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Lucie Hardinge/Chapitre 26

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 290-301).



CHAPITRE XXVI.


Vous croyez que je verserai des larmes ! Non, je n’en verserai pas. — Je n’en ai que trop sujet ; mais ce cœur se déchirera en lambeaux, avant qu’une seule larme tombe de mes yeux.
Le roi Lear.



Je ne dirai rien de la manière dont nous fîmes la route entre Philadelphie et New-York, ni du temps que nous y mîmes ; ce sont des histoires d’un autre âge, qui paraîtraient fabuleuses aujourd’hui ; rien que d’y penser, je me sens encore les os tout brisés. Enfin j’arrivai à South-Amboy, où je montai à bord d’un paquebot qui me débarqua près de Whitehall ; nous présidions au placement de nos bagages sur une charrette, quand quelqu’un me prit la main, et s’écria :

— Eh ! Dieu me pardonne, voilà le capitaine Wallingford ressuscité !

C’était le vieux Jared Jones, le meunier de Clawbonny ; je le croyais toujours en activité de service : mais le regard qu’il me jeta, les larmes qui s’échappaient malgré lui de ses yeux ; toutes ses manières, en un mot, m’annoncèrent qu’il avait dû se passer du nouveau. Mon air, plutôt que mes paroles, semblait demander une explication ; Jared me comprit, et, laissant Marbre et Neb escorter nos bagages au modeste hôtel où je comptais rester incognito jusqu’à ce que j’eusse eu le temps de me reconnaître, nous descendîmes ensemble du côté de la Batterie.

— Vous pouvez voir, Jared, que je ne reviens pas précisément dans l’état où j’étais parti ; mon bâtiment, ma cargaison sont perdus, et c’est un homme qui n’a plus rien qui revient au milieu de vous.

— Nous savions bien qu’il vous était arrivé de grandes catastrophes. Imaginez-vous que quelques-uns de vos matelots sont revenus il y a plusieurs mois : ils ont rapporté comme quoi l’Aurore avait été capturée par les Anglais. Depuis ce moment, le bon M. Hardinge a cru que tout était fini. Que voulez-vous ? Tous les malheurs à la fois ! D’abord cette malheureuse hypothèque sur Clawbonny…

— Comment, cette hypothèque ! Est-ce qu’on y a donné suite ?

— Si on y a donné suite ! Je ne saurais vous dire tout ce qu’on n’a pas fait de formalités ; tant et si bien que la vente a été affichée il y a trois mois ; et quand elle a eu lieu, devinez un peu ce que le bien a rapporté, le moulin compris et tout ? Devinez, Monsieur.

— La vente ! Clawbonny est donc vendu, et je ne possède plus la maison de mon père ?

— Oui, Monsieur, et nous avons été tous congédiés, nègres et tout. On a dit aux nègres les plus âgés qu’en vertu des lois sur la liberté, ils seraient bientôt leurs maîtres ; et quant aux jeunes, vos créanciers devaient les vendre pour le temps qui restait à courir.

Mais M. Hardinge a recueilli les pauvres créatures ; il les a fait admettre dans des maisons qui sont près du presbytère, et ils travaillent en attendant que les affaires soient réglées. C’est bien à leur honneur, monsieur Miles, que pas un d’eux n’ait seulement eu l’idée de s’enfuir ; avec ces idées qui fermentent dans tout le pays au sujet des noirs, sans maître pour veiller sur eux, ils auraient très-bien pu prendre leurs jambes à leur cou.

— Et Chloé, la servante de ma sœur, qu’est-elle devenue, Jared ?

— Je crois que miss Lucie l’a prise à son service. Miss Lucie est prodigieusement riche, allez ; et son père a racheté tout ce qui pouvait s’emporter. Ce qui avait vie a été mis à la ferme de Wright ; et tout cela attendait son ancien maître, s’il revenait jamais.

— Et c’est pour cela que miss Hardinge a eu la bonté de louer cette ferme ?

— On dit comme ça qu’elle l’a achetée avec une partie de ses épargnes ; il paraît qu’elle a la disposition de son revenu, bien qu’elle soit encore mineure.

— Je croyais la trouver mariée ; sa main semblait promise à M. Drewett, quand je suis parti ?

— Oui, on en a beaucoup parlé dans le temps ; mais on dit encore que miss Lucie ne se mariera qu’après sa majorité ; afin de faire ce qu’elle voudra de son argent, avant qu’un mari mette la main dessus. Vous savez sans doute que M. Rupert est marié, Monsieur ; il est logé comme un nabab dans une des plus belles maisons de New-York ; on dit comme ça qu’il a droit à une partie de la fortune de mistress Bradford, mais qu’il ne doit en jouir que quand miss Lucie sera majeure.

