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Lucie Hardinge/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 198-208).



CHAPITRE XVII.


Ouf ! je n’en puis plus ! cette course m’a mis hors d’haleine ; j’ai prié avec d’autant plus de ferveur que je me croyais perdu.
Shakespeare.



Marbre et moi, nous nous regardâmes en face, et nous nous mîmes à éclater de rire, au moment où les Français nous envoyaient un seul boulet de la batterie de deux pièces. Le boulet passa par-dessus nos têtes ; je changeai la direction du bâtiment pour être à l’abri de toute crainte, et je ne fus plus inquiété. Le bateau ne tenta pas de nous suivre, et ainsi finirent pour le moment nos relations avec le Polisson et son équipage. Quant à la Fortunée, il lui aurait fallu au moins quatre heures pour doubler l’extrémité du groupe d’îlots, et son commandant, voyant qu’il fallait renoncer à l’espoir de nous atteindre, s’en vengea sur le brig qu’il parvint à enlever de la rade, malgré toutes les batteries. J’entendis les coups de canon qu’ils échangèrent entre eux ; je vis la fumée qui s’élevait au-dessus de ce point, longtemps après que les îles avaient disparu sous l’horizon.

— Eh bien ! Miles, s’écria Marbre, pendant que nous dînions ensemble sur le pont, n’avais-je pas raison de dire que vous étiez né coiffé ? Voyez un peu comme vous vous tirez toujours de la gueule du loup ! Vous mourrez un jour ou l’autre, c’est infaillible, mais non pas avant d’avoir accompli quelque grande chose. C’est plaisir de naviguer avec vous, mon garçon. Il n’y a point de police d’assurance qui vaille votre compagnie, et l’on peut dormir sur les deux oreilles, quand on est sous vos ordres. Sans vous, je ne serais qu’un infernal ermite, au lieu du fils respectueux et du tendre oncle que je suis. Mais, voyons, qu’allez-vous faire à présent ?

— Je crois, Moïse, que le mieux est de nous diriger vers Hambourg, notre lieu de destination. Ce vent du nord ne saurait durer longtemps dans cette saison ; qu’il passe au sud-ouest, et en moins de quinze jours, nous sommes dans le port.

— Voyez donc comme ces Français attaquent ce quartier de porc ! Ils n’ont jamais fait si bonne chère de leur vie.

— Nourrissez-les bien, traitez-les bien, et faites-les travailler : ils ne songeront jamais à vous molester. D’ailleurs, je ne crois pas qu’ils entendent rien à la navigation. Je vois qu’ils fument et qu’ils chiquent ; nous leur donnerons autant de tabac que leurs pipes et leurs bouches pourront en contenir, et cela les maintiendra en bonne humeur.

— Et John Bull ?

— Ah ! John Bull, c’est une autre affaire. Après tout, on ne rencontre pas tous les jours un Sennit, qui ne rêve que presse. Mon projet est de longer la côte d’Angleterre, et de montrer hardiment notre pavillon. Presque tous les vaisseaux de guerre nous laisseront passer sans nous dire mot, persuadés que nous sommes en destination de Londres ; ce n’est que des brigs et des cutters qu’il faut nous méfier, Moïse. C’est le fretin qui donne toujours le plus d’embarras.

— Ce n’est pas ce que nous avons appris dans cette traversée. Miles. Mais vous êtes non-seulement capitaine, mais armateur ; c’est à vous à manœuvrer votre barque. Il faut bien que nous allions quelque part après tout ; autant vaut là qu’ailleurs. Mon expérience de trente ans est toujours prête à baisser pavillon devant votre décision.

Nous continuâmes à discuter le plan sous toutes ses faces, et il fut définitivement adopté.

L’Aurore porta largue tant que les côtes de France furent en vue, alors nous fîmes route au plus près. Mes trois Français voulurent un moment faire les récalcitrants. Ils refusèrent de travailler, et je fus obligé de les menacer de les envoyer à bord du premier vaisseau de guerre anglais que nous rencontrerions. La menace produisit l’effet désiré ; et, après une discussion amicale, je convins de leur compter une haute paie à notre arrivée dans un port ami, et ils promirent de me servir de leur mieux. C’était peu de sept hommes pour manœuvrer un bâtiment comme l’Aurore ; mais nous ne craignions pas la fatigue, et nous étions si charmés d’être délivrés et des Français et des Anglais, que nous nous serions donné volontiers deux fois encore plus de peine pour être certains de ne plus rencontrer aucun de leurs croiseurs. La Providence en avait décidé autrement.

