Aller au contenu

Lucie Hardinge/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 5-19).



LUCIE HARDINGE.




CHAPITRE PREMIER.


— Va, je ne te ferai pas de reproches ! Que la honte arrive quand elle voudra, je ne l’appelle pas. Je n’invoque pas contre toi la foudre vengeresse du grand juge. — Repens-toi, quand tu le peux encore.
Le Roi Lear.



Il me serait aussi difficile de décrire minutieusement ce qui se passa lorsque le canot rejoignit le Wallingford que de dépeindre tous les incidents terribles de la lutte entre Drewett et moi au fond de l’eau. Tout ce que je pus voir, pendant que M. Hardinge et Neb m’aidaient à monter à bord, c’est que Lucie n’était pas sur le pont. Elle était allée sans doute auprès de Grace, pour se trouver là quand elle recevrait la fatale nouvelle qu’on attendait. J’appris ensuite qu’elle était restée longtemps à genoux dans la chambre de l’arrière, absorbée dans cette prière intense et convulsive par laquelle les malheureux en appellent à Dieu dans l’excès de leur désespoir.

Pendant les courts intervalles, à peine appréciables, où quelque sensation étrangère à l’horrible scène dans laquelle je jouais un rôle si actif, pouvait venir jusqu’à moi, j’avais entendu des cris perçants poussés par Chloé ; mais la voix de Lucie n’avait pas frappé mon oreille. Même à présent, pendant qu’on nous hissait à bord presque insensibles, Chloé seule était là, debout, les yeux ruisselants de larmes, les traits à moitié contractés par la terreur, à moitié dilatés par la joie, ne sachant si elle devait rire ou pleurer, regardant d’abord son maître et ensuite son amant, jusqu’à ce que les sentiments qui l’étouffaient eussent trouvé à s’exhaler dans son exclamation favorite de : le gars !

Il fut heureux pour André Drewett qu’un homme de l’expérience et de l’autorité du docteur Post fût avec nous. À peine le corps, en apparence sans vie, eut-il été déposé sur le pont, que M. Hardinge fit apporter un seau, et il allait se mettre avec Marbre à rouler le pauvre diable de toutes ses forces, puis à le tenir suspendu les pieds en l’air, dans l’idée qu’il fallait qu’il rendît toute l’eau qu’il avait avalée, avant de pouvoir respirer. Le docteur y mit bon ordre. Il fit sur-le-champ déshabiller Drewett, fit chauffer des couvertures, et employa les moyens les plus judicieux pour rétablir la circulation du sang. Bientôt il découvrit des signes de vie ; il fit éloigner tout le monde, à l’exception d’une ou deux personnes pour l’aider ; et, dix minutes après, Drewett était placé dans un lit bien chaud, et pouvait être considéré comme hors de danger.

La scène terrible qui venait de se passer si directement sous ses yeux produisit quelque effet sur le patron d’Albany. Il daigna cette fois border plat sa grande voile, amener sa bonnette et son hunier, venir au vent, porter sur le travers du Wallingford, mettre en panne, et faire mettre à l’eau un canot à bord duquel passèrent mistress Drewett et ses deux filles, Hélène et Caroline, et elles arrivèrent sur notre bord au moment où André venait d’être porté en bas. Je calmai leurs inquiétudes, car alors j’avais repris l’usage de la parole, et je pouvais même marcher ; et Post permit qu’elles descendissent auprès du malade. Je saisis cette occasion pour aller changer de vêtements dans la cale, et cela suffit pour me faire éprouver un bien-être général. Cependant mes efforts avaient été si désespérés qu’il me fallut une bonne nuit de repos pour me remettre complètement. À peine avais-je terminé ma toilette, qu’on vint me dire que Grace me demandait.