C’était un baume pour mes blessures que tout ce qu’il me disait de Lucie ; mais c’était un sujet trop sacré pour le profaner plus longtemps avec un pareil interlocuteur, et je mis la conversation sur Clawbonny et sur les bruits qui avaient pu circuler à mon égard. Voici ce que j’appris de Jared.

Il paraît que le second lieutenant et quelques-uns des matelots qui avaient été transportés à bord du Rapide, et qui avaient eu le bonheur d’échapper à la presse, avaient regagné les États-Unis, ou ils avaient apporté la nouvelle de la prise du bâtiment, de son apparition inattendue près du lieu du combat, entre les quatre frégates, et de leurs efforts impuissants pour me rejoindre. Cette dernière circonstance, en particulier, avait fait quelque bruit dans les journaux. Des Américains avaient-ils le droit de s’enfuir sur la chaloupe d’un bâtiment de guerre anglais ? Une vive discussion s’était engagée sur ce point. Tout ce que faisait l’Angleterre était parfait aux yeux des fédéralistes ; les démocrates, au contraire, auraient trouvé moyen de justifier tous les abus que la politique de Napoléon le portait à commettre. Cependant, pour être juste, j’ajouterai que le parti anglo-américain était encore plus exagéré que le parti français ; il avait repris toute sa dépendance primitive ; il ne pensait que par la métropole, et son opinion lui arrivait toute faite d’Angleterre. Ce parti devait son existence à l’admiration profondément enracinée de la colonie pour l’ancien siège du pouvoir, tandis que l’autre parti était né de l’opposition. L’alliance de 1778 avait bien exercé quelque influence sur des hommes assez âgés pour avoir pris une part active aux événements de la révolution, mais c’étaient des exceptions. En un mot, cette dernière opinion était jusqu’à un certain point factice, tandis que l’autre était naturelle et d’une grande vivacité.

Les discussions publiques qui s’étaient engagées à propos de l’Aurore avaient donné lieu, parmi mes connaissances, à beaucoup de conjectures sur ce que j’étais devenu moi-même. Les mois se succédant sans qu’on reçût de mes nouvelles, l’opinion que le bâtiment avait péri s’était accréditée de plus en plus ; enfin un navire de la Jamaïque apporta une version plus ou moins brodée de la manière dont j’avais repris à Sennit mon bâtiment ; et quand on sut que nous n’étions restés que quatre à bord, on en vint, de conjectures en conjectures, à regarder comme un fait parfaitement établi que nous avions fait naufrage, et je ne fus plus compté au nombre des vivants.

Peu de temps après que cette opinion avait pris quelque consistance, Jacques Wallingford se montra à Clawbonny ; il ne fit aucun changement, parla avec bonté à tout le monde, et l’on resta convaincu que les choses allaient rester sur l’ancien pied ; il était mon héritier, et il ne semblait y avoir aucune raison de supposer qu’il en dût être autrement.

Mais deux mois après la visite de Jacques Wallingford, la nouvelle que Clawbonny avait été hypothéquée vint fondre comme un coup de foudre sur tous ceux qui l’habitaient. Les formalités prescrites furent remplies, et la vente eut lieu, par autorité de justice, pour cinq mille dollars, c’est-à-dire moins du sixième de sa valeur. M. Hardinge était venu à la vente pour faire des représentations à mon cousin, plutôt que pour se porter adjudicataire ; il risqua une enchère, mais n’osa pas aller plus loin. De son côté, Jacques Wallingford ne parut pas, et le bien fut adjugé à un de ses parents du côté de sa femme, à un nommé M. Daggett. Celui-ci prit immédiatement possession du bien, renvoya les nègres, et mit de nouveaux serviteurs dans la ferme et au moulin. À la surprise générale, aucun testament ne fut produit, et l’on n’entendit point parler de mon cousin. M. Daggett était un homme froid et réservé, de qui il n’était point facile de tirer des explications ; son droit à la propriété était incontestable. M. Hardinge, après avoir consulté des hommes de loi habiles, avait été obligé de le reconnaître. Tels furent en substance les renseignements que je recueillis de la bouche du meunier dans une conversation à bâtons rompus qui dura plus d’une heure ; sans doute il me restait beaucoup d’éclaircissements à obtenir, mais j’en avais appris assez pour savoir que j’étais complètement ruiné.

