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Luc/Chapitre XXX

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< Luc
Ambert & Cie (p. 241-245).
XXX

Au petit déjeuner rien ne parait demeurer en Lucet des émotions de leur entrevue. Il salue Jeannine comme si de rien n’e’tait ; mais il a dû, en lui prenant sa main qu’il a baisée, évoquer les angoisses et les délices de la nuit !…

Comme Julien les détaille tous deux, experts déjà dans l’art de dissimuler ! À peine lui s’occupe d’elle, à peine elle sait que lui est présent à cette table où circulent, sur de petites nappes de broderie, le thé, le café, le lait, le chocolat et mille choses exquises, miel, sucreries et confitures que l’on étend sur les « régences » normandes en bavardant.

Luc est charmant…

Il s’étend, après ce déjeuner, dans une des chaises longues où tout le monde vient le rejoindre. Et Mme Marcelot est trop heureuse de voir ses invités trouver auprès du petit comédien la distraction si difficile aux Parisiens en villégiature.

Il faut l’avouer, Chérubin est à croquer. Sans même l’entendre, le charme agit, tant il est délicieux à voir, effronté, joli, railleur, gamin avec des moues qui donnent le désir de manger ses lèvres ; grave tout à coup, gardant sous ses yeux las, teintés d’une claire fluidité de lapis, une expression de mélancolie qu’il disperse en essayant de rire avec toutes les perles de ses dents. Et ce rire perlé s’égrène sur tous les visages de son visage où la beauté s’augmente de l’esprit. Il n’est pas jusqu’à son costume du matin, de drap beige sur lequel pâlit une chemise de flanelle dont le col laisse flotter une lavallière bleue marine, qui n’ajoute à sa grâce et n’intéresse les dames prises à l’énigme de ces jeûnes yeux que fouillent leurs regards pour savoir,.. qui séduisent même les hommes, mâchonnant un cigare ou bourrant par avance une pipe, en achevant leur équipement de chasseurs.

— Dites donc, crie l’un d’eux dans le cercle des fumeurs, surveillez vos épouses ; il y a là un méchant crapaud !… mazette !…

Le col de sa chemise molle découvre son cou rond et plein. Il se penche une seconde pour ramasser de côté le porte-crayon d’argent dont il se sert à noter les jours acquis aux demanderesses qui le sollicitent de venir « dire quelque chose » ; cette petite bête de Mme d’Andersen ne l’a pas quitté des yeux ; elle pousse un cri :

— Oh ! mon Dieu ! Monsieur Chérubin, vous avez été piqué par une énorme bête, là, au cou…

Et elle met son doigt fuselé sur le cou de Luc avec la peur de l’y poser trop et l’espoir de l’y laisser davantage… Tout le monde veut voir. Luc remonte le col de sa chemise, inquiet soudain. A-t-il un joli cou ce Luc ? tiède, pâle, que laisse voir en la nonchalance de sa molle retombée blanche, le parement douillet du col ouvert comme une fleur. Luc se défend. Une bête ? ah ! bien, cela lui est un peu égal par exemple !

— Voulez-vous laisser son cou tranquille… comtesse !

Nine s’occupe à remplir la théière d’argent à la bouilloire…

Julien a bien vu, lui, la succession des stigmates minuscules et roses symétriquement alignés dans la direction de l’oreille à l’épaule. Il ajoute pour qu’on laisse tranquille celui qui fut son ami :

— Lucet a raison ; ce n’est rien autre, belles dames, que le désir de taquiner Chérubin. Luc doit vous rappeler qu’il est parmi vous M. Aubry, et le cou ni les bras de Chérubin ne vous appartiennent… MM. vos maris ne le supporteraient pas !

Et celles qui protestent le plus se défendraient le moins si Chérubin laissait percer le désir de leurs mains blanches ou de leurs lèvres roses et ne mettait en interdit le cou joli que Nine, la nuit où sa jeune chair fut initiée, a marqué de sa joie…

Julien a bien vu, lui ; et son cœur se serre comme cette nuit quand, agenouillé sur les marches du petit temple, parmi la jonchée froide des feuilles odorantes, il voulait douter encore, bien que l’évidence ne lui en laissât pas le moyen. Mais la trace de ces quenottes et le spasme que révèle la folie de cette empreinte, dans laquelle se pâme encore la chair énervée de Jeannine, et se cabre le jeune triomphe de Lucet ne laisse plus aucun doute à Julien…

Donc cela est. Cette Nine dont le va-et-vient dégagé emplit la vaste salle à manger de gentils froufrous, ce jeune homme dont la grâce charmante demeurée de son enfance se pare des stigmates certains d’une virilité mise à l’épreuve et qui fatigue étrangement ses beaux yeux et fait plus désirable encore sa beauté meurtrie, ces deux gamins viennent de se donner l’un à l’autre ! Dans leurs bras vibre encore le rythme haletant de la chair frissonnante ; dans leurs regards des voluptés demeurent répandues en les caresses des cernes bleuâtres ; leurs lèvres goûtent encore la saveur échangée de leur bouche profonde, et…

Le plus fatigué c’est Luc. Julien voit dans la lassitude de ses gestes l’ardeur de ses étreintes ; dans la mélancolie de ses yeux la fièvre de sa jouissance ; et comme il se lève pour aller s’habiller et se préparer à partir, le galbe nerveux de ses jambes s’inscrit dans la coupe savante du pantalon qui révèle aussi l’attache élégante des cuisses aux hanches tièdes dont pas un duvet ne trouble le poli et dont une large fossette adorable s’incurve en leur rondeur d’affolante beauté… Et tout, tout le corps qu’il connaît si bien et qui s’exprima cette nuit même dans l’audacieuse nudité qui désarma sa colère et déchira son cœur d’un impossible amour, tout ce corps se devine dans l’équilibre de la marche, et chaque mouvement exquis de cette nudité virile qui crie la continuité magnifique de l’œuvre charnelle, a pâli le jeune visage adolescent de Lucet, troublé la tranquillité de ses yeux clairs, excité la sensualité de cette bouche splendide, et fécondé de son mâle épuisement le ventre charmé de Nine…