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Lucie Hardinge/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 33-47).



CHAPITRE III.


Je vous somme par la loi, dont vous êtes l’une des plus nobles colonnes, de procéder au jugement. Sur mon âme ! je jure que rien au monde ne me fera changer : je saurai faire valoir mes droits !
Shakespeare.



Il n’est pas facile de dépeindre l’effet immédiat que produisit cette découverte sur les parties intéressées. Mistress Wetmore se représentait toujours son fils comme un petit enfant au berceau, souriant à sa mère ; et elle avait devant les yeux un loup de mer à la face rubiconde, aux traits durs, aux manières grossières, qui était déjà d’un âge plus que mûr. Elle n’avait pu apprécier encore ses bonnes qualités, et elle était obligée d’accepter ce bienfait de la Providence tel qu’il lui était offert. Néanmoins l’amour d’une mère ne se refroidit pas aisément, et je ne tardai pas à voir la vieille femme fixer les yeux sur Marbre avec une expression d’intérêt et de tendresse qu’ils n’avaient certainement pas avant les révélations.

Pour le lieutenant, à présent que le plus ardent désir de sa vie se trouvait si inopinément réalisé, il était tellement pris à l’improviste qu’il en restait tout ébahi. Sa mère se trouvait être une veuve respectable, d’une position égale à la sienne, en possession d’un bien peu considérable il est vrai, et grevé d’hypothèque, mais enfin qui était depuis longtemps dans la famille. Le fait est que Marbre, remué profondément par cet appel imprévu fait aux sentiments les plus tendres de son cœur, et honteux d’y céder, se roidissait contre son émotion de toutes ses forces. Je voyais qu’il était content de sa mère, tandis qu’il n’était guère content de lui-même ; et lorsque toutes les explications furent terminées, que la mère eut donné un libre cours à ses larmes et béni son enfant, pour donner à Marbre le temps de se remettre, — car je voyais qu’il étouffait, — je lui dis d’aller jeter un coup d œil sur le canot, et je restai seul avec mistress Wetmore.

Je profitai de cette occasion pour lui expliquer mes rapports avec Marbre, et lui tracer en peu de mots l’historique de sa vie et de son caractère, laissant dans l’ombre les côtés faibles et faisant ressortir au contraire les parties brillantes. Je la tranquillisai en même temps au sujet de la ferme ; puisque, en mettant les choses au pire, son fils avait deux fois plus d’argent qu’il n’en fallait pour la dégager.

— C’est pour lui que la dette a été contractée, ma chère mistress Wetmore, et il sera heureux de l’acquitter. C’est ce que je l’engagerai à faire sans plus attendre. Si jamais la quittance se retrouve, il faudra bien que ce Van Tassel rende gorge ; car quoique la loi ferme les yeux sur bien des griefs, celui-ci est trop criant pour ne pas être redresse, pourvu que vous puissiez être en règle. Je chargerai Moïse…

— Son nom est Oloff, ou Olivier, interrompit vivement la vieille dame ; c’était le nom de mon père, et je le lui donnai en le faisant baptiser, avant de le confier à la nourrice, dans l’espoir que son grand-père pourrait le voir d’un œil plus favorable, quand il viendrait à apprendre mon mariage. Oloff Van Duzer Wetmore est son vrai nom.

Je ne pris m’empêcher de sourire en me figurant Marbre naviguant sous cette kyrielle de dénominations formidables, et j’allais proposer un compromis, quand mon ami rentra. Marbre avait repris son sang-froid pendant la demi-heure qu’avait duré son absence ; et je vis au regard bienveillant qu’il jeta sur sa mère, qui le lui rendit avec le plus tendre empressement, que les choses allaient aussi bien que je pouvais le désirer ; et pour éviter qu’un nouvel accès de sensibilité ne fit renaître l’embarras qu’ils avaient éprouvé auparavant, je repris la conversation.

— Nous parlions de votre vrai nom, Moïse, au moment où vous entriez. Vous sentez bien qu’il ne conviendrait pas que vos amis vous appelassent d’un nom, et votre mère d’un autre. Il vaut mieux laisser là Moïse Marbre tout d’un coup.

— Si j’en fais rien, je veux bien être…

— Chut ! vous oubliez où vous êtes et en présence de qui vous vous trouvez.

