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Lucie Hardinge/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 137-149).



CHAPITRE XII.


Le vent est favorable, le navire sent l’influence de la brise qui s’élève, et, le plus rapide entre mille vaisseaux, il s’élance sur la vague écumante.
Willis.



Une demi-heure plus tard, un moment de crise approchait. Nous avions été obligés de lofer un peu pour parer un récif que Marbre savait être à la hauteur de Montauk, tandis que le Leander, laissait porter au contraire, dans la vue de s’approcher de nous. Et il avait si bien réussi, que son commandant, se trouvant droit par notre travers du vent, résolut d’essayer l’effet de la poudre. Il tira son canon de chasse, et le boulet, qui n’était que de douze livres, vint, de ricochets en ricochets, tomber sous notre étrave, à cent brasses de distance. C’était une preuve incontestable que le jeu ne pouvait pas durer beaucoup plus longtemps, à moins que l’intervalle qui séparait les bâtiments ne vînt à s’augmenter sensiblement. Heureusement, nous étions alors à l’ouvert du fort Montauk, et nous avions l’alternative ou de doubler cette pointe et d’entrer dans la passe, ou de gouverner vers Block-Island, en prenant nos jambes à notre cou. Après une courte conférence avec Marbre, ce fut au premier parti que je m’arrêtai.

Un des avantages matériels d’un vaisseau de guerre qui chasse un bâtiment marchand, c’est de pouvoir ferler ou déferler les voiles avec plus de rapidité. Je savais que du moment où nous commencerions à toucher à nos amarres et à nos écoutes, le Leander en ferait autant, et que la même manœuvre que nous mettrions deux minutes à exécuter serait faite par lui en une minute. Néanmoins il fallait bien en venir là, et nous fîmes nos apprêts avec autant de soin que d’activité. Ce n’était pas une grande affaire de haler les bras du vent, jusqu’à ce que les vergues fussent presque carrées ; mais pousser les boute-hors et établir les bonnettes, c’était un travail qui demandait plusieurs minutes. Marbre proposa qu’en faisant porter graduellement, nous missions le Leander par notre hanche assez pour que notre voilure de l’arrière lui masquât nos mouvements de l’avant. Je trouvai l’idée bonne, et je me mis sur-le-champ en devoir de l’exécuter.

Il n’était pas douteux que les longues-vues des Anglais ne fussent braquées sur nous. Il fallait donc user d’adresse pour parvenir à brasser les vergues sans être vu.

Pour cela, je fis coucher les hommes sur le pont pour exécuter la manœuvre. Nous amenâmes ainsi nos vergues presque carrées, ou du moins autant que le demandait la nouvelle direction que je voulais suivre, quand j’envoyai du monde en haut pour pousser les boute-hors sous le vent. Mais nous avions compté sans notre hôte : John-Bull ne s’y laissa pas prendre. À peine nos matelots étaient-ils dans le gréement de l’avant sous le vent, que je vis le Leander arriver à la même route que nous, les vergues brassées carrées, et tout indiquant qu’il avait comme nous des bonnettes à bâbord. Le changement de route eut pourtant un bon résultat : il amena le Leander si fort par notre hanche que, appuyé sur le cabestan, je le voyais à travers le gréement du mât d’artimon. De cette manière l’Aurore se trouvait à l’abri des bordées du vaisseau anglais, n’étant exposée qu’à la décharge des trois ou quatre canons qui formaient la batterie de l’avant, s’il jugeait à propos de s’en servir. Soit qu’il répugnât aux Anglais de recourir à une mesure si extrême, quand nous étions si complètement dans les eaux américaines, soit qu’ils eussent assez de confiance dans la rapidité de leur marche pour juger toute autre démonstration inutile, ce qui est certain, c’est qu’ils ne firent plus usage du canon.

Comme il était facile de le prévoir, le Leander avait toutes ses petites voiles dehors avant nous, et je crus remarquer que la célérité de sa marche s’était accrue. Il commençait évidemment à nous gagner ; mais nous nous approchions encore plus de la terre. Toutefois il y avait danger imminent qu’il nous atteignît avant que nous eussions pu doubler la pointe, et il fallait prendre immédiatement quelque mesure énergique pour l’éviter.

