ouvre vers l’année 1691, au moment même où entrent en scène les hommes formés par les maximes et la politique personnelle du roi, et où, à la grande joie du prince, ils remplacent aux conseils et dans les armées leurs illustres prédécesseurs, moissonnés par la mort.

Le libre jugement qu’exprime une femme d’un esprit aussi droit que son cœur est d’autant plus important à noter, que Mme de La Fayette ne survécut pas longtemps, et qu’elle ne vit aucun des désastres où s’engloutit la fortune de la France. Elle écrivait quinze ans avant les malheurs de Hochstett, de Ramillies, de Malplaquet et de Turin, et elle n’eut donc pas la douleur de voir ce temps où, par ordre de Chamillart, les chefs de nos armées refusaient la bataille au prince Eugène et à Marlborough chaque fois que les soldats français n’étaient pas au moins deux contre un, et où ceux-ci, moins démoralisés par leurs malheurs que par le défaut de confiance, considéraient comme la plus heureuse compensation de leurs défaites la captivité de leurs tristes généraux.

Mais si ces grandes épreuves se firent attendre, on peut dire qu’elles étaient à peu près inévitables du jour où la ligue d’Augsbourg, que les traités de paix ne devaient plus dissoudre, eut été cimentée par la révolution d’Angleterre. Malgré la haute rectitude de son esprit, Louis XIV avait été conduit à lier en effet son sort au succès d’une œuvre qui, grâce à Dieu, sera toujours d’un succès définitif impossible dans quelque siècle qu’on l’entreprenne : c’est celle qui consiste à enchaîner la liberté de l’Europe et à violenter la conscience humaine.

Ce prince succomba comme Napoléon, par les mêmes causes et devant les mêmes obstacles; mais il eut sur le conquérant l’immense avantage de mourir corrigé, et disposé, si les ressentimens accumulés contre lui le lui avaient permis, à renoncer loyalement à la politique qui finit par faire mettre en question jusqu’à l’existence même de la France dans la crise suprême qu’ouvrirent pour l’un et pour l’autre les affaires d’Espagne. Il eut cet autre avantage d’avoir pleinement raison contre ses ennemis et de devoir ses plus grands malheurs à une cause dans laquelle il représentait le droit, la liberté et la justice. Lorsque Louis XIV accepta le testament qui, se fondant sur la nullité radicale des renonciations souscrites par les infantes, appelait le duc d’Anjou à recueillir l’intégrité de la monarchie espagnole comme le plus proche héritier des rois catholiques, le roi de France fit un acte irréprochable en politique comme en morale, car personne n’ignore qu’une autre conduite n’aurait pas prévenu la guerre avec l’Autriche. Or mieux valait, après tout, avoir la guerre pour sauver un grand peuple que pour l’anéantir en trompant sa confiance. D’ailleurs le lustre passager que donnait à la maison de Bourbon l’adjonction d’une couronne indépendante servait beaucoup moins l’ambition de Louis XIV que n’aurait fait le projet de démembrement territorial secrètement préparé avec la Hollande et l’Angleterre. Ce prince défendait donc une cause où les intérêts de son honneur étaient plus engagés que ceux de sa puissance dans la guerre fatale où la France épuisée dut étayer toute la faiblesse de la vaste monarchie dont elle avait assumé la tutelle. Cependant ni le bon droit de Louis XIV, ni le vœu de l’Espagne presque unanime, ni la constante modération du vieux monarque dans toutes les phases de cette longue lutte qui fut l’honneur véritable de sa vie, ni ses offres réitérées de transaction, ne parvinrent à désarmer des ressentimens qui s’adressaient plus au roi qu’à la France, et dans lesquels les humiliations du passé tenaient une bien plus large place que les sollicitudes de l’avenir. C’est qu’en matière de gouvernement il n’est pas une erreur qui n’aboutisse à une expiation d’autant plus rude qu’elle a été plus ajournée. Un malheur très ordinaire aux hommes d’état, c’est de ne pouvoir réparer leurs fautes, lors même qu’ils en ont l’entière bonne volonté. Telle fut la destinée de Louis XIV, et c’est cette lutte sans espoir contre les obstacles accumulés par lui-même qui imprime une si lamentable grandeur à la dernière période de son règne.

Ce ne fut pas seulement au dehors que Louis XIV rencontra des barrières insurmontables, même à ses plus sincères repentirs, dans l’accumulation des colères et des haines : ce fut la France qui manqua au monarque à la phase la plus critique de sa vie. Les forces morales qui en étaient naguère l’ornement s’étaient éteintes ou affaiblies avec la population et la richesse, avec la victoire et le succès, à ce point que la nation personnifiée dans son chef parut atteinte de sa propre vieillesse, mais sans posséder l’énergie qui chez Louis XIV faisait au roi surmonter l’homme.

