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Luc/Chapitre VIII

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< Luc
Ambert & Cie (p. 55-64).
VIII

Ce fut peu de temps après que Lucet se fit entendre pour la dernière fois à la Trinité.

Sa visite à Déah Swindor avait comme hâté l’éclosion de sa virilité ; peut-être aussi les éloges de ces artistes rencontrés dans l’élégant hôtel de la rue Murillo, et dont les regards, fixés sur lui, dénoncèrent l’attirance de ses jeunes formes. Il se rappelait encore le baiser de la comédienne après qu’il eut chanté. Elle s’était hasardée jusqu’à frôler de ses lèvres sa bouche attardée en ce baiser quasi maternel, qui amena sur les yeux étonnés de Lucet les yeux effilés et fouilleurs de la femme… Il se rappelait aussi comment Julien Bréard ayant renvoyé sa voiture, s’était dérangé de son chemin pour l’accompagner jusqu’à la rue de Clichy. Le jeune peintre avait glissé son bras sous le sien ; ensemble ils firent ainsi le trajet ; et les paroles de Julien étaient infiniment douces et raisonnables ; l’importance qu’elles donnaient si gentiment au talent puéril du petit chanteur demeura pour lui la joie et l’énigme de cette soirée.


Luc Aubry n’allait plus chanter. C’était fini. Sa voix se faisait délicieuse dans une maladresse nouvelle. Des notes graves en abaissaient le registre ; elles étaient comme de frêles bourgeons éclos soudain, dévoilant au pur soleil leur jeune offrande de pousses tendres avides de s’épanouir, pressées de développer des feuillages pour être fleurs bientôt et révéler la saveur de leurs fruits.


La tristesse de Lucet est grande ; grande comme sa joie. C’est la dernière fois qu’il paraît à la maîtrise, pour la Première Communion. Jeannine sera parmi les communiantes. Mme Marcelot a tenu que Jeannine eût douze ans révolus pour accomplir cet acte grandiose et puéril. Et Luc sera ce soir de la fête organisée, rue Saint-Lazare, à cette occasion. Le charme de la jeunesse fera cortège à la royauté juvénile de la jeune fille. Lucet la verra de tout près ; mieux, il chantera pour elle seule. Ce ne sera pas, comme à l’église, pour une foule anonyme, ce sera pour l’enfant que ce printemps va faire jeune fille comme il vient de le faire, lui, jeune homme. Aussi Luc ne veut pas être triste. Il a deviné un peu déjà les joies perverses et compliquée.’de ceux qui savent trop, il va connaître celles, ingénues et simples, de ceux qui tout ignorent.


De grand matin les rues sont désertes. Le soleil paisible dore les maisons de rayons obliques sous lesquels se dissolvent les buées bleues des perspectives lointaines. Les cloches répandent leurs carillons. De jeunes fantômes éblouissants de lumière glissent sur la place de la Trinité, envahissent les perrons de l’église. Passent des charretées de lilas, de violettes, de marguerites et de coucous ; de coucous dont l’or vert dégage les frustes arômes des bois.

Luc descend la rue de Clichy ; il rencontre des fleurs ; ses yeux sont charmés. Les violettes embaument ; les lilas en gerbes raidissent leurs cônes lourds de légères campanules mobiles entre de pâles verdures. Des fleurs, des fleurs et du soleil ; le matin radieux égayé de fleurs neuves sur quoi tombent la chanson des cloches et la poussière d’or du ciel. Les rayons du soleil se brisent sur les frêles mousselines blanches des communiantes et les cernent d’étincelantes auréoles.