— J’espère que mon fils apprendra bientôt qu’il est toujours en présence de son Dieu, dit la mère d’un ton de reproche.

— Oui, oui, mère, c’est à merveille, et sous ce rapport-là, vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ; mais quant à ne pas être Moïse Marbre, voyez-vous, autant vaudrait me dire de n’être plus moi-même. On ne peut pas changer de nom comme de chemise, et le mien a été assez dur à trouver pour que je n’aime pas à m’en séparer. Non, non, on me dirait tout à l’heure que j’ai pour parents un roi et une reine et que je vais leur succéder sur le trône ; je veux bien, m’écrierais-je ; mais alors je serai le roi Moïse Marbre Ier.

— Vous réfléchirez encore, et vous vous rendrez à nos désirs.

— Voulez-vous que je vous dise, mère ! et c’est un moyen de mettre tout le monde d’accord, je coudrai le vieux nom au premier, et tout cela formera le pavillon sous lequel je naviguerai.

— Peu m’importe de quel nom on vous appelle, mon fils, pourvu que personne n’ait à rougir du nom que vous portez. Ce monsieur me dit que vous êtes un homme honnête et plein de cœur ; et c’est ce dont je ne cesserai jamais de remercier Dieu.

— Ah ! Miles a donc entonné mon éloge ? Prenez garde, mère, je vous préviens qu’il a une langue joliment pendue ! La nature l’avait destiné à être avocat, mais le hasard en a fait un marin, et un fameux marin, je vous en réponds. Mais quel doit être mon nom, suivant la loi ?

— Oloff Van Duzer Wetmore Moïse Marbre, suivant votre expédient de réunir tous vos noms ensemble ; ou bien, changeant d’amures, Moïse Oloff Marbre Van Duzer Wetmore, si vous l’aimez mieux.

Moïse se mit à rire ; et comme je vis, à la disposition d’esprit dans laquelle il se trouvait, qu’il n’y avait aucun inconvénient à le laisser avec sa mère, et qu’il ne restait plus qu’une heure ou deux avant le coucher du soleil, je me levai.

— Vous pouvez, Marbre, lui dis-je, rester ici cette nuit avec votre mère. Je vais tenir le sloop à l’ancre jusqu’à demain matin, et, quand vous reviendrez, nous aviserons, à tête reposée, aux arrangements à prendre pour l’avenir.

— Je ne vais pas perdre mon fils sitôt après l’avoir retrouvé ? demanda la vieille femme avec inquiétude.

— Soyez donc tranquille, mère, puisque je reste ici ce soir. Allez, vous m’aurez avec vous plus que vous ne voudrez, et vous ne serez pas fâchée de vous débarrasser de moi à la fin.

Je quittai alors la maison, et, suivi de Marbre, je me dirigeai vers le canot. J’en étais à moitié chemin, quand j’entendis derrière moi une sorte de sanglot étouffé ; je me retournai, et je vis mon lieutenant dont les joues brûlées par le soleil étaient sillonnées par de grosses larmes. Son émotion, si longtemps contenue, avait fini par déborder, et cette rude mais honnête nature n’avait pu résister à l’influence de tant de sentiments divers. Je lui pris la main, je la serrai, sans rien dire ; mais je m’arrêtai, ne voulant pas rejoindre Neb avant d’avoir donné à mon compagnon le temps de reprendre son sang-froid. Au bout d’une minute ou deux, Marbre fut le premier à me parler.

— C’est comme un rêve, Miles, murmura-t-il enfin ; on dirait que c’est encore plus contre nature que de se faire ermite.

— Vous vous y ferez, Marbre, et vous verrez qu’il n’est rien de plus naturel.

— Dire que je suis un fils, et que j’ai une véritable mère vivante !

— Vous saviez bien que vous aviez eu des parents, et c’est un grand bonheur à votre âge d’avoir encore sa mère !

— Et c’est une brave et honnête femme, dont ni le président des États-Unis ni le premier commodore de la marine de la république ne rougiraient au moins !

— Eh bien ! tout cela n’est-il pas heureux ?

— C’est qu’elle a une excellente mine, ma mère, par-dessus le marché. Je vais la faire habiller des pieds à la tête, et je la conduirai à la ville à la première occasion.