Ma sœur me reçut à bras ouverts, et sanglota sur ma poitrine pendant quelques minutes. Elle avait ignoré dans le premier moment la cause des cris de Chloé, et du bruit confus qui se faisait entendre sur le pont. Ce n’était qu’après m’avoir revu sain et sauf que Lucie lui avait raconté ce qui s’était passé, avec tous les ménagements que pouvaient lui dicter sa tendresse et son bon cœur. Ma sœur me serrait convulsivement dans ses bras, comme si elle eût craint de me perdre encore, et nous étions encore livrés à une vive émotion, quand M. Hardinge parut à la porte de la chambre, un livre de prières à la main. Il réclama notre attention ; tout le monde se mit à genoux dans les deux chambres ; et le bon vieillard, avec sa touchante simplicité, se mit à lire quelques Collectes, la Prière de Notre-Seigneur, et il finit par l’acte d’action de grâces pour « l’heureux retour du marin. »

Cette pieuse cérémonie, accomplie avec une ferveur si sincère, nous émut profondément, en même temps qu’elle calma notre agitation, et elle nous permit de reprendre un peu d’empire sur nous-mêmes. Au moment où je me retirais pour laisser reposer ma sœur, le bon ministre se jeta à mon cou ; puis, prenant ma tête à deux mains, comme lorsque j’étais tout petit, il m’embrassa à plusieurs reprises et me donna tout haut sa bénédiction. J’avoue que je n’eus que le temps de courir sur le pont pour cacher mon émotion.

Au bout de quelques minutes, dès que j’eus repris assez de sang froid, je donnai ordre de mettre à la voile, et nous remontâmes le fleuve à la suite de l’Orphée que nous ne tardâmes pas à dépasser, en ayant soin de nous tenir à une distance respectueuse ; précaution que je regrettai longtemps de n’avoir pas prise la première fois. Mistress Drewett et ses deux filles n’ayant pas voulu quitter André, nous dûmes garder toute la famille à bord, bon gré mal gré. J’avoue que je fus assez égoïste pour me plaindre un peu, quoiqu’à part moi, de trouver toujours ces gens-là sur mon chemin, pendant les courts intervalles où j’avais le bonheur d’être auprès de Lucie. Comme c’était un mal sans remède, quand toutes les voiles furent déployées je m’assis sur un des sièges qui se trouvaient sur le pont, et je me mis, pour la première fois, à réfléchir froidement à tout ce qui s’était passé. Pendant que j’étais absorbé dans ces méditations, Marbre vint se placer à côté de moi, me serra cordialement la main, et se mit à causer. À ce moment, Neb qui venait de changer complètement de toilette pour se sécher, et qui était beau comme un astre, était debout sur le gaillard d’avant, les bras croisés, dans l’attitude du marin, aussi calme que s’il n’avait jamais entendu le vent siffler. Parfois, cependant, il lui arrivait de s’oublier sous l’influence des sourires et de l’admiration naïve de Chloé. Dans ces moments de faiblesse il baissait la tête, laissait échapper un rire mal comprimé ; puis, rentrant tout à coup en lui-même, il s’efforçait de reprendre un air de dignité. Pendant que cette pantomime allait son train sur l’avant, la conversation ne languissait pas sur le gaillard d’arrière.

— La Providence a sur vous quelque grand dessein, Miles, continua mon lieutenant, après m’avoir exprimé tout son plaisir de me revoir sain et sauf, — quelque dessein, singulièrement grand, c’est moi qui vous le dis. Voyez combien de fois vous avez été sauvé miraculeusement. Récapitulons un peu : dans un canot à la hauteur de l’île Bourbon, première fois ; dans un autre canot, à la hauteur de la baie de Delaware, seconde fois ; puis vient l’affaire du Français, des griffes duquel vous vous tirez si adroitement dans le canal Britannique ; puis celle de ce gredin d’Échalas et de ses compagnons ; ensuite la reprise de la Crisis ; en sixième lieu, si je compte bien, vous me repêchez en mer, moi vieil ermite défroqué ; enfin, septièmement et dernièrement, vous voilà causant tranquillement sur votre bord, après avoir fait trois plongeons des mieux conditionnés jusqu’au fond de l’Hudson, emportant sur votre tête et sur vos épaules la masse la plus inerte qui soit jamais tombée par dessus bord. Savez-vous bien que vous êtes peut-être le seul homme vivant qui ait été ainsi trois fois de suite au fond de l’eau, et qui soit revenu après le raconter lui-même ?

— Je ne crois pas en avoir ouvert une seule fois la bouche, Moïse, répondis-je un peu sèchement.

— Eh ! vous n’avez pas besoin d’ouvrir la bouche ; il suffit de vous montrer pour cela. Je vous le répète, mon garçon, la Providence a de grandes vues sur vous ; vous pouvez y compter. Un de ces jours vous entrerez au congrès ; — pourquoi pas ?

