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Luc/Chapitre XXXIV

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Ambert & Cie (p. 266-274).
XXXIV

Donc c’était fini ! C’était fini parce qu’il n’avait pas refusé ses lèvres à cette jeune fille qui vint les lui demander au moment où son sang généreux cinglait de désirs toute sa chair…

C’était fini ! Mme Bréard et Julien voulaient oublier. Luc se souvient. Il se souvient de Nine, depuis la Trinité… et les caresses peureuses de Julien vivent dans l’amertume exaspérée de son être ! S’il n’avait pas connu cette jeune fille et qu’il se fût borné à l’amitié toute offerte, exquise et inlassable de Julien, dans cet atelier pourpre et or où le voisinage des trésors artistiques, et leur délicatesse commune à tous deux eussent rehaussé, rehaussaient parfois jusqu’au malaise, mais jusqu’au malaise qui charme les sens, la douceur mal équilibrée de leurs tête-à-tête ! Oh ! le souvenir de ces heures heureuses et bénies !.. Mais non ! il lui a fallu rencontrer Jeannine, et que, par une femme, si mignonne et gracieuse et fine qu’elle eût été par impossible, sa vie fût rompue, désorganisée, tandis que Julien est là, très bon, très franc, très simple et très ami… Mais Luc aime Nine, il veut Nine ; et l’impossible affole son âme et sa chair… Il ne peut pas être loin de Nine, vivre sans elle à tout jamais…

C’était fini…

Pourquoi l’a-t-il rencontrée ! Il avait, quand ses seize ans vibraient de toute leur violence dans son joli corps éveillé aux plus subtils émois, trouvé sur son chemin tant d’autres gens qui eussent suffi à tous ses besoins d’amour, de haine, de ferveur et d’admiration, d’enthousiasme ou de dégoût ! Déah Swindor, Mme Marcelot, Julien, Ryta Girly, cette gouge de la rue du Rocher, et d’autres, encore d’autres ! Il n’avait qu’à choisir ! Et Edouard Davillers était là également dont l’extrême beauté blonde en était arrivée à le charmer, lui, Chérubin…

Or, de tous ces êtres, pas un ne savait le retenir. Il exècre Nine autant qu’il l’adore encore, et son exécration n’a pas de bornes… Julien le fait souffrir parce qu’il a été bon ; il se plaint d’être malheureux à cause de lui. Déah Swindor est loin, très bonne, très égoïste, et très indifférente. Ryta Girly, la Ryta qui dévorait dans un crachat un impossible baiser provoque en lui une insurmontable répulsion.

Voilà bien : du mépris, du dégoût, de la haine, de l’indifférence, de là méchanceté presque, ou pis que cela : l’indécision… l’irritation, l’irritation contre cette sensualité maudite, contre cette chair qu’il accuse, que l’on ne peut refréner et qui réclame sans cesse contre l’oubli en lequel on la voudrait ensevelir…

Et tous ces gens ! Toutes ces femmes ! Ces femmes poseuses qui laissent traîner leur robe à volants de dentelles dans les baves, les sanies et les excréments des trottoirs et des rues, pour se faire belles, nobles, paonnantes poupées, pour aguicher les mâles ! toutes ces femmes vaniteuses, obtuses, sans cervelle — et sans ventre, maintenant — tout en croupe, ces femmes qui viennent elles-mêmes lui apporter dans un bijou de bourse, de porte-cartes ou de porte cigarettes les dix louis ordinaires des soirées multipliées au delà de ses désirs grâce à son jeune talent, ces femmes qu’il peut coucher toutes, comme des prostituées, sur le canapé de sa loge, il les déteste ! Ses sens rassasiés repoussent leurs offres minaudières ou agressives, et le maquillage de leur chair veule glace les ardeurs de sa juvénilité… Julien avait bien raison !…

