Lydie/Première Partie

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Lydie (1809)
C. J. Trouvé, imprimeur-libraire (p. 1-190).

LYDIE,
OU
LES MARIAGES MANQUÉS.

PREMIÈRE PARTIE.

La grosse cloche du château de Mordeck venoit, pour la troisième fois, de sonner un dîné qui depuis trente-cinq ans n’avoit pas été différé d’un quart-d’heure. Madame de Mordeck, sœur bienfaisante d’un frère respectable ; mademoiselle Miller, vieille anglaise, extrêmement sujette aux crampes d’estomac ; le capitaine Bellegarde, aussi prompt à forcer le cerf ou le chevreuil qu’à démâter une frégate ennemie : tous trois avoient fait, ce jour-là le sacrifice de leurs habitudes ; tous trois, impatiens, regardant sans cesse de la grille à la pendule, et de la pendule à la grille, accusoient les chevaux et désespéroient le cuisinier. Les deux dames, que leur grand âge retenoit souvent au salon, avoient inutilement pressé le capitaine d’aller avec les jeunes gens au devant de la voiture attendue de Paris. Bellegarde, qui jadis s’étoit marié selon son cœur, à qui un fils, parfaitement élevé, rappeloit chaque jour cette union chérie ; Bellegarde, quoique marin, étoit poli avec toutes les femmes. Cependant l’inquiétude commençoit à le gagner lui-même. On avoit calculé le départ, les relais, la distance, les petits obstacles ordinaires ; un incident plus grave étoit-il donc survenu ? Son fils… son fils, qui ce même jour montoit un cheval ardent… Mais enfin les coups de fouet retentissent, la grille s’ouvre, les chiens aboient… « Les voilà… je les vois, rassurez-vous, mesdames ; … je vois mon fils, il est à la portière de la voiture ; je vois Saint-Hilaire, je vois sa chère Lydie ; Valmont, le gros Préval, le bel Adhémar les suivent… tout est au mieux, nous allons dîner. » — « Ah ! nous allons dîner, dit en riant madame de Mordeck. » — « Oui, nous allons dîner, répète mademoiselle Miller en respirant avec précaution. »

Qu’on se figure, s’il est possible, l’enchantement de cette jeune personne si désirée, si bien venue dans une habitation opulente et paisible, où tout va s’empresser de lui sourire, de lui complaire, en attendant qu’un heureux mariage l’ait pour jamais fixée à Paris, où ses penchans et sa fortune la rappellent ! Lydie a déjà senti cela, et Lydie n’est pas encore arrivée. On arrête, on descend ; elle est portée dans les bras de sa tante, qui pleure de joie en la voyant si grande et si jolie. — « Comme elle est bien !… ah ! comme elle est bien ! Dites, mon cher Bellegarde ; n’est-il pas vrai quelle est charmante ? » — « Adorable. » — « Belle. » — « Très-belle. » — « Régulièrement belle… » — « Qu’en pensez-vous, monsieur de Valmont ? » — « Je pense, dit Valmont, en offrant sa main à Lydie, que tout éloge outré est le poison de la jeunesse, et qu’au surplus, mademoiselle, avec ses traits irréguliers, ne sera que trop attachante, si les grâces de son caractère acquittent les promesses de sa physionomie. » Lydie trouva cette réponse souverainement maussade, et le témoigna au peintre philosophe par une petite moue qui manqua son effet, car il n’y regarda point.

À peine à table, Lydie demanda la permission de s’absenter quelques minutes : la fatigue du voyage dont elle prit prétexte, lui donnant toute liberté, elle en usa, et ne reparut qu’au dessert dans le négligé le plus élégant. — « Vous vous rendrez malade, lui dit avec bonté madame de Mordeck. Quelle nécessité d’interrompre son repas ? » — « Pardon, madame ; mais le premier besoin est d’être présentable. Comment supporter le désordre d’une toilette de route ? Cela seul m’ôtoit l’appétit. » — Les jeunes gens sourirent ; Préval ouvrit de grands yeux ; Valmont baissa les siens ; mademoiselle Miller fronça le sourcil. On avoit rapporté les entrées, le rôti : mademoiselle renvoya tout d’un air distrait ; ne prit qu’un peu de crême dont à peine elle goûta ; mangea des fruits, des bonbons, et fut du reste, et avec tout le monde, d’une impertinence très-agréable.

« Par qui cette jolie personne a-t-elle été élevée ?… demanda, en sortant de table, la sérieuse mademoiselle Miller. » — « Par une mère idolâtre, répondit madame de Mordeck. » — « Un peu foible peut-être ? » — « Que voulez-vous ! une fille unique ! » — « Tout ce qu’il vous plaira, dit à part soi le capitaine ; je n’ai qu’un fils, et ne l’ai pas gâté. »

Alphonse, en cet instant, ne voyoit plus, n’entendoit plus son père. Saisi de ce premier ravissement de l’amour qui fascine les yeux, l’esprit, le jugement, il n’étoit frappé que des perfections de Lydie, dont, il suivoit tous les mouvemens avec une attention qui suspendoit en lui jusqu’à l’exercice de la pensée. L’enfance d’Alphonse, confiée à des mains sûres, avoit préparé son âme aux impressions douces, profondes et durables. Son père, en se chargeant d’achever son éducation, en lui faisant partager les études, les plaisirs et les dangers de quelques voyages d’outre-mer, avoit eu soin d’écarter de sa jeunesse ces amitiés trompeuses qui usent le cœur sans l’éclairer, et ces passions d’un moment qui ne s’éveillent ou ne s’irritent qu’à l’appui d’un mauvais exemple. Alphonse, à vingt-deux ans, bien brun, bien halé, mais sincère, modeste, fort riche et d’une figure spirituelle, étoit le gendre le plus désirable que Saint-Hilaire pût choisir pour sa fille. Aussi ce choix eût-il, dès long-temps, été arrêté dans son cœur, sans les motifs particuliers qui le faisoient pencher pour Valmont. Le capitaine Bellegarde, ami et parent de Saint-Hilaire, ne demandoit pas mieux que de s’unir à lui par un lien de plus ; mais jamais il ne s’étoit ouvert à ce sujet : détestant, comme tout homme sage, ces projets de famille et ces joies préméditées, que trop souvent le hasard ou l’amour se plaisent à faire évanouir.

Cette première journée n’offrit rien de bien remarquable que l’effet prodigieux de la présence de Lydie, sans le secours des talens superficiels, dont sa lassitude ne lui permit pas d’emprunter le prestige. Mais lorsqu’après une longue nuit, son teint plus reposé, ses yeux plus brillans et sa gaîté plus vive concoururent sans réserve à seconder les ruses de sa jeune coquetterie, Alphonse, Adhémar, le gros Préval, le sage Valmont lui-même, convinrent qu’il étoit difficile de rien voir, de rien entendre de plus séduisant. Lydie n’étoit pourtant ni grande, ni belle, ni supérieure par ses talens ou son esprit ; elle n’avoit qu’effleuré l’instruction en tout genre ; mais elle savoit plaire, et le savoit bien. Sa mère, dont la mort l’avoit séparée depuis trois ans, sa charmante mère, créole d’origine, et paresseuse comme toutes les créoles, avoit dirigé sa fille comme son aïeule avoit dirigé sa mère, comme elle avoit été dirigée elle-même ; et cette succession d’erreurs maternelles avoit fait de Lydie la plus frivole, la plus ignorante et la plus dangereuse fille dont l’ascendant pût entraîner le cœur d’un homme sensible et sans expérience. Alphonse l’éprouva le premier. Alphonse, après avoir valsé avec Lydie ; après l’avoir contemplée à la harpe, au piano ; après avoir recueilli chaque son de sa voix si douce et si flexible, Alphonse crut son sort décidé, et ressentit, ce dont il s’étonna, un embarras extrême en se retrouvant seul avec son père. Celui-ci l’observoit ; Alphonse s’en aperçut, et n’en devint que plus réservé. L’amour timide, ainsi que la beauté modeste, voudroit toujours s’entourer de voiles ; mais cette pudeur n’attire que les âmes tendres comme elle ; et Alphonse, intéressant dans son trouble aux yeux d’un père et d’une femme sensée, pouvoit fort bien, aux yeux de mademoiselle Lydie, paroître un peu ridicule à côté de son brillant rival, M. Adhémar de Mulsan ; de M. Adhémar, si beau, si noble, et tellement épris de son propre mérite, qu’à moins d’une opposition absolue dans les goûts et la façon de voir, on ne pouvoit se défendre de penser de lui presque autant de bien qu’il en disoit. Adhémar, au surplus, perdoit son argent de bonne grâce ; dansoit, chantoit, se battoit de même ; ne renioit pas une dette, bien qu’il en fît de toutes parts, et ne s’inquiétoit au monde que du soin de l’emporter sur quiconque auroit osé soutenir sa concurrence : disposition qui le mettoit merveilleusement en rapport avec mademoiselle Lydie.

Pour Préval, honnête capitaliste, d’assez bonne mine, et noble de père en fils depuis environ soixante ans, on n’en disoit rien, lui non plus ; mais par sa bonté d’âme, son caractère paisible, il avoit été et pouvoit être encore un excellent mari.

Restoit Valmont, le plus laid, le moins jeune et le plus célèbre des quatre. Valmont, né dans le rang intermédiaire d’où partent plus de clartés que de nul autre rang ; Valmont, d’abord élevé pour la magistrature, avoit puisé à cette première source, des idées exactes et des vertus bourgeoises que n’avoit pu détruire son ardente vocation pour la peinture et la poésie ; vocation respectée de sa famille, et depuis justifiée par une suite de succès qui avoient sauvé sa fortune de quelques orages politiques. Valmont, toutefois, n’étoit parfaitement sage que depuis qu’il avoit renoncé à l’espoir d’être jamais parfaitement heureux. Valmont n’aimoit plus, ne vouloit plus aimer ; avoit sans cesse présens à la pensée les travers, les défauts de ce sexe tant décrié, dont sa jeunesse fut idolâtre ; réprimoit par un travail forcé les élans continuels d’une imagination embrasée de souvenirs, et ne rencontroit pas une femme, une femme jolie, que son esprit, toujours sur la défensive, ne s’attachât et ne parvînt bientôt à découvrir en elle l’antidote trop certain du pouvoir de ses charmes. Ce combat secret, son aversion naturelle pour tout ce qui étoit afféterie ou molle complaisance ; son humeur franche, quelquefois sombre, ses réparties piquantes et sa préoccupation n’en faisoient pas un adorateur bien empressé : aussi Lydie, très-scandalisée de sa critique et de ses négligences, déclara-t-elle, le soir même du troisième jour, qu’il étoit caustique, impoli, insoutenable, et qu’elle ne concevoit pas qu’une telle société fût tolérée au château de Mordeck. Cet arrêt se portoit solennellement en plein salon, tandis que le coupable, livré dans sa chambre à ses méditations favorites, brouillonnoit pour le lendemain quelqu’une de ces strophes brillantes, de ces esquisses précieuses qui décèlent jusque dans ses caprices le génie destiné à perpétuer la gloire de son siècle. Tous les hommes, pénétrés pour Valmont d’une considération presque respectueuse, s’empressèrent de savoir par quelle faute si grave il avoit encouru l’animadversion d’un juge si redoutable. Le juge refusa de motiver son arrêt, ce qui arrive en plus d’un cas : ou prit son silence pour une modestie généreuse ; les opinions se formèrent sur cette prévention, et Valmont alloit être unanimement condamné, si mademoiselle Miller n’eût enfin élevé la voix : espèce d’événement dans cette société. — « Eh ! pourquoi donc, mademoiselle, dit-elle en s’adressant à Lydie, pourquoi donc se fâcher si fort contre M. de Valmont ? est-ce à cause qu’il n’a pas voulu vous peindre ? » — « Que dites-vous là, mademoiselle Miller ? Valmont ! cela n’est pas possible : un homme de goût, un artiste éclairé… » — « C’est justement parce qu’il a beaucoup de goût et d’esprit qu’il a cru devoir se dispenser d’une corvée infructueuse pour son talent. » — « Corvée !… corvée infructueuse !… Y pensez-vous, mademoiselle ? » reprit en rougissant l’orgueilleuse petite personne. — « Très-fort : n’avez-vous pas dit à M. de Valmont, et cela au moment où il avoit la bonté de vous offrir des conseils que tant d’autres sollicitent sans les obtenir, ne lui avez-vous pas dit que la peinture vous ennuyoit ? » — « Sans doute, je l’ai dit ; mais ce n’est pas une raison pour que l’on s’ennuie à me peindre ! » — « Pardonnez-moi : tout se prête et se rend dans la vie ; et quiconque annoncera son mépris pour les arts, doit justement compter sur l’oubli des artistes. » — « Dieu ! quelle disgrâce !… L’oubli de M. de Valmont !… — « Triste ressource pour se venger de mademoiselle, dit Adhémar en pirouettant. » — « N’en useroit pas qui voudroit, balbutia le tendre Alphonse. » — « Croyez-vous ? — demanda Lydie… » — « J’en serois garant. » — Lydie avoit fait sa révérence, et tout le monde étoit retiré avant qu’Alphonse fût revenu du trouble inexprimable où l’avoient jeté ce peu de mots.

Quelques jours après, au retour d’une promenade en calèche, Lydie, sans réflexion, sans nul ménagement, refusa la main de Valmont qui s’avançoit pour l’aider à descendre de voiture. Valmont appelant Alphonse « Remplacez-moi, lui dit-il en riant ; on ne rebute ici que la raison. » — « Toujours méchant, monsieur. » — « Ah ! mademoiselle, si j’ai le malheur de l’être avec vous, on conviendra du moins que ce n’est pas ma faute. » — « C’est la mienne, sans doute ?… » — « Je vous respecte trop pour vous démentir. » — Lydie lui tourna le dos, et dit à Alphonse, dont la main serroit doucement sa main tremblante de colère : — « J’espère bien n’être pas long-temps contrainte à supporter cette vue odieuse. » — Saint-Hilaire, sa sœur, la vieille Anglaise, témoins de l’action, n’avoient rien perdu du dialogue, et se communiquèrent quelques réflexions alarmantes. Que seroit donc, à vingt-cinq ans, cette petite personne qui déjà ne pouvoit supporter la moindre contradiction ? S’il est vrai qu’une humeur égale et des vertus solides soient les premiers trésors qu’une épouse, une mère doive apporter en dot à son mari, en héritage à ses enfans, jamais femme fut-elle moins préparée à remplir ses devoirs de mère et d’épouse ? Elle avoit dix-huit ans ; le règne des gouvernantes étoit passé. La nature, l’hymen, la dure expérience pouvoient seuls la ramener, la corriger, l’instruire. Mais n’étoit-il pas à craindre que ses hauteurs et ses inconséquences ne rebutassent les partis convenables rassemblés autour d’elle ?… Il falloit donc se hâter, l’accorder promptement au plus épris, et, en attendant, contenir son orgueil, et châtier ses écarts par une leçon que la circonstance venoit de rendre indispensable : Saint-Hilaire s’en chargea.

Lydie alloit sortir de sa chambre pour respirer le doux parfum des vapeurs matinales, quand son père y entra, et la fit gravement asseoir auprès de lui. Il la regarda quelque temps en silence ; puis, d’un ton mesuré qu’il s’efforçoit de rendre sévère, il lui dit : — « Vous m’avez fait hier une peine sensible : vous m’avez manqué dans la personne de mon meilleur ami. M. de Valmont s’apprête à nous quitter. Il emporte de vous l’idée la plus défavorable, et va déplorer en secret l’infortune de votre père, et celle de l’époux que le ciel vous destine. Peut-être eût-il songé à vous offrir sa main ; … peut-être… » Lydie se prit à sourire. Hilaire, alors irrité tout de bon, continua avec plus de force : — « Vous n’êtes pas certaine d’être aussi heureusement partagée. La présomption qui vous aveugle prend sa source dans une erreur bien funeste, et que je vais détruire d’un seul mot. Vous n’avez rien à attendre de moi. Notre fortune, très-altérée par les malheurs de l’émigration, fut entièrement dissipée par le luxe de votre mère. Je voulois épargner ce reproche à sa mémoire ; je voulois vous laisser jouir en paix des illusions de votre âge, et seconder la discrétion si touchante de ma sœur, dont la maison, dont les bienfaits sont votre unique ressource et mon dernier refuge. Mais, pour vous rendre digne de ces tendres égards, il falloit faire preuve d’un naturel plus doux ; il falloit, mademoiselle, être modeste et réservée, consulter vos parens, respecter leurs amis, attendre avec soumission que leur prudence vous désignât le choix d’un époux, et non provoquer les hommages par des coquetteries indécentes. » — « Moi, indécente !… moi, provoquer les hommages ! juste ciel !… Et c’est pour ce misérable peintre que mon père… » — « Misérable !… cent fois misérable toi-même, reprit Saint-Hilaire furieux. Sais-tu que cet homme, déjà si distingué par ses talens, l’est également par sa fortune et par la noblesse de son âme ? Sais-tu que, dans la détresse profonde où me plongèrent nos désastres publics, quand j’implorois chez l’étranger une assistance hospitalière, Valmont, le seul Valmont ne craignit point de reconnoître pour son compatriote l’homme proscrit et dénué de tout ? que sans lui je périssois au loin d’ennui et de misère ? que sans lui j’étois perdu pour ma patrie et ma famille ? Eh ! plût à dieu que ses secours, que ses courageuses démarches ne m’eussent jamais rappelé en France, puisque je devois y retrouver une enfant qui, pour présage des chagrins qu’elle m’apprête, ne s’essaie pas à moins que de me rendre ingrat envers l’homme généreux qui m’a sauvé la vie ! »

Lydie étoit fière, capricieuse… mais sensible. Une belle action, une parole véhémente la frappoient d’attention, et retentissoient dans son cœur. Jamais son père ne lui avoit fait l’honneur de la gronder si sérieusement ; et quoique la confiance dont elle recevoit la première marque ne lui eût rien appris que d’assez affligeant, elle n’en fut pas moins émue de regret, de repentir ; et revenant timidement vers Saint Hilaire : — Mon père, lui dit-elle, qu’exigez-vous de moi ? » — « De me suivre chez M. de Valmont, de l’apaiser par vos excuses, de le prier, de le presser de rester avec nous… » — « Tout de suite, mon père. » — Saint-Hilaire, enchanté, l’entraîna rapidement. Ils montèrent chez Valmont, qui, dans ce moment même, terminoit à la hâte le portrait d’Alphonse. À la vue du jeune homme, Lydie, déconcertée, s’arrêta et parut balancer. Alphonse, Valmont s’étoient levés, extrêmement surpris de cette visite. Saint-Hilaire alloit parler ; Lydie s’avança, et soulevant à peine ses paupières humides : — « Monsieur, dit-elle à Valmont, me ferez-vous la grâce d’oublier… Puis-je espérer, monsieuṛ… » — Qu’entends-je ? interrompit Valmont ; quoi ! mon ami, vous avez pu contraindre mademoiselle… » — « Oh ! non, monsieur, point de contrainte ; veuillez croire qu’il n’en faudra jamais pour m’amener à réparer mes torts… et surtout, M. de Valmont, envers des amis tels que vous. » Lydie en cet instant avoit la voix et le maintien d’un ange. Valmont, prosterné devant elle, sollicitoit à son tour le pardon de ce qu’il appeloit sa rudesse. Saint-Hilaire, attendri, la serroit contre son sein, et Alphonse, hors de lui, enivré, alloit, venoit par la chambre, disant, se répétant, comme si personne n’avoit pu l’entendre : — « Je savois bien moi ;… j’étois bien sûr… des yeux célestes !… un air si doux !… pour la vie… oui, pour la vie !… » Quiconque fut amoureux comprendra ce qu’il vouloit dire. Bellegarde arriva sur cette entrefaite. Son fils courut vivement à lui. — « Ô mon père ! lui dit-il… voici l’instant… Devinez-moi, parlez pour moi !… Mon père… vous n’avez plus de fils, si monsieur ne consent… » Et, sans attendre de réponse : — « Monsieur, dit-il à Saint-Hilaire, mon père m’aime, il veut mon bonheur… Mon bonheur dépend de vous seul ; accordez-le aux instances de mon père, et que les soins de son amitié, que ceux de mon ardent amour se réunissent à vos soins pour la félicité de votre chère Lydie ! » — Saint-Hilaire jeta les yeux sur sa fille ; elle rougissoit excessivement… Il la crut de moitié dans la demande d’Alphonse. — « Décidez-vous, lui dit Valmont : rien de mieux assorti que ce mariage ; il fera la consolation de vos jours, et vous garantit les vertus de votre fille : un si bon choix prouve encore plus pour elle que la démarche touchante qui me donne le droit de m’intéresser à son sort. » Les deux pères se serrèrent la main. Alphonse tomba aux genoux de Lydie, dont le trouble visible sembloit confirmer l’aveu de leurs parens. Le grand jour fut presque fixé avant de quitter la chambre de Valmont, et le mariage annoncé le matin même à tous les convives du château de Mordeck.