Lorsqu’on pénètre dans l’intimité de ce gouvernement concentré aux mains d’un prince qui, tout jaloux qu’il soit de son autorité, est d’ordinaire asservi par les médiocrités qu’il a choisies dans la pleine confiance de les dominer; quand on voit Louis XIV, confiné dans le cabinet de Mme de Maintenon entre Chamillart et Voysin, entre les pères de La Chaise et Tellier, déployer jusqu’à son dernier jour, dans des querelles d’école dont il ne comprend pas le premier mot, l’ardeur, la passion, l’activité personnelle qu’il mettait naguère au service de son ambition et de son orgueil, il semble que la France soit sur le point d’étouffer dans l’étroit horizon dont les limites sont marquées par Port-Royal, Saint-Sulpice et Saint-Cyr. Dépouillée du prestige de la jeunesse et du bonheur, l’omnipotence royale, exercée sur la génération née à l’ombre de ses maximes, avait conduit la nation vers l’impuissance militaire signalée par l’impéritie des généraux et le découragement universel des armées. Cette omnipotence, passée des lois dans les mœurs et des théories dans les faits, avait provoqué dans les caractères et dans les intelligences une prostration dont les monumens des dernières années du règne portent tous des traces sensibles, soit que l’on recherche celles-ci dans les œuvres mêmes du temps, ou qu’on les demande aux sinistres confidences de Fénelon sur l’avenir de la France, au patriotique désespoir de Catinat mourant, soit même qu’on les relève dans la mélancolique correspondance de la femme habile qui fut l’Égérie de ce gouvernement aux abois.


III.

Quels autres fruits pouvait produire après cinquante ans la vie stérile et claquemurée à laquelle le roi avait condamné dans Versailles et dans Marly les seules classes qui, ayant accès près de sa personne et de son gouvernement, formaient alors la partie politique de la nation ? Le peuple proprement dit ne comptait que pour la milice, pour les tailles et pour la gabelle, car si des désordres suivis de répressions sanglantes éclatèrent assez souvent dans les provinces, ces soulèvemens, résultats non concertés de souffrances temporairement intolérables, ne se rattachaient à aucune vue de résistance à l’autorité du monarque. L’opposition n’existait pas plus dans le pays qu’à la cour. On sait qu’une seule conspiration, celle du chevalier de Rohan et de Latréaumont, éclata durant ce règne plus que semi-séculaire, conspiration qui fournit au roman plus qu’à l’histoire une page écrite avec le sang de quelques étourdis entraînés par les souvenirs des deux régences précédentes, offrant ainsi une preuve nouvelle du péril que courent dans tous les temps les Épiménides politiques. La bourgeoisie n’avait d’autre souci que d’augmenter sa fortune et de grandir sa position, en achetant les charges nombreuses dont les besoins du trésor provoquaient sans cesse la création. La magistrature, par laquelle les classes bourgeoises se rattachaient de loin aux intérêts d’état, avait perdu, avec le droit de remontrance, ses dernières attributions politiques. Irréprochables dans leurs mœurs, toujours éminens par leur savoir, les magistrats de Louis XIV avaient d’ailleurs subi à un degré fort sensible l’influence énervante du temps, car bien loin d’arrêter jamais le monarque dans l’entraînement de ses passions, ses parlemens en furent, il faut bien le reconnaître, les instrumens les plus soumis et les plus empressés. Ils ne surent rien refuser au roi, depuis la légitimation des bâtards adultérins jusqu’au droit de successibilité à la couronne, et si le premier président de Harlay ne fut pas le vil courtisan dépeint par Saint-Simon, il fut bien moins encore le magistrat austère dont sa maison avait en d’autres temps fourni le plus parfait modèle.

La noblesse provinciale avait perdu depuis la création des intendances la presque totalité de ses attributions administratives; il ne lui restait plus guère, même dans les pays d’états, que le droit de figurer périodiquement dans la comédie du don gratuit. Impuissante à défendre ses intérêts collectifs, sans aucune sorte d’influence sur le gouvernement, qui n’avait à compter qu’avec les familles installées à Versailles et chaque jour enrichies par les libéralités du prince, la noblesse des provinces n’avait d’autre perspective, dans l’éloignement où on la maintenait de toutes les carrières lucratives, que de verser son sang dans les armées et sur les vaisseaux du roi, pour rentrer un jour au manoir paternel avec un patrimoine réduit, la croix de Saint-Louis et une pension de 600 livres. Toute la vie publique de la France était donc, au pied de la lettre, concentrée dans deux cents familles au plus, en position de fournir exclusivement au roi les grands officiers de sa couronne, les serviteurs directs de sa personne, les chefs de ses armées et les membres de son conseil.

Ce monde, déjà si restreint quant au nombre, se composait de trois catégories principales qui, tout en s’efforçant de se confondre, se jalousaient profondément. C’étaient d’abord les anciennes maisons princières ou vraiment seigneuriales, qui avaient depuis plusieurs siècles quitté leur existence féodale pour vivre à Paris à la suite du suzerain; c’était la classe beaucoup plus nombreuse des courtisans proprement dits, élevés par le service domestique ou par la faveur personnelle de la royauté, et dont l’importance remontait rarement au-delà des derniers Valois, qui, dans leurs capricieuses fantaisies, avaient prodigué à des favoris de la plus humble origine les premières dignités de l’état; c’étaient en dernier lieu les familles ministérielles issues de secrétaires d’état tenant leur charge à titre à peu près héréditaire, et qui, malgré les dédains des grands seigneurs, tendaient de plus en plus à se confondre avec eux.

