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Lucie Hardinge/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 58-66).



CHAPITRE V.


L’art et la magie peuvent préserver des morsures du serpent de la plaine, mais celui qui s’insinue au fond du cœur, oh ! qui a le pouvoir d’en préserver ?
Mélodies hébraïques.



Dès que Marbre sut que mon intention était de descendre le fleuve jusqu’à New-York, pour consulter de nouveaux médecins, il renonça à son projet de passer la nuit sous le toit paternel, et il voulut m’accompagner afin de réunir immédiatement les mille dollars qu’il voulait tenir tout prêts en cas de besoin. Nous abrégeâmes les adieux, et à huit heures nous étions tous à bord du sloop.

Je ne descendis pas immédiatement auprès de ma sœur. Je ne l’avais pas vue depuis le moment de notre rencontre avec Rupert et les Merton, et elle était si impressionnable que je craignis que ma présence ne lui causât une émotion trop vive. Il ne me restait qu’un devoir à remplir, c’était d’entourer ma sœur le plus tôt possible des soins les plus éclairés. Il est vrai que nous avions les instructions écrites du docteur Post, et qu’il nous avait dit que la première chose était de chercher à distraire Grace des pensées qui l’absorbaient ; mais à présent qu’il nous avait quittés, il me semblait que je ne devais pas m’en rapporter à un seul avis.

À neuf heures, la marée étant favorable, j’appareillai sur-le-champ, par un léger vent sud-ouest. Comme Marbre ignorait aussi bien que M. Hardinge le véritable état de ma sœur, il résolut de célébrer la découverte qu’il venait de faire par un souper solennel. J’allais élever des objections à cause de Grace, mais Lucie me pria de le laisser faire ; des convives tels que M. Hardinge et mon lieutenant ne seraient pas bien bruyants ; et elle pensait que les fragments de conversation que la malade pourrait entendre à travers la porte entrouverte contribueraient à l’empêcher de s’appesantir trop profondément sur les scènes de la matinée. Le projet fut donc mis à exécution, et, une heure après, les chambres du Wallingford offraient un singulier spectacle. D’un côté était couchée Grace se prêtant avec une douce résignation à écouter son amie qui lui racontait le motif du gala, et qui lui faisait remarquer toutes les saillies du bon lieutenant ; de l’autre, Marbre, qu’on pouvait apercevoir à travers la porte, se livrait à toute sa gaieté, et la communiquait au bon M. Hardinge, qui ne pensait plus qu’à la bonne fortune de son compagnon, tandis que moi, quoique assis auprès d’eux à la même table, je ne pouvais songer qu’à ma sœur.

— Voilà de la crème comme on en boit rarement à bord d’un bâtiment ! s’écria le lieutenant en s’apprêtant à terminer son repas par une tasse de café, et je ne crois pas avoir jamais mangé de meilleur beurre. C’est que c’est ma petite Kitty qui l’a fait. N’est-ce pas, monsieur Hardinge, que tout ce qui a passé par les mains d’une nièce nous paraît bien meilleur ?

— Vous allez connaître enfin tout le prix des affections de famille, mon ami, et ce qu’elles répandent de charme sur les moindres circonstances de la vie. Une mère, une nièce, ce sont des présents bien précieux que vous a faits la Providence.

— Et une mère et une nièce du premier choix encore ! s’écria Marbre, de plus en plus enthousiasme. Car enfin, j’aurais pu tomber sur une femme de mauvaise vie, ou adonnée à la boisson, ou n’allant pas à l’église. Pas du tout, je rencontre la crème des mères, une mère que le roi d’Angleterre[1] lui-même ne désavouerait pas pour la sienne. Savez-vous bien, monsieur Hardinge, que j’ai été violemment tenté de tomber à deux genoux, et de demander à l’excellente vieille de bénir son Moïse, ou son Oloff, comme elle aurait voulu.

— Et si vous l’aviez fait, monsieur Marbre, vous ne vous en seriez pas plus mal trouvé. De pareils sentiments vous honorent, et personne ne doit rougir de recevoir la bénédiction d’un de ses parents.