— En ce cas, vous m’y accompagnerez ; car vous avez partagé toutes mes aventures, sans parler de celles qui vous sont personnelles ; et la liste en est longue. Songez donc que vous avez été ermite !

— Chut ! pas un mot à ce sujet, ou les enfants se mettraient a courir après moi dans les rues. M’est avis que vous avez dû diantrement généraliser, Miles, quand vous vous êtes senti couler à fond pour la quatrième fois, sans grand espoir de revenir jamais à la surface ?

— Vous ne vous trompez pas, mon ami. On ne peut pas voir la mort de si près sans jeter un coup d’œil rapide et général sur le passé. J’ai pensé à vous, mon vieux camarade, et je me disais que je vous manquerais cruellement. Me suis-je trompé ?

— Trompé ! s’écria Marbre avec chaleur ; jamais une idée plus juste n’est sortie de votre cerveau ! c’est un moment où l’on voit si clair ! Si vous m’auriez manqué ! Savez-vous bien ce que j’aurais fait le lendemain de l’enterrement ? j’achetais un bâtiment et je partais pour la Terre de Marbre, cette fois pour ne plus la quitter. Voilà un exploit de Neb qui va mettre les nègres en grande faveur dans le monde ; et je crains bien qu’il n’y ait bien des cadeaux à distribuer à cette occasion.

— Et croyez qu’ils ne se feront pas attendre. Tenez ; voici le commencement. La vieille Didon cherche évidemment à me parler. — Approchez, Didon, est-ce que je vous fais peur ?

Didon Clawbonny était la cuisinière de la famille et la mère de Chloé. Quelques critiques qu’on pût faire de son teint dont tout le luisant était tombé dans ses fourneaux, personne ne pouvait nier qu’elle ne fût une négresse pur sang. Elle ne pesait ni plus ni moins de deux cents livres, et il y avait dans l’expression de sa figure un singulier mélange de l’insouciance de sa race et de la dignité habituelle d’un chef de cuisine. Elle protestait souvent qu’elle pliait sous le poids de sa responsabilité : bœuf trop cuit, poisson trop cru, pain lourd, gâteaux de plomb, tous les accidents inséparables des fonctions culinaires retombaient exclusivement sur elle. Elle avait été mariée deux fois ; la seconde union ne remontait qu’à un an.

— Le bienvenu, maître, le bienvenu ! commença Didon en me tirant une révérence jusqu’à terre. Enfin de retour ! — Elle voulait dire, de retour du fond de l’eau. — Tout le monde si fort en peine que maître avoir du mal !

— Merci, Didon, merci du fond du cœur. Mon accident a eu du moins cela de bon qu’il m’a fait connaître à quel point mes serviteurs m’aiment.

— Et bon Dieu ! comment faire autrement ! comme si quelqu’un pouvoir empêcher l’amour d’aller et de venir comme il lui plaît ! l’amour être comme la religion ; l’un en avoir, et l’autre pas. Mais l’amour pour jeune maître et pour jeune maîtresse, être tout naturel, comme l’amour pour vieux maître et pour vieille maîtresse. Moi, pas y penser seulement.

Heureusement, je connaissais assez le dialecte de Clawbonny pour n’avoir pas besoin d’un vocabulaire pour comprendre ce que Didon voulait dire. Son attachement pour ses maîtres lui semblait une chose si simple qu’elle ne concevait même pas qu’il pût ne pas exister.

— Eh ! bien, Didon, lui demandai-je, comment va le mariage, dans nos vieux jours ? car j’apprends que nous nous sommes remariée pendant que j’étais sur mer.

Didon abaissa les yeux sur le plancher, suivant la coutume de toutes les nouvelles mariées, quelle que soit leur couleur ; montra le degré de confusion convenable, fit une nouvelle révérence, tourna la figure de manière à ne plus me montrer qu’une demi-lune, et répondit avec un soupir très-expressif :

— Oui, maître, vous bien informé. Moi vouloir attendre le retour de jeune maître pour demander consentement à lui ; mais Cupidon — c’était le nom du second mari — avoir dit à moi : que faire à maître ? lui, bien loin ; lui pas le trouver mauvais. — De sorte que, pour n’être pas tourmentée par Cupidon, moi avoir consenti au mariage tout de suite ; voilà dà !

— Et vous avez très-bien fait, ma bonne. Pour que tout se passe dans les règles, je vous donne mon consentement à présent, et de grand cœur.