— Et pourquoi faire voyager ainsi cette chère femme ? vous y penserez à deux fois, Marbre.

— À deux fois ? c’est-à-dire que je la conduirai aussi à Philadelphie, et peut-être à Baltimore. Il y a les jardins, les théâtres, les museum, et une foule de choses que je suis sûr que la chère vieille n’a jamais vues.

— C’est possible ; mais ou je me trompe fort, ou votre mère préférerait une église à tout cela.

— Eh ! bien, qu’à cela ne tienne ! il y a des églises dans toutes ces villes. Prenons, si vous voulez, le côté religieux de la chose, et vous verrez que je ne puis tarder à conduire ma mère à York. Elle n’est plus jeune, entendez-vous, et elle ne peut vivre éternellement, uniquement pour me faire plaisir. D’un autre côté, elle a toujours été clouée à la même église ; c’est monotone à la longue ; et un peu de variété ne fait pas de mal en religion, comme en toute autre chose.

— C’est une opinion qui ne fait que trop de progrès parmi nous, Moïse. Mais nous parlerons de tout cela plus amplement demain matin. Une bonne nuit de repos nous calmera un peu la tête.

— Je ne dormirai pas une seule minute. — Non, non, j’aurai fait ses paquets avant le déjeuner, et je la conduirai à bord du sloop. Je suis sûr qu’elle s’y trouvera comme un poisson dans l’eau, et il n’est nullement dit que je ne l’emmènerai pas ensuite dans mes grands voyages.

— Allons donc ! maintenant que vous avez une maison, une mère, et d’autres devoirs à remplir, vous resterez tranquillement chez vous, monsieur Wetmore.

— Au diable Wetmore ! Est-ce que vous vous imaginez, Miles, que je vais abandonner ma profession, renoncer à la mer, me séparer de vous ?

— Vous vouliez être ermite, il y a quelque temps ; seulement vous trouviez votre ermitage un peu trop solitaire. Si vous aviez eu un ou deux compagnons, vous auriez été content, disiez-vous. Eh bien ! vous avez ici tout ce que vous désiriez : une mère, une nièce, une ferme, un jardin ; un verger, et assis sur ce banc, vous pouvez fumer un cigare, boire votre grog, et voir passer les embarcations qui descendent et qui remontent l’Hudson.

— Des sloops, rien que des sloops infernaux ! grommela Moïse avec un certain dédain.

— Écoutez donc ; un sloop a bien son mérite, quand on ne peut pas avoir mieux. Et puis il y a cette affaire de M. Van Tassel à arranger ; vous pouvez en avoir pour dix bonnes années de procès, pour vous distraire.

— J’en aurai bientôt fini avec le drôle, quand il me tombera sous la main. — Vous avez raison, Miles. Il faut que cette affaire soit terminée avant que je lève l’ancre. Ma mère dit qu’il demeure tout près d’ici. Je vais, ce soir même, aller lui dire deux mots.

Cette déclaration me donna à réfléchir. Je connaissais Marbre trop bien pour ne pas craindre qu’il ne fît quelque coup de tête s’il était abandonné à lui-même dans une négociation de cette nature, et je crus devoir revenir sur mes pas pour prendre de nouveaux renseignements. Les marins cèdent si vite au premier mouvement ! Mistress Wetmore me confirma ce que son fils m’avait dit ; et comme le seul valet de ferme qu’elle employât était occupé à atteler le cheval à un vieux cabriolet pour aller chercher Kitty, qui était à peu de distance chez quelques amies, j’offris de partir à sa place afin de pousser en même temps jusque chez l’homme d’affaires. Je pris l’affiche de la vente pour la lire en route, et je partis avec Marbre.

Il nous restait encore assez de temps pour cette petite excursion. Il est vrai que le cheval était comme la maison, comme la maîtresse, comme le valet de ferme, comme la voiture, comme tout ce que nous avions vu à Willow Cove (l’Anse des Saules) — c’était le nom de l’endroit, — il était vieux ; il n’allait donc pas vite, mais du moins il avait le pied sûr. Nous avions d’abord à gravir un ravin, ce dont la pauvre bête ne s’acquitta pas trop mal, et le paysan nous accompagna à pied jusqu’à ce que nous fussions en haut du chemin, pour nous indiquer la route.