— C’est ce qu’on appelle avoir des idées religieuses, n’est-ce pas, mon cher Monsieur ? demanda Marbre avec une candeur parfaite. J’ai toujours pensé que cela me viendrait à la longue ; et maintenant que je suis soulagé de ce grand crève-cœur de n’appartenir à personne, et de n’avoir personne qui m’appartînt, mes sentiments se sont bien modifiés ; et j’éprouve le besoin de vivre en paix avec toute la grande famille humaine, — toute ? oh ! non ; j’excepte ce coquin de Van Tassel.

— Il ne faut excepter personne : il nous est ordonné d’aimer ceux qui nous haïssent, et de prier pour ceux qui nous persécutent.

Marbre regarda M. Hardinge en ouvrant de grands yeux ; car il eût été difficile de trouver, dans un pays chrétien, quelqu’un dont l’instruction religieuse fût encore si complètement à faire. Il est plus que probable que c’était la première fois que ce commandement si connu frappait ses oreilles ; mais il était évident qu’il éveillait de nouvelles idées dans son âme, et que Marbre commençait à comprendre tout ce qu’il avait de sublime, quoiqu’il doutât encore.

— Où nous dit-on d’agir ainsi ? demanda-t-il enfin.

— Où ? dans le livre où tous nos devoirs nous sont tracés, dans la Bible. Il faut que vous en veniez à essayer d’aimer M. Van Tassel, et à lui souhaiter du bien, au lieu de nourrir contre lui des sentiments de haine et de vengeance.

— Et c’est là ce qu’on appelle la religion ?

— C’est le Christianisme ; c’est son esprit, c’est son essence. Quiconque agit d’après ces préceptes, a le cœur en repos et la conscience tranquille.

Marbre avait un respect sincère pour mon tuteur ; il savait, et par ce qu’il m’avait entendu dire, et par ce qu’il avait vu lui-même, tout ce qu’il y avait en lui de douceur, de bienveillance, de droiture. Néanmoins ce n’était pas une leçon bien facile à inculquer tout de suite dans un esprit aussi peu préparé que le sien, que cet amour de ses ennemis ; et, dans ce moment même, Marbre n’était rien moins que disposé à pardonner à Van Tassel. Je le connaissais trop bien pour ne pas m’en apercevoir facilement ; et pour prévenir une discussion inutile qui aurait pu fatiguer ma sœur, je détournai la conversation sur un autre sujet.

— Puisqu’il est question de ce M. Van Tassel, dis-je à M. Hardinge, je désirerais avoir votre avis sur ce que nous avons de mieux à faire dans cette circonstance.

Je lui racontai alors l’histoire de la créance hypothécaire, et la nécessité d’agir promptement, puisque la vente était annoncée pour la semaine suivante. Mon tuteur connaissait mieux le pays que moi ; il trouva que Marbre n’avait pas un instant à perdre pour faire toutes les démarches nécessaires ; et que, pour gagner du temps, il fallait débarquer à Hudson, d’où il se rendrait par terre à New-York. Il se mit en même temps à lui tracer des instructions par écrit ; car, dès qu’il s’agissait de rendre service, M. Hardinge ne faisait jamais les choses à demi.

Il était minuit quand nous arrivâmes à Hudson ; et je calculai qu’au train dont nous allions, Marbre en effet se trouverait trop en retard s’il restait avec nous. Je le conduisis donc à terre avec M. Hardinge. La diligence partait le lendemain matin ; mais son impatience ne pouvait supporter le moindre retard ; il parvint à découvrir un cabriolet ; et, à une heure du matin, il brûlait le pavé de la longue rue qui composait alors presque toute la cité d’Hudson. Neb nous attendait en courant des bordées. Quand nous fûmes de retour, le vent avait fraîchi ; il s’était rangé à l’ouest, ce qui permit au Wallingford d’accélérer sa marche.

