Lucienne/I/VIII

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Calmann Lévy (p. 95-103).

VIII


Lorsqu’elle s’éveilla le matin, elle avait la tête encore lourde, ayant beaucoup pleuré ; son corps était las et son esprit comme engourdi. Assise sur son lit, le front dans sa main, elle essayait de rassembler ses idées.

Malgré elle, une joie profonde lui emplissait le cœur : elle était aimée ! Cette pensée dominait toutes ses tristesses. La voix d’Adrien, brûlante et douce, chantait à son oreille et l’empêchait d’entendre gronder toutes les douleurs qui avaient pris possession d’elle-même. Elle écoutait cette voix, elle reprenait mot par mot les phrases qu’elle avait prononcées ; toutes s’étaient gravées en traits lumineux dans sa mémoire. Mais cette mémoire, comme un crible, laissait fuir les pensées pénibles. C’était si nouveau pour elle le chagrin ! Un homme riche, subitement ruiné, doit ainsi dans les premiers temps oublier sa misère. Lucienne oubliait. Instinctivement, elle repoussait loin d’elle la souffrance, cette nouvelle venue, et rouvrait son cœur à la joie.

Cependant, le sentiment de sa situation lui revint peu à peu. Cette nuit d’angoisse avait laissé bien des meurtrissures à son âme ; l’une après l’autre elle les touchait de sa pensée pour aviver leurs lancinations douloureuses. « Oui, mais il m’aime ! » répondait-elle toujours aux cruelles suggestions de son esprit.

Elle se leva et fit sa toilette machinalement. De temps à autre, elle venait appuyer son front contre la vitre et regardait au dehors, sans voir. D’ailleurs, un brouillard blanc traînait sur la mer et cachait tout l’horizon. Ce brouillard semblait flotter aussi dans le cerveau de Lucienne et retirer tout contour à ses idées. Ses yeux lui faisaient mal, un cercle bleuâtre les estompait. C’était la première fois qu’ils s’étaient gonflés de larmes ; elle avait pour la première fois crié sous une peine morale. Elle en était tout abasourdie.

Elle sentait pourtant qu’il lui fallait prendre une résolution, et elle avait peur de ce qu’elle allait décider comme de la pointe d’une lame dirigée par elle-même contre son cœur.

— Que vais-je faire ? se disait-elle tout en repoussant la réponse qui montait jusqu’à ses lèvres.

Partir ! cette pensée s’imposa bientôt. Elle lui causa une sensation de douleur physique, un choc à l’estomac et du froid dans les veines.

Voulant se mettre en garde contre elle-même et se fermer la retraite, elle sortit pour aller annoncer à M. Provot sa résolution. Elle trouva le vieillard dans sa chambre, les mains derrière le dos, se balançant lançant sur ses pieds, et regardant d’un air maussade par la fenêtre ouverte.

— Ah ! c’est vous, dit-il en tournant à demi la tête.

Puis il se remit à regarder au dehors.

— C’est moi, dit Lucienne, j’ai à vous parler.

M. Provot ne répondit rien.

— Il boude, se dit Lucienne ; c’est juste, il est dans son droit.

Il sifflotait un petit air, et continuait à se balancer en faisant crier ses bottines.

— Je vous en supplie, mon ami, dit la jeune femme, emmenez-moi, partons d’ici aujourd’hui même, retournons à Paris.

— Ah çà ! tu perds la tête ! s’écria M. Provot, en laissant éclater toute sa mauvaise humeur. Tu crois peut-être que je vais céder à tous les caprices d’une personne qui a si peu d’égards pour moi ? Tu te trompes, ma chère, il me plaît d’avoir aussi une volonté. Tu me prends vraiment pour une girouette. J’ai pris mes habitudes ici, les bains me font grand bien, le temps est magnifique… mais va te promener ! mademoiselle s’ennuie et veut s’en aller. Eh bien, qu’elle s’en aille ! je ne la retiens pas. Je ne serai pas fâché de la voir partir. Je pourrais alors avouer à ces braves gens que je les ai trompés, et leur conseiller, s’ils rencontrent ma nièce sur leur chemin, de lui tourner le dos.