De la hauteur, — expression qui n’est exacte que par rapport au fleuve, car, dans cette partie de l’État, tout le pays est de niveau, la vue était étendue et très-jolie. Willow Grove (le Bocage des Saules) comme Marbre appela trois ou quatre fois l’habitation de sa mère pendant que nous montions doucement, avait un aspect des plus pittoresques, encadré comme il l’était par les hauteurs qui dominent le fleuve. Dans l’intérieur des terres, nous voyions une centaine de fermes, des bosquets sans nombre, un hameau à un mille de nous, un vieux clocher d’église en forme d’éteignoir, et plusieurs maisons de bois peintes en blanc, entremêlées çà et là de quelques constructions antiques en briques ou en pierres, blanchies à la chaux ; car les Hollandais de l’État de New-York avaient apporté avec eux les habitudes de leur pays.

Le guide nous indiqua la maison de Van Tassel, et une autre où nous devions trouver Kitty. Le cheval n’était pas vif, et Marbre et moi nous eûmes tout le temps de préparer nos batteries avant d’arriver au terme de notre destination. Après un débat assez animé, je parvins à convaincre mon compagnon que ce ne serait pas le parti le plus sage de commencer par rosser d’importance l’homme d’affaires, ce qui lui semblait le début tout à la fois le plus simple et le plus convenable. Il fut arrêté, par exemple, qu’il se présenterait comme le fils de mistress Wetmore, titre qui lui donnait le droit de demander toute espèce d’explications.

— Je vois d’ici ce que doivent être ces usuriers, comme vous les appelez, Miles, dit Moïse ; c’est quelque chose comme les prêteurs sur gages, n’est-ce pas ? En voilà qui pressurent les pauvres marins, et j’en sais quelque chose pour avoir eu une fois affaire à eux ! oui, oui, je débuterai par intimer au vieux coquin que je suis Van Duzer Oloff Marbre Wetmore Moïse, — il choisira le nom qu’il voudra, et je soutiendrai mes droits d’une manière qui l’étonnera. Mais vous, que ferez-vous pendant ce temps ?

Je réfléchis que si je pouvais amener Marbre à employer une sorte de stratagème, il en résulterait ce bon effet qu’il n’aurait pas recours aux voies de fait, vers lesquelles je ne le voyais que trop pencher, et que je redoutais un peu. Voici donc ce que j’imaginai.

— Vous me présenterez, lui dis-je, simplement sous le nom de M. Miles Wallingford, mais avec une certaine solennité, de manière à laisser croire à ce M. Van Tassel que je suis une espèce d’avocat ; cela pourra le tenir en respect et l’amener plus facilement à composition. Ne dites pas que je suis avocat, ce serait mentir ; et puis il serait trop honteux ensuite d’être obligé de se rétracter, quand la vérité viendrait à être connue.

Marbre saisit la balle au bond, et cette idée lui sourit beaucoup, quoiqu’il affirmât qu’il était impossible de jouer le rôle d’avocat sans mentir un peu, et que la vérité était beaucoup trop bonne pour un de ces usuriers infernaux. Cependant je le raisonnai si bien qu’il se rendit, et nous étions bien convenus de nos faits au moment où nous arrivâmes à la porte de la maison.

Il n’y avait dans la résidence de l’écuyer Van Tassel rien qui dénotât l’usurier rapace, si ce n’est un certain air de négligence à l’extérieur. Ses amis prétendaient que c’était le résultat de son indifférence pour les apparences, mais la multitude l’attribuait plus justement à la parcimonie. Quand l’âme elle-même est absorbée dans l’occupation mécanique d’entasser or sur or, l’esprit recule à l’idée d’en distraire la plus légère parcelle pour quelque emploi que ce soit ; de là ce dédain pour les dehors qui est le trait caractéristique de ces sortes de personnes. À cela près, la maison de Van Tassel était une des plus belles de cette partie du pays. Nous frappâmes, on nous ouvrit, et nous fûmes introduits sans difficulté dans le cabinet de l’homme d’affaires.