En quittant Jared, je lui donnai mon adresse, et je l’engageai à venir me voir le lendemain ; le vieillard me témoignait un intérêt qui me faisait du bien, et j’étais bien aise de l’interroger plus longuement, surtout sur ce qui concernait Lucie et M. Hardinge. Je suivis alors Marbre et Neb à notre modeste hôtel ; et nous passâmes le reste de la journée à nous installer dans nos chambres et à nous équiper de notre mieux. Ma garde-robe n’était pas très-bien fournie ; je n’avais pas d’habit à étaler, mais pourtant quand j’eus mis mon pantalon de matelot, une chemise blanche toute propre, une cravate de soie noire, et une veste bleue qui ne m’allait pas mal, je n’aurais rougi de me montrer nulle part.

Après le dîner, nous nous disposions, Marbre et moi, à aller faire un tour à Broadway, quand je vis une espèce de squelette ambulant, à la figure have et livide, qui s’approchait du comptoir, sans doute pour demander quelqu’un. Le garçon m’ayant montré du doigt, le nouveau venu s’approcha, et avec une assurance qui semblait proclamer que les journaux étaient le grand besoin de la vie, et que ceux qui s’occupaient de les rédiger étaient des êtres privilégiés, il m’annonça qu’il était le colonel Warbler, l’éditeur du Republican Freeman de New-York. Je le priai de passer dans la pièce voisine, et alors s’engagea entre nous la conversation suivante :

— Nous venons d’apprendre votre arrivée, capitaine Wallingford, dit en débutant le colonel ; — il paraît que c’est le grade de rigueur pour les éditeurs de New-York d’un certain calibre ; ils sont tous colonels ipso facto, — et nous sommes impatients de vous placer rectus in curia, si je puis m’exprimer de la sorte, devant la nation. Votre histoire a fait grande sensation il y a quelques mois, et l’esprit public est préparé à en apprendre tous les détails, et à recevoir par là une nouvelle impulsion. Si vous avez la bonté de m’en donner la plus légère ébauche, Monsieur, — et tirant tranquillement de sa poche un crayon et du papier, il se disposa à écrire, — vous pouvez compter que la relation complète de vos aventures paraîtra dans le numéro de demain, présentée d’une manière dont vous n’aurez pas à vous plaindre. L’histoire de la capture est déjà rédigée, et, si vous voulez, je vais vous en donner lecture avant d’aller plus loin.

Et sans attendre ma réponse pour savoir si je le voulais ou non, le colonel commença incontinent à me lire son article :

« Au nombre des passagers du Schuilkill, arrivé récemment à Philadelphie, se trouve notre estimable concitoyen, le capitaine Miles Wallingford ; nous avons déjà mis ses griefs sous les yeux de nos lecteurs. Nous avons recueilli de sa propre bouche les détails suivants sur la manière outrageante et illégale dont il a été traité par le bâtiment de guerre anglais le Rapide, commandé par un rejeton de la noblesse, lord — j’ai laissé du blanc pour le nom, — et le cœur de tout véritable Américain se soulèvera d’horreur et d’indignation à cette nouvelle preuve de la mauvaise foi et de l’insolence britannique ; on verra que, non satisfait de presser tous les hommes de l’équipage du capitaine Wallingford, et de leur faire subir un traitement atroce à tous égards, cet orgueilleux aristocrate a violé, en ce qui concerne le capitaine lui-même, tous les articles du traité qui lie entre eux les deux pays, qu’il a forfait à l’honneur ; en un mot, qu’il a foulé aux pieds tous les commandements de Dieu. Nous avons une ferme confiance qu’il ne se trouvera pas chez nous un seul homme pour défendre une conduite aussi indigne, et que les créatures mêmes de l’Angleterre, qu’emploie la presse fédérale, se joindront à nous dans cette occasion pour repousser l’agression et l’usurpation britanniques. » — Eh ! bien, Monsieur, j’espère que vous êtes content ?

— C’est peut-être ne présenter qu’un côté des faits, colonel, attendu que j’ai à me plaindre des Français tout autant que des Anglais ; car si j’ai été capturé par une frégate anglaise, je l’ai été aussi par un corsaire français. Si je fais tant que de parler, il vaut mieux dire tout.

— Comment donc, Monsieur, cela va sans dire ; nous voulons raconter toutes les atrocités dont ces Anglais arrogants se sont rendus coupables.