— Après tout, monsieur Marbre, dis-je après avoir observé longtemps avec mes officiers l’état actuel des choses, il serait peut-être à propos de carguer nos voiles légères, et de nous laisser approcher par le vaisseau de guerre. Nous sommes d’honnêtes gens après tout, et il n’y a pas grand mal à ce qu’il voie tout ce que nous avons à lui montrer.

— Gardez-vous-en bien ! s’écria Marbre. Après cette longue chasse, John Bull va être aussi furieux qu’un ours qui se sent blessé. Il ne nous laissera pas un matelot à bord, et il y a gros à parier qu’il enverra l’Aurore à Halifax, sous un prétexte ou sous un autre : que les sucres ne sont pas assez sucrés ; ou bien que le café est venu dans une île française ; que sais-je, moi ? Non, non, capitaine. Le vent est sud-sud-ouest, et nous avons le cap au nord-nord-demi-est, avec cet individu-là derrière nous. Dès que nous serons d’un quart plus au nord, le drôle sera juste dans nos eaux.

— Oui, très-bien, comme théorie ; mais voyons un peu dans la pratique. Nous nous avançons vers Montauk avec un sillage de dix nœuds, et vous m’avez dit, vous-même, qu’il y a un récif à la hauteur de cette pointe, précisément dans la direction que nous suivons. À ce compte, avant un quart d’heure, nous devons nous y briser en mille pièces.

À la manière dont Marbre roulait sa chique dans sa bouche, au profond regard qu’il jetait sur l’eau en tête de nous, il était évident qu’il était agité. J’avais la plus grande confiance dans son jugement et dans sa prudence, en même temps que je le savais capable de proposer les mesures les plus énergiques dans les circonstances difficiles. Dans ce moment, il oublia nos situations respectives, et me parla comme il l’eût fait au temps où il était mon supérieur, dans les moments de crise.

— Écoutez, Miles, dit-il ; devant nous est le récif, mais il y a un passage entre lui et la pointe. J’en suis sûr : je l’ai traversé dans la guerre de la révolution, en chassant un bâtiment anglais, et j’ai tenu moi-même, pendant tout le temps, la sonde à la main. — Faites porter, Neb ; faites porter encore d’un quart, — bien, comme ça, très-bien, — ne bougez plus. — Maintenant que John-Bull nous suive, s’il l’ose !

— Il faut que vous soyez bien sur de votre chenal, monsieur Marbre, pour assumer sur vous une pareille responsabilité, répondis-je d’un ton grave. N’oubliez pas que tout ce que je possède est à bord de ce bâtiment, et que je ne donnerais pas un dollar de l’assurance, si nous allions nous perdre ici en plein jour. Réfléchissez un moment, je vous prie, si vous n’êtes pas bien sûr de votre fait.

— Et elle sera jolie votre assurance, si nous allons à Halifax ou aux Bermudes ! Je réponds du chenal sur ma tête, et songez, Miles, que la santé de votre bâtiment m’est plus chère que s’il était à moi. Si vous m’aimez, allez de l’avant, et nous verrons si ce lourdaud de deux-ponts, ce vaisseau manqué, malgré ses airs de rodomont, osera nous suivre !

Je cédai, quoique j’aie peine à comprendre aujourd’hui que j’aie pu me décider à courir un pareil risque. J’exposais ma fortune et celle de mon cousin Jacques Wallingford, ou, ce qui ne valait guère mieux, je compromettais ma propriété de Clawbonny. Mais j’étais excité ; à cette espèce d’enivrement que cause une course où l’on cherche à se dépasser l’un l’autre, venaient se joindre les craintes vagues, mais réelles, que tout matelot américain avait alors au sujet des grandes nations belligérantes.

Il n’est pas dans mon intention de m’étendre sur la politique de la France et de l’Angleterre pendant cette grande lutte, plus qu’il n’est nécessaire pour l’intelligence des événements qui se rapportent à mes aventures ; mais on me pardonnera de dire un mot en passant pour justifier nos marins. Il est rare qu’on nuise à quelqu’un sans le calomnier ; et le corps auquel j’appartenais alors se vit accorder très-libéralement, pour tous les griefs dont il avait à se plaindre, cette espèce de réparation qui consiste à démontrer que la partie lésée n’a souffert que ce qu’elle mérite. On nous a accusés de tromper les croiseurs anglais par de faux rapports, et d’être dévorés de la soif de l’or.