L’écuyer Van Tassel, comme on l’appelait généralement, braqua sur nous deux yeux perçants, dès que nous entrâmes, sans doute pour reconnaître si nous étions des emprunteurs. Je devais pour mon compte en avoir assez la mine, car j’étais grave et préoccupé ; mais, pour Moïse, j’aurais défié personne de s’y tromper un seul instant. Il avait plutôt l’air de quelque messager infernal envoyé par le Père du Péché pour demander le paiement d’une certaine obligation tracée en lettres de sang, dont le jour fatal d’échéance serait arrivé. Je fus obligé de le tirer par le pan de son habit, pour lui rappeler nos conventions ; autrement il commençait par une bordée qui eût été à coup sûr de toute autre chose que de paroles. Il me comprit, et il permit à notre hôte d’entrer le premier en matière. L’écuyer Van Tassel avait un extérieur très-misérable : on eût été tente de croire qu’il se laissait mourir de faim, quoique cette apparence tînt plutôt à de certaines habitudes de maintien qu’il avait prises. Il portait des lunettes, et il était dans l’usage de regarder, par-dessus, les objets éloignés, ce qui lui donnait encore l’air plus défiant. Il était petit, et pouvait avoir soixante ans ; âge où l’accumulation de l’argent cause plus de peine que de plaisir, parce qu’on voit de trop près le terme où il faudra s’en séparer. Et pourtant, de toutes les passions, l’avarice est celle qui quitte la dernière le cœur de l’homme.

— Votre serviteur, Messieurs, commença l’homme d’affaires d’une manière assez civile ; votre serviteur ; asseyons-nous, s’il vous plaît. — Une belle soirée, n’est-ce pas ? — Et il nous considérait encore plus attentivement par-dessus ses lunettes. — Voilà un temps excellent pour les biens de la terre. Si la guerre continue encore longtemps — nouveau jeu des yeux et des lunettes — nous vendrons toute la substance de nos terres, à force d’envoyer du blé aux nations belligérantes. Savez-vous bien que les hypothèques perdent beaucoup de leur valeur aujourd’hui, et que nous ne sommes pas au bout de leur dépréciation ?

— Oui, vous pouvez le dire, répondit Marbre effrontément ; surtout celles qui portent sur les fermes de veuves et d’orphelins.

L’écuyer fut un peu surpris de cette repartie inattendue ; il nous considéra l’un après l’autre, puis d’un ton moitié poli, moitié impérieux, il me dit :

— Puis-je demander vos noms, et l’objet de cette visite ?

— À coup sûr, dit Marbre, vous en avez le droit, et c’est de toute justice ; nous ne rougissons ni de nos noms, ni du but qui nous amène. Quant à celui-ci, vous ne le connaîtrez que trop tôt, je vous en réponds. Mais pour commencer par le commencement, cette personne qui m’accompagne est M. Miles Wallingford, ami intime de mistress Wetmore, cette vieille dame qui demeure en bas de la route, dans une ferme appelée Willow Grove. L’écuyer Wallingford est son ami, Monsieur, et mon ami en même temps, et j’ai grand plaisir à vous faire faire sa connaissance.

— Je suis heureux de voir monsieur, répondit Van Tassel en me dévisageant de nouveau, tandis qu’il jetait un coup d’œil oblique sur une liste alphabétique d’avocats pour voir s’il y trouvait mon nom ; — très-heureux de voir monsieur, qui sans doute est depuis peu de temps dans les affaires, à en juger d’après son âge.

— Il y a commencement à tout, monsieur Van Tassel, répondis-je avec un sang-froid que le vieil usurier n’aimait pas, je crois, à me voir.

— C’est très-vrai, Monsieur, et je souhaite que vos succès au barreau soient aussi grands que votre entrée y a été récente. Votre compagnon a l’air d’un marin plus que d’un avocat. — C’était assez vrai ; il n’y avait pas à se méprendre sur la profession de Marbre ; quant à moi, j’avais mis une redingote pour venir à terre. — Je présume qu’il n’est pas en activité de service ?

— C’est ce qui reste à voir, Monsieur, répondit Marbre. À présent que je vous ai dit le nom de mon ami, je vais vous apprendre qui je suis. On m’appelle Moïse Marbre Wetmore Van Duzer Oloff, ou quelque chose d’approchant, Monsieur, et vous êtes libre de choisir dans la liste le nom qui vous conviendra le mieux. Quelque nom que vous appeliez, je répondrai toujours : Présent !