Cette catégorie d’hommes, élevés par la pratique des affaires et liés au sort de la monarchie par des titres plus importans que des services de vénerie ou d’équitation, aurait pu prendre dans un milieu moins frivole, dans une atmosphère moins infectée de la contagion d’une élégante servilité, les traditions d’un véritable patriciat politique; mais la plupart des fils de secrétaires d’état ne virent dans leurs hautes fonctions qu’un moyen de faire oublier la nouveauté de leur origine, et n’eurent d’autre souci que de se confondre, à force de prodigalités, avec les gens de cour placés à leur merci par les besoins de la fortune et les intérêts de l’ambition. Les fils et les neveux de Colbert, de Le Tellier, de Phélypeaux, de Fouquet lui-même et de Desmarets, transformés en marquis de Seignelay, de Barbézieux, de Bellisle, en comtes de Pontchartrain, de Maurepas, ou de Maillebois, perdirent pour la plupart, avec leurs nouveaux titres, le goût et jusqu’au respect de la vie modeste et laborieuse qui les leur avait procurés. De la sorte ces dénominations éclatantes, qui dans un pays constitué comme l’Angleterre ont l’avantage de vieillir les jeunes renommées en élevant la valeur personnelle au niveau de la naissance, eurent sous l’ancien régime ce seul et déplorable résultat d’abaisser les ministres au niveau des courtisans, sans donner aucunement à ces derniers le goût de devenir à leur tour des hommes d’état. Seignelay et Barbézieux, fils et successeurs de Colbert et de Louvois, et qui l’un et l’autre avaient hérité de certaines qualités éminentes, hâtèrent par leurs dissipations et leurs excès la fin d’une carrière ministérielle dont l’éclat les touchait bien plus que l’importance, parce que leurs fonctions administratives les humiliaient au lieu de les honorer. Ainsi demeura stérile, sous la mortelle influence des mœurs, la principale pépinière où il fût donné à l’ancienne monarchie de recruter un personnel de gouvernement.

Si dissemblables qu’elles fussent par leur origine, ces diverses catégories entouraient le monarque et semblaient former un rempart entre lui et la France. Elles vivaient d’une même pensée, celle de s’ancrer le plus fortement possible sur le, terrain de la cour, le seul sur lequel poussassent les fortunes; elles n’avaient qu’un but, celui de complaire au roi en faisant en quelque sorte le siège de sa personne à force de souplesse et surtout d’assiduité; elles n’entretenaient qu’une espérance, celle de suffire par les libéralités royales aux dépenses que commandaient les goûts et quelquefois les injonctions du monarque.

Cette noblesse, devenue l’unique intermédiaire entre le pouvoir et la nation, se trouvait placée dans une position sans exemple en aucun pays et en aucun siècle, car, par un privilège de sa toute-puissance, la royauté était parvenue à la parquer tout entière dans son propre palais. On vit en effet tous les hommes qui, à des titres divers, comptaient alors pour quelque chose dans le gouvernement de la France devenir, sinon les commensaux, du moins les hôtes du monarque; on les vit demeurer à ses côtés sans s’en écarter, à bien dire, un seul jour, en enchaînant leur vie à celle du prince dans la plus complète abdication de leur liberté privée. Depuis longtemps sans doute les rois de France avaient déployé tantôt la force, tantôt l’habileté, pour attirer à Paris leurs grands feudataires, et cette politique leur avait été commandée par le soin de consommer l’œuvre de l’unité nationale; mais en paraissant devant les rois à l’hôtel Saint-Paul ou au Louvre, en faisant même plus tard leur cour à Louis XIII ou à la régente au Palais-Royal et à Saint-Germain, les grands du royaume n’avaient point renoncé à la coutume d’habiter leurs propres demeures, et bien moins encore au droit de passer une bonne partie de leur temps au centre de leur antique influence, dans les bruyantes distractions de la vie seigneuriale. Louis XIV changea tout cela en construisant le gigantesque palais de Versailles, car pour être vraiment de la cour il fallut y vivre, et quiconque n’y résidait pas n’y était pas même compté.

Obtenir un logement dans l’immense phalanstère élevé par la royauté mal avisée, y vivre à l’étroit dans un méchant entresol ou dans les combles devint le point de mire de toutes les ambitions, le bonheur souvent refusé aux descendans des races les plus illustres. On peut voir, par l’exemple du duc de Saint-Simon, de quel coup il sentit sa vie frappée lorsqu’il perdit à Versailles le logement attribué au maréchal de Lorge, son beau-père. Chaque page des mémoires de Dangeau ou du marquis de Sourches constate que l’obtention d’un galetas au palais était la condition préalable de toute carrière importante dans les armées, dans le gouvernement et jusque dans l’église.