D’abord, je demanderai à nos accusateurs s’il serait bien étonnant que des hommes qui se sentent froissés tous les jours dans leurs intérêts et dans leurs droits recourussent aux moyens qui sont en leur pouvoir de se venger. Mais, au surplus, cette accusation est-elle bien fondée ? Sans doute, des institutions qui suppriment toute distinction héréditaire donnent à la fortune une prépondérance fâcheuse ; les travaux de l’intelligence n’obtiennent pas encore chez nous la considération qui leur est due ; et la grande masse de la nation ne regarde les hommes de lettres, les artistes, tous ceux mêmes qui exercent des professions libérales, que comme autant de serviteurs publics, dont on se sert comme de tout autre serviteur et qu’on n’estime que dans la proportion des services qu’ils peuvent rendre. Cela tient à deux causes : d’abord, à ce que la civilisation, d’origine encore si récente, quoique déjà si avancée pour tout ce qui constitue la base de la grandeur nationale, n’a pas encore développé ces qualités supérieures qui distinguent partout la haute société ; et ensuite à ce que, par suite de l’absence de toute contrainte, des déclamateurs grossiers et vulgaires se font entendre et obtiennent un crédit qu’ils n’auraient nulle part ailleurs. Malgré toutes ces imperfections, je soutiens que l’or n’est pas plus l’idole des Américains que celle de toute autre nation active et énergique. Le nombre des jeunes gens qui s’adonnent à la culture des lettres et des arts aux États-Unis est plus considérable qu’on ne le croit généralement en Europe ; beaucoup se livrent aussi à la politique ; tout cela n’est rien moins qu’un moyen de gagner de l’argent. D’où résulte la preuve que si la fortune semble être le seul but de l’existence aux États-Unis, c’est principalement parce qu’il n’y a point d’autre issue ouverte à celui qui veut se distinguer. Mais ces réflexions nous ont entraîné loin de nos bâtiments, il est temps d’y revenir.

Le chemin qu’avait parcouru l’Aurore ne nous laissa bientôt plus le choix de la direction à suivre. En consultant les cartes, il était évident que nous étions alors en dedans des récifs, et qu’il ne nous restait d’autre alternative que de donner à la côte ou de passer par le chenal de Marbre. Ce fut à ce dernier parti que je m’arrêtai, et je réussis au delà de toute espérance ; car l’Anglais se hala dans le vent quand il crut s’être approché du danger autant que le permettait la prudence, et il abandonna la chasse. Je continuai à faire voile vers le nord pendant une heure, et alors, voyant que nous n’apercevions plus que le sommet des mâts du Leander qui portait au sud-ouest, je rentrai nos bonnettes de bâbord, je vins debout au vent, et je mis de nouveau au large, à l’est de Block-Island.

On peut se faire une idée des transports de joie qui éclatèrent à bord de l’Aurore, quand on se vit délivré de toute crainte de poursuite. Le lendemain, au lever du soleil, nous vîmes à une grande distance, à l’ouest, une voile que nous supposâmes être le Leander ; mais elle ne nous donna pas chasse. Marbre et les matelots étaient enchantés d’avoir, disaient-ils, damé le pion à John-Bull ; mais néanmoins cet incident me rendit prudent, et je résolus de ne plus m’approcher autant d’un bâtiment de guerre, si je pouvais l’éviter.