— Merci, maître ! reprit Didon en saluant encore et en montrant toutes ses dents.

— Sans doute c’est notre excellent ministre, le bon M. Hardinge, qui a fait la cérémonie ?

— Et qui donc ? aucun nègre de Clawbonny vouloir se marier du tout, si maître Hardinge pas bénir lui et dire amen. Alors tout le monde dire le mariage être aussi bon que celui de vieux maître et de vieille maîtresse. Deux fois Didon avoir été mariée, et deux fois aussi bien, aussi dans les formes que possible. Oh ! dà !

— Et maintenant que la chose est faite, Didon, j’espère que vous n’avez pas sujet de vous en repentir. Cupidon n’est pas positivement beau, à coup sûr ; mais c’est un brave et honnête garçon.

— Oui, brave, maître, oui, honnête ; mais après tout second mari n’être jamais tout à fait la même chose que premier mari. Moi le dire à Cupidon plus de vingt fois par jour.

— Eh ! bien, c’est assez, Didon, et je vous engage à ne plus le lui dire davantage. Passez à autre chose. J’espère qu’il se montre bon père pour Chloé ?

— Lui, pas père du tout ; père de Chloé être bien loin, et ne jamais revenir. C’est de Chloé que moi avoir un mot à dire à jeune maître, et de Neb que voilà.

— Je vois ce que c’est, Didon. Je sais qu’ils s’aiment, et je présume qu’ils veulent se marier à leur tour. Si c’est mon consentement que vous venez demander, je le donne d’avance. Neb sera un excellent mari, je vous en réponds.

— Pas si vite, maître, reprit Didon avec un empressement qui prouvait que ce consentement si facile n’était nullement ce qu’elle voulait. Moi voir beaucoup d’objections à Neb, quand lui demander jeune fille dans la position de Chloé. Vous savoir Chloé être maintenant femme de chambre de miss Grace, dà ! personne d’autre aider à sa toilette, ou ranger dans la chambre de jeune maîtresse, que ma Chloé Clawbonny !

C’était du nouveau pour le coup ! on pouvait bien dire : tel maître, tel valet. Neb ne semblait pas devoir être plus heureux que moi dans ses amours ; et la même objection nous était faite à l’un et à l’autre : nous n’étions pas assez comme il faut ! Je résolus néanmoins de dire un mot en faveur du pauvre diable ; quoique c’eût été contrevenir aux usages de la famille que d’intervenir autrement que par des conseils, dans une affaire de cœur.

— Si Chloé est la favorite de ma sœur, savez-vous bien, Didon, que Neb est mon favori à moi ?

— Moi savoir ; Chloé le dire à moi ; mais grande différence, maître, entre Clawbonny et un navire. Neb lui-même convenir ne pas avoir là-bas chambre à lui, comme maître.

— Il est vrai, Didon ; mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’en mer, il est plus honorable d’être matelot sur le pont, que de servir dans la chambre. Je l’ai été moi-même quelque temps ; et Neb ne fait qu’occuper le poste qui a été rempli par son maître.

— Être beaucoup, assurément, beaucoup, maître, et moi bien aise Chloé ne pas savoir cela. Mais eux dire, maintenant que Neb avoir sauvé la vie de jeune maître, jeune maître donner sans doute à lui papier pour être libre ; et jamais fille à moi être femme de nègre libre ; non dà ! Un tel déshonneur être plus que vieille fidèle servante pouvoir supporter.

— Je crains, Didon, que Neb n’ait la même manière de voir. Je lui ai offert sa liberté il y a quelques jours, et il n’en a pas voulu. Mais l’opinion change sur ce point dans notre pays, et on croira bientôt qu’il est plus honorable pour un nègre d’être libre, que d’être l’esclave d’un autre homme. La loi se propose de vous affranchir tous un de ces jours.

— Ce jour-là, maître, ne jamais venir pour moi ni pour les miens. Le vieux Cupidon lui-même, pas vouloir, bien sûr. M. Van Blarcum vouloir bien aussi épouser Chloé ; mais moi, jamais consentir. Notre famille, trop bonne pour chercher des maris parmi les Van Blarcum.

— Je ne savais pas, Didon, que les esclaves de Clawbonny fussent si difficiles par rapport aux alliances ?