Cette nouvelle une fois confirmée, Adhémar crut devoir jouer la pâleur, la distraction et la mélancolie. Il prit de fréquens bains de pied, mangea peu, se fit réveiller de bonne heure, prolongea à dessein des promenades solitaires, et promit à son valet de chambre vingt-cinq louis de gratification, s’il pouvoit parvenir à le rendre intéressant aux yeux de Lydie par des indiscrétions adroitement ménagées. Adhémar n’aimoit point Lydie ; de tels hommes savent-ils aimer ! mais trompé comme tout le monde sur la véritable situation de Saint-Hilaire, et d’ailleurs informé des dispositions de madame de Mordeck en faveur de sa nièce, il avoit compté sur ce mariage pour retourner impunément à Paris, pour y tenir maison y prendre toutes ses revanches… Et puis, il s’agissoit de soutenir une réputation de conquérant, acquise aux dépens du repos de toutes les familles qui avoient daigné l’admettre dans leur sein. Il venoit de passer quinze jours avec une jeune personne douée de quelque discernement ; il falloit en être adoré, ou ne plus reparoître dans un certain monde. De plus, piqué au vif des progrès inattendus de son rival, et de l’air satisfait de Lydie, il se fit un malin plaisir de se venger d’elle en lui donnant un amour qu’il ne partageroit pas, et d’expulser Alphonse la veille même de son mariage.

Ses petites ruses n’eurent d’abord aucun succès ; personne ne prenoit garde à lui. Madame de Mordeck, rajeunie par l’idée de l’établissement de sa nièce, voyoit tous ses fermiers et rassembloit des fonds. Le bon Préval couroit, s’évertuoit, se fatiguoit à ne rien faire, et reprenoit haleine pour que l’on remarquât qu’il s’étoit fatigué : s’appliquant toutefois, ce qui étoit en lui aussi sage que facile, à ne rien laisser entrevoir de la secrète humeur que lui causait le mariage en question. Bellegarde, Saint-Hilaire, s’occupant des arrangemens à prendre pour vivre en famille et sous le même toit, passoient des heures entières à ces doux entretiens ; et Lydie, sous la garde de mademoiselle Miller, recevoit en toute liberté l’hommage passionné de l’amoureux Alphonse. Valmont, livré à une étude particulière, ne sortoit presque pas de son appartement. Les jours se succédoient : bientôt on alloit conclure ; mais un papier indispensable à la rédaction du contrat ne se trouvant point chez le notaire de Bellegarde, celui-ci se rappela le tiroir de son secrétaire où il l’avoit laissé à Paris, et se disposa tout de suite à l’aller chercher. On attela une chaise de poste ; il alloit s’y jeter, quand Alphonse offrit de faire cette course à sa place. Alphonse vouloit présider aux achats, au choix des diamans ; presser les ouvriers, les marchands, les gens d’affaires, perdre enfin une huitaine pour en gagner peut-être deux… Les cœurs tendres vivent dans l’avenir, c’est à son tribunal qu’ils appellent de toutes les rigueurs du présent, tandis que les âmes sèches, se renfermant dans le cercle étroit du certain, préfèrent la moindre réalité aux promesses libérales du plus riant espoir. Une première absence est un premier tort, disent les amans et les solliciteurs ; mais Alphonse l’ignoroit, et ne pouvoit s’attendre à l’apprendre de Lydie.

Cependant elle fut triste le jour de son départ. Accoutumée déjà au rôle de souveraine, qu’une femme ne joue jamais si bien qu’avec l’amant qu’elle n’aime pas, elle éprouva d’abord un vide d’esprit qu’elle prit pour un tendre regret : elle le dit, et chacun fut persuadé qu’elle ne pouvoit plus vivre sans Alphonse. Le seul Adhémar n’en croyoit rien. Il l’avoit vue préoccupée, inquiète, portant autour d’elle, tandis qu’Alphonse lui parloit, des yeux où se peignoient beaucoup moins l’ivresse d’un amour mutuel que l’ennui d’entendre la même chose sans cesse répétée par la même personne. Adhémar, lui, n’avoit pas encore parlé ; il savoit combien la femme la moins coquette est accessible à la crainte de causer le désespoir, la mort du malheureux qu’elle sacrifie ; il savoit combien les notions nouvelles, inséparables de l’approche d’un mariage, jettent de trouble dans l’imagination d’une jeune personne. La saison, le séjour, les familiarités innocentes généralement tolérées à la campagne, tout secondoit ses vues, et préparoit l’instant qui pouvoit le rendre maître de l’existence de Lydie… Il suivit sur ce plan sa marche artificieuse.

Le soir même du départ d’Alphonse, mademoiselle Berthe, ancienne bonne de Lydie, lui demanda comment elle avoit passé la journée ? — « Assez mal : je voudrois être plus vieille de huit jours. » — « Cela viendra, et nous reverrons M. Alphonse… à moins que quelqu’autre petite raison ne le retienne plus long-temps à Paris. » — « C’est pour choisir à son gré mes diamans, mes parures… » — « Les bijoutiers et les marchandes de modes auroient fort bien sans lui assorti la corbeille… Mais, bon ! ces jeunes gens, habitués à courir le monde, ne sauroient tenir en place… C’est trop jeune aussi ; j’aurois souhaité pour mademoiselle un mari un peu plus formé. » — « Quel âge a-t-il, M. Adhémar ? » — « Ah ! vous vous en souvenez !… Pauvre cher monsieur ! que va-t-il devenir ? » — « Comment ?… est-ce qu’il a du chagrin ? » — « S’il en a ! depuis vos accords, il ne dort ni ne mange : on le rencontre à toute heure de nuit et de jour, se promenant, soupirant ; se lamentant… Il n’y résistera pas : … c’est un meurtre. » — « Effectivement, il m’a paru tantôt un peu changé. » — « À faire peur ; et quel dommage !… un si bel homme ! » — « Est-il riche, M. Adhémar ? » — « Bien plus riche que M. Alphonse. » — « D’où savez-vous cela ? » — « J’en suis sûre. »

Le valet de chambre d’Adhémar en avoit assuré mademoiselle Berthe. Il ne tarissoit pas sur l’éloge de son maître, et mademoiselle Berthe, qui entrevoyoit pour elle une condition beaucoup plus gaie dans la maison d’Adhémar que dans celle de MM. de Bellegarde père et fils, auroit fort souhaité que tout pût s’arranger selon ses goûts. Valmont, le digne Valmont, travaillant loin de cette intrigue, vint y donner les mains sans y songer. Quel homme de bien peut se répondre de n’avoir jamais contribué au mal !

Lydie, à huit heures du matin, reçut le lendemain le billet suivant :

« Je suis un présomptueux : je me suis flatté de pouvoir, sans le secours de la belle Lydie, retracer fidèlement ses traits ; mais elle seule peut tenir lieu d’elle-même, et consacrer les souvenirs qu’elle fait naître. Je la supplie donc, et je supplie mademoiselle Miller de vouloir bien, après le déjeûné, me faire la grâce de se rendre chez moi… Nous travaillerons jusqu’à midi. Adhémar nous aidera, j’en ai besoin pour remplacer Alphonse : mais surtout le secret ; il s’agit de surprendre toute la famille.

« Valmont. »

On exprimeroit difficilement ce qu’éprouva Lydie à la lecture de ce billet, le premier billet d’homme qu’elle eût encore reçu. L’étonnement, la reconnoissance, je ne sais quel partage d’intérêt entre Valmont et Adhémar… Elle se hâta de dire tout bas au domestique que M. de Valmont pouvoit compter sur elle, et vint s’enfermer dans sa chambre pour relire deux ou trois fois cette jolie petite lettre. L’écriture en étoit correcte et rapide comme la pensée de l’écrivain ; le papier soyeux, la vignette charmante, le cachet singulier. Elle n’imaginoit pas que Valmont, si simple dans sa mise, fût si recherché dans sa correspondance ; elle crut y voir de l’affectation… Elle se trompoit. Les hommes savans et modestes, assez indifférens sur tout ce qui tient à leurs besoins personnels, portent dans leurs moindres relations avec les objets extérieurs l’élégance de mœurs qui les caractérise ; ils aiment à plaire comme un égoïste aime à vivre, et décèlent leur délicatesse de sensations comme le vulgaire constate la grossièreté des siennes : dans l’intimité et l’habitude. Lydie, après sa quatrième lecture, regarda encore le billet de Valmont, le replia lentement, le serra dans un beau portefeuille tout neuf que lui avoit donné sa tante ; songea avec plaisir que le portefeuille étoit de grandeur à en contenir beaucoup d’autres de la même main… puis, tout à coup, tomba dans une longue rêverie. Elle alloit voir particulièrement Adhémar ; Adhémar dont elle étoit adorée, et chez M. de Valmont ; que d’abord elle avoit eu en horreur, qui avoit refusé de la peindre, et qui maintenant… Et tout en rêvant à ces contradictions, au billet tant relu, à la séance promise, elle ajusta ses blonds cheveux, entr’ouvrit le collet de sa robe, et fut contente de se trouver ce jour-là un peu plus jolie encore que de coutume. On s’assembla pour déjeûner. Bellegarde et Saint-Hilaire étoient à la chasse. Préval s’étoit dispensé de les suivre, et Valmont lui fit faire le trictrac de madame de Mordeck. Pour Adhémar, on ne lui avoit point proposé de partie, car à peine sembloit-il pouvoir se soutenir. Invité de la veille par Valmont, il avoit lu jusqu’à quatre heures du matin, s’étoit levé à six, respiroit des sels, uniquement pour provoquer l’irritation du cerveau, et, au moyen de ces petites précautions, avoit les yeux assez rouges et le teint assez fatigué pour donner le change au moins prévenu. Aussi fut-on généralement frappé de son abattement. — « Qu’avez-vous donc, monsieur ? lui demandèrent les dames. » — « Pourrez-vous venir ? lui dit tout bas Valmont. » — « J’irai sûrement, ne me restât-il qu’un souffle. » — Lydie passoit près d’eux en ce moment. Le déjeûné fut court. Adhémar et Valmont s’éclipsèrent les premiers ; et, dès que le trictrac fut commencé, Lydie et mademoiselle Miller se hâtèrent de les rejoindre. Quelle fut leur surprise, en entrant dans le cabinet de Valmont, de le trouver coupé dans sa plus grande dimension par un tableau, devant lequel Adhémar paroissoit en extase ! En effet, c’étoit Lydie accordée par son père aux vœux de l’aimable Alphonse. On la voyoit telle qu’elle fut un instant, telle qu’on eût souhaité de la voir tous les jours : parée d’une grâce timide, et les joues colorées d’une pudeur touchante. On y voyoit Alphonse, éperdu, heureux, à ses genoux ; on y voyoit son père, s’engageant avec Bellegarde, et d’un serrement de main dictant tout le contrat. Valmont lui-même enfin y étoit représenté prenant à cette scène la part de l’amitié la plus active. — « Quoi ! Monsieur, dit Lydie d’une voix altérée par l’émotion, vous avez daigné… » — « C’est un tableau de famille : j’ai cru que Saint-Hilaire me pardonneroit d’y avoir pris mon rang. Mais, poursuivit-il vivement, le temps nous est cher, il faut en profiter. Placez-vous, s’il vous plaît, mademoiselle, comme vous étiez ce jour gravé dans ma mémoire. Vous, Adhémar, je ne vous demande que de vous mettre un instant genoux. Comme cela… Bien. Vous, mademoiselle, permettez qu’il prenne votre main, et qu’il l’appuie contre son cœur, car vous vous rappelez que ce fut le mouvement d’Alphonse : votre embarras et son transport vous rendoient charmans tous les deux. » — « Me permettrez-vous de vous observer dit gravement mademoiselle Miller… » — La pose étoit déjà exécutée ; et Valmont, saisissant ses pinceaux, jetoit sur ses modèles des regards satifaits. — « Il me semble, reprit la scrupuleuse Anglaise… » Un domestique interrompit la séance. C’étoit l’officieuse Berthe qui, d’un air de mystère, venoit appeler mademoiselle Miller. Cette fille respectable connoissoit dans le village voisin deux ou trois pauvres veuves, entre qui elle partageoit le modique produit de ses ouvrages d’aiguille. L’une d’elles, en ce moment, la demandoit à l’entrée du château ; et Berthe, qui, dans toute autre circonstance, ne l’eût certainement pas dérangée pour pareille cause, s’empressa de la venir chercher ; ayant, d’ailleurs, pris toutes ses mesures pour que ce jour-là mademoiselle Miller fût obsédée de plusieurs détails domestiques qui l’attendoient au passage. — « M. de Valmont, dit celle-ci en s’éloignant, je vous confie mademoiselle : dans quinze ou vingt minutes je serai de retour. » — Quinze ou vingt minutes !… c’étoit déjà trop ; elle ne put revenir qu’au bout de trois-quarts d’heure. Adhémar, tout entier à son personnage ; l’avoit joué à faire illusion. D’abord, Lydie, plus occupée de Valmont que d’Adhémar, avoit mis son unique attention à attirer celle du peintre. Chaque fois qu’il la regardoit, elle tournoit les yeux vers lui, et cherchoit à lire dans les siens ; mais Valmont s’étant plaint d’une mobilité qui détruisoit l’ensemble de son groupe, elle n’écouta que le dépit qui devoit la perdre, et ne détourna plus d’Adhémar ses yeux remplis de trouble et de tristesse. Ceux d’Adhémar étoient admirables ; sa tête, rejetée en arrière, avoit pris très-naturellement l’expression requise par le sujet du tableau ; et quand Valmont demanda la répétition du mouvement de la main pressée contre le cœur de l’amoureux Alphonse, toute l’attitude d’Adhémar fut si gracieuse et si passionnée, que Valmont, étonné, s’écria : — « Un instant, c’est un peu trop bien ; je n’ai pas prétendu faire plus beau que nature. » — Lydie ne put s’empêcher de sourire ; et Adhémar, enhardi par ce muet suffrage, ne cessa de serrer la main qui se reposoit volontairement dans la sienne, quand mademoiselle Miller reparut. Dès-lors, une sorte d’intelligence s’établit entre Lydie et le suppléant d’Alphonse. Ces demi-mots si éloquens, ce talent de se faire valoir en exaltant le mérite d’un autre, toutes ces ressources de l’amour-propre, ces finesses de galanterie si étrangères au caractère d’Alphonse, étoient surtout du ressort de son rival. Lydie l’écoutoit, répondoit avec enchantement ; et quand Valmont déclara qu’une seconde séance, dont il avoit cru d’abord avoir besoin, ne lui seroit pas nécessaire, Lydie partagea de tout son cœur le regret ou plutôt le mécontentement d’Adhémar. Néanmoins, le dîné fut charmant. Certain d’être aimé (un fat n’en demande pas plus pour le croire), Adhémar crut pouvoir quitter ses airs de langueur ; et Lydie, animée d’un nouveau désir de plaire, fit les frais de la conversation avec une vivacité aussi douce que brillante. — « Doit-on s’étonner d’une gaîté si naturelle ? dit madame de Mordeck ; nous venons de recevoir une lettre d’Alphonse : il revient dans six jours. » — Lydie s’étaya du prétexte, et, se penchant vers l’oreille de Valmont assis à table à côté d’elle : — « Et le beau tableau, sera-t-il fini dans six jours ? » — « J’en réponds. » — « Sera-t-il en place ? » — « Je l’espère. » — « Et décidément vous ne voulez plus de séance ? » — « Je m’en garderai bien : encore une, il faudroit enfermer Adhémar. » — Lydie le regarda, baissa les yeux, le regarda encore ; puis, continuant de parler à voix basse : — « Ainsi donc la sagesse use quelquefois de représailles en se moquant de la folie ? » — « Elle ne dit pas ce qui lui en coûte !… « Ces mots, échappés en riant, contenoient une vérité trop tendre ; Lydie en frissonna de joie, et fit à part ce raisonnement-ci :

« Valmont m’aimeroit si je l’avois voulu, je veux du moins qu’il me regrette. Prouvons-lui qu’Alphonse n’est pas le seul à qui je puisse inspirer une passion véritable, et flattons Adhémar pour inquiéter Valmont. »

Adhémar en faisoit un autre :

Lydie est à moi si je veux ; mais Valmont l’occupe, uniquement parce qu’il ne l’aime pas. Piquons son humeur vaine par quelque froideur apparente, et tâchons d’imiter Valmont pour mieux désappointer Alphonse. »

Cependant il eut soin d’éviter une transition trop brusque. Profitant, au contraire, de la disposition secrète de Lydie, il mit ce jour-là tout en œuvre pour la séduire ; s’empara d’elle aux jeux, à la promenade sur l’eau, au retour dans le parc ; l’enivra de louanges et d’idées romanesques ; feignit de s’évanouir quand on parla de noce ; la salua le soir d’un air presque égaré ; et, le lendemain, alla, suivi de son jockey, faire une visite de quarante-huit heures dans un château situé à trois lieues de Mordeck. Il s’éloignoit ainsi, dans le double but d’écarter les soupçons qu’avoit dû faire naître sa conduite de la veille, et d’irriter Lydie, au point de l’amener à lui chercher querelle. Son but fut doublement rempli.

Mademoiselle de Saint-Hilaire, voyant s’écouler la matinée du second jour, ne put se défendre d’un violent dépit. Berthe n’avoit rien dit ; Lydie n’osoit la questionner ; il lui sembloit pourtant que, dans la situation d’Adhémar envers elle, quelques mots, quelques lignes auroient dû expliquer et faire excuser son absence ; elle ne concevoit rien à cette bizarrerie. Elle ne cherchoit plus l’entretien de Valmont, dont l’habitude étoit seulement de lui répondre ; elle trembloit qu’il ne remarquât l’inconséquence d’Adhémar ; c’étoit surtout cette crainte qu’elle ne pouvoit supporter. — « Comment prétendre à son estime, se disoit-elle, s’il s’aperçoit que l’on m’oublie si facilement ? » — Insensée !… qui, dans le délire de son inexpérience, prêtoit à l’homme le plus fort de principes ses pensées enfantines et ses puériles agitations !

Chaque jour apportoit une lettre d’Alphonse. Il avoit expédié les papiers ; il prioit que tout fut prêt pour le lundi suivant, et comptoit que son mariage pourroit être célébré le surlendemain : ce dont les parens tombèrent d’accord. On étoit au jeudi soir. Bellegarde remit à Lydie une lettre de son futur époux. — « Aux termes ou vous en êtes, mes enfans, ajouta ce bon père, il vous est bien permis de vous confirmer par écrit l’assurance de votre tendresse. » — Lydie rougit, baissa les yeux : signes douteux chez la plus sincère, puisqu’ils expriment et cachent également l’amour, le dépit, la pudeur et la honte. Elle rentra dans sa chambre, tenant sa lettre à la main ; la posa indifféremment sur son guéridon, se déshabilla, se coucha sans avoir songé à la lire, et ne la parcourut qu’au moment de rejoindre Bellegarde, qui, sans doute, alloit lui en demander la réponse. Pauvre Alphonse ! il étoit si verbeux, si diffus, déjà si bon mari ! il répétoit tant de fois la même chose ! il s’engageoit de si bon cœur à ne s’occuper que de sa chère Lydie, à la conduire, à la suivre partout, à ne pas la quitter d’un instant, d’un seul instant !… Lydie rejeta la lettre avec frayeur. En vain elle essaya de répondre. Cet amant, si soumis ne s’offrit plus à son imagination que sous les traits d’un maître importun, absolu, tyrannique. Quelle différence d’Adhémar, si brillant, si léger, si indulgent d’avance pour l’épouse dont il feroit choix ! — « Il parle si bien !… comme il doit bien écrire ! » — Et l’impatience, le regret, la crainte, se mêlant à son indécision, lui causèrent un malaise dont elle se félicita, quand elle entendit dans la cour le bruit des chevaux d’Adhémar… Elle fit dire au déjeûné qu’elle ne descendroit pas ; exagéra son indisposition de manière à pouvoir se dispenser de répondre à Alphonse, et crut, en se tenant bien renfermée, faire tout ce qu’il falloit pour désespérer Adhémar… Elle se trompoit encore ; elle aidoit même à ce qu’on la trompât : malheur inévitable de toutes celles qui, dans l’âge où l’on ne peut se guider par ses propres lumières ; s’obstinent à ne prendre conseil que de l’instinct qui les égare !