— C’est un langage auquel vous conviendrez, Messieurs, qu’il est difficile de comprendre quelque chose. Votre visite a-t-elle quelque rapport à mistress Wetmore, à sa ferme, ou à l’hypothèque dont elle est frappée ?

— Oui, Monsieur, et je suis le fils de cette mistress Wetmore, — son fils, Monsieur, son fils unique à cette bonne chère âme.

— Le fils de mistress Wetmore ! s’écria Van Tassel en cachant mal sa surprise et son inquiétude. Je savais bien qu’elle avait eu un fils ; mais j’ai toujours entendu dire qu’il avait été impossible de le découvrir. Je ne vois pas, Monsieur, que vous ressembliez en aucune manière ni à George Wetmore, ni à Catherine Van Duzer.

Cette allégation n’était pas exacte. Ceux qui avaient connu George déclarèrent ensuite que Moïse lui ressemblait beaucoup ; et quant à moi, je retrouvais quelque chose de l’expression de la figure de sa mère dans la bouche et dans quelques-uns des traits de mon lieutenant. J’avoue que, si je n’avais pas eu connaissance des liens qui les unissaient, je ne l’aurais pas remarqué ; mais, une fois qu’on était instruit de cette circonstance, il était difficile de ne pas en être frappé.

— Je ne leur ressemble pas ! répéta Marbre du ton d’un homme qui est prêt à chercher querelle à la moindre provocation ; et comment voulez-vous que je ressemble à quelqu’un, après la vie que j’ai menée ? D’abord je fus éloigné de ma mère dix jours après ma naissance ; puis, déposé sur une pierre tumulaire par voie d’encouragement ; après quoi on m’envoya aux Enfants-Trouvés. À dix ans, je prends mes jambes à mon cou, et je m’embarque : je suis successivement mousse, matelot, lieutenant, patron, que sais-je ? je suis même un infernal ermite ; et si vous me trouvez quelqu’un qui, après tout cela, ressemble encore à une créature humaine, celui-là peut se vanter d’avoir une figure qui ne change pas plus que celles qu’on voit sur nos monnaies.

— Tout cela, monsieur Wallingford, est si peu intelligible pour moi, que je vous demanderai de me l’expliquer.

— J’ajouterai seulement, Monsieur, que, d’après les données que j’ai recueillies, il n’y a pas un mot, dans ce que vous venez d’entendre, qui ne soit strictement vrai. Je suis convaincu que nous avons devant les yeux Oloff Van Duzer Wetmore, le seul enfant vivant de George Wetmore et de Catherine Van Duzer. Il est venu vous voir au sujet de prétentions qu’on dit que vous élevez sur la ferme que sa mère a héritée de ses parents.

— Qu’on dit que j’élève ! J’ai bien certainement entre les mains l’obligation de George Wetmore, avec une bonne hypothèque consentie par sa femme, laquelle obligation monte avec les intérêts et les frais à la somme de 963 dollars ; et je vais faire procéder à la vente, conformément à la loi. J’ai déjà accordé une remise, pour obliger la veuve ; car on a des entrailles, et il en coûte de presser trop une femme seule et âgée ; mais pourtant il faut bien finir par rentrer dans son argent. Vous savez, Monsieur, que je perds l’intérêt des intérêts, et qu’il faut que je me contente de ce que la loi m’accordera. C’est assez dur dans des temps d’activité comme ceux-ci où il ne se passe pas un jour où il ne se présente une occasion d’escompter du papier excellent. Le commerce a pris un tel essor, monsieur Wallingford, qu’il y a des hommes qui vendraient presque leur âme pour de l’argent.

— Oui, je crois qu’il y en a en effet qui en sont capables. Mais il paraîtrait — je commençais à entrer un peu dans mon rôle d’avocat — que George Wetmore a remboursé la somme intégralement.

— Vous oubliez donc, Monsieur, que l’obligation hypothécaire est toujours entre mes mains. Vous êtes homme d’affaires, et vous devez connaître la valeur de simples commérages et le danger d’y attacher trop d’importance. George Wetmore n’était pas un imbécile ; il n’était pas homme à payer sans reprendre l’acte, ou tout au moins sans se faire donner une quittance ; encore moins à laisser subsister une hypothèque, quand il eût été si simple d’en obtenir la radiation.