Pendant les vingt jours qui suivirent, aucun incident ne signala notre voyage. Nous doublâmes le banc de Terre-Neuve par quarante-six degrés de latitude, et nous nous dirigeâmes vers l’extrémité occidentale de l’Angleterre en aussi droite ligne que les vents le permettaient. Pendant quelques jours, je fus incertain si je devais porter ou non vers le nord, pensant que je rencontrerais moins de croiseurs en doublant l’Écosse qu’en remontant la Manche. Cette dernière route était de beaucoup la plus courte ; quoique, à cet égard, le vent déjoue souvent tous les calculs. Pendant les deux tiers de la traversée, il resta constamment au sud-ouest ; mais dans le vingtième degré de latitude est de Greenwich, nous rencontrâmes des vents de nord-est, et comme notre meilleur bord était sur le bâbord, je gouvernai pendant dix jours au sud-est. Nous nous trouvâmes ainsi sur la route de tout ce qui allait dans la Méditerranée ou qui en revenait ; et si nous avions suivi cette direction plus longtemps, nous aurions atterri dans les environs du golfe de Gascogne. Mais je savais que, dès que nous serions dans les eaux d’Europe, je trouverais l’océan couvert de croiseurs anglais ; et nous virâmes au nord-ouest quand nous étions à environ cent lieues de la terre.

Le trente-troisième jour ne devait point se passer aussi tranquillement, le vent avait sauté au sud-ouest ; il était frais, et il tombait une pluie fine, accompagnée d’une brume qui souvent empêchait de voir à un quart de mille du bâtiment. Le changement avait eu lieu à minuit ; et il y avait toute apparence que le vent resterait là jusqu’à ce qu’il nous eût poussés vers l’entrée de la Manche, d’où nous étions alors, d’après mon calcul, éloignés d’environ quatre cents milles. Marbre avait le quart à quatre heures, et il m’envoya chercher pour que je décidasse la route à suivre et la voilure à porter. La route fut nord-nord-est, et quant à la voilure, je me déterminai à marcher sous nos huniers, notre misaine, notre brigantine et notre foc, jusqu’à ce que le jour me permît de prendre un parti en connaissance de cause. Quand le soleil parut sur l’horizon, il n’y avait point de changement, et je fis établir quelques-unes des bonnettes, ainsi que le grand perroquet, n’étant pas bien sûr si les mâts supporteraient une plus grande quantité de toile, par le grand frais qu’il faisait.

— Nous ne sommes pas loin de l’endroit ou nous surprîmes la Dame de Nantes, capitaine, me dit Marbre, pendant que je regardais gréer une bonnette au petit mât de hune, opération à laquelle il prenait part de ses propres mains ; et le temps n’était pas plus brouillé qu’aujourd’hui.

— À cela près de quelques centaines de milles, maître Moïse, votre comparaison est assez juste. Nous avons deux fois plus de vent et de mer qu’alors, et le temps était sec, tandis qu’il est légèrement humide en ce moment.

— Ah ! capitaine, c’étaient là de beaux jours ! Je n’ai rien à dire contre ceux-ci ; mais c’était le bon temps, comme tous ceux qui étaient avec moi à bord de la Crisis en conviendront volontiers.

— Peut-être en dirons-nous autant de celui-ci dans cinq à six ans.

— Je ne dis pas non : Que voulez-vous ? Le dernier voyage se cramponne toujours à notre mémoire, tandis que nous pensons à peine à celui que nous faisons. Nous sommes tous de même sous ce rapport, et il paraît que le Seigneur nous a faits ainsi. — Allons, Neb, pendant que vous êtes sur la vergue de misaine, faites-nous voir votre boute-hors de bonnette.

Mais Neb, contre son habitude, resta immobile sur la vergue, se tenant à la balancine, et regardant, par dessus la ralingue du vent, avec une attention marquée.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? s’écria Marbre, frappé des manières et de l’attitude du nègre. Que voyez-vous ?

— Moi rien voir à présent, Monsieur ; mais avoir bien vu tout à l’heure un navire.

— Où donc ?

— En avant, là-bas, par le bossoir de bâbord, maître. Vous regarder bien, et le voir bientôt vous-même.

Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; tous les yeux se portèrent dans la direction indiquée, et en moins d’une minute nous aperçûmes en effet un bâtiment. Cette apparition ne dura qu’un instant ; car le brouillard, qui s’était entrouvert, se condensa aussitôt, et il nous en déroba la vue presque au même moment où il venait de nous le montrer. Cependant j’en avais vu assez pour reconnaître que c’était une frégate, et une de ces frégates, telles qu’on les construisait alors, tenant le milieu entre la grande corvette et le bâtiment à deux ponts ; ce qui est la dimension peut-être la plus favorable pour la force et l’agilité d’un bâtiment. Nous avions distingué sa batterie peinte en jaune, percée de quatorze sabords, et ressortant sur la carène dont la couleur foncée était rendue encore plus sombre et plus brillante par l’effet du brouillard. La frégate avait ses trois huniers avec deux ris pris, sa brigantine et son foc ; ses basses voiles étaient sur leurs cargues. Comme le vent n’était pas assez fort pour obliger de prendre plus d’un ris, même en courant au plus près, ce peu de voilure prouvait que la frégate était en croisière, et qu’elle battait la mer en cherchant fortune. Comme tous les croiseurs, lorsqu’ils sont dans leur station à ne rien faire, prennent des ris la nuit, et qu’il était encore de bonne heure, il était possible qu’au moment où nous avions aperçu la frégate, le capitaine ou le premier lieutenant n’eussent pas encore paru sur le pont.

La frégate croisait exactement notre route, ayant ses vergues brassées carrées. Que chacun des deux bâtiments continuât à tenir la même route, et en moins de quelques minutes, ils seraient passés à une portée de pistolet l’un de l’autre. Je ne sais quelle impulsion soudaine me fit crier à l’homme qui était au gouvernail de mettre la barre à tribord. C’était sans doute par suite d’un sentiment instinctif qui me disait qu’il valait mieux qu’un pavillon neutre eût le moins de rapports possible avec une des nations belligérantes et que la presse pourrait bien m’enlever quelques-uns de mes matelots. Quoi qu’il en fût, l’ordre avait été donné, et l’Aurore vint au vent, à l’ouest, dans une direction contraire à celle que suivait la frégate. Dès que les voiles commencèrent à fasier, la barre fut redressée ; et nous marchâmes ainsi, ayant le vent par notre travers, avec à peu près autant de brise qu’il en fallait pour la toile que nous portions. L’Aurore pouvait être à environ un mille de la frégate quand cette manœuvre fut exécutée. Nous ignorions si nous avions été vus ; mais nous étions certains que c’était un bâtiment anglais. Pendant toute la durée des guerres qui suivirent la révolution française, cette partie de l’Océan était surveillée avec grand soin par les Anglais, et il était rare qu’on pût y passer sans rencontrer plusieurs de leurs croiseurs.

Je n’étais pas sans quelque espoir de passer inaperçu. Le brouillard était redevenu très-épais ; et une fois à un mille de la frégate, il y aurait peu de danger qu’on nous vît, puisque, de toute la matinée, nous n’avions pas eu un horizon de la moitié de ce diamètre. Neb reçut ordre de se mettre en vigie sur les barres de perroquet, pendant que, sur le pont, tous les yeux cherchaient à percer le brouillard, comme nous avions jadis cherché à saisir les contours brumeux de la Dame de Nantes. Marbre, avec sa vieille expérience, savait le mieux dans quelle direction il devait regarder ; aussi fut-il le premier à revoir la frégate. Elle nous restait directement sous le vent, glissant légèrement sur l’eau, sous la même voilure ; les ris toujours pris, les bonnettes sur leurs cargues, et la brigantine serrée, comme si c’eût été pour la nuit.

— De par saint George ! s’écria Marbre, tous ces John Bull sont encore endormis, et ils ne nous ont pas vus ! Si nous pouvons encore leur damer le pion, comme nous l’avons fait au vieux Léandre, capitaine, l’Aurore deviendra aussi célèbre que le Voltigeur Hollandais ! Voyez donc cette frégate qui se dandine aussi tranquillement que si elle allait à l’église ou au moulin ; et pas plus de mouvement à son bord que dans une assemblée de quakers ! Voilà qui serait joliment du goût de ma bonne vieille chère mère !