— Très-difficiles, et eux l’avoir toujours été ; moi avoir épousé Cupidon, parce que moi pas avoir trouvé mieux dans la famille ; mais moi pas me marier ailleurs.

— Mais Neb est de Clawbonny, et mon grand ami. J’espère donc que vous y réfléchirez encore. Chloé peut un jour désirer d’être libre ; et la femme de Neb sera libre, dès qu’elle le voudra.

— Moi y penser, maître, comme vous dire, et moi alors venir dire à jeune maître et à jeune maîtresse ce que moi avoir pensé. Eux écouter vieille Didon avant de donner leur consentement.

— Certainement. Chloé est votre fille, Didon, et elle aura toujours pour vous toute espèce de déférence. Jamais nous n’encouragerons des enfants à manquer de respect à leurs parents.

Didon finit par une profonde révérence, comme elle avait commencé, et se retira avec une dignité que Neb et Chloé durent trouver d’assez mauvais augure. Pour moi, je me mis à réfléchir sur la bizarrerie des choses de ce monde. Voilà, me disais-je, des êtres placés sur le dernier échelon de la société, que la nature semble avoir condamnés elle-même à l’abjection, et ils tiennent autant que personne à ces distinctions qui me rendent si misérable, et contre lesquelles certaines personnes, qui croient en savoir plus que tout le monde déclament sans les comprendre, lorsqu’elles ne vont pas jusqu’à nier leur existence ! Ma cuisinière raisonnait, dans sa sphère, comme Rupert raisonnait, comme raisonnaient les Drewett, peut-être même Lucie, pour ce qui me concernait, en un mot comme raisonne le monde. Le retour de Marbre, qui s’était éloigné quand Didon avait commencé à débiter sa harangue, m’empêcha de m’appesantir plus longtemps sur cette étrange coïncidence.

— Maintenant que la vieille a filé tout son loch, reprit mon lieutenant, nous allons procéder par ordre. J’ai parlé à la mère du jeune étourdi qui est tombé dans l’eau, et je lui ai donné quelques avis dans l’intérêt du jeune homme pour l’avenir. Et savez-vous bien quelle raison elle donne pour expliquer la sottise qu’il a faite ? L’amour ! Il paraît que le pauvre diable est amoureux fou de cette jeune personne charmante qui est la sœur de Rupert ; et ce n’était ni plus ni moins que l’amour qui l’avait porté à marcher sur notre gui sans balancier, comme un danseur de corde.

— Et c’est mistress Drewett qui vous a donné ces détails, Marbre ?

— Elle-même, capitaine ; car, pendant que vous vous occupiez de Neb et de Chloé avec la vieille Didon, nous autres, c’est-à-dire le docteur, la mère et moi, nous nous occupions entre nous d’André et de Lucie. La bonne vieille dame m’a donné à entendre que c’était une affaire conclue, et qu’elle regardait déjà miss Hardinge comme sa fille.

J’aurais été étonné d’une pareille indiscrétion, si je n’avais pas réfléchi qu’une pauvre mère, dans la position où s’était trouvée mistress Drewett, pouvait bien manquer un moment de prudence, et qu’un docteur avait des privilèges auxquels Marbre s’était trouvé associé par hasard ; c’était encore une preuve de plus, s’il m’en avait fallu, que j’arrivais trop tard. Lucie n’était plus libre, et n’attendait pour se marier que sa majorité, pour pouvoir prendre les dispositions qu’elle méditait en faveur de son frère. La bienveillance qu’elle me témoignait était le résultat de l’habitude et d’une amitié d’enfance ; si cette bienveillance semblait avoir pris un caractère encore plus affectueux, c’était pour compenser les torts graves qu’elle sentait que Rupert avait envers nous. Et quand tout cela serait vrai, avais-je le droit de me plaindre ? M’étais-je jamais déclaré, moi qui avais été si longtemps sans connaître, moi-même, l’état de mon cœur ? Lucie ne m’avait fait aucune promesse, ne m’avait jamais donné sa foi, n’avait point reçu l’aveu de ma flamme ; elle n’était donc nullement obligée d’attendre mon bon plaisir. Mon affection pour elle était si pure, si désintéressée, que je me réjouissais, même dans mon malheur, que sa véracité et sa franchise fussent à l’abri du plus léger reproche. Après tout, n’était-il pas naturel qu’elle aimât André Drewett, le premier qui lui eût fait la cour, depuis le moment où son cœur avait pu s’ouvrir à des impressions tendres, plutôt que moi, qu’elle avait été habituée depuis l’enfance à regarder comme un frère ? Oui, j’étais assez juste pour en convenir.