J’essayai de reposer quelques heures ; mais mon sommeil fut agité ; je voyais sans cesse tourner la roue qui avait causé la mort de mon pauvre père ; et ma mère, ainsi que Grace, étaient emportées avec lui dans ce tourbillon terrible, et déposées dans le même tombeau. À peine le jour commençait-il à paraître que pour échapper à ces lugubres images, je montai sur le pont. Tout était tranquille dans les deux chambres, et j’allai respirer l’air frais du matin, sans parler à personne. Il n’y avait sur le gaillard d’arrière que le pilote, qui était au gouvernail ; mais je vis sous le gui, tout contre le mât, une paire de jambes, que je reconnus pour appartenir à Neb, et à peu de distance, un joli jupon brun qui ne pouvait être que celui de Chloé. Je m’approchai du nègre pour le questionner sur le temps qu’il avait fait pendant son quart, quand, au moment où j’allais l’appeler, j’entendis la jeune personne dire d’une voix plus animée qu’il ne convenait pour un entretien aussi intime :

— Jamais, Neb, jamais, sans l’approbation de mère et de toute la famille ! jeune nègre supposer n’avoir qu’à cajoler jeune fille pour faire dire oui, puis aller trouver ministre, demander bénédiction et tout être dit ! mais mariage, pas bien tourner alors, falloir consentement avant tout.

— Moi avoir le vôtre, Chloé, depuis deux ans ; et moi bien décidé à demander celui de maître Miles.

— Pas suffire pour ma conscience, Neb ; bon maître pas vouloir forcer négresse ; mariage être comme religion, et religion libre ; négresse avoir trop bonne raison pour vouloir pas se marier.

Chloé avait quitté alors ses airs prétentieux, et elle parlait avec un naturel qui paraissait faire impression sur Neb ; et qui piquait ma curiosité.

— Oui dà, continua Chloé, presque en sanglotant, pas de mariage tant que miss Grace être si pâle, et dans si pitoyable état.

Au ton dont parlait Chloé, elle semblait avoir perdu presque toute espérance ; et que ces réflexions étaient déchirantes pour moi ! Je me détournais pour donner un libre cours à mes larmes, quand j’aperçus Lucie qui venait me dire que ma sœur désirait me parler. Il fallut encore une fois me faire violence, et je descendis auprès de la chère malade.

Grace me reçut avec un sourire angélique ; mais je restai anéanti en remarquant le changement prodigieux qui s’était opéré en elle en si peu de temps ; elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Je l’embrassai sur le front, et il me sembla qu’il était glacé. Elle eut pourtant la force de passer ses bras autour de mon cou, et elle me regarda fixement pendant une demi-minute, avant de parler, comme pour voir si je me faisais encore illusion.

— Lucie m’apprend, cher frère, dit-elle enfin, que vous voulez me conduire jusqu’à New-York pour consulter de nouveau. Elle se trompe, n’est-il pas vrai ?

— Non, Grace ; et, si le vent ne change pas, j’espère que demain matin vous serez établie dans la maison de Lucie, qui ne nous refusera pas l’hospitalité. Aussi, me suis-je permis de former ce projet à moi tout seul, sans vous consulter.

— Pourquoi ne pas retourner à Clawbonny ? si quelque chose peut me faire du bien, c’est l’air natal, Miles, l’air pur de la campagne. Rendez-vous à ma prière, et n’allons pas plus loin que la crique.

— Si vous insistez, Grace, vos désirs seront des ordres pour moi ; mais il faut chercher à remédier à cet état de faiblesse, et de nouveaux avis…

— Songez, Miles, qu’il n’y a pas vingt-quatre heures que vous avez consulté l’un des meilleurs docteurs du pays. Il n’y a rien de changé dans mon état, et ce que l’art peut faire, il l’a fait, en nous laissant des instructions par écrit. Mon bon frère, ne me refusez pas. Ce n’est qu’à Clawbonny que je peux trouver quelque repos. Ici, on ne saurait ni penser à l’avenir, ni prier Dieu. Je vous en conjure, retournons à Clawbonny, si vous m’aimez.

Il n’y avait pas moyen de résister à un pareil appel. Je remontai sur le pont, le cœur plus gros que jamais ; je donnai au pilote les ordres nécessaires, et nous revîmes nos rives chéries quarante-huit heures après les avoir quittées. Grace était si faible qu’il fallut la porter jusqu’à la voiture, et Lucie monta auprès d’elle avec son père. Quand j’arrivai à la porte de la maison, je trouvai M. Hardinge qui se promenait, en m’attendant, d’un air agité.