Des fleurs, du soleil et des carillons, des carillons et des parfums, des parfums et de l’amour embaument, brûlent et frissonnent au cœur de Lucet. Il veut égaler toutes ces choses, dispenser leur beauté en laquelle il communie parmi toutes ces frêles créatures diaphanes prises dans leurs voiles amoncelés aux portes de l’église… Non, non, ce ne sera pas pour Jeannine seule, ce matin, ce sera pour elles toutes, toutes ensemble ! Pour elles toutes il chantera ; pour eux tous aussi les jeunes garçons dont il était encore hier ! Son cœur bat violemment, il rêve d’en disperser la fièvre autour de lui. Les fleurs en passant disent :

— Vois comme nous sommes jolies, aime-nous.

Le soleil crie :

— Vois ma splendeur, aime-moi…

Les carillons vibrent dans l’air frappé de leurs bronzes sonores, joyeux et clairs… Sa voix sera soleil, fleurs et carillons, clartés, parfums et prière — amour aussi. Oh ! oui, oui ! Jamais son cœur n’a battu comme ce matin-là, même quand Déah Swindor le baisait ou quand Julien Bréard, très enfant, très doux et très beau, se serrait contre lui, la nuit, en parlant avec lenteur de choses douces infiniment et presque inconnues à Lucet.


Jeannine est chez elle encore. Sa mère autour de sa blancheur s’empresse, effleure d’une main légère les mousselines translucides de la robe et des voiles, pique avec des épingles, sur sa tête coiffée d’un puéril bonnet de tulle, une couronne de roses blanches. Jeannine est pure, Jeannine est une vierge. Elle est en état de grâce — oh ! la douceur jeune et printanière de ces mots lointains « être en état de grâce ! » — et son âme mignonne et jolie frissonne comme les voiles blancs que soulève la jeune brise traversée d’une lumière opaline, bercée par la chanson des cloches…

Jeannine est descendue. Sa mère n’a pas voulu qu’elle prît le coupé. Le chemin est bref de la maison à l’église, Jeannine le fera à pied, humble comme ses petites compagnes, voletant, légères et blanches colombes, droit à leur colombier déjà tout bruissant d’orgues dans le rayonnement des cierges et des lampes.


Luc va chanter. Il devine, avec sa sensibilité de nerveùx délicat et affiné, l’action de sa voix sur tout ce petit monde dont la candeur innocente diffère à peine de la limpidité de sa jeune âme. Et son cœur défaille dans la joie du baiser que vont recevoir de son âme à lui toutes ces âmes…

Luc voit, de la tribune, s’avancer vers le sanctuaire les flots immaculés des tulles blancs, le moutonnement joli des têtes couronnées de roses. Il aperçoit Jeannine à peu près à sa même place du dimanche. Elle met sur son front ses doigts frêles, signe toute la chair de son corps ému, et ses doigts frêles s’arrêtent sur son cœur comme pour en réprimer les palpitations.

Après que la voix grêle d’un petit garçon eut prié pour tous, au pied de l’autel où la messe déjà s’avance le silence se fait. Les premiers rangs des communiants et des communiantes s’émeuvent. Les robes blanches, flocons de neige égarés aux tièdes jours de mai, glissent et s’envolent à travers la nef illuminée, et le givre mouvant des adolescences se fige à la table sainte. Le prêtre élève le vase d’or. Sa dextre cueille la Fleur du pur Froment, l’élève, cependant que, blanche corolle, devant Elle s’incline l’immense floraison pâle du jeune printemps… Le prêtre descend les marches tendues de pourpre, deux enfants de chœur, porte-flambeaux, le suivent, vêtus des raides moires écarlates de leur camail bordé d’hermine. Il s’avance… L’orgue halète ; un violoncelle à lui s’unit, prélude et pleure… les sanglots s’apaisent, le prélude se meurt, et les voûtes lourdes d’encens caressent son agonie… tout frémit, fleurs, tremblantes lumières, voiles mouvants, âmes et corps : la voix d’un adolescent, là-haut, s’élève et, divine, berce de sublime harmonie le silence épris du sanctuaire…