Cette faveur coûtait bien cher d’ailleurs, et le roi n’entendait dispenser personne d’en payer strictement le prix. Un établissement à Versailles impliquait en effet une dépendance continue à laquelle rien ne pouvait vous faire échapper jusqu’au dernier jour de votre vie. Les hommes attachés à cette brillante glèbe n’obtenaient et ne demandaient jamais dispense de la quitter; il fallait demeurer été comme hiver à la cour, puisque ni les jouissances de la propriété, ni les devoirs de la famille, ni les soins mêmes de la santé ne dispensaient d’une assiduité qui était le premier mérite aux yeux du prince, et qui parfois tenait lieu de tous les autres. Saint-Simon assure que le duc de La Rochefoucauld, qui, malgré sa longue cécité, conserva jusqu’à sa mort la faveur de son maître, la dut surtout à ce que durant quarante ans il avait à peine découché vingt nuits de Versailles. Pour les familles de la cour, point de résidence habituelle à Paris, où elles se montraient à peine, point de salons pour y recueillir et y concentrer le mouvement d’esprit d’une grande capitale, point de vie domestique dans l’ampleur de ses aisances et la douce liberté de ses allures; jamais de séjour dans ses terres pour y maintenir son patronage, ou y suivre, loin de l’œil du pouvoir, le cours de ses plaisirs ou celui de ses affaires. Les intérêts agricoles ne touchent personne, et les provinces n’existent pas plus que les champs pour les hôtes de Versailles, qui ne les traversent que pour se rendre en poste à l’armée ou pour venir reprendre à la cour leurs quartiers d’hiver; les gouverneurs titulaires de celles-ci n’ont pas même la pensée d’y paraître, et les gouvernemens ne comptent que pour les appointemens qu’ils rapportent.

Vers les premières années du XVIIIe siècle, la cour est parvenue à anéantir à la fois Paris et la France. Pour la haute noblesse, qui y réside en permanence, Versailles et Marly sont devenus les limites de l’horizon. Chasser avec le roi, le suivre dans ses jardins et dans la visite de ses fontaines, jouer gros jeu deux fois la semaine à l’appartement, se montrer chaque jour au lever et au coucher du monarque, passer en silence pendant qu’il prend ses repas, comme des soldats à une revue, obtenir pour prix de son exactitude une désignation pour les voyages de Marly et quelques privances de Mme de Maintenon, ce sont là les devoirs et les récompenses de cette captivité dorée, dont tous les jours se suivent et se ressemblent, et qui seule aurait suffi pour tarir à leurs sources la grandeur et l’intelligence de la nation.

Les avantages retirés par l’aristocratie de cette hermétique séquestration ne lui furent pas moins funestes que l’isolement auquel elle se condamna pour les obtenir. Chaque année, même durant les plus cruelles épreuves de la guerre, s’élevait, au moyen de ces ordonnances du comptant dont M. Pierre Clément a si bien expliqué le mécanisme dans son Histoire de Colbert, le chiffre de ces libéralités royales quotidiennement consignées par Dangeau avec une naïve admiration : lamentable budget, qui, à titre de pensions fixes ou de dons extraordinaires, sous le masque de loteries magnifiques, par l’effet de la vente anticipée des charges et l’étrange expédient des brevets de retenue, portait à un taux presque incroyable les sommes que les obsessions de quelques familles arrachaient à la complaisance calculée du monarque. Vivre des bienfaits du roi avait fini par devenir pour la noblesse de cour une habitude dont l’une des conséquences les moins prévues, mais certainement les mieux constatées, fut de lui faire pleinement négliger, avec le soin des intérêts locaux qui fonde le patronage, la gestion de ses propriétés patrimoniales, de telle sorte que cette noblesse se trouva conduite à dissiper en quelque façon par honneur dans les profusions du luxe et surtout du jeu des sommes souvent supérieures à celles qu’elle obtenait par l’importunité ou par l’intrigue. Au commencement du XVIIIe siècle, l’esprit de dissipation avait été engendré par l’esprit de servilité, comme l’impiété le fut par l’hypocrisie.

Dans un monde tout occupé du soin de se faire payer la rançon de sa propre indépendance, il ne pouvait être question ni de contrôler le pouvoir ni moins encore d’en changer le mécanisme, quelque secret jugement que l’on portât sur ses actes. Personne ne paraissait entrevoir d’ailleurs les conséquences auxquelles devaient conduire cette abdication de tout un grand peuple ne vivant plus que de la vie d’un homme, et ce défaut absolu d’institutions et de garanties qui, même en matière judiciaire, n’avait pour contre-poids que l’honnêteté personnelle du prince. Personne n’aspirait ni à remettre la noblesse en communication avec le pays ni à délivrer la royauté d’une responsabilité terrible, devenue son unique et trop manifeste péril. Fénelon seul avait quelques idées de cette nature; encore le petit nombre de ses écrits politiques porte-t-il bien moins le caractère de la critique que celui de l’utopie, et le précepteur du duc de Bourgogne aspire plutôt à transformer le roi qu’à modifier la royauté. Enfin, parmi les plus grands et les plus libres esprits de ce siècle, celui qui a sculpté en bosse la longue galerie de ses contemporains et marqué cette société d’une empreinte immortelle n’a pas même la pensée qu’une participation régulière au pouvoir administratif et politique soit nécessaire pour faire vivre et bien plus encore pour relever une aristocratie. En signalant tant de maux sous lesquels la France succombe, Saint-Simon ne propose guère autre chose pour les guérir que de réviser le cérémonial et de rendre à quelques ducs le pas et les honneurs usurpés par les bâtards et par les princes étrangers. L’inégalité comique qui se rencontre entre la grandeur des colères et la frivolité habituelle des causes qui les motivent, la disproportion constante entre la profondeur des plaies et l’inefficacité des remèdes n’est pas seulement le caractère principal de son œuvre; c’est encore l’un des signes les plus éclatans de la stérilité de la pensée et de l’anéantissement de tout esprit public dans ce monde, quand on le confine tout entier dans l’isolement d’un palais. Ce n’est pas incidemment toutefois qu’il faut toucher à une telle question : je me propose de l’aborder bientôt avec tous les développemens qu’elle comporte, car, dans une série d’études sur les historiens de Louis XIV, on ne s’étonnera point si je réserve à Saint-Simon la première place.