Lucet est las, las de tout…


Sa maman est morte à Nanterre. Il n’a jamais trouvé en elle aucun secours intellectuel ; mais elle était profondément bonne, — oh ! oui, bonne, celle-là ; sans traînes, sans « balayeuses » d’ordures à sa simple robe noire — elle raffinait les soins dont était Lucet, son Lucet, entouré… Tout d’un coup il se sent horriblement seul et, rentrant la nuit, il ne trouve plus à qui conter ses peines, les peines qu’il ne connaît désormais que parce qu’il les lui faut garder ; autrefois il les ignorait, sa mère les prenait toutes… Il ne trouve plus personne pour lui recommander de ne pas attraper froid, de se couvrir, de se commander des chemises, des vêtements dont elle — elle, la maman, la Mère, — reconnaissait le drap avant l’achat… plus personne pour lui recommander de ne pas se fatiguer, pour mettre son foulard, le foulard qu’il ne voulait jamais prendre et qu’il était heureux de trouver le soir en rentrant du théâtre — pour mettre son foulard dans sa poche en cachette… plus de chocolat, ni de couvert mis en rentrant… plus de ces mille riens que savent les mamans et que comprennent ceux, comme Lucet, dont le cœur est resté cœur tendre de petit enfant… ces mille riens que savent les mamans prêtes à consoler, à comprendre, à défendre, sans en avoir l’air, le fils qui grandit et croit échapper et n’échappe pas encore et n’échappe jamais à leur tutelle généreuse et inlassable qui trouve à s’exercer dans les plus insoupçonnés détours de la vie… de la Vie si brève !! — Oh ! comme au retourdu cimetière, elle était déserte horriblement cette Vie ! — et déserte sa maison ! Comme tout manque à Lucet maintenant, malgré l’éclat des lustres et l’enthousiasme des bravos, et les adulations montant comme un flot caresseur autour de lui…


En peu de jours son père se remarie, la solitude aussi peut-être l’écrasait. Lucet quitte la maison de Nanterre et s’installe en garçon élégant et aisé rue La Boétie, proche Saint-Augustin. Un petit valet de chambre tient propre excellemment, avec une vieille femme de charge, sa garçonnière qu’embellissent des meubles jolis, des bibelots, des tapis, des livres, des bronzes d’un goût affiné, le goût que lui a donné Julien !… Mais au milieu de ces délicatesses en si parfait accord avec ses besoins innés de bien-être, Luc ne se console pas. Il a tout perdu en trop peu de temps : Julien, Jeannine, Mme Marcelot facilement circonvenue par ses enfants sous un motif quelconque, sa maison, sa mère, ses petites habitudes et ses illusions d’enfant affectueux et gâté…

Quand il rentre, la nuit, tard, à peine a-t-il la force de se déshabiller ; il se jette sur un canapé ou sur son lit, découragé et las. Souvent, après les succès que lui valent son élégance et son talent, il mesure la détresse de sa vie privée des seuls êtres qu’il aime de toutes ses forces… et ses yeux, dans son doux et fin visage, s’emplissent de grosses larmes…

Oh ! si Julien, si Nine surtout savaient quelle affection demeure en lui pour eux !… Si Julien savait quelles souffrances il endure seulement pour un regard qui le fuit dans une rencontre imprévue, pour un salut évité, correctement toujours et sans que Luc Aubry s’en puisse blesser, mais !… Si Julien savait ! comme il reviendrait à ce grand gosse jadis chéri quand, Daphnis, il s’amusaità draper son corps aux contours exquis en des soieries, en des mousselines diaphanes et précieuses, et cerclait ses beaux bras pâles de bracelets, d’anneaux et de spirales d’or… Si Julien savait !… Mais Luc est trop fier, Luc ne veut pas que Julien sache, et il le hait presque de posséder celle dont le désir éveilla en son corps d’enfant l’amour qui sommeillait… Non, il ne le hait pas, il les aime tous deux…

Luc est tenu au courant, par ses amis, des faits et gestes de Julien et de sa femme ; mais jamais il n’interroge ; même il arrive qu’il prie de se taire le bavard trop empresse… Il vient d’apprendre le dénouement attendu de la maternité de Nine, et ce dénouement accuse exactement la nuit d’octobre où Nine, dans le petit temple de marbre, vint offrir sa chair virginale à la nudité virile de l’adolescent…

Ah ! que son âme, à Lucet, que son âme saigne ! sa petite âme mignonne et jolie et douloureuse et gamine d’enfant de chœur, qui n’a pas grandi, elle, étant, dès qu’elle fut, la plénitude de la grâce et de la bonté…

Et puis voilà Juillet à demi écoulé… Les examens au Conservatoire approchent. Approche l’injustice criante des juges au pontificat arrogant, oublieux du temps où, simples clercs, ils souffraient, eux aussi, de la suprématie des pontifes !…

Ah !… que son âme saigne, à Lucet, sa petite âme mignonne et douloureuse !…

Nine pleure toujours aussi ; il vient d’apprendre cela… Nine pleure souvent ; et cette pensée lui est insupportable ! Et Julien dévore aussi ses larmes, après des jours et des jours de silence obstiné entre eux… Luc vient d’apprendre cela par Edouard Davillers devenu tout à fait sérieux et raisonnable.