— Sans doute, en capturant mon bâtiment, le commandant anglais commit un acte injuste et fut cause de ma ruine…

— Arrêtez un moment, Monsieur, s’il vous plaît, interrompit le colonel Warbler en écrivant avec rapidité — « et causa ainsi la ruine d’un homme d’honneur, » — oui, cela finit bien la période. — À présent, veuillez continuer, Monsieur.

— Mais je n’ai pas à me plaindre personnellement de mauvais traitements ; et l’acte commis par les Français eut précisément le même caractère ; car je venais de me débarrasser de l’équipage de prise anglais, quand le corsaire français nous captura à son tour, et nous empêcha d’aborder en France où j’allais chercher un abri et quelques matelots.

Le colonel Warbler m’écouta avec une froide indifférence ; il ne voulait pas écrire une seule ligne contre les Français ; il appartenait à cette classe très-nombreuse de propagateurs de nouvelles, qui regardent comme une partie importante de la mission qu’ils sont appelés à remplir, de ne dire, d’un fait quelconque, que ce qui peut favoriser les vues de leur parti. J’insistai d’autant plus vivement sur les griefs dont j’avais eu à me plaindre de la part des Français, que mon colonel montrait plus de répugnance à les rendre publics ; mais ce fut inutilement. Le lendemain matin, le Republican Freeman contenait une relation de l’affaire, rédigée au point de vue de ce journal indépendant ; on ne disait pas un mot du corsaire français, tandis que la conduite de la frégate anglaise était racontée tout au long, avec une foule d’embellissements que le colonel avait dû tirer de son magasin général, attendu que je n’y étais absolument pour rien.

Dès que je fus délivré de cette visite, qui fut considérablement abrégée quand on vit que je m’attaquais aux Français, je sortis avec Marbre pour aller faire un tour de promenade, comme nous l’avions projeté. Nous étions à peine au bout de la rue, que je sentis une main qui me frappait sur l’épaule, et, en me retournant, je vis un monsieur dont la figure m’était tout à fait inconnue, et qui était hors d’haleine d’avoir couru après moi.

— Pardon, Monsieur ; le garçon de l’hôtel où vous logez vient de me dire que vous êtes le capitaine Wallingford ?

J’inclinai la tête en signe d’assentiment.

— Vous excuserez, je l’espère, Monsieur, la liberté que je prends en faveur du motif. Je représente le public, qui est toujours pressé d’obtenir les renseignements les plus exacts sur tous les faits d’un intérêt général, et j’ai pris la confiance de me présenter moi-même — le colonel Positif, éditeur du journal fédéral le Truth Teller (le Véridique), journal auquel votre honoré père voulut bien s’abonner autrefois. — Nous venons d’apprendre les atrocités commises envers vous par ces pillards, ces vagabonds, ces jacobins français ; atrocités qui sont de nature à éveiller l’indignation de tout Américain bien pensant, et qui ne peuvent trouver de défenseurs que dans cette classe d’hommes qui, ne possédant rien, ne manquent jamais de manifester leur sympathie pour les succès du Grand Brigand, quoique ces succès soient autant d’empiétements sur nos droits, autant d’atteintes portées à la propriété des États-Unis.

Le colonel Positif me lisait son article à son tour, et, après cette phrase ronflante, il s’arrêta pour me regarder, s’attendant à quelque explosion de contentement.

— J’ai souffert un acte d’agression, souverainement illégal suivant moi, de la part d’une frégate française, répondis-je ; mais, colonel, cet acte n’aurait pas eu lieu, si je n’en avais éprouvé précédemment un autre, tout aussi illégal, de la part de la frégate anglaise le Rapide, commandée par le capitaine lord Harry Dermond, fils du marquis de Thole.

— En vérité, Monsieur, voilà qui est bien extraordinaire ! Une frégate anglaise, dites-vous ? Comment une nation si juste pourrait-elle commettre une agression contre nous, quand nous avons même langue, même origine, mêmes intérêts ; tandis que, je regrette de devoir le dire, il ne se passe pas un jour où nous n’apprenions quelque nouvelle atrocité des mirmidons de ce parvenu qui se pavane sur le trône de France ; un homme, Monsieur, qui n’a pas eu son pareil dans l’histoire, depuis les Néron, les Caligula, et tous les tyrans de l’antiquité. Si vous voulez bien me donner quelques détails sur ce dernier méfait de Bonaparte, capitaine Wallingford, je vous promets qu’ils seront répandus à profusion, et qu’ils seront présentés de manière à défier toutes les attaques de la corruption et de la mauvaise foi.