Cette nuit-là le vent passa de nouveau au sud-ouest. Je fis brasser les vergues, et mettre le cap en route ; mais je crus plus prudent de ne pas forcer de voiles dans l’obscurité. Marbre avait le quart, et je le chargeai de m’appeler au lever du soleil. Quand je revins sur le pont le lendemain, je le trouvai qui examinait l’horizon avec une attention particulière.

— Nous sommes en bonne compagnie ce matin, capitaine Wallingford, me dit-il dès qu’il me vit. Je n’ai pas compté moins de six voiles en vue depuis le point du jour.

— J’espère qu’il n’y a pas de lougre dans le nombre. Ce Polisson me cause plus de frayeur à présent que tous les vaisseaux de la chrétienté. Il doit être à croiser à l’entrée de la Manche, et nous nous en rapprochons de plus en plus.

— Dieu le veuille ! mais là-bas, au nord-ouest, je vois quelque chose qui sent diablement le lougre. C’est peut-être parce que je ne vois que le haut de ses huniers ; mais ils ressemblent à s’y méprendre à des voiles de fortune.

J’examinai moi-même l’océan, et je déclarai sans hésiter que le bâtiment dont Marbre se défiait était bien un lougre en effet, et, qui pis est, le Polisson, selon toutes les apparences. Il formait avec les quatre autres navires un cercle parfait, au centre duquel était l’Aurore ; c’était lui qui était le plus rapproché de nous ; car les autres pouvaient à peine se voir à travers le diamètre du cercle. Je crus que, dans cette circonstance, le parti le plus sage était de poursuivre notre route, comme des honnêtes gens que nous étions. Marbre fut du même avis, et, à vrai dire, nous n’avions guère la liberté du choix, entourés comme nous l’étions alors. Ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’était notre position centrale, qui ne pouvait manquer d’attirer sur nous tous les croiseurs.

Deux heures amenèrent un changement matériel. Les cinq bâtiments nous serraient de plus en plus, et je pus les examiner de plus près. Les deux qui nous restaient à l’arrière étaient évidemment des bâtiments lourds, qui voguaient de conserve, quoique je n’eusse pas su dire à quelle nation ils appartenaient. Ils avaient mis toutes les bonnettes, et, dans toutes les probabilités, il ne leur faudrait pas plus de deux heures pour nous accoster.

Deux des navires qui étaient devant nous me parurent être des frégates ; leur travers était exposé à nos regards ; nous avions déjà vu sortir de l’eau une rangée de sabords ; mais il était possible qu’ils fussent à deux ponts. Ce qui était certain, c’est que c’étaient des bâtiments de guerre ; et, à en juger à la grandeur de l’envergure de leurs voiles hautes, ce devaient être des bâtiments anglais. Ils marchaient aussi de conserve, comme annonçaient les signaux qu’ils échangeaient entre eux, et s’approchaient aussi rapidement à contre bord. Quant au lougre, le doute n’était plus possible : c’était le Polisson, qui venait droit à nous, quoiqu’il eût à ses trousses une corvette qui était déjà dans ses eaux, et qui, toutes voiles dehors, n’en était plus qu’à deux lieues.

M. Gallois avait tant de confiance dans la rapidité de sa marche, qu’il continuait sa route, sans paraître songer à la poursuite dont il était l’objet. Il fallait payer de hardiesse. L’essentiel était de gagner du temps, pour que la corvette pût arriver assez près pour ôter au corsaire l’envie de nous faire de nouveau prisonniers. Ma crainte était qu’il ne nous emmenât tous pour se venger, et qu’il ne mît le feu au bâtiment. Dans tous les cas, j’étais décidé à opposer une vigoureuse résistance.

Il était dix heures quand le Polisson vint se ranger sous notre travers, et nous mîmes en panne. Il était évident que les Français nous reconnaissaient, et les clameurs qu’ils poussèrent pouvaient donner une idée de celles qui s’élevèrent sans doute dans la tour de Babel. Sachant que nous n’avions pas d’embarcation, M. Gallois ne perdit pas de temps, il mit sa yole à la mer, et vint en personne sur notre bord. Comme j’avais ordonné aux trois Français de rester en bas, il ne trouva sur le pont que Marbre, Diogène, Neb et moi.