En effet la frégate continuait sa route, sans que la moindre alerte parût avoir été donnée. Les deux bâtiments s’étaient croisés, et le brouillard s’épaississait de nouveau. L’instant d’après, le voile se leva. — Nulle part on n’apercevait la forme de ce beau navire. Marbre se frotta les mains de joie ; et tous nos matelots commencèrent un feu roulant de plaisanteries aux dépens des Anglais. — Si un bâtiment marchand peut voir un vaisseau de guerre, disaient-ils avec assez de raison, comment se fait-il qu’un vaisseau de guerre ne voie pas un bâtiment marchand ? — L’équipage de l’Aurore se composait en grande partie d’Américains, quoiqu’il se trouvât quatre ou cinq Européens dans le nombre. Un de ces derniers était certainement un Anglais, peut-être même un déserteur d’un bâtiment de guerre ; l’autre était, sans aucun doute, un rejeton de la verte Érin. Ces deux hommes surtout étaient dans le ravissement, quoiqu’ils fussent pourvus de ces documents véridiques, appelés protections, où l’on trouve tout, excepté la vérité, et qui, la plupart du temps, peuvent s’appliquer tout aussi bien à un homme qu’à un autre. C’était la banalité connue de ces attestations qui autorisait jusqu’à un certain point les officiers anglais à commencer par n’en tenir aucun compte. Leur erreur était de supposer qu’ils fussent en droit de demander à un homme de prouver quoi que ce fût, quand il était à bord d’un navire étranger ; et la nôtre était de permettre que nos concitoyens fussent traduits devant des juges étrangers, dans quelque circonstance que ce pût être. Si l’Angleterre avait besoin de ses matelots, c’était à elle de les garder dans la circonscription de sa juridiction ; mais elle ne pouvait aller les poursuivre quand ils étaient sous un pavillon neutre.

Quoi qu’il en soit, la frégate nous avait croisés, et je commençais à croire que nous étions délivrés de cet importun voisin, quand Neb descendit sur le pont, sur un ordre du lieutenant.

— Relevez le timonier, maître Clawbonny, dit Marbre qui s’amusait souvent à donner au nègre son nom patronymique ; nous pouvons avoir besoin de quelques coups vigoureux avant que la danse commence. Ou était John Bull quand vous l’avez vu pour la dernière fois ?

— À l’est, Monsieur. — Neb, dans les grandes occasions, montrait une intelligence peu commune ; il y avait dans sa noble profession quelque chose qui semblait l’élever presque au niveau des blancs. — Mais lui alors rassembler son monde pour faire de la voile.

— Bah ! et qu’en savez-vous ? moi, je vous dis, mon garçon, qu’ils sont tous à dormir comme des hiboux.

— Vous voir, maître Marbre, et vous savoir alors.

Neb fit sa grimace ordinaire en disant ces mots ; et je restai convaincu qu’il avait vu quelque chose qu’il comprenait, mais qu’il ne savait comment expliquer. Ce qui était certain, c’était que John Bull ne dormait pas. Nos doutes à cet égard ne durèrent pas longtemps. Une nouvelle éclaircie dans le brouillard nous montra, à trois quarts de mille, le Léander qui arrivait sur notre hanche sous le vent. Nous sûmes du premier coup d’œil à quoi nous en tenir. La frégate virait de bord et brassait ses vergues de l’avant ; preuve certaine que c’était un bâtiment facile à manier, puisque la manœuvre avait été exécutée contre une forte mer, et sous des huniers avec deux ris pris. Il est probable qu’on nous avait aperçus au moment même où nous les perdions de vue, et on se disposait à larguer les ris.

Cette fois la frégate resta visible pour nous l’espace d’environ trois minutes. J’épiais tous ses mouvements comme le chat guette la souris. Les ris furent donc largués, et les huniers parurent tout à coup à tête de mât, avec la même rapidité que l’oiseau étend ses ailes. Le grand et le petit perroquet flottèrent à la brise au même moment. — Il faisait trop de vent pour la perruche. — Puis ils furent promptement établis, et leurs boulines halées. Comment la misaine et la grande voile furent-elles amarrées ? je ne saurais le dire ; j’avais les yeux sur les manœuvres hautes, et quand je les abaissai, c’était déjà fait. La brigantine avait été bordée auparavant pour aider la frégate à virer vent devant.