J’eus la cruauté de refuser ma coopération ; mais il n’en résulta aucune différence ; car, le lendemain, le journal fédéral avait une relation tout aussi exacte de l’affaire que si j’avais fourni moi-même les matériaux, et tout aussi vraie que la plupart des réclames qui paraissent dans les journaux. Elle fut lue avec avidité par tous les fédéralistes des États-Unis ; pendant que l’autre version, reproduite par toutes les gazettes démocratiques, était dévorée avec le même appétit par tout le parti contraire. Je retrouvai la même partialité dans toutes les classes de la société. Si je parlais à un fédéraliste, il m’eût écouté un jour entier, répétant toujours l’histoire de ma capture par le corsaire français ; mais il me tournait le dos dès que j’entamais mon autre récit. Avec les démocrates, c’était tout le contraire ; si bien que je finissais par me faire des ennemis des deux côtés. Mais les fédéralistes, avec lesquels je me trouvais surtout en relations, étaient les plus acharnés contre moi. On ne tarda pas à faire courir le bruit que j’étais un déserteur anglais, moi, Miles, cinquième du nom, à Clawbonny ! On eût trouvé des gens prêts à jurer que Marbre avait volé son capitaine, et qu’il avait été obligé de s’enfuir du bâtiment anglais où il servait, il y avait quatre ans. On sait, en un mot, tout ce qui s’accumule de noirceurs sur la tête du pauvre malheureux qui a perdu sa popularité, et je ne sais ce qui serait advenu si je ne m’étais pas condamné au silence ; trop heureux de parvenir à faire oublier une affaire qui m’avait enlevé toute ma fortune.

J’avoue qu’en revenant chez moi, je m’étais figuré que je trouverais appui et protection dans le pays où j’étais né, pour lequel j’avais combattu, et auquel je payais des taxes ; mais je n’avais que vingt-trois ans, et je ne comprenais pas encore le mécanisme des lois, surtout dans un état de société où les intérêts les plus importants sont placés sous le contrôle d’une influence étrangère. Si je n’avais été lésé que par les Français, ou bien par les Anglais, j’aurais eu du moins un parti pour me soutenir ; mais j’avais eu autant à me plaindre des uns que des autres ; c’était me mettre les deux partis à dos ; et, loin de songer à m’adresser aux autorités de mon pays pour me faire rendre justice, je reconnus combien il est dangereux parfois d’avoir trop raison.

Marbre entrait dans une rage comique en voyant ces preuves de l’absence complète de tout sentiment national chez ses compatriotes. Il n’était pas homme à mettre sa langue dans sa poche, quand il avait quelque chose sur le cœur ; aussi allait-il répétant partout qu’il faudrait bientôt sans doute qu’un Américain allât remercier les Anglais, quand ils auraient la bonté de lui prendre son bâtiment et sa cargaison. Quant à moi, j’acceptai mon sort ; et si je reviens aujourd’hui sur ce sujet, c’est qu’il en est des maladies qui gangrènent le corps politique, comme de toutes celles qui attaquent le système physique : c’est par un traitement prompt et énergique qu’on parvient à les guérir. On ne gagne jamais rien à étouffer la vérité. C’est en réfléchissant sur le passé qu’on s’éclaire sur l’avenir ; et il serait bien temps que la grande association politique de notre pays réalisât un des grands bienfaits de toute association, en assurant, en réalité, au citoyen américain quelques-uns de ces droits que nous nous vantons tant de posséder.

Après le départ du colonel n° 2, je continuai ma promenade avec Marbre. Je passai à côté de plusieurs personnes de ma connaissance, mais aucune ne me reconnut dans mon costume actuel. Je n’en fus pas fâché, car il eût fallu recommencer chaque fois mon histoire, et j’étais bien aise de garder pendant quelques jours une sorte d’incognito.

Nous remontâmes jusqu’au-delà de Saint-Paul, quartier alors à la mode, où quelques maisons avaient été construites dans ce qu’on appelait alors le goût moderne. Sur le perron de l’une de ces résidences patriciennes, — pour me servir d’une expression qui est devenue très en usage, — je vis un monsieur mis avec beaucoup d’élégance, qui avait l’air du propriétaire de la maison. J’étais déjà passé quand une exclamation qui lui échappa, et le nom de mon lieutenant qu’il prononça, me firent tourner la tête. C’était Rupert !