— Parbleu, monsieur Wallingford, s’écria le corsaire en me saluant très-poliment en dépit des apparences, — c’est bien extraordinaire ! qu’avez-vous fait de mes hommes, hein ? est-ce que vous leur avez fait faire le plongeon comme à l’Anglais ?

La peine des explications me fut épargnée par l’apparition subite de mes trois prisonniers, qui, sans s’inquiéter de mes ordres, accoururent auprès de leur commandant, et se mirent à lui raconter tous à la fois ce qui s’était passé. Ce fut un tel déluge de paroles, de jurons, de compliments sur le caractère américain, qu’il était impossible d’y rien comprendre, et M. Gallois fut obligé de recourir à moi. Je lui fis un récit sincère des événements, en anglais, langue qu’il comprenait beaucoup mieux qu’il ne la parlait.

M. Gallois, à la rapacité d’un voleur de grand chemin, joignait toute l’urbanité française. Il n’avait pas toujours été corsaire, et son jugement n’était pas complètement faussé par l’amour exclusif de l’or. Quand j’eus fini, il se mit à rire. Je m’étais permis de plaisanter un peu aux dépens de ce bon M. Le Gros, qui avait eu la complaisance de quitter le navire et de me piloter dans la baie, et M. Gallois ne l’épargna pas davantage.

Tenez, mon ami ! me dit-il en me serrant la main, tandis qu’il jetait un coup d’œil sur la corvette, qui n’était plus qu’à une lieue de distance ; vous êtes un brave garçon. J’admire votre esprit ! votre évasion est admirable, et je regrette vivement de ne pouvoir cultiver plus longtemps votre connaissance. Mais je suis obligé de vous quitter. — Mille pardons. — Vous n’avez pas trop de monde avec vous ; mais que voulez-vous ? c’est impossible d’abandonner ses compatriotes. — Allons, mes enfants, au canot !

Les trois Français n’attendirent pas ma permission pour nous quitter. M. Gallois passa le dernier dans le canot, après m’avoir de nouveau serré la main, et m’avoir renouvelé ses regrets de ne pouvoir prolonger sa visite. La corvette était assez près déjà, pour qu’il n’y eût pas pour lui de temps à perdre. Pour amariner une prise, il eût fallu courir le danger presque certain de tomber entre les mains de l’ennemi ; et se faisant de nécessité vertu, M. Gallois voulut se montrer poli pour ceux qu’il ne pouvait piller. La forme chez lui valait mieux que le fond ; mais la forme a tant d’empire sur nous ! Moi-même, je ne pus me défendre d’en ressentir l’influence, et je pardonnai presque au corsaire l’action indigne qu’il avait commise si récemment à mon égard.

Le canot ne fut pas plus tôt hissé à bord que le Polisson ne tarda pas à prendre de l’aire. Il passa si près de nous, sur la cime d’une vague, qu’on pouvait distinguer l’expression des figures, et il y en avait peu qui montrassent la même longanimité que celle du commandant. Celui-ci avait toujours le sourire sur les lèvres, pendant le caquetage continuel qui bourdonnait nuit et jour à ses oreilles ; mais sa longue-vue se dirigea immédiatement sur la corvette, qui commençait à l’inquiéter un peu.

Comme nous n’étions plus que quatre, je ne vis pas la nécessité de nous harasser pour mettre le vent dans les huniers, lorsqu’il était certain que la corvette nous forcerait d’amener. L’Aurore resta donc stationnaire, attendant les événements avec une patience toute philosophique.

— Il est inutile, Moïse, de tenter de nous échapper, lui dis-je ; ce n’est pas à nous quatre que nous pourrions gagner de vitesse la corvette.

— Ah ! voici qu’elle hisse son pavillon. — Et puis le coup de canon d’usage ! — C’est le pavillon blanc anglais, preuve qu’elle est commandée par quelque amiral, ou vice ou contre-amiral de l’escadre blanche, tandis que, si je ne me trompe, les deux frégates ont arboré des pavillons bleus. S’il en est ainsi, ces bâtiments ne naviguent pas de conserve.