— Grand Dieu ! s’écria Lucienne, qui devint blême, puis pourpre. Si vous dites cela, je vous tue.

M. Provot pouffa de rire.

Lucienne se mit à rire aussi.

— C’est vrai, je suis folle, dit-elle, rendue lâche par ce danger nouveau ; depuis hier j’ai les nerfs très-agacés. Je ne sais pas trop ce que je fais. Ce doit être l’air de la mer. C’est pourquoi je voulais partir. Mais je reste, puisque vous le voulez. Seulement ne parlez pas. Ce que j’en dis, c’est autant pour vous que pour moi. En avouant la vérité, vous nous couvririez de ridicuie. J’ai eu des torts envers vous, pardonnez-les moi ; c’étaient les nerfs. Je fais ce que vous voulez ; je reste. Vous ne direz rien, n’est-ce pas ?

— Puisque tu me cèdes si gentiment, je n’ai aucune raison de faire quelque chose qui te contrarie, dit M. Provot, peu habitué à cette douceur, et qui en était presque ému. Si les nerfs te font mal, il faut prendre un peu d’éther, et ça passera, ajouta-t-il. Seulement je te conseille de ne pas te baigner aujourd’hui.

— Vous avez raison, mon ami, dit Lucienne, je resterai dans ma chambre ; mais que cela ne vous prive pas de votre bain.

— Crois-tu que je doive me mettre à l’eau par ce brouillard ?

— Le soleil l’a déjà à moitié dissipé, et la mer est comme vous l’aimez, unie, sans une ride.

— C’est vrai ; il faut profiter du beau temps, dit M. Provot en prenant son chapeau.

Lorsque Lucienne rentra dans sa chambre, elle y trouva Jenny qui ramassait les robes qui traînaient sur les meubles et sur le tapis.

— Je crois que j’aurai une belle-sœur bien désordonnée, dit-elle.

— Quoi ! que dis-tu ? s’écria Lucienne, quelle belle-sœur ? Es-tu folle ?

— Nous savons que vous êtes une petite sournoise, dit Jenny ; mais je t’avais déjà dit que j’étais bien près de découvrir ton secret. Maintenant il est inutile de faire la discrète. Je sais tout.

— Qu’est-ce que tu sais ? Tu ne peux rien savoir, dit Lucienne en l’attirant près d’elle sur son canapé.

— Tu crois cela ; eh bien, écoute. Adrien est venu dans ma chambre ce matin de très-bonne heure. Comme il n’aime pas se lever tôt, j’ai vu tout de suite qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire. « Maman n’est pas malade ? lui ai-je demandé d’abord. — Non, elle dort, m’a-t-il répondu. Je veux te parler avant son réveil. — Me parler, à moi… sérieusement ? » C’était nouveau, mais cela me flattait. Je vis bientôt de quoi il s’agissait, et j’ai confessé le coupable. Il ne demandait pas mieux que de parler : son cœur débordait. Il t’aime comme un fou ; il te veut pour femme, et me demande de l’aider à décider maman à le laisser se marier, malgré sa jeunesse. Elle voudrait le voir s’établir seulement lorsqu’il sera avocat et aura au moins vingt-six ou vingt-sept ans. Pense donc ! un homme de vingt-quatre ans, c’est un gamin ! Mais lui ne veut pas attendre, il mourra de chagrin si on le prive de celle qu’il aime ! Enfin il est fou. Je n’en revenais pas. Si tu le connaissais comme nous, tu comprendrais ma surprise. Il est sauvage et réservé comme une jeune fille, et je l’ai toujours vu avec les femmes glacé comme la bise du nord. Tu peux te vanter de l’avoir métamorphosé. Comment as-tu fait ?

— Je ne crois pas avoir donné aucune espérance à M. Després, dit Lucienne presque défaillante.

— Bah ! bah ! il faut bien faire un peu de façons ; mais il paraît que ce que tu as dit à Adrien n’était pas bien féroce, car il est fou de joie. Son visage a une expression nouvelle. Il est vraiment beau, monsieur mon frère ; mais, avec cet éclair de bonheur dans les yeux, il est superbe. Tiens, je parie qu’il est sous ta fenêtre en contemplation.