— Eh bien, Marbre ! mon brave lieutenant, comment cela va-t-il ? dit notre ancien compagnon, avec un ton d’insolence, moitié cordial, moitié familier, et en descendant les degrés pour lui présenter la main, que Marbre secoua de tout son cœur. — Votre vue me rappelle l’ancien temps, et l’eau salée !

— Monsieur Hardinge, répondit Moïse, qui ne connaissait des défauts de Rupert que son peu d’aptitude pour le métier de marin, je suis ravi de vous rencontrer. Est-ce que votre père et votre charmante sœur demeurent ici ?

— Non, mon vieux, reprit Rupert, toujours sans jeter les yeux de mon côté. Cette maison est à moi, et je serai charmé de vous y recevoir, et de vous présenter à ma femme, qui est aussi une de vos anciennes connaissances, — miss Émilie Merton, la fille du général Merton, de l’armée anglaise.

— Au diable l’armée anglaise, et la marine anglaise avec elle ! s’écria Marbre avec plus d’énergie que d’usage du monde. Sans cette marine, notre ami Miles, que voici, serait encore riche à l’heure qu’il est.

— Miles ! répéta Rupert avec un étonnement qui n’avait rien d’affecté. — Il est donc vrai ; vous n’avez point péri sur mer, Wallingford ?

— Mais, comme vous voyez, monsieur Hardinge ; et je suis heureux de trouver cette occasion d’avoir des nouvelles de votre père et de votre sœur.

— Ils vont bien, merci ; et mon père surtout sera enchanté de vous voir. Il a pris une part bien vive à votre malheur, et il a fait tout ce qui dépendait de lui pour prévenir la catastrophe ; mais impossible ! Cinq mille dollars pour le pauvre cher homme, c’est une somme énorme, qu’il n’aurait jamais pu trouver, et Lucie, qui est encore mineure, ne pouvait toucher à son capital, tandis que ses épargnes étaient insuffisantes. Nous avons fait tout ce que nous pouvions, Wallingford, je puis vous l’assurer. Moi, je commençais une maison de banque, et, pour le moment, j’avais besoin d’argent comptant. Vous savez ce que c’est. Pauvre Clawbonny ! cela m’a fendu le cœur, quand je l’ai appris ; quoiqu’on prétende que M. Daggett, votre successeur, va y opérer des prodiges. On dit que c’est un capitaliste, et qu’il a les moyens de réaliser tous ses plans.

— Je suis bien aise que Clawbonny soit tombé en bonnes mains, puisque, de toute manière, il est sorti des miennes. Bonsoir, monsieur Hardinge ; je profiterai du premier moment de liberté pour aller voir monsieur votre père.

— Oui, le cher homme sera charmé de vous embrasser, Wallingford, et vous pouvez compter que je serai toujours disposé à vous obliger par tous les moyens qui seront en mon pouvoir. Je crains que chez vous les eaux ne soient très-basses dans ce moment ?

— Je n’en disconviens pas ; mais je suis jeune, j’exerce une noble profession, et je ne me décourage pas.

— Eh bien, vous avez raison ! Je suis sûr qu’un jour ou l’autre vous ferez votre chemin, Wallingford, répondit Rupert d’un ton de protection. Vous avez toujours été entreprenant, et vous saurez vous tirer d’affaire. Je ne vous propose pas de venir voir mistress Hardinge, dans le négligé où vous êtes ; non que vous ne paraissiez merveilleusement bien avec cette petite veste ; mais je sais combien les jeunes gens regardent de près à leur toilette, quand il est question de dames ; et puis Émilie est assez difficile sur ce chapitre, comme vous savez.

— Mistress Hardinge m’a souvent vu dans ce costume, et jamais elle n’a eu l’air d’en être effarouchée.

— Oui, sur mer. — On s’accoutume à tout sur mer. Bonsoir ; je ne vous oublierai pas, Wallingford. Comptez sur moi. Je connais les chefs de toutes les grandes maisons de commerce, et très-certainement je penserai à vous. Bonsoir, Wallingford. — Ah ! Marbre, un mot, je vous prie.

Je souris avec amertume, et je n’éloignai fièrement de la porte Illustration de Rupert. J’étais loin de soupçonner que, dans ce moment même, Lucie était assise à trente pas de moi, causant avec André Drewett. Que se disaient-ils ? c’est ce que le lecteur pourra savoir bientôt. Marbre ne tarda pas à me rejoindre. Rupert l’avait arrêté pour lui demander mon adresse, marque d’attention dont j’eus la mauvaise grâce de ne pas lui savoir gré.