La longue-vue me confirma le fait, et nous dûmes supposer que les trois bâtiments anglais n’appartenaient pas à la même escadre. Voici quelles étaient, pour le moment, les positions respectives : L’Aurore était en panne, sa misaine carguée, ses basses voiles dehors, sa grande voile serrée, son grand hunier sur le mât, les perroquets sur le ton, le foc et la brigantine dehors. Le Polisson prenait chasse en cherchant à se mettre sous le vent des deux frégates du vent, que nous supposions et qu’il savait probablement être françaises. Les bâtiments sous le vent venaient de passer à portée de voix l’un de l’autre ; celui qui était à l’est vira de bord immédiatement après, et vint se placer dans les eaux de sa conserve, et tous deux se couvrirent de voiles tout aussitôt. Les frégates qui étaient au sud pouvaient être à deux lieues de nous, et les bâtiments sous le vent, à trois lieues. Quant à la corvette, elle semblait porter droit sur nos mâts. Elle arrivait sous toutes ses voiles parfaitement orientées, l’eau jaillissant de ses écubiers, lorsqu’elle s’élançait du creux d’une lame, et écumant sous ses bossoirs. Elle était à moins d’un mille de distance.

Ce fut alors que la corvette fit des signaux aux bâtiments qui étaient du côté du vent. On y répondit, mais de manière à montrer qu’on ne s’entendait pas. Alors elle tenta la fortune auprès des navires sous le vent, et, malgré la distance, elle fut plus heureuse. Je présume qu’elle demandait le nom des frégates, faisait connaître le sien, et annonçait que les bâtiments au vent étaient des ennemis.

Le moment de la crise approchait pour nous. La corvette vint se placer sous le vent, et largua ses boulines pour ralentir un peu sa marche, afin d’avoir plus de temps pour faire ses questions et recevoir les réponses. Ce fut elle qui, suivant son droit, entama la conversation.

— Quel est ce bâtiment, et où allez-vous ?

L’Aurore, de New-York, Miles Wallingford, capitaine, en destination de Hambourg.

— Le lougre ne vous a-t-il pas abordé ?

— Oui, pour la seconde fois depuis trois jours.

— Quel est son nom, et quelle est sa force ?

Le Polisson, de Brest, de seize canons, et d’environ cent hommes d’équipage.

— Savez-vous quelque chose des bâtiments au vent ?

— Rien ; mais je les suppose français.

— Et, s’il vous plaît, d’où vient cette…

La distance m’empêcha d’en entendre davantage. La corvette cargua ses boulines, et se remit à la poursuite du lougre, sans faire attention aux quatre frégates, quoique les deux qui étaient du côté du vent vinssent d’arborer le pavillon tricolore, et tirassent le canon en signe de provocation.

M. Gallois, bientôt après, vira de bord, dans l’intention évidente de se diriger vers les frégates de sa nation. La corvette en fit autant à l’instant même, portant droit sur ces mêmes navires, déterminée à couper le lougre, dût-elle s’exposer au feu des bâtiments qui le protégeaient. C’était une manœuvre hardie, et qui méritait de réussir par l’audace même et l’intrépidité qui l’avaient fait concevoir.

Il me parut néanmoins que les frégates françaises faisaient très-peu d’attention au lougre. Par une légère déviation de route, il leur eût été facile de le couvrir complètement et de le défendre des attaques de la corvette ; mais, loin de le faire, ce fut dans la direction contraire qu’elles firent un mouvement, comme si elles voulaient se rapprocher des deux bâtiments sous le vent, du côté qui les empêcherait de se mettre entre elles et la terre. Comme aucun des deux partis ne semblait disposé à s’occuper de nous, nous présentâmes nos huniers au vent, et sortîmes du cercle, sans forcer de voiles, regardant comme d’une mauvaise politique d’avoir l’air de nous hâter. En tout cas, il nous eût été difficile de montrer plus d’empressement, puisque nous n’étions que quatre pour augmenter la voilure.