— Miles, mon cher enfant, mon second fils, dit cet excellent homme qui, en ramenant ma pauvre sœur, s’était aperçu pour la première fois de la gravité du mal, — votre sœur bien-aimée, ma chère Grace, est bien plus souffrante que je ne me l’imaginais.

— Depuis mon retour, je tremble à chaque instant que son Créateur ne la retire d’un monde qui n’est pas assez bon pour une créature si pure et si angélique. Si j’ai eu un moment d’illusion, c’est lorsque Post a conseillé cette excursion ; mais, loin d’avoir produit un bon effet, elle n’a servi qu’a aggraver le mal.

— Et dire que je ne croyais cette chère enfant atteinte que d’une indisposition légère dont des soins et du repos triompheraient bientôt, tandis que la tombe s’ouvrait lentement pour elle ! Jusqu’où ne va pas notre aveuglement, faibles mortels que nous sommes !

— Dans un moment aussi critique, je ne puis compter que sur vous, mon cher Monsieur ; oh ! dirigez-moi ; que faut-il faire ?

— Ne comptez que sur Dieu, Miles, répondit mon digne tuteur, tout en marchant sous le portique en dévorant ses larmes. Oui, dimanche, nous prierons tous pour elle à l’église ; et avec quelle ferveur ! car elle est si aimée de tous ! plus encore, s’il est possible, que sa sainte mère. Être enlevée si jeune ! mais c’est pour aller à Dieu. Tâchons de penser à ce qu’elle gagne, pour nous réjouir, au lieu de pleurer sa perte.

Et le digne homme fondait en pleurs.

— Comment, Monsieur, est-ce que vous ne conserveriez plus d’espoir ?

— Plus d’espoir ? quand, au contraire, j’envisage pour elle la couronne des anges ! — Et cependant, en dépit de ma raison, je ne suis pas maître de mon émotion. C’est que Lucie ne m’est pas plus chère. Songez, Miles, que depuis l’enfance, Grace est pour moi comme une seconde fille ; j’ai reporté sur vous deux toute l’affection que j’avais pour vos parents, et j’ai toujours confondu dans mon cœur leurs enfants et les miens. Ah ! que ne m’a-t-il été donné de les réunir par des liens encore plus étroits !

— Vous savez si ce vœu était aussi celui d’au moins un de vos enfants ?

— Oui, Miles ; mais, avant cet héritage qui nous est tombé du ciel, nous étions trop pauvres pour songer à nourrir de semblables prétentions, et le silence que vous avez gardé, les absences que vous avez faites, ont laissé malheureusement d’autres liaisons se former. Rupert aussi n’a jamais vu dans Grace qu’une sœur à la main de laquelle il ne lui était pas permis d’aspirer. Le ciel n’a pas permis que tant de bonheur se réalisât sur la terre.

Hélas ! combien M. Hardinge était loin de soupçonner que c’était ce fils, qu’il croyait si délicat, dont l’ambition et l’égoïsme conduisaient ma sœur au tombeau ! Il continua pendant quelque temps à passer en revue toutes les charmantes qualités de Grace, et, à mesure qu’il les énumérait, il s’attendrissait de plus en plus. Il finit par envoyer chercher Lucie, et il resta enfermé avec elle pendant près d’une heure. J’ai su qu’il l’avait pressée de questions sur la cause de la maladie de ma sœur, allant même jusqu’à demander si le moral n’était pour rien dans ce dépérissement si extraordinaire. Lucie, malgré sa franchise ordinaire, jugea inutile d’éclairer son père, et elle sut éviter de répondre directement, sans pourtant altérer en rien la vérité. Elle savait bien que, si elle eût laissé entrevoir la vérité, Rupert eût été mandé à l’instant ; et que la réparation la plus complète eût été exigée comme un acte de justice. C’eût été amener de nouvelles scènes déchirantes, sans aucun bien pour la malade. La plus cuisante peut-être de toutes les souffrances pour elle, c’était l’indignité de l’homme qu’elle s’était plu si longtemps à parer de toutes les vertus. Cette illusion n’avait pu s’échapper de son cœur sans le briser. Ma pauvre sœur n’avait pas une organisation ordinaire. La sensibilité la plus exquise s’était manifestée en elle dès le berceau : lors de la terrible catastrophe qui nous avait ravi notre père, quoiqu’elle ne fût encore qu’une enfant, ou avait craint un moment pour ses jours ; la mort de notre mère, quoique prévue longtemps d’avance, avait failli encore éteindre le flambeau toujours si vacillant de sa vie. Je le répète : elle était si délicate et si pure en même temps, qu’elle ne semblait pas faite pour les luttes et les chagrins de ce monde.