Adhémar avoit compté sur la migraine de Lydie. Instruit par son valet, et presque attendri du tourment qu’avoit causé son absence, il crut devoir l’adoucir par une lettre passionnée. Il s’enferma de son côté pour la composer à son aise. Trois grandes heures se passèrent à brouillonner ce chef-d’œuvre, à le corriger, à le mettre au net ; et, quand il sortit de ses mains, il pouvoit, sans danger, passer dans celles de l’imprimeur : un romancier du second ordre ne l’auroit pas désavoué. Mademoiselle Berthe, triomphante, se chargea du message. À l’air dont elle entra dans la chambre, et surtout à l’odeur d’ambre qu’exhaloit le papier, Lydie devina tout, et s’écria dans l’épanouissement de sa joie : — « Ah ! c’est donc à mon tour !… il paiera cher son goût pour les visites de château. » — Berthe, étonnée, lui présenta la lettre. Lydie la prit, en lut la suscription, puis, l’appelant toute sa fierté : — « Reportez cette lettre à celui qui ose me l’écrire, et dites-lui que je l’invite à ne plus oublier le respect qu’il doit à notre société, s’il ne veut en être banni, et vous faire perdre votre place. » — Berthe, honteuse, alla rendre mot pour mot cette réponse inattendue. Adhémar en augura bien ; elle étoit trop sévère pour n’être pas forcée. La défense naturelle d’une femme aussi jeune que Lydie, est dans le silence et la précaution ; cette précaution la retient sous l’égide de ses protecteurs ; et telle qui, sans avertir un amant présomptueux du traitement auquel il s’exposoit, se fût contentée de lire la lettre à ses parens, eût bien autrement déconcerté son audace et ses espérances. Aussi Adhémar, loin d’être rebuté par un premier obstacle et par le peu de temps qui lui restoit, n’en fut-il que plus animé, plus confiant, plus satisfait en quelque sorte. Cette résistance de Lydie, tout irréfléchie qu’elle étoît, portoit en elle un caractère rassurant pour un mari ; et, puisqu’il devoit être le sien, rien de mieux que de trouver dans sa femme future quelques garans de la vertu dont ses séductions allaient ternir la pureté… Contradiction vraiment inexplicable, si l’amour-propre ne contenoit encore plus de secrets que l’amour.

On se revit au dîné. Adhémar y porta un visage serein, une contenance, modeste, répondit de bonne grâce à quelques plaisanteries qui lui furent adressées. On savoit que, dans la maison où il venoit de passer deux jours, une femme intéressante nourrissoit en secret pour lui un sentiment qu’il ne partageoit pas ; on le railla sur son indifférence, sur sa cruauté. L’occasion étoit belle ; il la saisit pour faire, sans paraître y songer, l’apologie de son caractère. À l’entendre ; jamais serment d’amour ne sortit de sa bouche que dès long-temps il ne fût prononcé par son cœur. Une épreuve décourageante venoit tout récemment encore de lui apprendre à se défier d’une sensibilité trop tendre ; mais, quoiqu’il en souffrît, il ne changeroit pas : préférant, et pour toute sa vie, le malheur d’aimer seul, au reproche de ne pas aimer sincèrement ; Et chacun de se récrier, de l’admirer, de le plaindre ; — Adhémar, l’aimable Adhémar, aimer seul !… il se trompoit sans doute ; ou s’il étoit possible qu’un cœur prévenu d’avance eut négligé l’hommage du sien, vingt autres belles ne tarderoient pas à le dédommager de cette méprise de l’amour — Une lettre, un coffret apportés par le courrier, interrompirent ces digressions, si dangereuses pour celle qui feignoit d’y prendre le moins de part. La lettre étoit adressée à Saint-Hilaire. Alphonse l’y conjuroit, en attendant son retour qu’il s’efforçoit d’accélérer encore, de vouloir bien faire accepter à sa belle future les diamans et les bijoux de noce. Bellegarde ouvrit aussitôt le coffret, en tira un fort bel écrin qu’il vint présenter à Lydie. — « Puisse, lui dit-il, le partage de ma fortune et de mes affections les plus chères, contribuer à votre bonheur, comme cette alliance assure le mien !… » — Et il l’embrassa avec attendrissement. — « À mercredi, messieurs, dit Saint-Hilaire ; faites votre compliment à madame de Bellegarde. » — On s’étoit levé de table. Préval, le premier, s’avança, embrassa, en balbutiant quelque honnête fadaise. Valmont vint ensuite, et, sans dire mot, mais s’inclinant avec une émotion visible, effleura légèrement les joues de rose qui lui étoient présentées : il disparut presque aussitôt. Adhémar, lui, ne parla ni n’embrassa ; mais un profond salut, un regard pénétrant auroient mis le comble au trouble de Lydie, si la parure, la souveraine parure n’eût détourné de lui son attention, et fait diversion à toute autre pensée. Mademoiselle de Saint-Hilaire, emmenée par mademoiselle Miller et sa tante dans l’appartement de cette dernière, passa une après-dîné délicieuse à regarder, essayer, remettre en place, puis essayer encore le collier, l’aigrette, le bandeau, les nœuds d’épaule, de ceinture, les anneaux, les bracelets, etc. Elle revint chez elle, rayonnante, enivrée. — « Voyez-vous ? voyez-vous ? dit-elle à sa gouvernante, confondue à l’aspect du merveilleux écrin ; est-on plus galant que cela ? Je doute fort que M. Adhémar eût fait preuve d’autant de goût et de magnificence. Il est aimé, dit-on, de madame de ***. Eh bien ! qu’elle l’épouse ; je suis loin d’envier son partage. Vous ai-je lu l’article de la lettre d’Alphonse, où il parle de notre maison à Paris ? Maison charmante, dans le plus beau quartier ; les chevaux les plus lestes, une voiture ravissante… Que j’ai mal fait de ne pas répondre à cette lettre ! mais patience ; je saurai lui faire oublier ce moment d’injustice. D’ailleurs, mon devoir commande, et je ne veux plus écouter que lui.

Berthe rendit compte de tout au valet de chambre d’Adhémar.

« Vous êtes perdu, monsieur, dit-il le soir même à son maître ; la tête nous tourne pour Alphonse : c’est un mari celui-là ! Épousez maintenant qui bon vous semble ; nous ne nous : en inquiétons plus, et le devoir… ou plutôt les diamans vous donnent congé. » — « Taisez-vous, lui dit Adhémar, et faites seulement ce que je vais vous prescrire. » — Berthe eut le mot, et chacun se retira.

Lydie avoit mal dormi. Une foule de songes l’avoient transportée aux Tuileries, à la Chaussée-d’Antin, dans de brillantes réunions où sa grâce et son élégance éclipsoient toutes ses rivales. Elle s’étoit levée avec le jour pour regarder son écrin ; et, quoiqu’elle se fût recouchée dans le dessein de se rendormir, l’idée du prochain retour d’Alphonse, de leur mariage, et surtout celle de son départ immédiat pour Paris, la tinrent constamment éveillée. À sept heures, Berthe entra d’un air empressé, — « Que veut mademoiselle ? » — « Rien ; je n’ai pas sonné. » — « Est-il possible !… Et moi qui vous réveille !… Étourdie que je suis ! » — « Il n’y a pas grand mal ; aussi bien ne puis-je dormir. » — « Un tour de promenade vous feroit grand bien, je pense, » — « Oui, vous avez raison… » — Et elle se leva gaîment, Berthe, en l’aidant à passer sa robe, lui demanda si elle sayoit ce que M. de Valmont avoit fait faire la veille dans le salon, de lecture. — « Qu’a-t-on fait ? » — « Le beau tableau… » — « Il est en place ? » — « Depuis hier au soir ; personne n’en sait rien encore : tout le monde tantôt en aura la surprise. » — « Oh ! que je voudrois le voir avant tout le monde ! » — « Mademoiselle peut facilement s’en donner le plaisir : j’ai oublié exprès de fermer la porte de glaces qui donne sur le jardin ! » — « En vérité ? oh ! c’est charmant ; j’y vais de ce pas. » — En effet, Lydie s’acheminant, et du bout de son pied foulant à peine le sable, passa tout doucement devant les croisées de l’appartement de sa tante qui dormoit encore. Arrivée au salon qui le terminoit, elle s’arrêta, immobile, voyant la grande porte vitrée entrouverte, comme si déjà quelqu’un y eût passé avant elle. Elle hésita…, puis, curieuse de savoir qui pouvoit être si matinal, s’attendant presque à trouver là ou Valmont ou soit père, elle avança plus doucement encore, et, à la faveur d’un rideau de mousseline qui retomboit en dedans de la porte, put, sans être aperçue, parcourir des yeux le salon. On avoit ouvert la croisée au levant ; le tableau étoit placé de manière qu’à cette heure les premiers rayons du soleil portoient directement sur le portrait de Lydie… Mais, son portrait, mais aucun personnage du tableau n’étoient ce qui l’occupoit le plus. Adhémar, seul et désespéré, jeté sur un fauteuil dans l’attitude d’un homme anéanti, et paroissant mouiller de ses larmes le mouchoir humecté dont il mouilloit ses yeux… Cependant, du coin de ce même mouchoir, il entrevit l’ombre svelte que le jour dessinoit derrière la mousseline… — « Ô Lydie !… Lydie !… s’écria-t-il en sanglottant… » — La pauvre enfant trembloit qu’il n’éveillât sa tante. Adhémar se leva, parcourut à grands pas le salon, et jetant sur le tableau des regards indignés… — « Alphonse fut heureux, se dit-il à lui-même ; il fut heureux, protégé… nous verrons s’il sera aussi brave… Ma vie… oui, ma vie ou la sienne… » — Puis, se reprenant avec transport : — « Chagriner Lydie !… moi, chagriner Lydie !… Ah ! plutôt que je meure… que je meure mille fois ! » — Il marchoit vers la porte, Lydie, étonnée, immobile, ne pouvoit ni fuir, ni parler. — « Oh ! monsieur… M. Adhémar !… lui dit-elle avec effroi. » — Il soulevoit le rideau… feignant de son côté l’étonnement et le trouble : — « C’est elle… grand dieu, c’est elle ! » — Il la prit par la main, et l’entraînoit à quelques pas sous le feuillage. — « Que me voulez-vous, monsieur ? que me demandez-vous ? » — « Un seul mot, rien qu’un mot qui réglera tout mon destin… Ce n’est pas l’instant de s’expliquer ; mais si mes jours vous sont chers, accordez-moi demain une entrevue ; j’ai mille choses à vous dire. Peut-être en est-il temps encore… ayez pitié d’un amour sans exemple … Ô Lydie !… regardez — moi, regardez-moi, Lydie !… c’est moi seul qui peux vous rendre heureuse. » — Elle le regardoit en effet, et ne se plaisoit que trop à détailler ses traits véritablement d’une beauté peu commune. Ses cheveux, son col en désordre, dans sa toilette du matin, donnoient à sa tête superbe une expression si nouvelle, si tendre… Lydie ne put retenir un soupir ; et toutefois, s’échappant d’auprès de lui, elle accorda le rendez-vous, sans trop savoir comment elle pourroit n’y pas manquer.

Le tracas des apprêts, des billets de part ; l’inauguration du beau tableau, à l’aspect duquel madame de Mordeck, Saint-Hilaire et Bellegarde versèrent de véritables larmes d’admiration et d’attendrissement ; toute l’agitation de ce jour aida un peu Lydie à dissimuler son agitation particulière. Elle eut, le soir, un petit mouvement de fièvre ; et, quoique à peine elle s’en plaignît, Adhémar l’exhorta à ne pas être le lendemain d’un diné qu’avoit accepté Saint-Hilaire, au nom de toute la société, chez un de leurs plus proches voisins. Lydie témoigna le désir de ne pas quitter le château ; mademoiselle Miller offrit d’y rester avec elle ; on y consentit à regret, et l’on convint de rentrer de bonne heure pour disposer la réception d’Aphonse, au devant de qui dames et messieurs courroient le lundi de grand matin. Lydie enfin se retrouva dans sa chambre ; mademoiselle Berthe s’empressa, la caressa. Sa jeune maîtresse se sentit singulièrement soulagée et par sa vue et par son entretien. Une bonne action se passe de confidens ; une mauvaise ne sauroit se passer de complices. On veut se réserver l’honneur de la première ; mais on aime à partager le poids de la seconde. Il n’est peut-être pas de fripon, pas même de scélérat dans aucun genre qui ne se soit réservé avec plaisir la ressource de dire un jour : … — « Sans tel exemple ou tel conseil ; je serois encore honnête homme. » — Les conseils de mademoiselle Berthe n’étoient guère propres à ranimer la vertu. chancelante de Lydie. Munie d’un billet d’un portrait d’Adhémar… (il en avoit toujours une demi-douzaine à sa disposition), vendue à ses bienfaits ; et glorieuse de ses promesses ; elle aborda enfin la grande question de la rupture avec Alphonse… — « Eh ! ce n’étoit pas la première fois qu’un mariage manquoit au moment d’être célébré ; eh ! l’amour n’étoit-il pas le plus fort ? eh ! ne falloit-il pas être aveugle pour balancer un instant entre Adhémar et son rival ? Personne ne doutoit que ce fut lui ; ce n’étoit qu’un cri dans le village : lui si charmant ! mademoiselle si jolie ! mon Dieu ! les beaux enfans… les beaux enfans qu’ils auroient ! » — Lydie, à ces dernières paroles, éprouva la sensation la plus confuse. Ces idées de maternité ne s’étoient pas encore offertes à son imagination. Il lui sembla, ainsi qu’à Berthe, que le premier garant de la beauté des enfans devoit être ; en effet celle du père et de la mère, et pensa, sans trop d’orgueil, que ceux qui proviendroient de son mariage avec Adhémar ne pourroient qu’être extrêmement jolis. — « Des amours !…s’écria Berthe ; tenez, mademoiselle, comme celui-ci. » « Et, en même temps elle montra un petit groupe en bronze doré, représentant un amour à genoux qui supportoit un miroir. Lydie prit ce joujou, l’examina en souriant, et lut ces mots écrits sur la glace même : On s’y voit deux à deux. Elle tourna le cadre, toucha par hasard un bouton, le ressort partit… et le miroir, s’ouvrant, laissa voir Adhémar précisément dans ce costume si favorable qui rappeloit à Lydie l’entrevue et la promesse du matin. Elle fut émue, interdite. Berthe alors remit le billet. Il étoit court, mais décisif : il indiquoit l’heure, le lieu du rendez-vous. Si Lydie venoit y confirmer les espérances de la veille, Adhémar étoit le plus heureux des hommes, et l’arracheroit, sans plus tarder, à ce qu’il appeloit une mésalliance de cœur. Si, au contraire, Lydie l’abandonnoit, il n’écouteroit que son désespoir, et sauroit bien du moins troubler l’odieuse fête qui menaçoit de creuser son tombeau. Des mots interrompus, et force points d’exclamation achevoient d’attester le désordre de l’écrivain. — « Mais que veut-il, qu’espère-t-il ? » dit enfin Lydie hors d’elle-même… — « Vous épouser, vous délivrer… » — « Me délivrer ?… Mais je me suis engagée volontairement. » — : « Volontairement ! Est-ce qu’une pauvre jeune demoiselle comme vous peut avoir une volonté ? » — « Mais les bans publiés, le contrat, les notaires, tout le monde averti ?… — « Eh bien ! quoi ! un mariage pour un autre ; où sera donc le mal ? » — « Ces présens reçus… » — « Nous en aurons de plus beaux. » — « Mais Alphonse… Monsieur de Bellegarde… » — « Ils s’en iront. » — « Mon père… » — « Il s’apaisera. » — « Ma tante, mademoiselle Miller… » — « Votre tante plaidera pour vous, et mademoiselle Miller dira comme les autres. » : — « Monsieur de Valmont… Ah ! grand dieu, M. de Valmont ! Non, jamais je ne soutiendrai ses reproches. » — « Et de quel droit donc oseroit-il vous en faire ? Encore un bel ours, vraiment, pour s’occuper de lui ! » : — Lydie, épouvantée, répétoit avec réflexion : — « Impossible, impossible ! » — « Bah ! bah ! rien d’impossible quand on aime, et mademoiselle, a trop de goût pour ne pas aimer M. Adhémar.

Dans la crainte de manquer de goût, et sur la foi de mademoiselle Berthe, Lydie commença tout de bon à se persuader qu’elle brûloit d’amour pour un autre qu’Alphonse ; qu’ainsi leur mariage la rendroit fort à plaindre, et qu’un amant assez courageux pour la soustraire au sort dont elle étoit menacée, auroit des titres légitimes à sa reconnoissance ainsi qu’à sa tendresse. Elle se mit au lit, et, ne pouvant dormir, demanda un des livres qu’elle avoit, en cachette, rapportés de sa pension. C’étoit un roman lamentable, dans lequel une jeune personne, mariée aussi contre son gré, expioit par une mort violente les douleurs et la mort d’un amant presque aussi beau, presque aussi amoureux qu’Adhémar. La catastrophe, amenée à la suite d’une foule de scènes plus tragiques les unes que les autres, faisoit frémir d’horreur et d’épouvante toutes celles que la tyrannie paternelle pouvoit placer dans une situation à peu près semblable… Lydie, accablée de fatiguée, s’assoupit enfin vers le jour ; des fantômes sinistres troublèrent son repos. Réveillée à onze heures, et très-souffrante encore, elle reçut dans sa chambre la visite de son père, de sa tante, de M. de Bellegarde. Les plus douces caresses, les soins les plus touchans lui furent prodigués. — « Ménagez-vous, lui disoit Bellegarde ; oh ! ménagez-vous bien ! que d’existences vont tenir à la vôtre !… » — Et il la contemploit de ce regard adoptif qui ferme toute issue à l’insouciance et à l’ingratitude… Lydie, emportée au-delà d’elle-même, prit dans sa main la main de Bellegarde, et la pressa contre son front brûlant. — « Elle a encore la fièvre, ajouta ce bon père ; en vérité, elle l’a encore !… Si nous restions près d’elle ?… Pour moi, je ne dînerai pas tranquille. » — Berthe étoit dans la chambre, et, par un signe, exprima sa frayeur, que Lydie s’empressa de calmer. Elle assura qu’elle se sentoit mieux, que le sommeil la guériroit plus promptement que tous les remèdes, et qu’elle prioit surtout que l’on ne dérangeât rien au plan de la journée. Cependant le temps étoit couvert, et quoique les gens d’Adhémar eussent devancé d’une heure l’ordre des attelages, les chevaux n’en attendirent que plus long-temps, et même peu s’en fallut qu’on ne les fît tous rentrer à l’écurie. On remonta chez Lydie. Elle reposoit de nouveau : la peau étoit fraîche, le pouls excellent ; Berthe, mademoiselle Miller répondoient de sa santé : on hésita… on consulta… à trois heures enfin, tout le monde partit.

À cinq, Lydie, réconciliée avec elle-même par une résolution quelle croyoit inébranlable, s’habilla sans parler à sa gouvernante, et descendit pour dîner avec la vieille Anglaise. Elle la salua, l’embrassa gracieusement, se mit à table vis-à-vis d’elle, et parut accueillir sans impatience les réflexions morales que celle-ci lui fit faire sur son changement d’état. — « Si vous saviez, ajouta ensuite mademoiselle Miller ; si vous saviez comme cet air posé vous sied bien ! Je le vois, mon enfant, vous êtes née pour la sagesse : eh ! combien elle doit être aimable quand elle est guidée par l’amour ! » — Ici, mademoiselle Miller se tut, mais du fond de sa poitrine exactement voilée par une étroite guimpe, s’échappa un foible soupir… un de ces soupirs qui contiennent tous les secrets de la pudeur.