— Je suis informé qu’il reçut en effet votre quittance, mais on présume qu’il la perdit avec son portefeuille, qui tomba sans doute de la poche de son habit, le jour même où il revint du tribunal où il avait eu rendez-vous avec vous, et où il assura qu’il vous avait remis l’argent, pour que les intérêts ne courussent pas plus longtemps.

— Voilà un conte bien puéril, et vous ne supposez pas que le chancelier s’en contentera, quand il ne repose que sur un ouï-dire rapporté par la partie intéressée à conserver le bien. Vous savez, Monsieur, que la vente ne peut être arrêtée que par une injonction de la Cour de la Chancellerie.

Certes, je n’étais pas un grand légiste ; mais, comme tout Américain, je connaissais cette branche de la jurisprudence du pays, qui se rattachait à mes intérêts. Comme propriétaire, je n’étais pas sans avoir une légère teinture de la loi qui régissait les immeubles, ni de la manière dont les choses se passaient dans la Cour de la Chancellerie, celui de tous les tribunaux où l’on recherchait avec le plus de soin la vérité. Une idée heureuse se présenta tout à coup à mon esprit, et je m’en servis sur-le-champ.

— Je conçois, Monsieur, répondis-je, qu’un juge prudent hésite à s’en rapporter au simple témoignage de mistress Wetmore attestant qu’elle a entendu dire à son mari qu’il avait payé l’argent ; mais rappelez-vous qu’elle peut déférer le serment à la partie adverse. Et je crois que nous tous nous serions mieux édifiés dans cette affaire si vous prêtiez serment que la somme n’a jamais été payée.

Le coup porta. Depuis ce moment, je n’eus pas le moindre doute que Wetmore n’eût versé l’argent, et que Van Tassel ne se le rappelât parfaitement. Je le lisais dans la figure altérée de l’usurier et dans son regard détourné. Si ce n’était pas une preuve suffisante pour une cour de justice, c’était assez du moins pour activer mon zèle et me décider à prendre sérieusement en mains cette affaire. J’attendis la réponse de Van Tassel, en épiant ses moindres mouvements avec une attention qui, évidemment, l’embarrassait beaucoup.

— Catherine Wetmore et moi, dit-il, nous demeurions porte à porte dans notre enfance, et cette malheureuse hypothèque m’a causé plus d’ennui que tout le reste de mes petites propriétés. J’y ai mis tous les ménagements possibles, et j’ai attendu bien longtemps sans faire valoir mes droits. Mais que faire ? Après vingt ans, il y aurait présomption de paiement, et je ne pourrais plus rien réclamer. Néanmoins, nous sommes des amis d’enfance, comme je vous le disais, et plutôt que de pousser les choses à l’extrême, je consentirais volontiers à une sorte de compromis.

— Et, dans vos idées de justice, monsieur Van Tassel, quelles seraient les bases de ce compromis ?

— Écoutez, Monsieur : Catherine est vieille, et il serait vraiment cruel de lui faire quitter le toit sous lequel elle est née. Je l’ai toujours pensé, et je le dis avec conviction aujourd’hui. Pourtant je ne puis renoncer à ce qui m’appartient sans compensation, quoique je sois tout disposé à attendre. J’ai dit à mistress Wetmore, avant d’afficher la vente, que si elle voulait signer une nouvelle obligation, qui comprendrait tous les intérêts dus, je serais prêt à lui accorder du temps. Maintenant je propose, comme la manière la plus simple d’arranger l’affaire, de lui laisser, sa vie durant, la jouissance de la ferme, pourvu qu’elle se désiste bien et dûment de tout droit sur la propriété.

Marbre lui-même en savait assez pour comprendre toute la perfidie d’une pareille offre. D’abord, c’eût été reconnaître par le fait qu’on n’avait point payé ; ensuite, c’était assurer gratuitement à Van Tassel, dans un délai peu éloigné, la paisible possession de la ferme. Au trépignement de pieds de mon lieutenant, je vis que la bombe était près d’éclater, et je lui fis signe de se contenir, tandis que je soutiendrais la discussion.

— Si mon ami consentait à un arrangement pareil, Monsieur, répondis-je, ce serait littéralement vendre son droit d’aînesse pour un plat de lentilles.