Vers onze heures, les quatre frégates étaient à un peu plus d’une lieue de distance les unes des autres ; l’Aurore pouvait être à une demi-lieue des bâtiments français, et un peu plus loin des navires anglais. Si l’action avait commencé alors, nous aurions été d’un mille hors de la ligne du feu. Curieux de connaître le résultat, je mis en panne un peu plus loin, convaincu qu’après le combat, le parti vainqueur, quel qu’il fût, serait peu disposé à inquiéter un bâtiment neutre, et que je pourrais en obtenir du secours. Il y avait alors peu de croiseurs qui n’eussent à bord des étrangers qu’ils étaient prêts à céder à des navires en détresse. Quant aux explications que je comptais donner, elles dépendaient des circonstances. Si les Français triomphaient, je parlerais de mon affaire avec le Rapide ; si c’étaient les Anglais au contraire, c’est sur ma rencontre avec le Polisson que je comptais m’étendre. Dans l’un comme dans l’autre cas, je ne dirais que la vérité ; seulement il était probable que je m’abstiendrais de dire toute la vérité.

Les frégates françaises commencèrent à amener leurs voiles légères, au moment où nous mettions en panne. Cette manœuvre fut faite gauchement et d’une manière irrégulière, comme s’il y avait peu d’ordre et d’accord à bord. Marbre n’épargna pas les remarques, et, suivant lui, ce début n’annonçait rien de bon pour les trois couleurs. Il est certain que la marine française laissait beaucoup à désirer en 1803. Les Anglais avaient coutume de dire que c’était une rude besogne de prendre un bâtiment français ; oui, parce que la nation était naturellement guerrière ; mais les braves soldats étaient plus nombreux que les bons marins. Et puis il y avait ce malheureux penchant à parler toujours, qui est bien l’obstacle le plus funeste au bon ordre d’un navire.

C’était un beau coup d’œil de voir les quatre frégates dégarnir leurs mâts pour le combat. Les voiles françaises ne furent pas amenées tout à fait dans les règles. Les Anglais au contraire ne se pressèrent pas. Leurs ennemis étaient sous leurs trois huniers, le foc et la brigantine, avec les perroquets cargués, que John Bull n’avait pas encore touché même aux cacatois. Il faut se rappeler que les bâtiments anglais étaient sous le vent, et qu’ils avaient à serrer l’ennemi. Pour y réussir, ils s’avancèrent tellement dans notre direction, dans l’espoir de virer de bord dans les eaux des Français, que je vis que nous éviterions difficilement de leur parler. J’avoue que je n’avais pas compté sur cet incident ; mais il était trop tard pour se retirer ; c’eût été probablement nous faire capturer. Je résolus donc de faire bonne contenance et d’attendre les événements.

Au moment où les frégates anglaises venaient à une portée de fusil de l’Aurore, les Français, qui étaient alors à un mille et demi à l’est de leurs ennemis, et à un demi-mille au sud de nous, virèrent vent arrière, et présentèrent le cap à l’ouest, ou dans notre direction. Comme c’était s’approcher, les Anglais commencèrent à larguer les amures et les écoutes, afin d’être prêts. Les six cacatois flottèrent tous en même temps, ainsi que les clin-focs ; l’instant d’après, la toile fut roulée, et l’on n’en vit plus un seul bout. Alors les vergues elles-mêmes furent amenées, et toute la voilure légère disparut sur toute la surface du bâtiment, comme un oiseau qui plie ses ailes. Ensuite les basses voiles furent carguées, mais les voiles ne furent pas serrées. La frégate qui était en tête n’était alors qu’à une encâblure de distance.

— Par saint George, Miles, s’écria Marbre qui était à mon côté, la seconde frégate est le Rapide ! Je la reconnais à son étrave et à la grande distance de son sabord de chasse à l’avant. Jamais vous n’avez vu réserver tant d’espace pour traverser les ancres. Voilà bien ses trente-un canons, et ses bastingages peints en blanc. A-t-on jamais vu pareille chose en mer !

Marbre avait raison ; c’était bien le Rapide, et sans doute les regards de lord Harry Dermond et de ses officiers seraient dirigés sur nous dans très-peu d’instants, car la distance entre les deux frégates n’était que de deux encâblures. En attendant, il fallait s’occuper de celle qui était en tête.

— Pouvez-vous me dire quelque chose des deux bâtiments qui nous restent au sud ? demanda sans préambule un officier, à l’aide du porte-voix.

— Rien que ce que vous voyez, Monsieur. Je suppose que ce sont des Français, et je vois qu’ils portent sur nous.