Sa digestion, toujours laborieuse, l’incommoda ce jour-là plus encore que de coutume : elle prit, selon son usage, les gouttes d’éther, la fleur-d’orange, qui lui furent apportées par Berthe, et, sentant que la conversation la fatiguoit, elle engagea Lydie à aller un moment respirer le grand air. — « Berthe, dit-elle, vous accompagnera ; pendant ce temps, mes nerfs se calmeront. » — Berthe ne se le fit pas répéter, et, s’emparant du bras de sa jeune maîtresse, elle dirigea insensiblement la promenade du côté d’une petite fabrique appelée le Point du départ, ainsi nommée, parce que jadis le bosquet au fond duquel on l’avoit fait bâtir n’étoit qu’un vaste carrefour d’où l’on mesuroit d’un coup-d’œil toutes les avenues de sortie du parc, et situé à peu de distance d’une porte de service qui donnoit sur les champs. — « Savez-vous où nous sommes ? » demanda timidement Lydie à sa confidente. — « Au Point du départ, » répondit Berthe avec une joie bien bête. — « Le Point du départ ! justement c’est ici ! Berthe, j’avois résolu de ne pas venir ici. » — « Seule, bien certainement ; mais avec moi ! » — « Vous ne me quitterez donc pas ? » — « Que pour faire sentinelle, et surveiller votre entretien : vous sentez bien, mademoiselle, que je ne voudrois pas vous exposer… » — La stupide servante parloit de bonne foi. Il y a dans cette classé de femmes une vertu de fait qui leur tient lieu de tout, surtout de bienséance, dont elles n’ont pas la moindre idée. Pourvu, que l’amant n’obtienne point avant le mariage les droits réservés à l’époux, elles croient être pures, circonspectes, irréprochables. Et c’est à de tels guides que des mères, indignes de ce nom, osent parfois confier les premiers pas de l’innocence ! ces premiers pas si chancelans, si décisifs, et dont l’influence, quand elle est malheureuse, s’étend sur la carrière d’une jeune femme pour la livrer à toutes les atteintes de l’équivoque et du mépris !

Lydie, en entrant dans le cabinet pratiqué en dedans de la fabrique, se heurta rudement le pied. Cet accident, selon les anciens, étoit pour elle d’un mauvais présage. Elle le dit à Berthe, et voulut s’en aller ; mais la douleur du coup et sa lassitude la contraignirent de s’asseoir sur le large banc de sparterie qui faisoit le tour du cabinet. Berthe l’y laissa un instant pour aller regarder du côté de la porte de service. Il étoit près de sept heures. Le soleil baissoit vers l’horizon ; l’ombre couvroit déjà le fond des vallées. C’étoit un dimanche : ni la chanson du pâtre, ni la clochette du bélier n’interrompoient le calme de cette heure, journellement consacrée aux tendres rêveries ou aux entretiens plus tendres encore. Quelques oiseaux qui rentroient dans leurs nids, une source qui s’échappoit non loin de là, le bruissement des insectes, la douce fatigue de la nature à l’approche du soir, ce concert de désirs et d’hymnes nuptiales, si parfaitement en harmonie avec la jeunesse et l’amour, répondoient seuls au trouble de Lydie, et n’y répondoient que pour l’accroître. Une porte s’ouvrit dans le parc : elle reconnut la voix d’Adhémar, et presque en même temps le vit à ses genoux : il étoit essoufflé et couvert de sueur. — « J’ai fait une lieue en dix minutes, dit-il en s’essuyant le front, je tremblois que vous ne vinssiez pas : toute ma vie est dans cette soirée !… » — Et son haleine, coupée par la violence de sa course, s’exhaloit en silence sur la main de Lydie. — « Modérez-vous, M. Adhémar !… au nom du ciel, modérez-vous !… Dans quel état… mon dieu !… » Et sans songer le moins du monde à la conséquence de son action, elle prit son mouchoir, et le porta vivement sur le front d’Adhémar. — « Elle m’aime, je le vois ; ah ! je suis trop payé de toutes mes souffrances ! » — Et il demeura quelques secondes la tête appuyée sur la main et le genou de Lydie, comme un homme absorbé dans une longue extase. Il y auroit eu de la barbarie à le tirer d’erreur ; et d’ailleurs, en ce moment, Lydie n’étoit pas bien sûre elle-même de ne pas l’aimer autant qu’il paroissoit le croire. — « Venez, reprit-il en se levant tout à coup ; venez, ma femme, mon amie ; venez, avec un époux digne de vous posséder, protester légalement contre la violence qui vous arrachoit à sa tendresse. Nous allons de ce pas nous rendre chez le pasteur, chez le maire du lieu ; vous y ferez votre déclaration ; et, le soir même, autorisé par votre préférence, je vous demande à vos parens, et renverse à jamais tous les projets d’Alphonse. » — Lydie l’écoutoit, étonnée. — « Moi, monsieur !… moi, porter le scandale dans la maison de ma tante ! moi, braver effrontément l’autorité d’un père et l’opinion de M. de Bellegarde ! vous ne l’espérez pas : j’augure trop bien de vous. » — « C’est parce que j’ai bien auguré de vous-même que je vous ai proposé ce moyen, le seul conciliable avec votre caractère et le juste respect qu’il m’inspire. Si Lydie, poursuivit-il en s’asseyant près d’elle ; si Lydie étoit une fille ordinaire ; si ses principes, et surtout l’excès de mon amour, ne la mettoient à l’abri des dangers où l’exposent en ce moment sa bonté naturelle et l’embarras de notre situation ; je n’aurois point songé à cette ressource, rarement usitée entre amans qui s’entendent et ne voient plus qu’eux dans la nature : un enlèvement. » — « Un enlèvement !… » — Lydie se levoit pour s’enfuir. — « Eh ! non, non, reprit Adhémar en la ramenant à sa place ; nous nous aimons, nous savons nous conduire ; je vous le répète, on peut tout concilier. Si une déclaration publique répugne trop à votre modestie, eh bien ! je prendrai tout sur moi ; je dirai que nous nous sommes donnés secrètement l’un à l’autre ; que la plus belle des maîtresses a daigné se livrer à son fidèle amant ; que vous m’appartenez enfin par tous les droits de la confiance et de l’amour : veuillez seulement ne pas me démentir, et bientôt… » — « Non, M. Adhémar, non jamais, quoi qu’il m’en puisse coûter, je ne donnerai aux miens un tel sujet de honte. Tout ce que vous me dites m’atteste l’impossibilité de notre union ; il faut y renoncer, il faut ne plus nous voir ; recevez mes regrets, et souffrez… » — « Vous ne me quitterez pas, reprit impérieusement Adhémar ; vous ne pouvez plus me quitter. On saura notre rendez-vous ; les apparences vous accuseront ; et, quelle que soit l’incertitude de vos vœux, il ne tient maintenant qu’à moi de les fixer. » — Puis, la voyant frissonner d’épouvante : — « Ô ma chère Lydie ! ajouta-t-il en se jetant encore à genoux devant elle ; ô fille idolâtrée !… pourrois-tu redouter le délire que tu causes ? Ah ! plutôt prévenons-en les suites ; assurons notre avenir par les délices du présent, et qu’en disant que rien ne peut nous séparer, ta bouche céleste ne profère point un mensonge !… » — Il l’avoit saisie dans ses bras… — « Mademoiselle !… mademoiselle !… » cria Berthe pour avertir. — Lydie, en se débattant, étoit tombée, mourante de frayeur, sur le gazon de sparterie. Deux hommes parurent à l’entrée du bosquet ; c’étoient Alphonse et Bellegarde : l’un arrivé de Paris sur les ailes de l’impatience ; l’autre revenu, le premier, du dîné de campagne, et qui, transporté de joie, s’étoit réuni à son fils pour venir surprendre Lydie. Ils avançoient vers Adhémar. Aussitôt qu’il les aperçut : — « Eh ! que crains-tu ma bien-aimée ? s’écria-t-il en soulevant Lydie, en l’accablant de ses caresses ; n’es-tu pas à moi sans réserve ? Ose déclarer que tu es à moi ! » — L’infortunée ouvrit les yeux, et retomba sans connoissance sur l’épaule de son séducteur. Alphonse, pétrifié, sans couleur, enchaîné sur le seuil de cette porte fatale, ne pouvoit recouvrer ni le sentiment ni la voix. — « Eh bien donc ! (murmura-t-il enfin, en voyant l’inconcevable tranquillité de son rival, occupé seulement à ranimer Lydie.) Eh bien donc !… » — Il vouloit en même temps se jeter sur Adhémar… — « Eh bien ! mon fils, dit Bellegarde en le retenant ; l’endroit où nous sommes ne s’appelle-t-il pas le Point du départ ? » — « Je vous entends, mon père : adieu, mademoiselle !… » — Et cet adieu terrible, ce cri de malheur, répété par les échos du parc, vint retentir jusqu’au château. Mademoiselle Miller, très-inquiète de Lydie, en étoit descendue pour l’appeler elle-même. À ce cri si extraordinaire, à la voix d’Alphonse qu’elle crut reconnoître, elle s’écria à son tour, et tous les gens coururent du côté de la fabrique. Dans ce moment, Saint-Hilaire rentroit avec Valmont. — « Qu’y a-t-il donc, mademoiselle ? demandait-il avec trouble. » — « Je ne sais. » — « Où est ma fille ? » — « Je ne sais ; je crois que M. Alphonse… » — « Comment ! Alphonse est revenu ? » — « Il parloit avec une force !… je l’ai entendu d’ici ; j’ai envoyé… » — « Qu’est-ce que cela signifie ? » — Et il prit avec Valmont le chemin indiqué par mademoiselle Miller. Au détour d’une allée, Bellegarde les rencontre ; il s’arrête, et serrant la main de Saint-Hilaire : — « Vous me pardonnerez, lui dit-il, de ne plus m’occuper que de mon fils : courez de ce côté, vous y êtes nécessaire. » — Et il disparut, entraînant son fils qui le tenoit embrassé. Alphonse, résolu de mourir plutôt que de ne pas montrer du courage quand son père en attendoit de lui, l’aida silencieusement à mettre un peu d’ordre dans leur départ précipité. Leur plus ancien domestique resta chargé de quelques commissions ; la même chaise qui avoit amené Alphonse remmena le père et le fils. Ce père adorable, cet ami de l’enfance de son fils, confondit ses larmes d’indulgence et d’attendrissement avec les larmes de regret et d’indignation du malheureux Alphonse. Ils partirent de Mordeck à neuf heures du soir ; le surlendemain, ils étoient à Paris, et quinze jours après, à deux cents lieues en mer.

Et cependant l’imprudente Lydie, en se retrouvant dans les bras d’Adhémar et de Berthe, qui étoit accourue à son secours, supplia le premier de la laisser en paix. — « Moi, vous abandonner !… dit-il avec une tendresse perfide ; moi, renoncer à vous quand Alphonse vous délaisse !… Pourriez-vous bien douter de mon honneur ? N’est-il pas enchaîné au vôtre ? Si le transport dont je n’ai pas été maître y porte en effet quelque atteinte, la réparation en est facile, et je vais à l’instant… » — Saint-Hilaire arrivoit. — « Arrêtez, monsieur, arrêtez ! » s’écria Lydie, en s’élançant au-devant d’Adhémar… — « Mon père !… mon père ! ajouta-t-elle avec égarement, je ne suis point coupable. Mon père, gardez-vous de croire… » — Eh ! pourquoi s’en défendre ? interrompit l’artificieux Adhémar ; il est temps de tout avouer. » — « Quoi ! vous pourriez… vous oseriez… M. de Valmont… Oh ! M. de Valmont ! » — Et les sanglots la suffoquant, les domestiques s’étant rassemblés dans le bosquet, on suspendit toute explication jusqu’à la rentrée au château, où l’on ne put retourner que lentement ; Lydie se traînant avec peine, quoique soutenue par Valmont et Saint-Hilaire, également surpris et consternés.

En mettant le pied dans le vestibule, Saint-Hilaire demanda MM. de Bellegarde. — « Ils sont partis, monsieur. » — « Déjà !… est-il possible ? » — « Cela se conçoit, dit Valmont, nous sommes bien sûrs de ne plus les revoir. » — Lydie, écrasée de honte, sentit sa tête s’engager ; des convulsions nerveuses se manifestèrent, et une fièvre d’un caractère plus sérieux que celle de la veille, une fièvre vraiment inquiétante acheva de mettre le comble à l’affliction de cette soirée. Saint-Hilaire toutefois ne voulut point la terminer sans entendre l’explication, ou, pour mieux dire, la justification d’Adhémar. Tout le monde se rassembla chez madame de Mordeck, où M. de Mulsan comparut avec tristesse et dignité. Il confessa des torts imaginaires ; il s’accusa d’une fausse délicatesse dont il étoit trop puni. — « Alphonse, plus riche que lui, avoit obtenu une préférence à laquelle il avoit cru devoir renoncer par respect pour les décisions du père de Lydie, et par l’espoir de la voir heureuse. Consumé d’une passion dévorante, il l’avoit scrupuleusement renfermée dans son sein tant qu’il avoit pu croire qu’elle n’étoit point partagée ; mais quelle raison humaine eût résisté à la séduction qui venoit d’égarer ses sens ? L’occasion, le hasard avoient seuls été du complot : les larmes de Lydie… un délire coupable… » Chacun demeura convaincu de ses droits. Il mit d’abord les femmes de son côté par la véhémence de ses discours et l’humilité de son repentir ; puis, s’adressant à M. de Saint-Hilaire : — « S’il étoit, ajouta-t-il, un autre moyen de sauver la gloire de mademoiselle votre fille, que de lui offrir à l’instant et mon nom et ma main, j’attendrois qu’une longue épreuve de mes sentimens vous rassurât, monsieur, sur ma conduite passée ; j’espère toutefois que quelques erreurs de jeunesse trouveront grâce à vos yeux, quand vous songerez que la dernière, qui, pour un homme sans mœurs, eût été un motif de retraite, n’est pour moi qu’une ressource désespérée, dont mon amour s’est fait un titre pour obtenir celle que j’aime, et désarmer votre prévention. » — Saint-Hilaire, affligé jusqu’au fond de l’âme, mais pressé de répondre par les instances des femmes, et le conseil écrit dans les yeux de Valmont, dit enfin à son nouveau gendre : — « Vous m’eussiez fait honneur, monsieur, en me demandant ma fille dans les formes d’usage. Aujourd’hui, vous ne faites plus que votre devoir… mais c’en est encore assez pour justifier mon estime ; recevez-en donc l’assurance, et puissent vos égards pour ma malheureuse fille la consoler, ainsi que moi, du tort que lui fait votre amour !

Valmont, presque aussi affecté que Saint-Hilaire, se hâta de suspendre cet entretien pénible. On remit au lendemain toutes les formalités, et les dames, enchantées de voir pacifier l’affaire, montèrent chez Lydie pour calmer ses angoisses par cette bonne nouvelle. Elle parut sensible au procédé d’Adhémar, et respira plus librement à l’idée de pouvoir soutenir la présence de son père. Mais quand elle sut à quel prix Adhémar devenoit son époux, de quelle ruse il s’étoit servi pour forcer l’aveu de Saint-Hilaire, et que mademoiselle Miller et madame de Mordeck l’exhortèrent doucement à se respecter un peu plus à l’avenir, des larmes si abondantes coulèrent de ses yeux, elle parut pénétrée d’une douleur si vive, que les deux dames, émues de pitié, et prenant tout-à-fait le change, attribuèrent son malheur à l’un de ces amours indomptables auquel les femmes les plus vertueuses s’intéressent toujours involontairement, et n’eurent pas la force de l’affliger davantage par des observations dont l’inutilité accroissoit encore l’amertume.

Le lendemain matin, une femme de madame de Mordeck vint, de la part de Saint-Hilaire, savoir si mademoiselle pourroit s’habiller et descendre à deux heures. Sur sa réponse affirmative, la même femme rentra pour faire son service. — « Est-ce que Berthe est malade ? » demanda l’inquiète Lydie. — « Non, mademoiselle, elle est congédiée. » Et cette femme vint en silence lui apporter son déjeûné.

Bientôt après, un second message de son père lui demanda l’écrin qui étoit demeuré dans son appartement ; elle le rendit elle-même, sans dire un mot et sans lever les yeux.

À midi, le domestique de messieurs de Bellegarde fit demander la permission d’entrer, remit à mademoiselle une lettre cachetée de noir, et se retira sans attendre réponse.

La lettre, commencée par Bellegarde père, contenoit ce qui suit :

« J’offre à celle qui dut être ma fille les parures de noce commandées par mon fils ; elles arriveront demain, et trouveront leur place, si M. de Mulsan sait réparer les fautes aussi bien qu’il les fait commettre. Je redemande à mon ami les diamans qu’il n’eût pas voulu accepter. Une autre épouse appréciera peut-être l’hommage de mon Alphonse. Je cours avec lui la chercher dans un monde nouveau, si la contagion des mœurs de celui-ci n’y a point encore attaqué tous les germes de l’innocence. Je souhaite à mademoiselle de Saint-Hilaire le bonheur qu’elle nous a ravi.

Bellegarde père. »

Quelques lignes de la main d’Alphonse la terminoient :

« Le bonheur renaîtra pour moi, je le sens. En vous dégradant à ce point, vous fîtes tout pour ma guérison ; et, quoique j’aie encore à combattre, je réponds de vous revoir un jour digne de vos regrets, et délivré des miens.

Alphonse. »

Lydie relut trois fois ces lignes accablantes. L’excès de son humiliation avoit tari la source de ses larmes. Elle s’habilla machinalement, et demeura ensevelie dans la plus morne réflexion. À deux heures, Valmont, qui jamais ne s’étoit présenté chez elle, Valmont vint la chercher de la part de son père. Il étoit pâle, et d’une gravité si imposante, qu’à son premier regard Lydie, qui s’étoit levée pour le recevoir, retomba sur son siége, et perdit toute contenance. Il la salua avec respect, s’informa avec intérêt de sa santé, de son repos, et, lui donnant la main, la fit passer par un escalier intérieur qui conduisoit dans le salon de lecture, pour lui épargner la fatigue du grand escalier, et la traverse d’une longue file d’appartemens. Mais, hélas ! que devint-elle, lorsqu’en jetant les yeux sur ce tableau si touchant, si mémorable, elle le vit enduit d’une couche grisâtre, dans laquelle étoient confondus son portrait, le portrait d’Alphonse, et tous les personnages comme tous les accessoires du tableau ! — « Ô Dieu ! est-il possible ? quoi ! monsieur, vous avez détruit… ah ! c’est trop, c’est trop me punir ! » — « Eh ! non, répondit-il assez vivement : ce n’est qu’une tache effacée ; d’autre s’effacera de même… Venez, venez signer votre contrat. Lydie se tut et le suivit.

On s’étoit réuni dans la chambre voisine. Les notaires, arrivés de bonne heure, et qui, toute la matinée, avoient travaillé avec Saint-Hilaire et Adhémar ; les témoins, priés pour une autre signature, et dont, pour celle-ci, on avoit, à dessein, multiplié le nombre ; mademoiselle Miller, Préval, madame de Mordeck en grande tenue, ainsi que les assistans ; l’air apprêté et presque solennel de cette cérémonie si simple, et quelquefois si gaie, lorsque rien n’y force le consentement de personne : tout pénétra Lydie d’un malaise insupportable, et d’un ressentiment trop fondé contre l’audacieux auteur de sa honte, et des chagrins de sa famille. Elle ne put l’envisager qu’avec un mouvement qui tenoit de près à l’aversion ; et quand il s’empressa d’avancer pour elle un fauteuil à côté de sa tante, elle aussitôt le salua d’un regard qui démentoit formellement l’accusation d’une foiblesse trop tendre ; mais l’adroit futur, pour sortir d’embarras, détourna les yeux et la tête ; personne que lui ne remarqua ce mouvement de Lydie. — Saint-Hilaire fit un signe, et l’on parcourut les articles.