L’incident du matin, et la présence de mistress Drewett et de ses filles, amenèrent un changement complet dans nos relations et dans nos habitudes. Les dames restèrent la plupart du temps en bas, et le docteur défendit à Drewett de se lever avant que ses forces fussent complètement revenues. M. Hardinge passa la plus grande partie du jour auprès de lui, lui prodiguant les soins qu’un père donnerait à son fils ; du moins, ce fut sous ce point de vue que je les appréciai. Marbre et moi nous restâmes presque exclusivement en possession du gaillard d’arrière, quoiqu’on vînt quelquefois nous rendre quelques visites.

Cependant le Wallingford continuait à remonter le fleuve, favorisé jusqu’au soir par une légère brise du sud. Il laissait derrière lui toutes les embarcations ; et au moment où le soleil se cachait derrière les montagnes de Cattskill, nous étions à quelques milles au-dessus de l’embouchure de la rivière qui leur donne son nom.

C’était la première fois que je remontais ce fleuve aussi haut, et, à l’exception de M. Hardinge, toute la société était dans le même cas que moi ; aussi, se réunit-on sur le pont, pour jouir du charmant coup d’œil qui s’offrait à nos yeux ; c’est peut-être le point de vue le plus ravissant de l’Hudson. On parle toujours des Highlands, comme le badaud de Londres parle toujours de Richmond, qui est bien loin de valoir la vue de Montmartre. Sans doute, les Highlands ont leur mérite ; mais que de vues de montagnes on peut leur préférer ! tandis que l’Hudson, dans les parties riantes et gracieuses de ses rives n’a de rival nulle part.

Un coucher du soleil ne peut durer toujours ; et celui-ci, tout ravissant qu’il fût, eut aussi son terme. Les dames quittèrent aussi successivement le pont, et, comme le vent tombait, et que la marée nous était contraire, je me décidai à jeter l’ancre. Marbre et moi nous avions dans la cale une sorte de chambre de conseil disposée pour nous, et je ne fus pas fâché de m’y retirer, ayant vraiment besoin de repos, après une journée aussi pénible. Que se passa-t-il dans les autres chambres dans la soirée, je n’eus pas occasion de le savoir ; mais longtemps après que ma tête reposait sur l’oreiller, j’entendis de loin des voix de femmes, qui semblaient avoir entre elles une conversation joyeuse et animée ; et lorsque Marbre vint me rejoindre, il me dit qu’en effet ces dames, remises complètement de leur frayeur, causaient de la manière la plus aimable, et que lui-même avait eu beaucoup de plaisir à les écouter.

Neb nous appela au point du jour ; le vent était ouest-nord-ouest, mais la marée devenait favorable. J’étais si impatient de me débarrasser de mes hôtes ; que je pris aussitôt les dispositions nécessaires pour nous remettre en route. Le pilote déclara qu’il était tout prêt à se faufiler à travers les passes étroites qu’il nous restait à franchir, et, comme le Wallingford se distinguait surtout par la manière dont il tenait le plus près, je résolus d’en finir sur-le-champ, et, avant la fin de la marée, d’avoir atteint le but. Le sloop, il est vrai, tirait plus d’eau que les embarcations ordinaires qui remontaient cette partie du fleuve, mais il était léger, et il pouvait passer partout où les bâtiments d’Albany passaient quand ils étaient chargés. Ce n’était pas encore le moment des grandes entreprises publiques, et aucun navire, allant en mer, n’avait encore traversé l’Overslaugh, du moins à ma connaissance. Les temps ont bien changé depuis, mais il faut se rappeler que nous ne sommes encore qu’en 1803.