Le petit nombre d’esprits supérieurs élevés dans cette société qui allait passer sans transition des débats sur la bulle unigenitus aux débordemens de la régence avaient l’instinct de leur propre abaissement et des prochaines épreuves de la France, mais aucun ne pénétrait la cause véritable de cette universelle prostration, nul ne comprenait qu’une aristocratie réduite à des honneurs sans pouvoirs devient une caste inutile et bientôt odieuse, et que des services journellement rendus au pays sont nécessaires pour faire accepter des distinctions contre lesquelles se soulèvent les plus indomptables penchans de la nature humaine. On vivait dans le vide sans aspirer à reprendre des racines au sein de la nation, sans concevoir à peine un regret ou un soupçon de les avoir perdues. Quelque fréquente qu’eût été l’intervention nationale dans le gouvernement du pays durant les trois derniers siècles, le souvenir en était tellement oblitéré parmi les plus prévoyans, qu’aucun n’allait même jusqu’à soupçonner qu’il pourrait se présenter des circonstances où cette intervention devrait être réclamée. Chose à peine croyable si elle n’était si authentiquement attestée : ce fut l’Europe qui, à l’étonnement de toutes les classes de la société, crut avoir intérêt à rappeler à la France, aux derniers momens du règne de Louis XIV, qu’elle s’appartenait encore à elle-même, et ne s’était pas livrée aussi pleinement qu’elle le prétendait au caprice et au bon plaisir du souverain. Tout le monde sait que, pour donner plus de force aux doubles renonciations souscrites pour les couronnes de France et d’Espagne et pour engager la nation dans les stipulations de l’acte diplomatique qui allait enfin rendre la paix au monde, plusieurs des plénipotentiaires d’Utrecht réclamèrent avec une vive insistance le concours des états-généraux du royaume, et qu’ils ne reculèrent que devant l’impossibilité d’amener le roi à une extrémité qui lui était odieuse, et devant la tâche presque ridicule de faire revivre au profit de l’étranger une institution oubliée par le pays.

Le pouvoir illimité du monarque devint donc la religion de la France; cette idée fut le moule dans lequel Louis XIV avait jeté la génération qui allait lui survivre. Jamais épreuve ne fut plus solennelle, et jamais non plus elle ne s’opéra dans un milieu plus favorable, car l’idée-mère du règne était acceptée par tout le monde, et il ne se rencontra en aucun siècle de prince plus convaincu de son droit et plus désireux d’en bien user, plus servi par la fortune et mieux cloué par la nature. Louis XIV demeura grand longtemps après que son règne eut perdu toutes ses grandeurs, sa personnalité paraissant encore combler le vide que son système de gouvernement avait fait autour de lui. Celle-ci ne fléchit jamais ni sous l’entraînement des plaisirs ni sous le poids du malheur; elle ne se transforma ni avec l’âge, ni avec la santé, ni avec la fortune; il fut aussi calme et aussi fier devant la mort que devant la gloire.

Doué d’un tempérament robuste que n’épuisèrent ni les excès de la jeunesse ni les fatigues de la guerre et du travail, ce prince eut dans ses habitudes plus de persévérance encore que dans ses maximes, et ses rapports avec ses ministres comme avec ses courtisans demeurèrent sur le même pied du premier au dernier jour de son règne. Cette vie, à laquelle était suspendue celle de tout un peuple, avait une régularité monotone et presque mécanique. Jusque dans les plus minutieux détails, Louis XIV se dispensait moins encore des devoirs personnels qu’il n’en dispensait les autres. Dans les Mémoires de l’abbé de Choisy, les Lettres de Mme de Sévigné et les autres monumens de la première époque, son existence n’est guère différente de ce qu’elle nous apparaît dans les écrits de Saint-Simon, de Dangeau, et dans les lettres de Mme de Maintenon, qui commencent aux approches de la vieillesse royale. L’amant de la duchesse de La Vallière et de la marquise de Montespan subit sans doute vers 1685, quand la mort de la reine lui permit de contracter des liens légitimes, une transformation morale profonde, et lorsque quelques années plus tard Louis XIV, cessant de paraître à la tête de ses armées, s’enferma dans un palais que tous les coups du sort allaient bientôt frapper, cet horizon, naguère si brillant, dut se teindre et se voiler de tristesse; mais le coloris du tableau change avec les années sans que les traits principaux soient altérés; le programme de la cour se modifie bien moins que la politique du règne. C’est toujours la même activité dans le même cercle, la même stérilité dans un labeur incessant, la même dépense de forces pour ne rien embrasser et ne rien connaître au-delà du monde artificiel qu’on s’est fait et dans lequel on se claquemure. Levé vers huit heures, le roi s’habille en public, s’enferme avec ses ministres jusqu’à midi et demi, sort en cortège de ses appartemens pour assister à la messe et dîne en présence de sa cour immobile, dont son œil voit et compte jusqu’aux personnes les plus obscures. A l’issue du dîner, il passe au conseil, où chaque jour de la semaine a une assignation qui ne varie jamais. Les lundis et mercredis, conseil d’état; les mardis et samedis, conseil des finances; les vendredis sont consacrés au conseil de conscience avec l’archevêque de Paris et successivement avec les pères de La Chaise et Tellier; le roi travaille en outre trois fois la semaine en particulier avec les secrétaires d’état de la guerre et de la marine. A l’issue de son travail, il sort avec sa cour soit pour la chasse, soit pour se promener dans ses jardins; le soir, il passe un moment chez la reine; puis, après la mort de celle-ci, chez les deux princesses qui portèrent l’une après l’autre le titre de dauphines. Il entre de là, selon les dates, ou chez Mme de Montespan ou chez Mme de Maintenon. Enfin, lorsqu’à partir de 1686 toute la cour est associée au secret de sa vie domestique, Louis XIV mande ses ministres et les généraux de ses armées chez la femme qui, durant vingt-cinq années, fut plus reine de France que ne l’avait jamais été l’infante d’Espagne : il travaille avec elle en croyant ne travailler que devant elle, entend quelquefois de la musique, soupe et se retire vers une heure du matin, et cette accablante journée finit par le petit coucher, où chacun, remplissant les fonctions que lui assigne l’étiquette, devenue la seule constitution de l’état, présente le bougeoir au roi, ou ferme les rideaux de son lit après qu’il a fait sa prière en public et sacramentellement donné le bonsoir à la nombreuse assistance.