Le nom et les espérances d’Adhémar composoient à peu près le plus net de son bien. Il avoit déjà mangé la succession de son père, et menoit grand train celle d’une tante dont il venoit d’hériter récemment. Cependant, pour cacher autant qu’il pouvoit ses désordres, il avoit fait stipuler un très-beau douaire, hypothéqué sur ce même héritage, et n’acceptoit, disoit-il, une dot, que pour mieux garantir l’indépendance et le bonheur de sa belle compagne. Cette dot, grâce à madame de Mordeck, pouvoit remplir des vues intéressées. Cette excellente femme, affoiblie par l’âge, et n’ayant rien de plus cher au monde que son frère et Lydie, assuroit à cette dernière la possession de sa fortune : fortune consistant en treize fermes, toutes dépendantes de la terre et du château de Mordeck, dont elle se réservoit seulement une moitié d’usufruit. Les articles entendus, approuvés, Lydie fut appelée à signer la première. Ce fut encore Valmont qui lui offrit la main… Qu’alors elle étoit loin de la rejeter !… Appuyée au contraire sur cette main protectrice, la sienne, cette fois, ne put s’en détacher sans la serrer avec émotion ; et quand Valmont, surpris, chercha dans ses yeux l’explication de cette étrange faveur, il crut y démêler tout ce que la douleur et la tendresse peuvent ajouter d’intérêt à la confiance : il le crut… et cessa pour long-temps d’être d’accord avec lui-même.

Quand le contrat fut revêtu des signatures ; que le jour fut fixé à quinzaine, à cause de la nouvelle publication, etc., etc. ; qu’enfin toutes les paroles furent authentiquement données de part et d’autre, madame de Mordeck embrassa Lydie, tendit la main à Adhémar, et conjura son frère de ne plus empoisonner leur joie par l’expression de son mécontentement. Saint-Hilaire, dévoré de chagrin, s’efforça néanmoins de sourire à son gendre. Ce dernier s’épuisa en protestations de reconnoissance et d’amour, et le reste de la journée fut consacré à faire les honneurs du château aux convives rassemblés par la circonstance. Quelques jours s’écoulèrent dans une dissimulation réciproque, et aussi dans les préparatifs de fêtes dont personne, mieux qu’Adhémar, n’entendoit l’ordonnance et la variété. Très-connu dans le pays, et s’étudiant beaucoup moins à subjuguer le cœur de Lydie qu’à cultiver la faveur de ses parens, il s’appliqua uniquement à se faire de leur amitié un rempart contre ses caprices, et s’arrangea de sorte que les promenades au loin et les parties dans l’intérieur se succédant d’un jour à l’autre, le souvenir de l’adieu d’Alphonse s’effaçoit peu à peu de toutes les mémoires, sans que Lydie eût encore pu trouver ni l’instant, ni la force d’éclaircir le soupçon que ce cruel adieu laissoit planer sur elle. Et cependant chacun s’étonnoit, à part soi, de son excessive réserve avec l’heureux époux qu’elle s’étoit choisi ; et quelques mots glissés, quelques plaisanteries douces lui en faisoient la guerre.

Mais un jour… (le quatrième avant celui du mariage) Lydie, toujours pensive, et plus matinale que jamais, étoit descendue la première dans la salle à manger. Elle venoit, en passant, de donner un coup-d’œil aux parures de noce déballées seulement de la veille, et dont Saint-Hilaire, malgré les instances réitérées des deux Bellegarde, leur avoit fait passer le montant à bord du vaisseau qui devoit les transporter aux grandes Indes. Chaque pièce de ces ajustemens venoit de renouveler la peine de Lydie. Le bel écrin n’avoit pas été remplacé, ne pouvoit l’être que difficilement : on avoit ajourné ces dépenses au prochain retour à Paris, et tout faisoit assez entrevoir que la jeune femme n’y brilleroit que de son éclat et de ses moyens personnels. Une foule d’idées plus sombres, plus affligeantes les unes que les autres, s’amassoient, se pressoient dans son imagination. L’abattement décoloroit son teint, et des larmes amères descendoient sur ses joues… quand Valmont, arrivant avec préoccupation, se trouva tout à coup et seul vis-à-vis d’elle. — « Qu’avez-vous ? lui dit-il, emporté par son inquiétude ; oh ! qu’avez-vous, aimable et malheureuse enfant ? » — « M. de Valmont… M. de Valmont, ayez pitié de moi !… Il s’étoit approché ; elle lui tendoit les bras… Il la reçut, presque malgré lui, dans les siens, et, malgré lui encore, sentit les battemens du jeune cœur de Lydie interroger son cœur si vrai, si tendre, et si occupé d’elle !… — « Parlez, dit-il, en la faisant asseoir, et prenant un siége près du sien ; parlez ; qu’ordonnez-vous ? Disposez de mon existence… » — Et cette expression exaltée, irréfléchie, étoit pourtant la seule qui rendît sa pensée : Lydie n’y trouva rien de trop. — « Sauvez-moi, lui dit-elle ; aidez-moi à recouvrer la tendresse de mon père ! Que toute la vie je reste auprès de lui, auprès de ma tante, ou que leur volonté m’enchaîne au destin du dernier des hommes, plutôt que jamais Adhémar… — « Vous n’aimez plus Adhémar ? Vous chercheriez à rompre ce second mariage ? » — « Ah ! je ne cherche, je n’espère rien, si votre bonté ne me protége. J’ai eu des torts sans doute ; mais l’amour ne m’a point encore aveuglée ni sur le compte de M. de Bellegarde, ni même en faveur du cruel qui osa… » — Un déluge de larmes interrompit sa plainte. Valmont, rappelé par ces derniers mots à une erreur fâcheuse, répliqua un peu sévèrement : — « Il faut, mademoiselle, épouser Adhémar… Adhémar est désormais le seul homme qui puisse avec honneur vous avouer pour sa femme. » — Il se levoit pour cesser de l’entendre. — « Ah ! c’en est trop, dit-elle en s’attachant à lui ; vous saurez du moins que rien ne m’est si cher que votre estime, et que si mes imprudences ont fait manquer mon premier mariage, un entier oubli de moi-même n’avoit point forcé celui-ci. » — On entroit pour le déjeûné. Madame de Mordeck, conduite par Adhémar qui lui faisoit une cour assidue, témoigna quelque étonnement de trouver là Valmont en conversation réglée avec Lydie, dont la rougeur et la contenance annonçoient quelque chose d’extraordinaire. — « Eh ! que demandiez-vous donc à notre philosophe ? dit en riant madame de Mordeck. » — « Un portrait d’Adhémar peut-être, ajouta le gros Préval. » — « Oh ! non, répondit le modeste futur : je lui en donnai un, dans le temps, d’une ressemblance délicieuse. » (Et cela se disoit d’un tel air de propriété, qu’il sembloit que le mariage fût célébré depuis un demi-siècle.) — « Y a-t-il donc si long-temps, monsieur ? demanda Lydie à son tour ; avois-je sollicité ce don si précieux ? l’avois-je seulement prévu ? et la façon dont il m’est parvenu ne jette-t-elle pas quelque doute sur notre secrète intelligence ? » — « Expliquez-vous, expliquez-vous, Lydie : ce petit débat m’intéresse, dit Saint-Hilaire, vraiment frappé du ton déterminé de sa fille. La jeune personne fit signe qu’on l’attendît, courut à sa chambre, en revint légère, rayonnante, ferma en dedans la porte de la salle à manger ; puis, s’asseyant avec aplomb entre son père et madame de Mordeck, repoussa son couvert pour mettre en place le billet, le portrait mystérieux, et demanda la parole pour huit à dix minutes. « Vous m’approuverez sans doute, monsieur, dit-elle d’abord en s’adressant à Adhémar : je viens démentir une version injurieuse. On amplifie l’histoire de nos amours : un billet, un portrait, deux entretiens la composent… Est-il probable qu’à si peu de frais vous ayiez triomphé des principes d’une jeune personne destinée à l’honneur de porter votre nom ? Nous devons tous deux, ce me semble, rougir qu’on ait osé le croire ; et votre gloire, aussi bien que la mienne, est intéressée à confondre la calomnie dont j’ai été l’objet. » — Après ce court exorde, après le silence général qui le suivit, Lydie, encouragée par un regard de son père, reprit avec ordre un discours qu’Adhémar, tout exercé qu’il étoit n’eut pas la présence d’esprit d’interrompre.

Elle raconta naïvement ce qui s’étoit passé entre elle et Adhémar depuis la séance de peinture. Elle ne dissimula ni la pitié dont elle avoit été combattue, ni l’impression passagère qu’avoient faite sur son cœur les grâces reconnues de l’élégant Adhémar : grâces dont alors elle parla du même sang-froid que s’il se fût agi de celles de l’Apollon ou de l’Antinoüs. Elle rapporta les conversations artificieuses de Berthe ; la scène du matin au salon de lecture, le billet du soir qu’elle remit à son père, ses irrésolutions le jour du rendez-vous… Mais quand elle en fut aux propositions, aux entreprises, aux menaces d’Adhémar, à ces mots insidieux : les apparences vous accuseront… etc., etc., et qu’à travers les larmes qui baignoient son visage elle invoqua le témoignage de Berthe, et celui même de son persécuteur, un mouvement terrible que firent à la fois Saint-Hilaire et Valmont avertit les femmes qu’une nouvelle rixe alloit s’ouvrir. Elles se levèrent en frémissant ; et sans doute les suites auroient vérifié leurs craintes, si Adhémar, voulant terminer à tout prix, n’eût eu recours, pour se sauver, à ses grands moyens ordinaires. — « Pardon ! s’écria-t-il, en venant se traîner aux genoux de Lydie ; pardon ! vous que je n’ose plus regarder en face ! j’ai tous les torts, je le confesse ; j’ai mérité votre haine, votre mépris : je suis indigne du nom de votre époux… Mais si, parmi ceux aux yeux de qui vous venez de dévoiler mes crimes, il en est un, un seul qui sache aimer, il concevra peut-être à quels excès peuvent nous porter une passion long-temps combattue, et la crainte, l’affreuse crainte de se voir arracher l’unique objet des plus ardens desirs. » — Saint-Hilaire, Valmont surtout, restèrent indécis. — « Je vous reconnois, monsieur, reprit froidement Lydie ; tel étoit le langage que vous me teniez le jour où j’attendois Alphonse de Bellegarde : d’où vient, depuis ce jour, l’aviez-vous oublié ? » — « Grâce, grâce, Lydie !… » dit madame de Mordeck, en suppliant Valmont de calmer Saint-Hilaire. » — « Grâce, mademoiselle ! répéta aussi Valmont : l’amour excuse bien des fautes ; et celui que vous inspirez n’est pas toujours de nature à se vaincre. » — Lydie, frappée de la remarque, prolongea sur Valmont le regard le plus attentif, et, pendant cette distraction, abandonna sa main à son futur époux, qui la reprit, et la baisa en signe de paix et de bonheur.

Ce jour fut pour Lydie un enchantement continuel. L’hommage respectueux des hommes, la sérénité des femmes, les caresses de son père, tout sembloit applaudir à l’énergie de caractère dont elle venoit de faire preuve. Quelques mots de mademoiselle Miller réduisirent ce succès à sa juste valeur. — « Une Anglaise, dit-elle le lendemain à Lydie et à sa tante ; une Anglaise seroit morte de sa douleur plutôt que d’en avouer la cause en présence de plusieurs hommes. C’étoit à nous, ma chère, et à nous seules, qu’il falloit adresser cette confidence épineuse. Il y a eu dans votre action je ne sais quoi de surnaturel qui peut-être en excuse la hardiesse, sans en détruire les conséquences. Soyez sûre que tout homme sensé qui réfléchira un peu sur la matinée d’hier, se défiera d’une vertu qui ne sait éviter le doute que par l’esclandre, et se console d’être immodeste, pourvu qu’elle soit publiquement justifiée.

Valmont pensoit à cet égard précisément comme mademoiselle Miller : Lydie put en juger à son extrême circonspection. Mais flattée par Préval, et obsédée par Adhémar, elle oublia Valmont, Alphonse, son adieu, et ne pensa plus qu’à la manière dont bientôt elle alloit régler sa maison, ses plaisirs, sans blesser son devoir, ni rendre de compte à personne.

Tandis qu’elle se livroit à ces douces chimères, et que, de son côté, Adhémar, spéculant pour la première fois de sa vie, disposoit déjà de la dot promise, une horrible catastrophe étoit près d’éclater sur le vaste domaine dont leur prochain mariage devoit les rendre possesseurs.

Deux hommes de journée, deux monstres, âgés tout au plus de vingt à vingt-deux ans ; deux de ces élèves de la nature et de l’irréligion[1], qui marchent à l’échafaud par toutes les routes d’une brutale ignorance, s’étoient déjà fait renvoyer de plusieurs fermes de Mordeck pour leur paresse et leurs déportemens. Cependant la disette d’ouvriers rendant leurs bras nécessaires, on les gardoit au château sous la surveillance de l’économe, qui, par ordre de madame de Mordeck, avoit racheté leur conscription. Surpris maintefois à voler le bois, le poisson, les outils, toujours on leur avoit fait grâce, dans l’espoir de les ramener par l’indulgence ; et cependant leur exemple portant le désordre dans toutes les opérations de la culture, le fermier du château, dont ils déroboient le grain et la volaille, dont ils insultoient les filles, dont ils débauchoient les ouvriers, vint porter contre eux une plainte sérieuse, et définitivement déclarer qu’il remettroit son bail, si madame de Mordeck ne congédioit au plus tôt ces deux mauvais sujets. On fit leur compte, ils raisonnèrent ; on les réprimanda, ils dirent des injures ; on les menaça, ils rendirent les menaces, et se déchaînèrent en imprécations. Quatre hommes résolus s’étant assurés d’eux, on les renferma jusqu’au moment où la gendarmerie devoit les venir prendre. C’étoit le soir, il pleuvoit fort… on attendit jusqu’au lendemain matin : pendant la nuit, ils s’échappèrent, et l’on ne put découvrir leur refuge.

Quelques semaines s’étoient passées depuis ce petit événement, et des voituriers ayant dit les avoir rencontrés sur la route d’Ostende, on les crut arrêtés pour les travaux du port, et l’on cessa de s’occuper d’eux.

Un grand vent d’ouest souffla toute la journée qui précéda le jour du mariage. On étoit allé à la paroisse visiter le pasteur, et faire les dernières dispositions pour la solennité du lendemain. Au retour de cette visite, le vent ne permettant pas de tenir en calèche découverte, on arrêta au détour d’une ruelle. Tandis que l’on rabattoit les soufflets, Lydie, ayant par hasard regardé dans cette ruelle, vit cinq ou six malôtrus qui lui tournoient le dos, et crut entendre l’un d’eux dire à son plus proche voisin : — « Va, va, les mariés s’en souviendront. » — Lydie demanda si d’autres jeunes personnes qu’elle devoient se marier le lendemain ? On lui dit qu’oui ; on en nomma trois ou quatre, et ses craintes se dissipèrent.

La soirée fut charmante. Le paysage, animé par la rentrée des dernières voitures de grains[2], attira l’attention de Lydie, dont le vent ne cessoit d’enlever le chapeau, et de déranger les tresses flottantes. Des meules énormes, entassées de toutes parts, attestoient la bonté du terrain et l’intelligence des fermiers. Adhémar en fit la remarque en amateur du bien qui alloit lui appartenir. Il y eut une collation servie aux domestiques de la grande ferme ; une invitation à laquelle tout le monde promit de se rendre ; et les filles, en s’en allant, fredonnoient des chansons, et maudissoient la guerre[3] qui leur ôtoit l’espoir d’avoir chacune un amoureux pour les faire danser au bal du lendemain.

Avant de se retirer, la bonne madame de Mordeck, qui avoit appelé Lydie et Adhémar dans son appartement, leur dit : — « Tenez, enfans, voici de quoi arranger les affaires… car je soupçonne, ajouta-t-elle en regardant Adhémar, que nous ne sommes pas encore très-savans dans l’art de prévoir l’avenir : voici du moins qui rendra le présent moins difficile ; et mes économies, jointes au paiement de tous vos fermiers (à qui vous n’aurez rien à demander qu’après Noël de l’an prochain), suffiront, je l’espère, pour monter la maison, payer les dettes, s’il y en a, et attendre paisiblement d’autres rentrées successives. Voyez-vous ? reprit-elle joyeusement, et comptant, un à un, cent cinquante billets de banque de mille francs chaque : il y a long-temps que je me prive pour vous amasser ce petit trésor ; mais je n’en regretterai pas le sacrifice, s’il peut me garantir votre bonne union. Allez, allez ; tâchez de bien dormir : vous trouverez ici cette dot particulière à notre retour de l’église. » — Après quoi, les embrassant l’un et l’autre avec une affection toute maternelle, elle les renvoya pénétrés de reconnoissance.

« Ma foi, dit Adhémar en se déshabillant, je fais là vraiment une excellente affaire. » Il se coucha, enchanté de lui-même, et s’endormit, bercé d’idées riantes.

Lydie, objet plus direct des libéralités d’une tante si généreuse, en fut aussi plus vivement touchée. — « Combien je suis heureuse ! se dit-elle avec réflexion ; qu’auroit-ce donc été si Alphonse, ou si l’amour… » — Là, ses pensées se confondirent ; elle soupira sans trop savoir pourquoi ; fit sa prière avec recueillement ; soigna sa veilleuse ; parce qu’elle avoit peur du vent…, et, bien que le vent continuât de souffler, et bien que la veilleuse s’éteignît après le départ de sa femme de chambre, ne s’endormit pas moins du plus profond sommeil.

À trois heures du matin (et les nuits étoient déjà longues), une grande clarté, une grande rumeur vinrent frapper en sursaut les oreilles, les yeux de Lydie. Elle s’assied, et croit, à travers ses persiennes, que les gens, par plaisir, ont illuminé le château. Elle se lève…, et s’étonne de l’étouffement que lui cause une chaleur extraordinaire. Quelques voix désolées lui crient de l’extérieur : — « Lydie !… Lydie !… ouvrez votre fenêtre !… ouvrez votre fenêtre !… » — Elle y court ; elle l’ouvre ;… et, à la lueur des granges, des meules, des fermes embrasées, elle distingue l’intrépide Valmont qui, seul, et muni d’une échelle, s’avançoit pour monter à son appartement. Adhémar retenoit Saint-Hilaire. La flamme, la fumée sortoient de toutes parts. Valmont s’élance dans la chambre. Lydie le regardoit, pétrifiée ! — « Allons, ma chère, un peu de confiance ; je réponds de vous sur ma vie. » — Et, saisissant les draps, s’en servant pour bien assujétir l’échelle, pour en former une rampe au besoin, il engage Lydie à franchir le balcon. — « Et vous !… et vous, M. de Valmont !… » — « Je descendrai après. » — En ce moment, les glaces de la chambre sautèrent, et le feu pénétra par l’angle d’une corniche… — « Je ne descendrai pas ! reprit fortement Lydie ; je ne descendrai pas sans vous… Nous périrons, nous nous sauverons ensemble. » — Et, transportée de cette idée, elle passe le balcon, et l’y attend, suspendue en dehors… Valmont, frémissant de crainte, se hâte de descendre pour protéger sa route. À peine au tiers du chemin… — « Mon cœur s’en va, lui dit-elle… » — Il la soutint sur son bras droit, et descendit encore de quelques pieds. Mais le frêle escalier menace de fléchir sous le double fardeau… Tout à coup deux échelons cassent… ; Valmont s’écrie, et Lydie lui échappe… — Mais elle se retint au drap flottant contre l’échelle ; Valmont, un instant soulagé, reprit aussitôt l’équilibre, lui prêta un nouvel appui ; et tous les deux enfin échappèrent à une mort atroce et prochaine ; car, à peine avoient-ils atteint la terrasse sur laquelle donnoit l’appartement de Lydie, que l’étage supérieur croula dans sa chambre, et que des cris partis du rez-de-chaussée avertirent que le feu avoit surtout été dirigé vers ce pavillon qu’habitoit madame de Mordeck, et dans lequel malheureusement on avoit depuis peu renfermé des huiles, des eaux spiritueuses, et d’autres matières combustibles. — « Ma sœur !… ma sœur !… s’écria Saint-Hilaire… ; ô mes amis, ne sauverons-nous pas ma sœur ? » — « Les billets de banque, dit Adhémar… Ah ! mon Dieu, les billets de banque !… » — Et tous les deux, assistés de Préval, coururent au secours du rez-de-chaussée. Valmont, sans armes, au milieu d’une nuit de désastres qui paroissoient être l’ouvrage d’une bande d’assassins ; chargé lui seul de la sûreté, de la vie, de l’honneur de cette fille charmante, dangereuse, mais adorée… Valmont demeura quelque temps écrasé sous le poids d’une terreur à laquelle il croyoit être inaccessible. Assis sur une pierre à deux cents pas de la maison, tenant dans ses bras l’expirante Lydie couverte seulement du manteau de son père, il suivoit d’un œil éperdu les progrès dévorans de cet effroyable incendie. On eût dit que des mains invisibles renouveloient le feu à mesure que l’on travailloit à l’éteindre ; des bouffées de vent portoient d’un bâtiment à l’autre les torches tout allumées, ou rallumoient la flamme pâlissante ; les meules ardentes, éparpillées dans les airs, retomboient sur la cime des arbres, dont cette pluie de feu grésilloit les rameaux. La lune, à son déclin, dévoilée, éclipsée tour à tour par les monceaux de nuages que chassoit au loin l’ouragan, eût à peine éclairé cette scène de désolation, si vingt flambeaux gigantesques, vingt flambeaux destructeurs, élevés dans la campagne, n’eussent remplacé sa lumière, comme trop souvent les clartés humaines ont remplacé les clartés divines… par le désordre et le néant.