Il n’y avait plus d’erreur possible. Nous étions vus, et l’on nous donnait chasse… Pesamment chargés comme nous l’étions, et au train dont allait la frégate, nous ne pouvions tarder à être atteints. Dans cette circonstance, je fis signe à Marbre de me suivre sur le gaillard d’arrière, pour le consulter. J’avoue que j’étais disposé à diminuer de voiles, et à laisser le croiseur nous aborder ; mais Marbre, comme à son ordinaire, fut pour tenir bon.

— Nous allons à Hambourg, qui est situé là, par notre travers sous le vent, dit le lieutenant, et personne n’est en droit de se plaindre que nous suivions notre route. Le brouillard nous masque de nouveau la frégate, et comme il est certain qu’elle nous atteindra en tenant le plus près, je vous engage, Miles, à brasser les vergues parfaitement carrées, à vous éloigner en dépendant de deux quarts de plus, et à établir les bonnettes du vent. Si John Bull peut être encore quelque temps à courir à tâtons, nous avons une chance d’être à trois ou quatre milles de distance sous le vent, avant qu’il apprenne où nous sommes ; et alors il sera bien fin s’il nous attrape !

L’avis était bon, et je résolus de le suivre. Le vent était vif dans ce moment, et l’Aurore commença à plonger avec une rapidité remarquable, dès qu’elle sentit l’impulsion des bonnettes. La direction que nous suivions alors formait un angle obtus avec celle de la frégate, et nous avions la chance d’augmenter la distance qui nous séparait, assez pour être hors de la portée de la vue, même au moment de l’éclaircie. L’obscurité de l’atmosphère dura si longtemps, que je commençais à espérer beaucoup, quand tout à coup un de nos matelots cria : La frégate ! Cette fois elle nous restait à l’arrière, et à près de deux milles de distance ! Nous avions gagné tant de terrain, que dix minutes de plus nous étions sauvés. Puisque nous la voyions alors, il était évident qu’on ne tarderait pas à nous voir, attendu que, comme nous, on devait être aux aguets. Néanmoins le croiseur courait encore au plus près, suivant la même route que précédemment.

Mais cela ne dura qu’un moment. L’instant d’après le Léander arriva vent arrière. Nous pûmes voir ses bonnettes voltigeant en l’air, pendant qu’on était en train de les établir. Le brouillard se condensa encore et la frégate fut dérobée à notre vue. Que faire ? Marbre dit que, comme nous n’étions pas précisément dans notre route, nous n’avions rien de mieux à faire que de présenter au vent notre joue de tribord, de mettre toutes les bonnettes que nous pouvions porter du même côté, et de gouverner à l’est-nord-est. J’y consentis, et les changements nécessaires furent exécutés sur-le-champ. Le vent et la brume augmentèrent, et nous nous éloignâmes en suivant une ligne divergente de la route de la frégate, à raison de dix nœuds par heure. Cela dura bien quarante minutes, et nous nous croyions tous sauvés. Les plaisanteries et les quolibets recommencèrent de plus belle, quand le voile épais qui couvrait l’horizon s’entrouvrit au sud-ouest ; le soleil se fraya un passage à travers les nuages ; les vapeurs se dispersèrent, et graduellement le rideau qui avait caché l’Océan pendant toute la matinée se leva, laissant la vue planer librement dans toutes les directions.

L’anxiété avec laquelle nous assistâmes à ce grand changement de décoration sur cet immense théâtre ne saurait se décrire. Tous les yeux se tournèrent du côté où l’on s’attendait à voir la frégate ; et grande fut notre satisfaction, à mesure que le cercle s’agrandissait davantage autour de nous, de ne point la découvrir. Mais il ne pouvait en être toujours ainsi, puisqu’il était impossible qu’elle fût sortie pour nous des limites de l’horizon naturel. Ce fut, suivant l’usage, Marbre qui l’aperçut le premier. Elle nous restait alors sous le vent, et était à deux bonnes lieues de distance, s’élançant en avant avec la rapidité d’un cheval de course. Par un temps aussi clair, avec une brise aussi forte, lorsqu’il restait encore plusieurs heures de jour, il était inutile de songer à échapper à un bâtiment aussi fin voilier que le Léander, et il ne restait qu’à me fier à la bonté de ma cause. Le lecteur qui voudra bien lire le chapitre suivant verra le résultat de cette détermination.