— Sur nous ! s’écria le capitaine anglais d’une voix assez forte pour se faire entendre sans porte-voix ; — en effet ! — pare à virer ! — la barre dessous ! — décharge derrière ! — brasse devant !

Ces commandements donnés à de courts intervalles, et d’une voix de tonnerre, furent exécutés avec promptitude. Il en résulta que la frégate vira vent devant droit par notre travers du vent, et si près de nous qu’on aurait pu jeter un biscuit sur son bord. Mais l’évolution se fit avec une précision admirable ; à peine la frégate perdit-elle de son aire, et elle s’élança aussitôt en avant, regardant ses ennemis droit en face.

— À présent, Miles, il est temps de faire porter et de gagner de l’avant. Le Rapide sait qu’on nous a parlé, et il supposera que nous sommes en règle ; mais il va venir ici pour virer à son tour dans les eaux de sa conserve, et, à moins d’être aveugle, il ne pourrait manquer de lire notre nom. Allons, brasse bien sous le vent, et droit la barre, Neb !

Nous réussîmes assez bien pour être à une encâblure du Rapide, au moment où il arriva au point que nous venions de quitter. Je ne pus douter qu’il ne nous eût reconnus. Il semblait incertain sur ce qu’il devait faire ; un officier était sur le passavant à nous examiner avec une longue-vue : et lorsque la frégate, en faisant son abatée, nous déroba à ses yeux, il courut à la lisse de couronnement ; c’était le jeune lieutenant, je le reconnus parfaitement à l’aide de ma longue-vue. D’autres vinrent bientôt le joindre, et, entre autres, lord Harry Dermond en personne. Je m’imaginai qu’ils me reconnaissaient moi-même, et que toutes leurs lunettes étaient braquées sur ma figure. Quel moment de cruelle angoisse ! Les deux bâtiments n’étaient pas à un quart de mille l’un de l’autre, quoique l’Aurore augmentât rapidement cette distance ; et, en faisant une grande arrivée, le Rapide nous aurait tenus sous son feu. Qu’était devenu l’équipage qu’il avait fait passer sur notre bord ? car si Sennit eût été avec nous, il serait entré en communication avec son commandant. Avaient-ils été jetés tous à la mer, ou bien étaient-ils prisonniers à fond de cale ? Toutes ces pensées devaient se présenter à l’esprit des officiers anglais.

Je crus encore une fois que nous étions perdus ; mais la Providence vint encore à notre secours. Pendant ce temps, la frégate anglaise, qui était en tête, et les deux bâtiments français se rapprochèrent rapidement. L’action ne pouvait tarder à s’engager, tandis que le Rapide restait de plus en plus de l’arrière. À ce moment critique, une des frégates françaises tira un coup de canon en signe de défi. Ce signal sembla tirer tout à coup le Rapide de sa léthargie ; ses vergues d’avant furent tournées au vent en un clin-d’œil ; tous les officiers disparurent de la lisse de couronnement ; en un instant, la misaine et la grand’voile étaient amurées, et les perroquets s’élevaient à tête de mâts. Grâce à ce surcroît d’impulsion, l’ardente frégate s’élança de l’avant, et fut bientôt à une demi-encâblure du Prince-Noir, c’était le nom de l’autre bâtiment anglais. J’ajouterai que le bâtiment du commodore français s’appelait la Désirée, et sa conserve, le Cerf. M. Menneval commandait la division française, comme le plus ancien capitaine ; sir Hotham Ward commandait la division anglaise au même titre. Je n’ai jamais su le nom de l’autre officier français ; ou, si je l’ai su, je l’ai oublié.

Maintenant que nous étions délivrés de ce dangereux voisinage, je ne devais plus chercher qu’à nous mettre, autant que possible, à l’abri du feu des combattants, et je présentai le cap de l’Aurore à l’ouest. Pendant qu’elle s’éloignait dans cette direction, je cherchai des yeux le lougre et la corvette sur l’Océan ; le lougre était toujours en tête, et il était parvenu, en courant de petites bordées, à se mettre considérablement au vent des deux frégates françaises. Alors il avait couru une dernière bordée à l’est, pour se diriger vers la côte. La corvette était toujours dans son sillage, et le suivait de près.