L’incendie avoit principalement éclaté sur la grande ferme et le château de Mordeck, où d’abord les secours s’étoient portés en foule ; mais ces secours tulmutueux, partagés, impuissans, favorisoient encore d’autres ravages. On pilloit les offices, les caves, les chambres abandonnées ; des cris de licence étouffoient les cris du malheur ; avec ces cris, répétés dans toutes les fermes, se confondoient les hurlemens des animaux irrités ou consumés par le feu ; se confondoient encore le tambour, le tocsin d’alarme. Le tambour !… le tocsin !… Valmont étoit Français !… Il se resouvint aussi qu’il étoit peintre. — « Étude affreuse !… » s’écria-t-il ; et les premières larmes qu’il eût encore versées tombèrent sur les joues décolorées de Lydie : il se sentit moins oppressé. À cinq heures aussi, quelques gouttes de pluie apaisèrent l’ouragan… À six heures le jour reparut, et Lydie, moitié endormie, moitié évanouie sur les genoux de Valmont, ouvrit enfin les yeux et rappela ses sens… Quel réveil ! — « Où est mon père ?… dit-elle d’abord ; ô M. de Valmont… me direz-vous où est mon père ? » — « Je l’ignore ; j’espère cependant… » — « Courez… au nom du ciel, courez !… que je sache où est mon père ! » — « Je n’ose… je n’ose encore… Attendez avec moi ; n’exigez pas… n’exigez pas, Lydie, que je vous laisse ! » — Ils cessèrent de parler, et chacun d’eux, recueilli dans sa crainte, en retint l’expression pour ne pas affliger l’autre.

Des troupes cependant, des secours réglés arrivoient de la ville. Le côté qu’habitoient Saint-Hilaire et Valmont avoit été respecté. Bientôt on put, des yeux, calculer toute la perte. Bientôt, au lieu de flammes, s’élevèrent d’épaisses gerbes de fumée qui rendirent plus sombre encore cette matinée déjà si funèbre. Les granges, les meules, les bûchers s’éteignirent faute d’aliment. On cerna le château. On arrêta huit incendiaires dénoncés par quelques ivrognes. Deux de ces huit scélérats furent reconnus pour les deux ouvriers chassés et poursuivis ; ils déclarèrent encore quinze de leurs complices, dont les crimes couverts infestoient le département ; et tandis que la justice s’assuroit d’eux et faisoit la recherche des autres, la grande ferme et le château, enfin évacués et libres, ne retentirent plus que des sourds gémissemens du regret et de la misère.

Le domestique de Valmont cherchoit partout son maître. Il le rencontra, soutenant de toutes ses forces la tremblante Lydie, dont le corps glacé chanceloit sur ses pieds mouillés et meurtris. — « Où est mon père ? demanda-t-elle encore. » — « Il vit, mademoiselle ; il vous attend. » — Et les regards, les pleurs de ce fidèle domestique préparèrent Valmont à de plus vives douleurs. Ils entrèrent dans une grande salle où toute la maison étoit rassemblée. À la vue de Lydie, chacun oublia ses maux, et ce fut à qui la porteroit à son père, à son malheureux père… étendu sur une chaise longue, son habit, son gilet, sa cravate en lambeaux, les sourcils, les cheveux brûlés, la poitrine, les mains déchirées et sanglantes ; une épaule fracassée, le visage méconnoissable. À quelques pas de lui, mademoiselle Miller, foible comme à la mort, rendoit ses actions de grâces à l’honnête Préval dont le courage lui avoit sauvé la vie… — « Je ne vois point ma tante, s’écria Lydie ; juste ciel ! qu’est devenue ma tante ? » — À cette question de sa fille, Saint-Hilaire perdit connoissance. Il avoit fait des efforts incroyables pour pénétrer jușqu’à la chambre de sa sœur ; mais, abandonné d’Adhémar, puis, attaqué par les deux monstres qui avoient juré la perte de madame de Mordeck, il faillit périr lui-même en s’obstinant à la sauver. Une solive qui tomba du plafond sur son épaule droite au moment où il alloit entrer dans la chambre, le renversa mourant sur le parquet. Ses gens vinrent l’arracher à cet imminent péril ; ils l’entraînèrent et le gardèrent dans son appartement. Mais nul n’approcha plus de celui de l’infortunée madame de Mordeck : le lendemain, à deux heures, on retrouva ses membres calcinés.

Pour Adhémar, uniquement occupé de sauver ses effets, son équipage et ses chevaux, il s’étoit servi de ces derniers pour se tirer de la bagarre ; et, sous prétexte d’accélérer les secours de la ville, il en avoit pris le chemin avec ses gens qui ne dételèrent qu’à la première couchée, grande route de Paris : ils étoient déjà loin quand on remarqua leur absence.

On avoit transporté Lydie dans l’appartement de Valmont. Mademoiselle Miller prit celui de Préval ; Saint-Hilaire resta dans le sien. Le chirurgien, après avoir visité son épaule, donna quelque espérance ; il ne put toutefois dissimuler que le traitement seroit long ; mais c’étoit assez pour Valmont d’entrevoir que son ami guériroit, et ne seroit point estropié. Il lui dit, en l’invitant à prendre quelque repos : — « La perte de la fortune est peu de chose ; celle d’un gendre méprisable est un bonheur. Vous pleurez une sœur chérie… me voilà pour la remplacer ; et, si je ne peux, comme elle, enrichir votre fille, je saurai du moins la défendre, et vous répondre de sa bonne renommée. » — Saint-Hilaire, qui le connoissoit, se crut dès-lors moins à plaindre.

Lydie et mademoiselle Miller, malades seulement de saisissement et de foiblesse, n’avoient besoin que de repos et de quelques jours de régime. Préval, avec plaisir, se chargea de veiller à ce que rien ne leur manquât. Valmont donna son temps et toute sa tête à des devoirs plus difficiles.

Les funérailles de madame de Mordeck, les gémissemens d’une foule de pauvres déshérités par sa ruine, le convoi de quelques-uns de ses gens qui avoient péri dans la même nuit qu’elle, et qui l’accompagnoient au tombeau, comme leurs travaux et leurs services l’avoient suivie dans sa longue carrière : tous ces détails lugubres, cette fatigue de corps et d’âme, loin d’effrayer le courage de Valmont, le délassèrent en quelque sorte. Ce n’est qu’une sensibilité factice que celle qui s’accommode des élémens contraires, qui accueille en même temps le rire et les larmes, et qui, suivant la convenance ou les personnes, prend et quitte le deuil dans la même journée. Valmont voyoit trop juste, et sentoit trop vivement pour ne pas être profondément affecté de tant de pertes, pour n’en pas calculer toutes les suites… et l’événement prouva que, dans l’infortune comme dans la prospérité, les coups mystérieux du destin dépassent de beaucoup la prévoyance des hommes.

Il ignoroit d’abord, ainsi que Saint-Hilaire, que chaque fermier fût quitte envers la succession. Ce que Lydie lui raconta des cent cinquante mille francs rassemblés par madame de Mordeck, et dévorés avec elle, lui découvrit un abîme de gêne que le temps seul pouvoit combler. Non-seulement il falloit des fonds pour aider les fermiers, attendre les récoltes, et relever les bâtimens ; mais on ne pouvoit, sans inhumanité, refuser à ces malheureux une moitié de remise de leurs baux, au moins pendant deux ou trois ans. À ces considérations si fâcheuses, se joignit une réclamation à laquelle personne ne s’attendoit : ce fut celle du fils naturel d’un frère de Saint-Hilaire et de madame de Mordeck, lequel frère, mort en Suède, n’avoit point fait constater les droits de son fils, alors en bas âge. Mais ces droits, défendus par un tuteur habile, n’en furent pas moins signifiés à Saint-Hilaire. Le jeune homme, héritier au même titre que Lydie, demandoit partage égal des immeubles, en quelque état qu’ils fussent ; demandoit, en outre, partage de cinquante mille écus effectifs, mentionnés à l’inventaire de madame de Mordeck, et dont l’économe, dépositaire des papiers sauvés du feu, avoit donné communication à la partie adverse de ses maîtres, pour l’appât de certaine récompense qui arrangeoit ses affaires personnelles. En vain on répondit que cette somme, convertie en papier, avoit été perdue avec le reste ; qu’un témoin irrécusable attesteroit le fait : on feignit de n’en rien croire, parce qu’on vouloit un procès ; et le procès s’engagea, parce qu’il étoit écrit au grand registre des épreuves et des alternatives que toutes les afflictions ensemble peseroient en ce moment sur le malheureux Saint-Hilaire.

Et pourtant il guérit en dépit des tourmens de sa situation. Comment ne s’y seroit-il pas résigné ! Valmont étoit là, toujours là, pour lui en alléger le poids. Son incroyable activité le reproduisoit partout où le besoin le rendoit nécessaire. Conseil au chevet de son ami, médecin à celui de mademoiselle Miller, cultivateur chez les fermiers, avocat dans la correspondance, véritable économe, au lieu de l’ancien dont on s’étoit défait, six semaines lui suffirent pour effacer les premières traces de la calamité générale, pour faire renaître les espérances particulières. Le sacrifice d’une partie de sa fortune, et l’usage d’un crédit sans bornes, comme sa grandeur d’âme, ne lui coûtèrent que le temps d’y penser.

Pourquoi faut-il que l’héroïsme des vertus les plus rares ne soit presque toujours que le voile éclatant des foiblesses les plus communes ? Pourquoi ne peut-on se livrer au plaisir d’exalter une action généreuse, sans que l’arrière-soupçon d’une cause secrète ne vienne glacer notre admiration, et nous humilier nous-mêmes en humiliant la pauvre humanité ? La perfection est-elle donc si peu dans notre nature, qu’une intention noble et de beaux résultats ne puissent nous mettre à l’abri du reproche ? et, parce qu’un alliage de sentimens et de desirs que repousse la volonté, contribue, sans qu’elle y souscrive, à la maintenir dans le sentier du bien, le bien en sera-t-il moins effectué, et la volonté moins digne d’éloges ? Valmont étoit dans ce cas. Valmont croyoit n’agir que pour son ami ; il ne se fût jamais pardonné un motif personnel : aussi Lydie ne le vit-elle jamais moins souvent que dans l’instant où ses nombreux services l’engageoient le plus envers lui. Seule avec le souvenir de l’indigne Adhémar, avec celui de sa malheureuse tante, ou tristement distraite par les entretiens monotones du bon Préval et de la vieille Anglaise, elle fut long-temps poursuivie d’une langueur dont l’impression, répandue dans ses traits, dans tous ses mouvemens, leur prêtoit une grâce nouvelle, et d’autant plus touchante qu’elle s’efforçoit de la dissimuler en présence de son père, et surtout de Valmont. Celui-ci, tout entier à Saint-Hilaire, ne rendoit à sa fille que les devoirs d’usage ; ou, quand un doux oubli l’avoit retenu près d’elle, on le voyoit tout à coup se lever, prétexter une affaire, et sortir précipitamment : quelques jours alors s’écouloient sans qu’elle en obtînt un mot, un seul regard…, et sa langueur s’en accroissoit, et le séjour de Mordeck lui devenoit de plus en plus insupportable. On parla du retour à Paris. Saint-Hilaire n’y possédoit qu’un pied-à-terre, à peine logeable pour lui et pour sa fille, près de laquelle il souhaitoit encore fixer mademoiselle Miller. Préval offrit l’un de ses deux vastes hôtels, rue Saint-Louis, au Marais ; on le remercia sans accepter. Mais Valmont, seulement propriétaire d’une maison simple et commode, située à trente pas de celle de son ami, proposa de la céder entièrement aux deux dames, et de s’établir, lui, dans celle de Saint-Hilaire, où il logeroit avec ce dernier : ce qui fut agréé d’un commun accord.

Saint-Hilaire guéri, la saison avançant, tous les intérêts rappelant à Paris, on ne songea plus qu’au départ. Préval pouvoit laisser à son laquais le soin de faire son porte-manteau ; mais Valmont, dont quatre ou cinq grandes caisses attendoient les esquisses, les ébauches, les études en tout genre, Valmont ne confioit qu’à lui seul l’arrangement et l’emballage de ces objets intéressans : il demanda donc à Lydie la permission de venir déménager son cabinet ; ce dont elle parut aussi charmée que s’il se fût agi d’une fête brillante. Occupée elle-même de ses cartons, de ses chiffons, des riens innombrables dont une femme s’embarrasse toujours en voyage, ils alloient, venoient, se rencontroient souvent, et s’entr’aidoient l’un l’autre avec ce ton d’aisance et de communauté qui donne si fort à l’amitié l’apparence de l’amour heureux. De temps en temps, Valmont s’arrêtoit pour regarder marcher Lydie… Le ravissement circuloit dans ses veines. Ce moment imprévu, ce moment enchanteur devoit être le prix de trois mois de peines passées, de trois ans de peines futures… La raison n’osa le troubler ; les importuns s’entendirent avec elle pour respecter le cabinet magique : son influence parut frapper Lydie du plus doux souvenir ; et tout à coup Valmont la vit, au risque de salir ses jolies mains, s’empresser de fouiller dans une grande manne où l’on avoit jeté pêle-mêle divers objets retirés du feu. Valmont voulut chercher pour elle ; il remua tous ces débris, trouva un portefeuille… — « C’est cela, c’est cela ! s’écria Lydie. » — « Qu’en voulez-vous faire ? il est gâté, entièrement gâté. » — « Oui, oui, le maroquin, la dorure ; que m’importe ? Mais, la serrure, les cercles auront préservé l’intérieur : ouvrons, ouvrons, je vous en prie. » — Valmont fit sauter la serrure. Il s’attendoit à quelque découverte importante… Lydie s’attriste en voyant les feuillets entamés par les coins… Enfin, elle les entr’ouvre les uns après les autres, en tire un tout petit papier, tressaille de joie, le baise, puis, le montrant à Valmont : — « Voyez-vous ? lui dit-elle ; le reconnoissez-vous ? » — Et ses yeux pétilloient d’une gaîté si vive, si tendre !… — Valmont prend son billet, le baise aussi, le baise encore, et le met dans son sein avec une précipitation égale à son ivresse… — « Rendez-le-moi… oh ! rendez-le-moi… c’est la seule perte que j’aie regrettée. » — Il le rendit en silence… Mais son regard parlant et sa pâleur soudaine n’attestèrent que trop l’empire que cette femme si légère venoit de prendre sur son cœur.

Les voitures s’arrangèrent. Préval prit place de lui-même dans celle de Lydie, qui, depuis le château jusqu’à la première poste, et ensuite de relais en relais, ne cessoit de regarder sur le chemin, déjà gâté par les pluies de novembre, inquiète, disoit-elle, de mademoiselle Miller, dont elle connoissoit la poltronnerie en route. Valmont, placé dans le fond d’une diligence à côté de la vieille Anglaise, ne perdoit pas de vue la première voiture, et, caché aux yeux de Lydie, savouroit à loisir ces marques furtives d’une préférence qu’il obtenoit sans la souhaiter, et dont il jouissoit sans y croire. Descendus à l’auberge où l’on devoit souper, Saint-Hilaire prit Valmont à part, et lui dit : — « Faites-moi le plaisir, quand nous remonterons, de donner Préval à mademoiselle Miller. Je ne sais quel projet l’occupe ; mais le voilà avec ma fille sur un tel ton de galanterie que je crois convenable, au moins jusqu’à Paris, de le tenir éloigné d’elle. » — Valmont se conforma aux intentions de son ami, et Préval accepta l’échange avec joie, croyant avoir assez fait entrevoir son secret pour se permettre d’en causer confidentiellement avec mademoiselle Miller, laquelle, prévenue pour lui du plus vif sentiment de reconnoissance, ne refuseroit sûrement pas de le seconder : conjecture raisonnable et bientôt vérifiée.

À deux heures du matin, on remonta en voiture. À demi-poste, Saint-Hilaire s’endormit. Deux femmes qui occupoient le devant de la berline en firent autant. Valmont, placé entre Saint-Hilaire et sa fille, n’osoit parler, de crainte d’éveiller son ami, et aussi de crainte de sortir de l’assoupissement délicieux qui suspendoit en lui toute autre faculté que celle du desir. Eh ! comment échapper à cette dernière séduction ? quel voyageur n’en a fait l’épreuve ? qui n’a connu le mystérieux danger de se trouver tout à coup, et dans la nuit, et à l’heure la plus calme, renfermé près d’une femme qu’on respecte et qu’on aime ; dans l’un de ces hamacs roulans, un de ces cabinets suspendus, dont chaque balancement vous rapproche de l’objet que l’on voudroit fuir ; dont l’air, déjà chargé du parfum de ses cheveux, de ses vêtemens, de son haleine, se charge encore de vos soupirs, et descend dans son cœur, dans le vôtre, chaque fois qu’ils aspirent le mouvement et la vie ?… Valmont, dès long-temps revenu du premier prestige des sens, crut naître en ce moment à ses plus jeunes sensations. Une palpitation violente le força de baisser sa tête sur sa poitrine ; et ses deux bras, fortement enlacés autour de lui, ne comprimoient qu’avec peine la véhémence de ses transports. Lydie, craignant d’être la seule qui ne dormît pas, hasarda enfin une question à voix basse. — « Je voudrois bien, dit-elle, savoir s’il est trois heures… » — Valmont tira une montre à répétition ; ils la firent sonner dans leur coin, en la couvrant de leurs mains réunies pour en assourdir le timbre. — « Trois heures ; un, deux, trois-quarts, répondit Valmont. » — « Eh bien ! monsieur de Valmont, reprit-elle en gardant leur même attitude, il y a précisément deux mois qu’à pareille heure j’étois évanouie entre vos bras. » — Valmont retira sa main. De secrètes images qui n’avoient pu trouver place dans sa pensée à travers les horreurs d’une nuit effroyable, vinrent s’y représenter en foule pendant cette nuit consacrée à l’amour, et lui causèrent un frémissement général. Il trembla de céder à cette impression ; il s’indigna du trouble qu’il ne pouvoit surmonter ; et, dans l’espèce d’impatience qu’il éprouvoit de se trouver ainsi enchaîné près de celle dont l’éloignoit sa raison, il fit un mouvement assez brusque pour repousser le bras qui, dans leur position, s’appuyoit sur le sien… Saint-Hilaire s’éveilla. — « Est-ce la poste ? demanda-t-il. » — « Non, répondit Lydie sans se déconcerter ; non, mon père ; ce n’est qu’un cahot. » — Cette première marque de la présence d’esprit si naturelle aux femmes déplut singulièrement au vertueux Valmont : il crut y démêler une disposition malheureuse à l’intrigue. Son délire se dissipa ; les réflexions se succédèrent. Il soutint la conversation, et ne laissa rendormir Saint-Hilaire que quand Lydie s’endormit elle-même. Il évita, jusqu’au retour à Paris, tout dialogue particulier, et encore, pendant quelques semaines, s’efforça de ne la voir et de ne lui parler qu’en passant. Mais, en dépit de toutes ses précautions, un regard de Lydie bouleversoit son âme ; et la nuit ne venoit remplacer les combats continuels du jour que pour la lui rendre telle que le hasard, la coquetterie, et surtout le désordre de l’incendie de Mordeck, l’avoient offerte à ses brûlans desirs.