Seul, Lucet soupçonne la raison de ces larmes. La raison c’est lui, Luc… Pourquoi Julien a-t-il commis cette folie d’épouser Nine ?… Ne pouvait-il laisser à cette gamine gentille le poids écrasant de son imprudence et ne pas s’en charger, ne pas briser la tranquillité charmante de cette existence autrefois délicieuse d’espoirs imprécis, de doux rêves partages ?… Julien sait que ce n’est pas lui, Lucet, le coupable… pourquoi l’accabler de sa froideur !… Lucet blasphème en disant cela. Il le sait. Il sait bien qu’il fallait sauver celle dont l’amour avait débordé sur lui, humble, et comblé de sa joie les tristesses de ses désirs…

Luc sait les angoisses de Julien, mais Edouard qui les lui apprend n’en connaît pas, ne peut pas en deviner l’origine. Luc ignore la cause de ces angoisses actuelles du jeune peintre comme il a ignoré celle des premières joies de son mariage, et comment, dans les angoisses présentes, son image chérie, vivant reproche qui le harcèle, hantise terrible qui vainc son indépendance, comment cette image est aussi pour Julien un ravissement égal dans la douleur et la félicité. Julien éloigne de lui le calice ; mais si le calice contient l’amertume, le goût savoureux d’un amour impossible en jaillit aussi ; et l’âme de Julien s’exalte dans la réalité prochaine de l’irréalisable…

Jamais, plus qu’au moment où le fruit adoré de sa chair va s’épanouir et naître et crier au jour, l’image de Luc ne lui paraît aussi précieuse ; jamais la vie, l’être vivant, à ses yeux d’artiste ne révèle une plus complète affinité avec les sentiments élevés, les sensations voluptueuses qui font, en nous, se pâmer toutes nos facultés aiguisées… Et cet être, ce jeune homme très beau, ce Daphnis qu’il contemple dans son atelier, ce Chérubin, ultime expression de la grâce spirituelle dans la beauté, cet être le gêne, qu’il a aimé jusqu’à respecter l’œuvre intégrale de sa chair en celle dont il a fait son épouse ; pour que cette chair se vivifie, bien à lui, essence de ses sens, fécondité de son sang, forme de ses formes parfaites, intelligence affinée deson esprit charmant, lui, Lui, LUI, l’inaccessible !!!

Et des préjugés s’interposent entre ce Désir magnifique bientôt merveilleusement satisfait et celui qui en est l’adorable provocation !

La présence de Lucet, même lointaine, pèse à sa pensée. Même la noble discrétion de Luc crie à Julien des reproches qui s’exaspèrent sous l’influence des atavismes soucieux d’un honneur factice !

Et Luc, le pauvre enfant, finit par deviner cela. Chaque jour, chaque heure il sent cela dans ce qui lui arrive des désolations muettes de la maison de Julien… Et toutes choses s’imposent à lui douloureusement, éclairant enfin le but obscur et sublime, le but affolé d’amour de ce mariage insensé !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Donc l’amitié splendide de Julien pour lui a pris cette voie, et accompli ce sacrifice pour avoir, enfin ! quelque chose de lui !… Comme il devait l’aimer !…

Ah ! si Luc avait su… et compris plus tôt la vanité des lois étroites qui prétendent régir la multiplicité des tendances de chacun et, selon une morale ridiculement fausse, puisque humaine, repousser les élans superbes de la nature soucieuse parfois de corriger elle-même la tyrannie de sa rigueur utilitaire !

Si Luc avait su !

Si Julien avait su !


Et la douleur torture cet enfant dans son cœur et dans son corps tellement, l’un et l’autre, accessibles aux plus subtiles impressions… et il se sent inapte à supporter cette solitude déprimante, cette douleur faite de tant de souffrances, de lui-même et de chers êtres aimés en lesquels sombrent son amitié, son amour, sa vie à jamais brisés, lui semble-t-il… La vie impossible, maintenant qu’il ne peut redevenir ni l’ami de Julien, ni l’amant de Nine, et que s’immobilisent les forces vives de son être affectueux, concentrées en ces deux êtres hors desquels il ne veut plus trouver aucunes joies… Et de cette vie effondrée jaillit l’idée fixe de la suppression, de l’achèvement, de la fin…