Tel est le joug que porte résolument et de bonne grâce le maître absolu de la première monarchie du monde. Strict pour lui-même, Louis XIV se croit le droit de se montrer non moins strict pour autrui, et malheur à quiconque paraît inexact ou lassé dans cette dispensation quotidienne des mêmes services, des mêmes respects et des mêmes plaisirs! On pardonnerait plutôt à Villeroy la surprise de Crémone et à Tallard le désastre d’Hochstett qu’une omission des devoirs personnels dont l’accomplissement se confond dans la pensée du monarque avec le culte même de la monarchie. Quiconque vit à la cour n’a ni le droit de s’en dispenser ni même celui d’être malade. La duchesse de Bourgogne devra jusqu’à son dernier souffle tenir le salon du roi; la duchesse de Berry, grosse de neuf mois, recevra l’ordre de suivre la cour à Fontainebleau, au risque d’accoucher en chemin, et Mme de Maintenon traînera, en compensation de ses grandeurs, une vie d’exigences qu’il faudrait nommer tyranniques, si une respectueuse tendresse n’avait point allégé le poids de cette lourde chaîne. Chez Louis XIV, le roi avait absorbé l’homme, et son cœur s’était figé sous sa couronne.

Devenu la loi vivante dans l’ordre politique et presque dans l’ordre religieux, le prince se trouva naturellement conduit à envisager comme criminelle toute tentative pour devenir ou pour demeurer quelque chose par soi-même en présence de celui qui était tout. Ce fut d’abord à sa famille qu’il fit l’application de cette théorie de l’effacement commune à tous les despotismes, et qui consiste à supprimer les forces pour prévenir les résistances. Jamais la maison royale ne tint moins de place que sous Louis XIV, car ses membres perdirent à peu près complètement dans la seconde partie de ce règne la plus belle prérogative des gentilshommes, celle de verser leur sang pour la France. Le roi éprouvait des répugnances presque invincibles à leur permettre de paraître à la tête de ses armées après qu’il eut cessé de s’y montrer lui-même. Élevé par le cardinal Mazarin dans la pensée alors fort naturelle de prévenir le retour des complications du règne précédent, le premier soin de Louis XIV fut d’ôter toute influence, pour ne pas dire toute considération, aux princes du sang. Cette préoccupation se révèle à toutes les pages de ses conseils au dauphin, où il établit que a les fils de France ne doivent jamais, pour la sûreté de l’état, avoir d’autre retraite que la cour et le cœur de leur aîné[6]. »

Monsieur, doué d’une valeur brillante, acheva dans les mœurs de l’Orient une vie que la politique de son frère rendit infâme lorsqu’il ne voulait que la rendre inutile. Le duc d’Orléans, son fils, excusa tous ses désordres par l’union humiliante imposée à sa jeunesse et par l’oisiveté dans laquelle la volonté royale avait laissé se pervertir d’admirables facultés. Le prince de Conti, qui dans les champs de la Hongrie avait retrouvé les traditions héroïques de sa race, inspira toujours à Louis XIV des antipathies qui s’étendirent aux divers rejetons de sa branche. La qualité de prince du sang était devenue un titre d’exclusion pour tout emploi militaire, comme pour toute influence à la cour. Les légitimés seuls voguaient à pleines voiles vers la fortune, parce que la royauté n’avait pas à les craindre dans leur néant, et que leurs insolentes grandeurs les transformaient au contraire en témoins vivans de sa toute-puissance.