Jeannine se lève ; elle s’approche à son tour, se penche, pose sa blancheur sur le grillage d’or, tend sa bouche rouge, fleur ardente en la buée candide de ses voiles… Des larmes perlent à ses yeux ravis et vont à la rencontre du Dieu qui se veut donner. Et comme descendue avec Lui des Voûtes inabordables, la voix câline et douloureuse de Luc s’unit à son Eucharistie et trouble la chair de Jeannine affamée de Printemps et d’Amour…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et voilà les communiants échappés de l’église ; à nouveau ils essaiment par les rues la pureté fragile des voiles dont le soleil dévore la blancheur. La foule se disperse quand de la bouche de Jeannine, comme autrefois, jaillissent les douces paroles :

— Mais, c’est Monsieur Luc !…

Jeannine et sa mère, en effet, se sont attardées au seuil de l’église où Luc a eu le temps de les rejoindre. Les deux enfants se sourient de loin, bien avant que Luc ait été présenté à sa petite amie. Luc est très brave mais Luc a très peur quand même. Dès qu’ils se sont aperçus, leurs jolis yeux à tous deux ont voulu dire : Enfin nous allons donc nous aborder, rire ensemble, mêler nos jeux, nous raconter comment il nous était pénible de nous taire lors de nos rencontres à l’église où nous nous sommes si vite connus et si profondément compris…

Les regards de Luc signifient : Es-tu grande, et blanche, et plus mignonne encore que je me l’étais imaginé dans un rapide examen de ta personne menue ; de tout près, comme ça, tu es bien plus gentille encore… Comme je voudrais t’aimer beaucoup, beaucoup !… seulement voudras-tu ?…

Les yeux de Jeannine répondent : Comme tu es bien plus joli de près. C’est pour toi que l’on a inventé ce mot très doux et très caressant : chérubin. Je le connais bien, va, je l’ai pensé dès que je t’ai vu, petit enfant de chœur, quand je t’ai aimé pour la douce crainte venue de toi, douce tout à fait et que j’éprouve encore en regardant tes beaux yeux et ta bouche, mais que je ne comprends pas. Voudras-tu me dire pourquoi tu m’effraies, chérubin, et me rassures tout ensemble ? C’est moi qui suis contente d’avoir, pour te connaître enfin, mis ma neuve robe blanche, comme pour un mariage ! Je ne sais pas si je t’aimerai, petit ami très séduisant et très joli, mais tu me fais peur, et j’aime trembler près de toi.

Lucet devine, en la fraîche jeune fille dont l’éclat doux neige dans ses yeux, tout cela. Jeannine sait bien que le jeune chanteur pense tout cela aussi en l’abordant, la présentation sitôt faite par sa mère. Ils se comprennent comme à l’église quand Jeannine, quand Nine, rougissait devant l’enfant de chœur brun, soucieux, pour lui plaire, de corriger le désordre de ses beaux cheveux en se mirant dans la petite glace cachée en un coin de la sacristie.

Et voilà les cloches qui sèment encore leurs carillons dans l’air bleu pailleté d’or, et voilà des lilas, des violettes et du muguet, des coucous et des giroflées embaumées, avec des marguerites, traînés vers Montmartre dans les paniers et les voiturettes ; la place de la Trinité en est remplie. Des fleurs, des carillons, du soleil. Oh ! oui, Nine aime Lucet. Lucet est cambré comme les lilas mauves raidis sous leurs campanules frêles ; il y a du réséda dans ses yeux. Lucet est tellement mignon ! et sa bouche, quand il parle, est tellement plus belle que toutes les fleurs ! et elle chante tellement mieux que tous les carillons !

Oh ! oui, Nine est plus fraîche que les lilas blancs inclinés sur leurs pâles feuillages translucides ; les giroflées répètent dans ses prunelles curieuses leurs nuances sombres striées d’or, et ses lèvres sont comme de rouges anémones. Lucet aime Nine, et ses yeux demeurent dans le sillage blanc de la jeune fille, tandis qu’elle s’enfuit avec sa mère après avoir, toutes deux, en offrant leur main, dit si gentiment à Luc :

— À ce soir, monsieur Luc.