Tout le temps que dura son deuil, Lydie, paisible et sédentaire, ne parut et ne fut occupée que de son père et de Valmont. Ce dernier acquéroit chaque jour de nouveaux titres à la reconnoissance de Saint-Hilaire. Lydie le savoit, et ne l’en aimoit pas moins, c’est-à-dire ne souhaitoit pas moins d’en être aimée. Valmont avoit tant d’esprit, de talens, de réputation ! ses amis, ses rivaux en disoient tant de bien ! les journaux en parloient si avantageusement ! son antipathie pour le mariage étoit si généralement reconnue ! Quel triomphe, quel jour que celui où, pour prix de ses nombreux services, Valmont, le sage Valmont demanderoit la main de Lydie de Saint-Hilaire ! Mais, pour l’amener à cette démarche décisive, ne falloit-il donc pas s’assurer de sa tendresse ? Tout l’attestoit, excepté l’aveu. Que faire pour l’obtenir ? L’aimer soi-méme, et rien de plus facile. Ses manières sont parfaites, sa laideur agréable, sa conversation attachante. Alphonse étoit plus riche, Adhémar plus noble ; mais Valmont est plus célèbre, et celle qui portera son nom partagera cette célébrité. Lydie raisonnoit ainsi son penchant : heureuse si, à cette époque, il eût pris d’assez profondes racines pour la soustraire au sort qui l’attendoit ! sort de presque toutes les femmes à qui la nature accorda moins de jugement que d’esprit, moins de sensibilité que d’imagination, et qui, dans le vague effrayant de leurs affections passagères, ne peuvent éviter les embûches d’une insatiable vanité.

Celle de Lydie alloit jouir, alloit souffrir également. Préval se déclara. Ses soins assidus, sa fortune, surtout la protection de madame Miller, tout appuyoit ses prétentions. Saint-Hilaire y pensa, et Valmont fut consulté. Lydie étoit présente. Assise près d’une fenêtre, et singulièrement occupée de sa broderie, mais l’œil au guet, l’oreille attentive, elle observoit, elle écoutoit Valmont comme elle eût observé, comme elle eût écouté le juge de son destin. Sa surprise fut extrême d’entendre d’abord son père le pressentir sur ses propres dispositions ; lui témoigner combien l’inquiétoit pour Valmont un avenir dépourvu d’attachement et d’espérance ; lui demander enfin s’il avoit pour toujours renoncé au mariage… L’aiguille de Lydie et sa respiration restèrent à la fois suspendues. La réponse de Valmont ne se fit pas attendre : — « Mon ami, dit-il avec émotion, mais le plus distinctement possible ; l’obstacle à mon bonheur est, je crois, dans mon caractère ; je suis né inconstant, humoriste et jaloux. Des grâces, des vertus réunies me fixeroient sans doute ; mais ce mélange est rare : eh ! suis-je assez aimable pour mériter que le ciel fasse en ma faveur ce qu’il n’a pas daigné faire pour tant d’autres qui valent mieux que moi ? Si ma femme étoit belle… et coquette, comme la plupart des belles, nous ne pourrions sympathiser ensemble ; car je ne serois ni aveugle ni tolérant ; et si elle étoit seulement estimable, je ne répondrois pas de ma fidélité. Il faut donc offrir à la beauté mes regrets involontaires, à la vertu mes hommages désintéressés, vivre ennuyé plutôt que répréhensible ou malheureux, et garder pour moi seul des habitudes austères et des idées gothiques, dont un excès d’indulgence ne pourroit m’absoudre qu’aux yeux de la femme la plus tendre et en même temps la plus sensée : non, mon ami, je ne me marierai point. » — Lydie reprit son ouvrage, et le suivit sans interruption jusqu’à ce que son père vînt lui parler. La conversation avoit changé d’objet. Saint-Hilaire nommoit Préval ; mais Lydie n’écoutoit plus rien : n’en avoit-elle pas assez entendu ? — « Eh bien ! mon ami, dit Valmont en élevant la voix, c’est à votre fille seule à prononcer ; interrogez son cœur, et gardez-vous de le contraindre. » — Ils s’avancèrent… Lydie se leva. « Parle, mon enfant, dit Saint-Hilaire, en regardant Valmont presque autant que sa fille ; que te semble de ce nouveau parti ? Crois-tu pouvoir être heureuse avec M. de Préval ? » — « Tous les partis me sont indifférens. Je souhaiterois, mon père, passer mes jours auprès de vous. Si pourtant notre mauvaise fortune exige que j’épouse M. de Préval, je vous demande six mois pour me déterminer. » — Lydie, après ces mots, fit à Valmont une révérence profonde, regarda tristement son père, et courut dans sa chambre se soulager par un déluge de pleurs.

« Qu’entend votre fille par cette raison de mauvaise fortune ? reprit Valmont avec chaleur ; quelqu’un auroit-il été assez barbare pour lui donner des idées de gêne et de sacrifice ? Sa jeunesse doit-elle être tourmentée d’une crainte que nos soins mutuels travaillent à prévenir ? et ne sait-elle donc pas, et ne savez-vous pas vous-même que tout ce que je possède est à sa disposition ? » — Saint-Hilaire le regarda d’un air pénétré. — « Valmont, lui dit-il enfin de confiance ; cher Valmont, vous aimez ma fille !… Pourquoi donc la juger si sévèrement ? doutez-vous qu’elle vous aime ? » — « Lydie n’aime personne. » — « Excepté vous. » — « Ce qu’elle éprouve pour moi n’est pas de l’amour. » — « En faut-il pour le mariage ? » — « Ce n’est pas même de l’amitié. » — « Que seroit-ce donc ?… je n’y conçois rien. » — « Une grande surprise de son peu de puissance, un violent dépit de ma circonspection : elle veut me soumettre, et non pas m’attacher. Elle m’aime aujourd’hui, parce que ma résistance l’irrite ; que demain je sois à ses pieds, et vous verrez comme elle me traitera. » — « J’autorise l’épreuve, je vous exhorte à la tenter, et si ma fille est capable… » — « Et moi, me croyez-vous capable de risquer à pareil jeu mon affection pour elle et la paix de votre intérieur ? Qui, moi ! vous désunir ! moi, cesser de la voir, de lui être cher, ou du moins supportable ? Eh ! que ferois-je alors d’une vie insipide ? » — Saint-Hilaire n’insista plus : il vit que l’amour tout seul sauroit bien suppléer son autorisation, et attendit, non sans une vive anxiété, que la conduite et les sentimens de son ami lui apprissent enfin ce qu’il devoit justement espérer des sentimens et du caractère de sa fille.

Quelques espérances conditionnelles furent accordées à Préval, et, dès ce jour, il fit sa cour en règle. Le grand deuil étoit fini ; les bals s’ouvroient de toutes parts : Préval demanda la permission d’y conduire Lydie et mademoiselle Miller. Celle-ci se faisoit effort pour y suivre sa jeune compagne. Mais Lydie dansoit à ravir ; Lydie aimoit passionnément la danse ; ce goût, alors très en vogue, et réveillé par un premier succès, dissipa bientôt les idées sérieuses dont ses grâces mutines avoient été quelque temps obscurcies. Elle redevint plus jolie que jamais. Valmont en fit la remarque : il la fit devant elle, devant dix personnes qui les entouroient ; il l’auroit dit à l’univers, n’eût-ce été que pour satisfaire le continuel besoin de parler d’elle. Chaque jour, chaque instant l’amenoit à cet aveu qu’il avoit eu tant de peine à contenir. Lydie, refroidie et courroucée depuis la réponse de Valmont, s’étoit promis vengeance, et y marchoit avec une inconcevable rapidité. La résistance de Valmont tenoit principalement à la crainte de n’être pas assez aimable… il ne s’agissoit donc que de le bien rassurer. Eh ! comment ne pas finir par croire ce que l’on désire, même involontairement ? comment imposer silence à l’amour-propre, quand le premier intérêt du cœur est de moitié dans ses insinuations ? Valmont étoit prudent et sage ; il savoit en beaucoup de choses se dire la vérité aussi promptement que les autres se flattent : mais il cultivoit les arts, et les cultivoit pour la postérité : il ne pouvoit donc pas répondre de sa modestie. Tout concouroit d’ailleurs à sa défaite ; doux regards, mots charmans, préférence marquée sur Préval, qui en eût été jaloux, s’il avoit su l’être de quelqu’un dans le monde. Sans cesse Lydie appeloit Valmont, et ne sembloit heureuse qu’auprès de lui. Les travaux continuels de Valmont le tenoient éloigné pendant le jour ; mais souvent, le soir, il arrivoit au moment où Lydie alloit sortir pour se rendre au bal, et souvent aussi elle avoit sacrifié ce goût si vif au plaisir de causer deux heures avec Valmont. Saint-Hilaire épioit ces rencontres, et les favorisoit de tout son pouvoir. L’hiver touchoit à sa fin. Les soins de Préval se ralentissoient ; ceux de Valmont, soutenus par un motif plus noble, n’avoient pas besoin de l’amour pour en conserver l’empressement. La dépense de la maison de son ami rouloit sur l’avenir, et sa seule amitié en escomptoit les promesses. Lydie accoutumée à une élégance ruineuse, ne s’étoit aperçue d’aucun changement dans ses habitudes, et mademoiselle Miller, retenue par les instantes prières de Valmont, s’étoit vue forcée de satisfaire toutes ses fantaisies. Son économie tâchoit de se dédommager sur Saint-Hilaire et sur elle-même ; mais ces foibles compensations ne pouvoient entrer en balance avec la toilette d’une fille de dix-neuf ans, recherchée dans sa mise comme une femme de vingt-cinq. Saint-Hilaire ne supportoit qu’avec une peine extrême l’inconvenance de cette situation. Il venoit de perdre en première instance le procès intenté pour la succession de sa sœur : le recours en appel étoit douteux ; sa délicatesse répugnoit à surcharger Valmont du fardeau de tant d’avances, sans lui en assurer le remboursement dans le partage des droits de sa fille. Ce mariage devenoit une affaire sérieuse… une dette d’honneur : il crut devoir en prévenir Lydie. — « Ma fille, lui dit-il un soir, il est un terme à l’imprévoyance : ton âge et nos malheurs ne te permettent plus de penser, d’agir en enfant. Ton héritage, déjà consumé en partie, et réduit de moitié par l’injustice des hommes, sera presqu’absorbé par tout ce que je dois à M. de Valmont, si votre union, mes enfans, ne met en commun sa créance et nos engagemens. Je sais qu’un autre mariage nous acquitteroit sans t’appauvrir… Mais quel autre que Valmont auroit pour moi le cœur d’un fils ? Tâche, Lydie… tâche de t’en faire estimer : alors tu deviendras sa femme ; alors ta première faute s’effacera de ma mémoire, et je serai le plus heureux des pères. » — Un coup frappé à la grande porte annonçant Valmont, qui ce soir-là devoit accompagner Lydie, Saint-Hilaire sortit, et les laissa ensemble.

C’est toujours à l’aide du sentiment que l’âme s’ouvre aux plus belles notions morales. La fortune, les titres, la renommée, tous les genres de gloire s’obtiennent par des travaux et des succès dont le néant s’imprime au fond du cœur à mesure que le temps sillonne notre visage. Mais ce trésor de l’âme indépendant de tous les autres biens ; mais ce suffrage de la conscience, si favorable à nos devoirs, il ne faut, pour les obtenir, renfort de travail ni d’intrigue ; ils gouvernent, ils ramènent long-temps le naturel flexible que de mauvais préceptes n’ont encore pu corrompre ; et tant qu’une noble fierté fait cause commune avec cette voix secrète, rien n’est désespéré pour la sagesse et le bonheur.

Lydie, sans s’arrêter à toutes ces réflexions, fut seulement entraînée par le desir de consoler son père. Elle l’aimoit tendrement, surtout depuis leurs infortunes. Son caractère altier ne résistoit point à la prière ; et ces mots : tâche, Lydie, tâche de t’en faire estimer ;… ces mots, prononcés dans tout l’épanchement de la sollicitude paternelle, l’avoient pénétrée d’une sorte de défiance d’elle-même mille fois plus redoutable pour Valmont que de présomptueuses agaceries. Elle regardoit encore la porte par où venoit de sortir Saint-Hilaire… Sa tête s’étoit penchée sur sa main, et son coude, encore appuyé sur la cheminée, supportoit, en s’arrondissant, cette tête volage, alors remplie de pensées raisonnables. Son autre main retenoit en arrière le vêtement léger qu’aspiroit la ventouse, et découvroit ainsi ses pieds menus, et chaussés pour le bal. Sa parure blanche, dessinée dans les goûts de Valmont, son air sérieux et attendri, son attitude de corps aussi souple que modeste, la manière même dont elle étoit éclairée par la double lumière du foyer et des quinquets, donnoient à toute sa personne un caractère aérien, idéal, enchanteur, et tel, que Valmont, en entrant dans la chambre, s’arrêta pour contempler, pour admirer à son aise cet aimable et fatal modèle de tant de grâces,… de tant d’imperfections réunies ! Elle l’aperçut, la regardant encore… Elle baissa les yeux, et n’en fut que plus jolie. Il s’avança ; elle lui tendit la main ; et quand il tint une fois cette main, quand il l’eût gardée quelques secondes, ils s’étoient déjà dit beaucoup de choses. Valmont parla le premier. — « Je crois que l’on nous attend… venez-vous, ma belle amie ? » — « Comme vous voudrez, M. de Valmont ; vous savez bien que, depuis long-temps, je ne peux plus vouloir que ce que vous voulez. » — Et les yeux de Lydie ne quittoient plus le parquet. Valmont l’attira vers son fauteuil, la fit asseoir, et s’asseyant lui-même : — « Avez-vous, lui dit-il en hésitant, avez-vous un peu réfléchi à ce que vous venez de me dire ? » — « Il n’est pas besoin de tant de réflexion pour dire une fois ce que l’on pense toujours. » — « Est-il possible ?… qui, moi !… j’aurois obtenu quelqu’empire… » — Lydie se tut, craignant de s’être trop avancée. Valmont reprit avec défiance : — « Seroit-ce encore un de ces jeux cruels qui vous ont coûté si cher ? » — « Ah dieu ! s’écria Lydie. » — Et quelques larmes coulèrent sur son visage… — « Ne pleurez pas, dit tendrement Valmont ; ah ! par pitié, ne pleurez pas ! mon opinion, quelle qu’elle soit, vaut-elle une seule de vos larmes ? » — « J’en verserai long-temps… j’ai mérité votre mépris ; je suis malheureuse… à jamais malheureuse… » — « Malheureuse, vous, Lydie !… malheureuse, et par moi ?… expliquez-vous ; expliquez-vous, il le faut ; il n’est pas encore tard ; le bal… » — « Eh ! que m’importe le bal ?… ne l’ai-je pas laissé vingt fois pour vous ? » — « Pour moi ! » — Il réfléchit ; il se rappela les sacrifices du même genre qu’il avoit déjà reçus ; il chercha les yeux de Lydie ; et ces yeux, si expressifs en cet instant, lui apprirent ce que Lydie elle-même ne croyoit pas encore éprouver à ce point. — « Vous voulez que je vous aime, lui dit-il, prêt à céder ; vous le voulez… mais songez qu’il y va du désespoir de toute ma vie ; qu’il y va de celui de mon ami qui jamais ne vous pardonneroit de vous être jouée de la crédulité de Valmont ; qu’il ne s’agit pas moins que de vous engager à partager mon sort, mes travaux, mes habitudes ; que j’aime peu le monde, que ma femme doit vivre pour moi, uniquement pour moi. » — « Tout cela ne m’effraie pas, répondit-elle avec un doux sourire : j’ai fait vœu de vous consacrer ma vie du jour où vous me l’avez sauvée. » — Valmont ne put résister à ces paroles flatteuses. Ivre d’amour et de joie, pénétré à la fois de tendresse et de repentir, il mit un genou en terre : — « Et moi, dit-il avec transport, je fais vœu de ne respirer désormais que pour mériter le pardon de mes injustices. Recevez-en l’expiation ; recevez, ô ma chère Lydie ! l’hommage d’un cœur où vous régnerez jusqu’au tombeau. Amie, épouse charmante du trop heureux Valmont, recevez sa foi, et jouissez de sa félicité qui ne pouvoit être que votre ouvrage ! » — Quelques soupirs et un chaste baiser confirmèrent le serment du plus respectable des hommes. Lydie étoit heureuse ; elle l’étoit au-delà même de son espoir. Ses devoirs, son penchant, tout étoit accordé. Si, dans ce moment, Saint-Hilaire fût rentré, si Valmont eût parlé, et que Lydie eût passé cette soirée chez elle, l’honneur, la reconnoissance, le véritable amour l’emportoient… Valmont, par ménagement pour Préval, crut devoir différer sa demande définitive. Il s’en expliqua avec Lydie, qui n’eut pas même le temps de lui répondre. Préval entra, conduit par mademoiselle Miller ; minuit sonnoit,… on partit pour le bal.