Un tel système ne pouvait manquer de porter partout ses fruits. Louis XIV le pressentit dans les angoisses de ses derniers jours, lorsque sa main mourante bénit le dernier rejeton de sa race. Il laissait en effet son trône en l’air au milieu d’une famille divisée contre elle-même et sans prestige dans l’opinion, race militaire que les camps ne connaissaient plus et qui avait dû passer sa jeunesse à ménager Mme de Maintenon ou Mlle Chouin, réputées dispensatrices de toutes les fortunes dans le présent ou dans l’avenir. Aucune force ne protégeait plus cette royauté symbolisée par un berceau et qui semblait finir avec le roi lui-même, de telle sorte que lorsque la main de la mort se fut appesantie sur toute la descendance légitime de Louis XIV, il dut transmettre l’exercice intégral d’une puissance qu’il laissait sans limite à un prince dont son système politique avait concouru à dégrader le caractère, et que les calomnies fort peu blâmées de sa cour avaient transformé en empoisonneur.

Les appréhensions qui conduisirent Louis XIV à rabaisser l’importance des princes du sang ne pouvaient le dominer relativement à ses ministres. Cependant les mêmes tendances et les mêmes dispositions d’esprit se reproduisent visiblement dans le choix des médiocrités complaisantes auxquelles il remit le soin des affaires publiques après que le cours des années lui eut enlevé le grand personnel de gouvernement dont l’avait entouré Mazarin. À Lyonne, à Colbert et au chancelier Le Tellier, on vit succéder Louvois, Seignelay, Le Peletier, Boucherat, qui marquèrent la transition entre les deux parties du règne, entre les jours des triomphes et ceux des grandes calamités. La même observation se présente pour les armées, où l’on voit succéder à Condé et à Turenne des généraux formés à leur école, mais d’un mérite très inférieur, les Luxembourg, les Vendôme, les Villars, les de Lorge, les Créqui, que suivront les Villeroy, les Tallard, les Lafeuillade et les Marchin, appelés à inscrire des noms tristement célèbres à côté de ceux de Crécy et d’Azincourt.

Mais la décadence militaire fut précédée par la décadence politique, comme l’effet l’est toujours par la cause. Le roi avait éprouvé une satisfaction sur laquelle concordent tous les historiens en voyant mourir subitement le marquis de Louvois, dont l’importance personnelle était quelquefois une gêne et toujours une souffrance pour le monarque. Sans regarder comme prouvé avec Saint-Simon qu’un ordre fût déjà signé pour le conduire à la Bastille et pour lui préparer le sort de Fouquet, il n’est pas contestable que Louvois mourut à la veille d’une disgrâce et détesté de son maître. Chamillart inspirait de tout autres sentimens. Son adresse au billard avait appelé depuis longtemps sur lui l’attention de Louis XIV, et au sein des plus redoutables complications extérieures il fut choisi comme un instrument honnête et docile, qui recevrait l’impulsion du prince sans prétendre jamais imprimer la sienne. Après que Chamillart a disparu non sous le poids de ses fautes, mais sous une intrigue de la duchesse de Bourgogne et de Mme de Maintenon, celle-ci pousse au ministère de la guerre Voysin, intendant de province que les empressemens de sa femme ont recommandé à l’épouse du monarque durant un voyage en Flandre. Desmarets, naguère flétri pour son improbité, occupe le ministère des finances, car dans les situations extrêmes il faut des hommes compromis ; enfin Pontchartrain fils tient le portefeuille de la marine et ne résiste que par une complaisance sans limite à une réprobation universelle.

Tels furent les hommes entre les mains desquels vint s’achever le règne le plus long et le plus glorieux de la monarchie. Cinquante années d’un pouvoir absolu non moins consacré par les mœurs que par les lois aboutirent à former ce conseil qui aurait achevé la France, si le ciel n’avait fait sortir son salut d’une révolution inespérée dans la politique anglaise, et si au milieu de ces médiocrités il ne s’était par hasard rencontré un dernier neveu de Colbert pour saisir l’ancre de miséricorde que jetait à Louis XIV son implacable ennemie. Sans être un grand ministre, sans être même un grand esprit, ce que les temps ne comportaient plus, M. de Torcy possédait les qualités les plus précieuses pour sauver une nation en détresse, car il était doué d’une patience que ne décourageait aucun affront et d’une habileté qui profitait de toutes les chances. On sait comment un caprice de la reine Anne délivra la France, qui, dans l’épuisement de toutes ses ressources et la prostration générale des esprits et des cœurs, n’avait plus à opposer aux agressions de l’Europe que la magnanimité de son souverain.

La mémoire de ce règne devra demeurer éternelle, puisque la France lui doit, avec l’extension de ses frontières, la fixation de sa langue et la domination intellectuelle du monde; mais, sans avoir le goût des partis pris en histoire non plus qu’en politique, j’affirme que les événemens qui en remplissent le cours conduiront tous les esprits sincères à la plus éclatante condamnation du système politique qui triompha sous Louis XIV, et qui prépara si tristement sous son successeur la chute même de la monarchie. Ce système fut jugé par l’état moral et matériel de la France en 1715, au moment où tomba avec son roi la dernière grandeur qu’elle contînt dans son sein; il fut jugé lorsque les déréglemens de la régence succédèrent à d’hypocrites démonstrations, que l’on quitta les dévotions de Saint-Cyr pour courir aux tripots de la rue Quincampoix, et que la nation passa sans transition des disputes du jansénisme à tous les délires du lucre et de l’impiété.