L’ancre ne fut pas plutôt levée qu’une grande activité régna à bord. La brise était forte, et le Wallingford eut occasion de briller au milieu des lourdes embarcations à fond plat de l’époque ; il y avait aussi des sinuosités du fleuve dans lesquelles le vent nous favorisait, et lorsque les dames reparurent sur le pont, nous étions au milieu des îles, gouvernant à travers les passes étroites avec autant de rapidité que d’adresse. Pour moi ainsi que pour Marbre, la scène était toute nouvelle ; et partagés entre l’activité que nos évolutions demandaient, et l’attention que réclamait la mobilité du paysage, nous avions peu de loisir pour nous occuper de nos passagers. Au moment où l’on annonça que le déjeuner était servi, nous approchions de la partie la plus difficile de notre excursion, et ce ne fut qu’à la dérobée et sans quitter le pont que nous pûmes manger un morceau, au milieu de nos bordées continuelles. Notre bonne fortune voulut toutefois que le vent se rangeât plus à l’ouest vers huit heures, et nous pûmes refouler le jusant qui commençait à se faire sentir ; ce qui me fit concevoir l’espoir d’achever notre passage sans être obligé de jeter l’ancre une seconde fois.

À la fin, nous atteignîmes l’overslaugh qui, suivant l’usage, était assez bien garni de bâtiments engravés. Le pilote sut nous faire passer au milieu d’eux, sinon littéralement pavillon déployé, ce qui eût été insulter à leur malheur, du moins avec un succès complet. Alors Albany s’offrit à nos regards, appuyée contre la colline escarpée qui la domine, et s’étendant au loin dans les terres. La ville était loin d’avoir les proportions qu’elle a aujourd’hui ; il n’y avait guère que le quart des maisons actuelles, mais déjà elle offrait l’aspect le plus pittoresque. Et cependant on parlait à peine d’Albany ; une foule de villes étaient alors plus célèbres, quoique aucune ne pût lui être comparée pour la beauté de la position ; mais c’était une ville hollandaise ; par conséquent, libre à qui voulait d’en faire fi. Je crois vraiment que si elle était si peu en faveur, c’est à son manque d’origine anglo-saxonne qu’il fallait surtout l’attribuer.

Les quais étaient couverts de magasins d’où l’on entassait sur des sloops le blé destiné à nourrir les armées qui se battaient en Europe. Quoique la saison fût avancée, ce commerce couvrait toutes les voies de communication du pays, enrichissant les fermiers qui vendaient leurs denrées à des prix exorbitants. Et personne n’en était plus pauvre. Si le grain était plus cher, le prix des journées était plus élevé, et tout le monde y gagnait.

Il était encore de bonne heure quand le Wallingford se dirigea lentement vers l’endroit du quai où il devait mettre en panne. Devant nous était un sloop dont nous nous étions approchés graduellement depuis deux heures, mais que le peu de vent qu’il faisait ne nous avait pas permis encore de dépasser. L’air était si calme, le temps si agréable, que tous nos passagers, sans en excepter Grace, s’étaient réunis sur le pont pour jouir du coup d’œil de la ville. Je proposai à notre petite société de Clawbonny de faire une légère modification au programme primitif de notre excursion, et de mettre pied à terre, pour profiter de cette occasion de visiter la capitale politique de l’État. Grace et Lucie se montraient assez disposées à accueillir ma proposition ; et les Drewett étaient enchantés d’un arrangement qui leur permettait de rester un peu plus longtemps avec nous. Dans ce moment, le Wallingford, fidèle à ses bonnes habitudes, avait rejoint le sloop qui était devant nous, et il commençait déjà à le dépasser. J’étais occupé à donner quelques ordres, quand Lucie et Chloé, soutenant Grace chacune par un bras, passèrent devant moi pour regagner la chambre. Ma pauvre sœur était pâle comme la mort, et je remarquai qu’elle tremblait au point de pouvoir à peine se soutenir. Un regard expressif de Lucie me pria de ne point intervenir, et je pus prendre assez sur moi pour obéir. Je me retournai pour jeter un coup d’œil sur le sloop qui était près de nous, et j’eus aussitôt l’explication de l’agitation de ma sœur. Les Merton et Rupert étaient sur le pont, et à une telle proximité qu’il était impossible d’éviter de parler, au moins aux premiers. Dans cet instant critique, Lucie revint auprès de moi dans le dessein, à ce que j’appris ensuite, de me prier de conduire le Wallingford à un endroit assez éloigné pour ôter tout danger de communications. Mais il était trop tard : elle avait été vue.

— Voilà une agréable surprise ! dit Émilie, qui ne pouvait voir avec indifférence la sœur de Rupert. D’après ce que nous avaient dit votre frère et mistress Drewett, nous vous supposions à Clawbonny au chevet du lit de miss Wallingford.