Lucie, qui avait pris en mains la direction complète de la malade, ne me permit pas de revoir Grace, à qui il fallait du repos. Elle ne faisait en cela que suivre les recommandations du docteur, et je ne pouvais que me soumettre, sachant que ma sœur ne pouvait avoir une garde plus judicieuse et plus attentive.

On vint du moulin de la ferme me demander des instructions que j’étais forcé de donner, tout préoccupé que j’étais de l’état de ma sœur. Plus d’une fois je cherchai à m’intéresser aux affaires dont je m’occupais ; mais bientôt je retombais dans ma mélancolie, et je finissais par dire aux différents employés qui me consultaient, d’agir comme ils l’avaient fait pendant mon absence.

— Très-bien, maître, répondit le vieux nègre qui dirigeait la culture des champs, et qui s’exprimait un peu mieux que ses camarades, très-bien, si la chose était possible. Mais M. Hardinge, il était toujours là ; on pouvait causer avec lui de la moisson et du reste ; et cela donne un fameux coup d’épaule à pauvre nègre, quand il est dans l’embarras.

— À coup sûr, Hiram, vous vous entendez beaucoup mieux en agriculture que M. Hardinge et que moi, et vous n’avez pas besoin de nos conseils pour faire pousser le blé, ou pour rentrer le foin.

— Très-vrai, maître, très-vrai ; mais, voyez-vous, nègre aime à parler, et ouvrage va bien mieux quand bonne dispute a eu lieu avant qu’il commence.

Rien n’était plus vrai. Rien de plus tenace dans ses idées qu’un nègre. Il a l’esprit de controverse, et il n’aime pas à se laisser convaincre. M. Hardinge discutait volontiers avec eux, et il cédait invariablement, à moins qu’il ne s’agît d’une question de principes ; sur ce chapitre-là il ne tergiversait jamais, et il était aussi inflexible que les lois des Mèdes et des Perses ; mais pour tout ce qui concernait le blé, les pommes de terre, le moulin ou le sloop, il se rendait à l’expérience de ceux qui voyaient les choses de plus près, mais, toutefois, après avoir discuté l’affaire en conseil. Cette conduite l’avait rendu très-populaire à Clawbonny, les personnes qui se laissent convaincre ayant ordinairement autant de succès dans le monde que celles qui savent écouter. Le vieux ministre avait de plus cet avantage, qu’il croyait sincèrement avoir dirigé les différentes mesures qui étaient adoptées, et que tout au plus il laissait prendre.

Le vieil Hiram ne me quitta pas, quand il vint chercher ses instructions, autrement dit « une dispute, » sans me demander des nouvelles de Grace. L’alarme s’était répandue parmi les esclaves, et c’était un spectacle touchant de voir à quel point ils étaient inquiets. C’était assez pour l’aimer qu’elle fût leur jeune maîtresse ; mais elle était si bonne, si prévenante pour eux tous, que leur tendresse allait presque jusqu’à l’adoration.

— Quel dommage que jeune maîtresse ne soit pas bien, dit le vieil Hiram en nous regardant tristement ; Dieu veuille qu’il n’arrive rien de fâcheux ! Cela irait si bien, miss Grace et M. Rupert, comme miss Lucie et jeune maître ! Ce serait un beau jour à Clawbonny ; car nous aurions jeune maître et jeune maîtresse que nous aurions tous connus dès le berceau !

Ainsi donc l’esclave lui-même avait surpris le secret de son maître ! Je m’éloignai précipitamment, de peur qu’il ne découvrît aussi les signes d’une émotion que je ne pouvais plus contenir.



  1. À cette époque, les allusions à la royauté se bornaient au roi de la Grande-Bretagne. Des toasts en son honneur étaient assez souvent portés dans les repas.