À quoi Luc avait répondu en s’inclinant devant les deux pures visions de femmes :

— À ce soir.


Pour la réception du soir, Nine a quitté sa robe longue de communiante. La robe de communiante perd tout son charme dès que séparée du voile ; la taille en est trop haute, et de la grâce aérienne dont l’enveloppaient les mousselines et les tulles il reste une chose un peu niaise, guindée, telle que l’allure des grandes poupées sous leurs raides habillages.

Nine est blanche dans une robe demi-longue, en « point d’esprit ». Cette robe, pour la première fois, est distincte du corsage finement plissé répandu comme une mousse impalpable, comme une aérienne vapeur, en silhouette virginale, autour de la gentille Nine.

Jeannine est une jeune fille tout à fait, remarque Julien Bréard qui vient de la complimenter après avoir salué Mme Marcelot. Julien, l’inséparable de la famille, toujours jaloux de l’amitié que témoignait à ses parents et à lui-même le feu Président Hérard de Villonest. Julien, le charmant sceptique, venu aussi tout exprès pour surprendre Luc Aubry et s’amuser de la joie et de l’étonnement d’une telle rencontre. Julien est presque l’aîné de toute la jeunesse qu’a réunie autour de sa fille la maîtresse de la maison. Il y a là, dans l’immense salon blanc et or, cinquante figures exquises d’adolescences à peine écloses ou large épanouies, et inquiètes déjà des tourments imposés à leur chair par la nubilité tantôt conquise. Et Julien, avec une acuité de perception qui explique la science très grande et la vogue de ses tableaux, savoure, gourmand et connaisseur, et délicat aussi, les formes cambrées des jeunes gens, la sveltesse ployante des jeunes filles, et, de tous, les yeux purs de fatigues trop évidentes, les lèvres vierges mais impatientes de baisers.


Des chuchotements, de la joie et des rires, comme un friselis de blés mûrs couchés sous le vent de la plaine, montent, s’étendent puis s’apaisent, laissant de la joie dans les clairs visages : c’est Luc Aubry ; il vient d’entrer ; chacun veut lui faire un accueil empressé. À peine il s’étonne cependant de rencontrer Julien ; sa présence dans cette maison lui semble naturelle comme la sienne même. La caresse attirante et lumineuse de ses yeux affirme qu’il n’a pas oublié le jeune peintre ni la joie neuve de ses propos… C’est bon de se sentir devenir homme tant que persiste le charme ravissant de l’adolescence. On va être, mais on n’est pas encore ; et cet élan vers le but lointain est la route divine trop tôt parcourue… C’est Julien qui sait bien toutes ces choses-là ; Luc reste à le câliner en grand enfant curieux, et Jeannine les sépare parce que « tout le monde » sollicite Luc Aubry de se faire entendre… On ne danse pas, Mme Marcelot s’y oppose, mais la musique égaie ce frais pêle-mêle de jeunes têtes ravissantes, et la musique est douce, exprimée par les hautbois et les mandolines : agrestes pipeaux et rires mutins. Les plus amusants des chansonniers et les plus spirituels des comédiens alternent leurs fantaisies savantes en folles gaietés avec les voix tendres des jeunes filles et cette viole d’amour : la voix lente de Lucet.


Et c’en est fini, dans cette apothéose de fraîcheur, c’en est fini du veuvage douloureux. D’autres choses encore vont cesser et se renouveler. C’en est fini de l’enfance tout ensemble effrontée et timide, de l’indifférence étrange du jeune homme. L’amour va se glisser dans la maison paisible. Nine rougissante contiendra ses bavardages, et son silence sera délicieux. Lucet parlera, et les mots de sa voix grave, quand il pensera seulement : Je t’aime, domineront de leur douceur toutes les chansons passées, et ceux qui l’entendront tressailleront en eux comme, en un vaste espace, tressaille une foule tout entière…