— Miss Wallingford est ici, ainsi que mon père, mistress Drewett, et…

On n’a jamais su le nom qui devait suivre cet et, Lucie s’étant interrompue dans cet endroit.

— Parbleu, voilà qui est étonnant ! ajouta Rupert avec un aplomb qui me confondit. Au moment même où nous nous extasions sur votre constance en amitié, et sur toutes ces belles vertus, mademoiselle Lucie était ici, se rendant aux Sources, comme nous tous, en partie de plaisir.

— Non, Rupert, répondit Lucie avec un accent qui eût dû faire rentrer en lui-même le lâche égoïste, je ne vais pas aux Sources. Le docteur Post a jugé qu’un changement d’air était nécessaire pour Grace, et Miles nous a amenés sur son sloop, pour que nous réunissions nos efforts pour distraire la chère malade. Nous ne débarquerons pas à Albany.

Ces mots m’indiquaient ce que j’avais à faire, et je ne songeai plus à aller me ranger sous le quai.

— D’honneur, colonel, c’est comme elle le dit ! s’écria Rupert. Je vois mon père sur le gaillard d’avant, avec Post et d’autres figures de ma connaissance. Parbleu, voici Drewett, Dieu me pardonne ! et Wallingford aussi ! Comment nous trouvons-nous, noble capitaine, au milieu de cette eau douce ? nous ne sommes pas dans notre élément ici.

Je lui rendis froidement son salut, et je fus obligé ensuite de parler au major et à sa fille ; mais Neb était au gouvernail, et je lui avais fait signe de s’écarter de notre voisin ; de sorte que nos relations se bornèrent bientôt à quelques mouchoirs agités en l’air, et à un échange de baisers envoyés avec la main, dont les Drewett eurent leur bonne part. Lucie s’était éloignée, et je saisis l’occasion de lui dire un mot en particulier :

— Eh bien ! que faut il faire ? lui demandai-je ; c’est le moment de prendre un parti.

— Éviter à tout prix d’approcher du quai. Oh ! cette scène a été par trop cruelle. Les fenêtres des chambres sont ouvertes, et Grace ne doit pas avoir perdu un seul mot. Pas une seule question pour s’informer au moins de sa santé ! Je tremble de descendre et de voir l’effet d’une pareille rencontre.

Il m’en coûtait de parler de Rupert à sa sœur. Je me bornai à lui dire que j’allais me conformer à ses désirs. En effet, dès que nous fûmes à une distance convenable, je fis mettre le canot à l’eau ; le porte-manteau du docteur y fut placé, et les Drewett furent prévenus que tout était prêt pour les transporter à terre.

— Comment donc ? nous n’allons pas nous séparer ainsi ! s’écria la vieille dame. Vous nous accompagnerez, n’est-ce pas ? Je suis sûre que les eaux feraient grand bien à miss Wallingford.

— Ce n’est pas l’avis du docteur, qui nous engage à redescendre tranquillement l’Hudson. Nous pouvons encore aller jusqu’à Sandy-Hook ; ou même entrer dans la Sonde. Cela dépendra des forces et de la volonté de notre chère Grace.

Ce furent alors des regrets sans fin et un vrai désespoir ; car tout le monde semblait penser beaucoup à Lucie, et très peu à ma pauvre sœur. On chercha même à ébranler notre résolution ; mais Lucie répondit trop positivement pour laisser le moindre espoir, et il fallut bien se résigner. Après avoir aidé sa mère à passer dans le canot, André Drewett se tourna vers moi, et du ton le plus convenable, avec des manières pleines de franchise et de distinction, il m’exprima sa reconnaissance du service que je lui avais rendu. Après ces avances, les premières qu’il m’eût jamais faites, je ne pouvais faire moins que de lui serrer la main, et nos adieux furent en apparence ceux de deux personnes que la reconnaissance vient de rapprocher.

Je m’aperçus que le teint de Lucie se colorait et que toute sa physionomie exprimait une vive satisfaction, pendant que cette petite scène se passait. Était-ce sous l’influence du plaisir qu’elle ressentait de voir Drewett s’acquitter aussi loyalement d’un des devoirs qui coûtent si souvent le plus ; celui de se reconnaître l’obligé d’un autre ? Était-ce par suite de quelque intérêt pour moi ; je ne puis le dire, et je ne le sus jamais. Le canot s’éloigna au même instant, et nos relations avec les Drewett en restèrent là pour le moment.