C’est bien moins par les choses accomplies que par les hommes et les idées qu’elles laissent après elles qu’il faut apprécier les diverses époques, et je tiendrais l’histoire écrite à ce point de vue-là comme beaucoup plus juste et certainement aussi comme beaucoup plus utile. Les grands actes s’opèrent souvent par des instrumens formés sous des influences très contraires à celles qui les mettent en œuvre; ils se déroulent alors comme le résultat fatal d’impulsions antérieures, et on les voit profiter à qui n’aurait pu les produire. Les hommes et les idées au contraire sont les fruits propres du temps et comme les témoins vivans des institutions qui les ont façonnés. Ce sont ces témoins-là que chaque gouvernement et chaque époque traînent après soi devant la postérité, et par eux celle-ci statue en dernier ressort sur la valeur des doctrines et des influences qui prévalurent. Appliquée au règne de Louis XIV, cette épreuve légitimerait des réserves graves, car si ce temps vit le génie national atteindre sa plus parfaite maturité et s’épanouir dans tout son éclat, il reçut certainement plus de germes précieux de la génération qui le précéda qu’il n’en transmit à la génération qui dut le suivre. Louis XIV a recueilli bien plus qu’il n’a semé, et si les gerbes groupées comme des trophées autour de sa personne ont mûri à l’éclat de son règne, comment méconnaître que ce prince a épuisé le sol qui venait de fournir des moissons si abondantes?

Rien dans le siècle d’Auguste ni dans celui des Médicis ne semble assurément comparable au foyer qui de 1660 à 1688 s’illumine tout à coup et concentre les étincelles jaillies depuis deux siècles du choc de toutes les croyances et de toutes les passions. Entouré des esprits immortels qui font cortège à sa gloire, Louis XIV a dans l’histoire des lettres un rôle qui appartient à lui seul. Cependant lorsque des jours de cette radieuse jeunesse, où la victoire lassait jusqu’au zèle des poètes, on arrive à ces temps tout remplis de calamités domestiques et nationales, quand des controverses misérables, échauffées et entretenues par les intérêts les plus vulgaires, sont devenues la seule pâture des esprits, l’affaire principale des pouvoirs, quand l’incrédulité se prépare à monter sur le trône déserté par la religion et par le génie, et que la France, après avoir imploré dix ans la paix, est réduite à l’obtenir de la soudaine fantaisie d’une reine étrangère, il est impossible de ne pas voir que cette société, où le roi est devenu un Soudan, l’église une institution politique, l’aristocratie une caste de l’Inde, et la cour une sorte de vaste khan inaccessible à la nation, reposait sur un principe exactement contraire à celui qui avait fait de la France la tête et le bras de l’Occident.

Cette impression sera, je ne crains pas de le prédire, celle que laisseront définitivement les nombreux travaux entrepris ou édités de nos jours sur Louis XIV, travaux qui, par une étrange coïncidence, s’appliquent pour la plupart à la dernière partie du règne. Des témoignages réunis et non suspects de Saint-Simon, de Dangeau, de Mme de Maintenon et de la duchesse d’Orléans sortira l’apologie la plus solide et certainement la plus inattendue de la liberté politique et religieuse et des idées principales que nous défendons aujourd’hui, de telle sorte qu’en dehors de tout esprit de parti, notre temps reviendra, par une étude plus complète des faits et une plus solide critique, à un point de vue peu différent de celui où se plaçait au milieu des luttes de la restauration l’auteur plus acerbe qu’injuste de l’Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV.


LOUIS DE CARNE.

  1. Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV entre le cabinet du roi et les secrétaires d’état, etc., recueillie et mise en ordre par G.-B. Depping.
  2. Le Gouvernement de Louis XIV, l’Administration, les Finances et le Commerce de 1683 à 1689, par Pierre Clément; 1 vol. in-8o. Guillaumin.
  3. On publie aussi en ce moment une édition vraiment nouvelle, rectifiée sur les manuscrits, des Mémoires du duc de Saint-Simon, qui jettera un meilleur jour sur les hommes du siècle de Louis XIV. — 20 vol. in-8o, chez Hachette.
  4. « Mme de Maintenon, pour divertir ses petites filles et le roi, fit faire une comédie par Racine, que l’on a tiré de sa poésie, où il était inimitable, pour en faire, à son malheur et à celui de ceux qui ont le goût du théâtre, un historien très imitable. Elle ordonna au poète de faire une comédie, mais de choisir un sujet pieux, car à l’heure qu’il est, hors de la piété point de salut à la cour aussi bien que dans l’autre monde. Comme Racine est aussi bon acteur qu’auteur, il instruisit les petites filles. On fit un joli théâtre et des changemens. Tout cela composa un divertissement fort agréable pour les petites filles de Mme de Maintenon. » (Mme de La Fayette, Mémoires de la cour de France, année 1689.)
  5. Mémoires de la cour de France, collection Petitot, t. LXV, p. 45.
  6. Mémoires du roi Louis XIV, année 1666, tome Ier.