— Vous n’oublierez pas, monsieur Wallingford, qu’une vente par autorité de justice, légalement faite, est une chose sérieuse, et sur laquelle il n’y a plus à revenir. C’est d’aujourd’hui en huit qu’elle doit avoir lieu ; et, le contrat une fois signé, je ne conçois pas trop comment on pourrait s’y prendre pour le faire annuler. M. Wetmore que voici ne paraît guère homme à payer comptant mille dollars.

— Nous ne laisserons point passer l’acte, soyez-en bien sûr. J’achèterais plutôt moi-même la propriété ; et si plus tard on vient à découvrir que la somme avait été effectivement payée, vous êtes bon pour répondre du capital, des intérêts et de tous les frais.

— Vous êtes jeune, monsieur Wallingford, et vous reconnaîtrez la folie d’avancer de l’argent pour vos clients.

— Je ne suis nullement avocat, comme vous l’avez supposé à tort, Monsieur, mais capitaine de navire, et M. Wetmore est mon lieutenant. Mais nous n’en sommes pas moins pour cela en état de payer mille dollars, et même vingt mille, s’il le fallait.

— Vous n’êtes pas avocat ! s’écria Van Tassel en manifestant sa satisfaction par une horrible grimace. Voyez donc ces deux marins qui viennent discuter la validité d’une obligation hypothécaire ! La justice serait admirablement rendue, Messieurs, en vérité, si on vous laissait faire ! Allons, allons, je vois ce que c’est. Vous avez voulu exploiter ma sympathie pour une vieille femme qui depuis vingt ans vit à mes dépens. Je croirais assez que vos neuf cent soixante-trois dollars se trouveront de la même qualité que vos connaissances en droit.

— Et cependant j’ai cru remarquer, monsieur Van Tassel, que vous ne seriez pas flatté d’avoir à prêter serment devant la Cour de la Chancellerie en réponse à une assignation que pourrait, à mon défaut, dresser un certain Abraham Van Vechten, d’Albany.

— Abraham Van Vechten est un excellent conseil, et un honnête homme, et il ne se chargerait pas facilement d’une cause qui ne repose que sur un ouï-dire de vieille femme, laquelle cherche à conserver sa ferme.

Marbre ne put se contenir plus longtemps. Il me dit ensuite que, pendant le dialogue, il avait pris la mesure du pied de l’usurier, et qu’il avait senti que ce serait une honte de frapper une si frêle créature ; mais entendre mal parler de sa mère, voir ses justes droits, non-seulement méconnus, mais tournés en dérision, c’était plus que sa patience ne pouvait supporter. Se levant brusquement, il se mit à fulminer une des philippiques les plus énergiques en vrais termes de marin. Tous les noms, toutes les épithètes que son vocabulaire put lui fournir, il les entassa sur le vieil usurier, et, tout mérités qu’ils fussent, je ne me permettrai pas de les répéter à mes lecteurs. Je le laissai décharger toute sa bile ; et, après avoir déclaré à Van Tassel qu’il entendrait parler de nous, je réussis à entraîner mon compagnon du côté du cabriolet, avant qu’il en fût venu aux voies de fait. Il était évident que le vieil homme d’affaires était loin d’être à son aise, et qu’il aurait été charmé de nous retenir encore, dans l’espoir de conclure quelque arrangement, s’il était possible ; mais je crus plus sage de laisser un peu dormir l’affaire, après les démonstrations énergiques dont il venait d’être témoin.

Il ne fut pas facile de hisser Marbre dans la voiture. Il se débattait pour revenir sur ses pas et laver de nouveau la tête à l’usurier. Aussi, dès qu’il y fut entré, je mis le cheval au trot, et je me dirigeai vers la maison où nous devions prendre Kitty Huguenin, la petite fille de la vieille mistress Wetmore.

— Voyons, dis-je à mon lieutenant des que nous fûmes partis, il faut tâcher de prendre un air plus aimable, ou vous allez effaroucher votre nièce, qui ne vous connaît pas encore.

— L’impudent coquin ! profiter de l’isolement ou se trouvait une pauvre vieille, dont le mari était au tombeau, et le fils unique sur l’océan ! Qu’on me parle encore des commandements ! il les a violés tous, le monstre !

Marbre continua à grommeler encore quelque temps, comme le tonnerre qui gronde dans le ciel après que l’orage est passé ; puis il finit par tomber dans un morne silence.