— Mon Dieu ! se disait Lucienne, si elle savait quel coup de poignard me donne chacune de ses paroles !

Jenny avait ouvert la fenêtre.

— Qu’est-ce que je disais !

Adrien se promenait lentement le long de la mer.

Il traversa la chaussée et s’avança les yeux levés. Lucienne s’approcha de la fenêtre.

Après les nuits de fièvre et d’angoisse lorsque le soleil paraît, il disperse les épouvantes et rend le calme à l’esprit. Lucienne regarda le jeune homme et, sans le vouloir, lui sourit ; la tempête de son âme s’apaisait.

Jenny tambourinait sur les vitres et fredonnait le premier vers de la sérénade de Don Juan :


Je suis sous ta fenêtre.


Adrien jeta un coup d’œil autour de lui. La plage était déserte. En quelques efforts, s’accrochant à une persienne du rez-de-chaussée et aux saillies des moulures, il atteignit la fenêtre et s’assit sur le rebord de pierre. Lucienne avait poussé un cri.

— Oh ! ne crains rien, dit Jenny, il grimpe aussi bien qu’il nage. Ne dirait-on pas qu’il est assis là sur un canapé ?

Le jeune homme regarda Lucienne et lui prit la main. Elle n’avait pas la force de se défendre. Son regard avide plongeait dans les yeux d’Adrien avec une sorte de vertige. Il la sentait frémir ; il sentait qu’elle l’aimait éperdument, autant que lui-même l’aimait. Il lui pressait doucement la main ; il y appuya ses lèvres, et Lucienne, toute pâle, n’eut pas la force de résister.

— Eh bien, ne vous gênez pas ! s’écria Jenny, embrassez-vous devant moi ! Monsieur mon frère, vous perdez décidément la tête, vous si soucieux d’ordinaire des convenances, et qui m’avez bien souvent taquinée avec votre morale, je ne vous reconnais plus. Si les gens du pays vous voyaient suspendu à ce balcon, ils en diraient de belles sur notre compte !

— Tu as raison, je suis fou, dit Adrien ; je m’en vais.

Et il redescendit.

— Êtes-vous heureux de vous aimer comme cela ! dit Jenny, en rejoignant Lucienne qui s’était retirée de la fenêtre. Un sourire, un regard, c’est là le langage des amoureux. Vous ne vous êtes pas dit un mot. Ah ! je vous envie.

Jenny soupira, et son regard glissa vers la table sur laquelle s’étalait le buvard en cuir de Russie.

— Dis donc, Lucette, reprit-elle, c’est aujourd’hui vendredi ; si nous voulons que la lettre arrive à temps, il faut la mettre à la poste ce soir.

— Quelle lettre ? dit Lucienne, s’arrachant avec peine à sa rêverie.

— La lettre à mon soupirant.

— Tu songes encore à cette histoire ?

— Quelle vilaine égoïste tu es ! Absorbée dans ton amour, voilà que tu oublies déjà tes amis.

— Je t’assure, mignonne, que cet enfantillage m’inquiète un peu.

— Bah ! nous ne risquons rien. Nous ne faisons pas de mal. Et puis, vois-tu, mon esprit travaille depuis que j’ai reçu cette lettre ; il vaut bien mieux en finir. Si ce jeune homme est laid ou ridicule, mon rêve tombera en poussière et le vent l’emportera.

Ce raisonnement sembla convaincre Lucienne, qui se sentait peu capable de discuter plus longtemps. Elle prit le lettre, la mit dans une enveloppe, et écrivit l’adresse.

Jenny s’empara du billet, qui disparut dans sa poche.

La cloche du déjeuner tinta bientôt, et Lucienne descendit. Lorsqu’elle entra dans la salle à manger, madame Després vint à elle.

— Comme vous êtes pâle, mon enfant, lui dit-elle, auriez-vous passé une mauvaise nuit ?

Et elle la baisa au front.

Sous ce baiser, Lucienne eut un serrement de cœur.

— Ah ! le passé ! murmura-t-elle, est-ce donc irrémédiable ?