Il étoit brillant et nombreux. Une centaine de jeunes gens s’y disputoient les regards d’autant de femmes, belles de leurs attraits comme de leur parure. À l’aspect de Lydie, l’attention ne fut d’abord que partagée ; mais dès qu’elle dansa, tout le monde s’occupa d’elle. La maîtresse de la maison, charmée de l’éclat qu’un talent si précieux alloit jeter sur sa soirée, se hâta d’assortir une gavotte. Le meilleur danseur se présenta. Valmont, placé derrière le fauteuil de Lydie, lui demanda tout bas si elle accepteroit. — « Pourquoi pas ? Vous aimez sûrement ces jolis pas de deux. » — « Je ne les aime qu’au théâtre. » — Lydie refusa poliment ; c’étoit la première fois qu’elle refusoit. Toute nouveauté excite la curiosité, surtout dans les lieux où le désœuvrement fait ressource de la moindre infraction aux usages ; et il est d’usage que ceux qui, la veille, ont joui du droit exclusif d’amuser une société, se tiennent prêts encore à l’amuser le lendemain : car rien n’est routinier comme l’exigence ; et c’est un grand contre-poids aux prétentions de toute espèce, que cette gêne de ne pouvoir y renoncer sans risquer de se faire une querelle avec ceux mêmes qui, dans l’origine, vous en désapprouvoient le plus ouvertement. On trouva donc mauvais que mademoiselle de Saint-Hilaire ne se donnât point ce soir-là en spectacle, comme déjà elle l’avoit fait. On s’en plaignit à mademoiselle Miller ; on accusa Préval comme on eût accusé un mari ombrageux. — « Rendez-nous-la, lui disoit-on ; comptez-vous, après la noce, la séquestrer loin de tous les plaisirs ? Ce seroit d’une tyrannie, d’un ridicule barbares. » — « Je vous assure, Mesdames ; … Messieurs, je vous proteste… » — « Ah ! sans doute ; vous voudrez nous persuader que ce n’est pas vous… » — « Non, en vérité ; j’ai plutôt lieu de craindre, ajouta-t-il, en remarquant l’air d’intelligence de Valmont et Lydie ; j’ai plutôt lieu de craindre que M. de Valmont… » — « Qui ? cet original ? cela n’est pas possible : il est si laid et si maussade ! »

Lydie entendoit tout sans paroître écouter : cet art, particulier chez les femmes, leur est nuisible comme la plupart de leurs finesses ; car souvent il leur fait découvrir ce qu’il est au moins inutile qu’elles sachent, et ajoute à leurs idées des idées contraires, auxquelles trop de foiblesse d’âme sacrifie parfois leurs intérêts, et même leurs inclinations. Lydie, déjà honteuse d’un choix que tout le monde n’approuvoit pas, regarda avec une attention mêlée de quelque effroi cet amant extraordinaire qui amenoit sa maîtresse au bal pour l’empêcher de danser la gavotte. Valmont, en cet instant, n’étoit effectivement pas beau. Sa distraction naturelle, jointe à un peu d’ennui qui le suivoit toujours au sein des assemblées bruyantes, ne donnoit pas à sa physionomie une expression bien favorable. Ses traits bizarres, ses yeux fatigués, pouvoient choquer à la première vue, quand un sentiment vif ne les animoit pas. Dans les choses ordinaires de la vie, il étoit plus ordinaire encore ; toute impression équivoque lui donnoit même un air vague et boudeur. Lydie eut beau regarder, elle ne reconnut point l’homme qu’elle avoit aimé deux heures auparavant. Elle se surprit à le trouver tout aussi laid, tout aussi maussade qu’aux premiers jours de leur rencontre au château de Mordeck, et conçut de nouveau quelque doute du bonheur qui pourroit l’attendre avec un mari d’une figure si singulière et d’un caractère si difficile. Valmont, de son côté, s’aperçut qu’il étoit l’objet de quelques critiques. Attentif surtout à ne pas compromettre Lydie, il s’efforça de ne rien entendre, et cette contrainte l’enlaidit encore. En ce moment, Préval joignit ses instances à celles du danseur refusé. — « On m’impute, dit-il à Lydie, la privation du pas de deux ; l’honneur que me fait ce reproche ne me consoleroit pas de l’avoir mérité : dansez, je vous en conjure, ne fût-ce que pour l’acquit de ma conscience ! » — Préval, qui rarement disoit des choses agréables, trouva celle-ci par bénéfice d’occasion. Tout l’avantage étoit de son côté ; il le sentoit, et la confiance donne tant de grâce ! Lydie, très-partagée entre le desir de danser et la crainte de fâcher Valmont, ne répondit qu’en consultant celui-ci des yeux. Valmont sourit, et parut approuver : auroit-il pu faire autrement ? Lydie ne l’en remercia pas moins, et réveilla par cet enfantillage les soupçons de Préval, et aussi son amour : car il étoit de ceux qui n’envient la possession d’un bien qu’autant qu’elle leur est disputée. Lydie s’échappa d’auprès de Valmont comme l’écolier des mains de son recteur. Les plaisanteries recommencèrent. Elle devint l’objet de l’attention générale ; et l’effet enchanteur de ses deux premières révérences fit resserrer autour d’elle le cercle réuni pour la voir de plus près. Elle dansa avec précision, avec abandon, avec ivresse ; reçut les applaudissemens réservés aux Terpsichores de l’Opéra, et regagna son fauteuil, entourée d’une foule d’adorateurs, tous charmés ravis, enthousiasmés. Valmont, pendant la gavotte, s’étoit approché d’un amateur de peinture que, depuis long-temps, il n’avoit rencontré, et dont l’estime lui étoit chère. Ils entamèrent ensemble un de ces entretiens substantiels qui rendent à l’esprit son essor et à l’âme son énergie. Valmont s’y livra d’autant plus volontiers, que le bal ne l’amusoit pas, et qu’il souhaitoit fort que Lydie pût s’en rassasier au point de n’y revenir de long-temps. Il s’éloigna donc, s’assit à côté de l’amateur, continua de causer de l’air le plus naturel, le plus animé, et ne revint aux deux dames que quand elles l’appelèrent pour le prier de faire avancer la voiture. Préval y monta avec eux, proposa un spectacle pour le lendemain. Valmont, qui ne pouvoit en être, le déclara sans nulle façon. Lydie exigea qu’il y vînt. — « Je ne saurois, dit-il ; je me suis promis de travailler demain soir. » — « Mais, si je vous en prie ! » — « Vous obtiendrez tout de moi, excepté le sacrifice du talent qui me console de tout. La gloire d’abord ; l’amour ensuite. » — « L’amour ! dit Préval surpris ; quoi ! réellement nous sommes rivaux ? » — « Il faut bien en convenir, puisque vous venez d’en avertir tout le monde, répondit Valmont assez gaîment ; mais que ma prétention ne vous décourage pas. Je laisse à mademoiselle la liberté de choisir entre vous et moi. Après le nom d’époux, celui d’ami est encore assez beau, et peut-être me soutiendrois-je mieux au second rang qu’au premier. » — Cette déclaration inattendue déconcerta d’un seul coup toutes les ruses de Lydie et toute la confiance de Préval. Il reconnut dans cette conduite l’homme prudent et aimable, auquel il portoit une véritable estime, et ne put s’empêcher de réfléchir un peu plus sérieusement aux suites de l’engagement que cette circonstance devoit accélérer. Mademoiselle Miller, qui jamais n’auroit cru que Valmont se fût ouvert a ce point, rêvoit aux moyens d’éloigner doucement Préval, n’entrevoyant au monde rien d’aussi heureux pour Lydie que son union avec le meilleur ami de son père. Mais Lydie, réduite, ou peu s’en falloit, à la nécessité de ne pouvoir se dédire, se sentit fortement gênée par cette contrainte. Son naturel impérieux se révolta. Il lui sembla que Valmont n’anticipoit sur le délai convenu, que pour la punir des plaisirs de la soirée, et lui dicter un peu plus tôt l’ennuyeuse façon de vivre dont il lui avoit présenté l’image. Elle ne vit aussi dans l’option dont il la laissait maîtresse qu’une soumission affectée qui dénotoit plus d’orgueil que d’amour : et quel amour que celui auquel un homme ne sacrifieroit pas quelques heures d’études !… — « Ainsi donc, s’il étoit trahi par sa maîtresse, il se consoleroit avec sa gloire ?… » — La voiture arrêtoit ; on descendit. Valmont, avant de se retirer, tendit la main à Préval, et lui dit : — « Grâces à la fameuse gavotte, je n’aurai point à me reprocher envers vous une dissimulation qui m’eût coûté. Obtenons seulement de mademoiselle qu’elle daigne fixer le terme de notre concurrence, et comptez, cher Préval, sur toute mon amitié, soit que je l’emporte ou que l’on vous préfère. Seulement, mademoiselle… (ceci s’adressoit à mademoiselle Miller), il convient que Saint-Hilaire ne sache rien de ce qui s’est passé. Peut-être sa trop vive reconnoissance feroit-elle pencher la balance en ma faveur, et je ne veux combattre Préval qu’avec les mêmes armes dont il peut se servir. À quand notre arrêt ? ajouta-t-il en souriant. » — Lydie, outrée de dépit, se hâtoit de répondre : — « Mais dès ce jour, monsieur, dès cet instant… » — « Non pas dans cet instant, interrompit Valmont ; non pas même après le repos de ce jour : vous n’auriez pas le temps de peser mûrement nos droits ; mais une huitaine, je crois, suffira… » — « Et au-delà, monsieur, je vous assure. » — « Dans huit jours donc ? » — « Dans huit jours, soit. » — Les hommes saluèrent et sortirent. Mademoiselle Miller se retira sans avoir obtenu un mot de Lydie : mais celle-ci, rentrée dans sa chambre, s’y promena long-temps avant de se coucher. Les dernières paroles de Valmont achevoient de le perdre dans son esprit. — « Nos droits !… répétoit-elle ; nos droits !… Monsieur croit avoir des droits ! … » — Et ses idées se brouillant, s’entre-choquant de plus en plus, elle s’endormit, presque déterminée à démentir pleinement l’attente de celui qu’elle avoit attendu si long-temps.

Le lendemain, à l’issue du dîné, Valmont parut un instant. Il étoit gai, bien mis, apportoit à Lydie un des plus jolis bouquets qui fussent encore sortis d’aucun jardin d’hiver. Elle accueillit d’abord son hommage avec ce sourire d’enfant dont toute femme s’embellit en regardant une fleur ; mais, revenant bientôt à ses préventions, elle mit le bouquet dans un vase de cheminée, et feignit de l’oublier quand elle sortit pour se rendre au spectacle. Le lendemain, Valmont, en lui offrant un bel étui anglais qu’elle hésitoit à accepter, aperçut près d’elle quelques fleurs sèches. Il demanda si c’étoient les siennes. — « Non, répondit-elle ; c’est le bouquet de M. de Préval, qui fut hier au soir d’une amabilité !… » — « Il a donc bien gagné depuis trois jours ! » — « Eh ! mais, assez pour inquiéter un jaloux. » — « Ma jalousie, répliqua-t-il froidement, n’insultera jamais à la vertu de celle qui souhaita d’être ma femme. Si maintenant je pouvois douter de vous, je douterois bientôt que l’on pût vous aimer. Au revoir, chère Lydie… ajouta-t-il d’un ton plus doux ; au revoir, et tâchons de bien nous entendre. » Puis il la quitta, après l’avoir baisée au front. — « Mais c’est un père que j’aurai dans ce mari-là, se dit à elle-même l’impétueuse Lydie ; un second père, mille fois moins indulgent, moins tendre que le premier. Quelle arrogance ! celle qui souhaita d’être ma femme !… À ce compte, c’est moi qui l’aurai demandé en mariage ; sans mes sottes inquiétudes, sans mes faciles bontés monsieur en seroit encore à attendre tranquillement que je le priasse de vouloir bien m’aimer… Et dans ce moment même, dans ce moment où il ne tient qu’à moi de lui préférer un homme d’une naissance égale à la mienne, il faut encore que je parle la première, et que j’épargne à sa dignité jusqu’au plus petit risque d’inconséquence !… Oh bien, monsieur, vous serez inconséquent ; vous le serez en dépit de vous ; on vous forcera bien de douter de moi, ou plutôt, ce qui est difficile, de douter un peu de vous-même ; vous n’en concevrez pas moins que l’on puisse m’aimer ; vous m’aimerez toute votre vie, et toute votre vie sera malheureuse par votre faute, par votre unique faute… » — Lydie, en ce moment, ne savoit pas qu’elle venoit de tirer son horoscope.

Valmont, sûr d’elle, parce qu’il n’imaginoit pas qu’une fille bien née pût se rétracter après l’aveu formel de sa tendresse ; charmé que les petites tracasseries du bal eussent accéléré l’instant qui devoit consacrer leur penchant mutuel, et enchaîner Lydie à des devoirs dont il se promettoit si bien d’adoucir l’austérité ; Valmont, les jours suivans, ne s’attacha qu’à méditer, à rédiger lui-même un projet de contrat, monument éternel d’affection généreuse pour la fille, d’amitié encore plus rare pour le père. Un message verbal et l’envoi d’un bouquet le rappeloient seulement chaque matin au souvenir de celle en qui déjà il chérissoit la compagne de sa destinée.

Son éloignement et le silence de Lydie inquiétèrent mademoiselle Miller. Taciturne par principe, elle eût scrupuleusement gardé le secret promis à Valmont, si l’humeur qui perçait dans toutes les actions de Lydie, si une étude continuelle du caractère de cette jeune personne n’eussent prémuni la vieille Anglaise, n’eussent en même temps prémuni Saint-Hilaire contre un air de réserve, inexplicable s’il n’étoit alarmant. Saint-Hilaire vint enfin s’en plaindre à l’ancienne amie de sa famille. — « Ma fille m’évite, lui dit-il ; elle m’évite depuis son dernier entretien avec Valmont. Vous vîntes les trouver à l’issue de cet entretien : vous en a-t-elle confié le résultat ? » — « Non ; mais je l’avois deviné. » — « Eh bien ? » — « Ils étoient d’accord, tellement d’accord, que deux cents personnes rassemblées chez madame D***, ont remarqué leur intelligence. Tout à coup votre fille en a rougi, je ne sais pourquoi. Valmont ne vouloit pas qu’elle dansât la gavotte ; Préval a flatté son goût pour la danse. Le bal s’est prolongé, probablement contre l’avis de M. de Valmont ; et cependant voici ce qui s’est passé au retour. » — Alors elle raconta ce que Valmont avoit dit dans la voiture, ce qu’elle avoit pensé de la sécurité de Valmont, et ce qu’on avoit lieu de craindre du changement visible survenu dans les idées de Lydie. Elle ajouta : — « Ce nouveau caprice est d’autant plus inconcevable, que Valmont, quoique absent, renouvelle ses soins par toutes les galanteries d’usage, tandis que Préval, que nous voyons tous les jours, paroît de plus en plus contraint et refroidi. Il arrive, s’assied, n’apporte plus de fleurs, ne propose plus de spectacles ; il paroît attendre qu’on le questionne, et s’en va de l’air d’un homme qui remet au lendemain ce qu’il n’a osé dire la veille. Votre fille, qui, en toutes choses, ne voit que ce qu’elle veut voir, ne parle plus du tout de Valmont, et ne cesse d’encourager Préval… Je crains, je vous l’avoue, je crains quelque méprise. » — « Si Valmont croit être sûr du cœur de ma fille, nous n’avons rien à craindre. » — « Alphonse croyoit aussi en être sûr. » — « Eût-elle osé tromper Valmont ? » — « Elle ne trompe point ; elle change, parce qu’elle n’aime pas, ou qu’elle aime foiblement. Redoutons, croyez-moi, cette légèreté funeste qui bientôt la déshonoreroit, si nous l’abandonnions à elle-même dans ce moment où un père, une amie doivent agir, et même penser pour elle. » — Saint-Hilaire demeura quelque temps sans répondre. — « Valmont, dit-il enfin, a eu, pour vous recommander le silence, des raisons que je respecte. Malheur à ma fille, si elle trahit une confiance sans doute fondée sur les garans les plus certains ! Je veux tout ignorer ; je veux enfin connoître ce que l’on peut espérer d’elle. Quant à Préval qui n’a pas craint, au moins pendant deux jours, de soutenir la concurrence avec l’homme dont je fais le plus de cas ; Préval, dont le devoir eût été de venir sans détour s’expliquer avec moi, et qui peut-être calcule, au dernier instant, les désavantages d’une alliance qui ne peut plus ajouter à sa fortune, Préval ne sera jamais mon gendre. » — Mademoiselle Miller soupira… — « Et peut-être, dit-elle…, peut-être votre Lydie ne se mariera-t-elle jamais ! » — « C’est ce que nous saurons dans vingt-quatre heures. » — Et Saint-Hilaire se retira sans avoir fait demander sa fille.

Le seul Préval fit sa visite du soir. Les dames, au nom de Saint-Hilaire, l’invitèrent à dîner pour le lendemain, jour de la décision de Lydie… À cette invitation, aux regards caressans dont elle fut appuyée, Préval ne répondit que par une vive rougeur, et parut tellement déconcerté, que l’Anglaise en tira les inductions les plus extraordinaires. Elle fit un signe, et Lydie s’éloigna, non sans une extrême pitié des tourmens auxquels ce dernier jour d’alternative livroit le trop tendre Préval. Préval, en effet, n’étoit pas à son aise ; mais s’il souffroit de l’alternative, ce n’étoit pas précisément de la même façon que se le figuroit Lydie de Saint-Hilaire. Une habitude de vivre, un simple engagement de société, causoient son mortel embarras : il s’en ouvrit enfin à mademoiselle Miller. Préval, depuis cinq ans, étoit de tous les soupers, de toutes les parties, de toutes les réunions de madame de Melcour, veuve de quarante ans, point trop laide, et fort riche. Madame de Melcour, avec une excellente maison, assez de bon sens et beaucoup de gaîté, avoit beaucoup d’amis, parmi lesquels elle distinguoit Préval ; c’est-à-dire, que, pour l’attendre, l’annoncer, l’accompagner partout, appeler les gens, ramasser son mouchoir, c’étoit lui qu’elle désignoit. Il étoit doué d’une grande complaisance, vertu remarquable chez ceux qui n’en ont point d’autres. On s’étoit accoutumée à ses prévenances, à son exactitude. Son séjour de quatre mois au château de Mordeck avoit déjà déplu. On savoit qu’une beauté fantasque, inconstante, et, qui pis est, à moitié ruinée, recevoit les vœux de Préval, et l’enleveroit bientôt à ses liaisons journalières. Madame de Melcour s’étoit trouvée au bal, y avoit vu Lydie et Valmont, avoit tout observé, tout entendu, tout retenu ; et quand Préval, après trois jours d’absence, se présenta à sa toilette : — « Écoutez, lui dit-elle ; je veux vous rendre un grand service ; je veux vous empêcher de faire une sottise. Une femme ne se trompe guère sur le compte d’une autre. Je vous déclare que l’époux de la jeune personne en question est destiné à passer les plus mauvais momens !… Ne vous lassez pas d’être heureux ; restez veuf, je vous y exhorte ; ou si le goût du mariage vous reprend…, eh bien ! mon cher, je suis à vous. Vous connoissez mes biens, mes goûts, mon caractère ; j’ai pour moi la raison et quelques attraits encore ; je vous aimerai assez pour supporter vos défauts ; vous êtes trop mon ami pour ne pas excuser les miens : pensez-y ; mais surtout… oh ! surtout n’épousez pas cette étourdie ; ce seroit à ne jamais vous revoir. — « Concevez, mademoiselle, ajouta le naïf Préval, concevez ma perplexité ! madame de Melcour a su l’engagement que j’ai pris pour demain ; elle veut, elle exige que j’y renonce ; elle attend ce soir même le sacrifice de mes prétentions à la main de la belle Lydie… Elle y compte…, et je lui dois tant d’égards ! — « Suivez un conseil raisonnable ; portez à madame de Melcour vos vœux et votre reconnoissance : Lydie ne sauroit être à vous. » — « Est-il possible !… Mais quel obstacle… » — « Son père ne l’accordera point à d’autre que Valmont. » — « Ah ! combien vous me soulagez !… Cependant elle est si belle, si bonne !… elle me voit avec tant de plaisir ! » — En ce moment Lydie rentra. — « Comment donc…, des secrets !… Je veux en être. » — « Vous en serez demain, dit mademoiselle Miller. » — « Ah ! demain… je le crois. » — « En vérité, dit Préval tout tremblant, si je ne craignois… » — « Ne craignez rien, monsieur, interrompit mademoiselle Miller ; jamais situation ne fut moins alarmante que la vôtre ; allez y réfléchir, et ne revenez qu’irrévocablement fixé au seul parti qui vous convienne : nous vous attendrons à quatre heures. » — Préval, encore un peu combattu, salua timidement Lydie, qui, en le reconduisant, crut devoir lui dire : — « Rendez-vous donc plus de justice. Tel qui se repose sur des titres imaginaires, sera peut-être bien surpris. » — Préval alloit parler… Mademoiselle Miller le retint et du geste et des yeux. Il s’en fut, encore agité, incertain… il s’en fut retrouver madame de Melcour, à qui il raconta le plus distinctement qu’il put ce qui venoit de se passer. L’habile veuve sentit qu’il ne lui restoit qu’un moment. Elle avoit pour Préval une véritable amitié : elle en tint le langage, et fut persuasive. Un dédit considérable, une promesse solennelle l’assurèrent enfin de la main de Préval : Préval fut se coucher, calmé et satisfait.

« Comme il m’aime !… dit, en rentrant, Lydie à mademoiselle Miller ; avez-vous remarqué son tremblement… sa rougeur ? Quelle nuit affreuse il va passer ! Il est modeste, lui ; il ne donne point ses lois, ne se targue point d’une fausse générosité ; ce qu’il pense, il le dit sans fard, et ne craint pas de le répéter tous les jours. » — La discrète Anglaise ne put retenir un geste d’impatience, et la laissa sans daigner lui répondre. — « Ils s’entendent !… s’écria Lydie ; ils s’entendent pour me faire épouser cet orgueilleux Valmont… L’insolent ! approche-t-il ? a-t-il écrit un mot ? s’informe-t-il seulement si son absence m’irrite ? Que lui importe ?… je lui appartiens puisqu’il a secouru mon père. Il croit m’avoir achetée par ses bienfaits… et mon père, si grand et si noble, supporte une telle abjection ! et je paierois de ma liberté, du sacrifice de tous mes plaisirs, des services intéressés dont une union mille fois plus douce, dont une fortune plus solide peuvent m’affranchir sans ingratitude !… Allons, allons, c’est trop balancer. Que M. de Valmont apprenne à me connoître, et que mon père, dont je vais à regret contrarier les intentions, me remercie un jour de l’avoir désabusé de son idolâtrie pour l’ami le plus vulgaire et l’époux le moins fait pour moi.

Les réflexions de la nuit… (et mademoiselle de Saint-Hilaire en fit beaucoup à ce sujet) la confirmèrent dans sa résolution.

Le lendemain, à onze heures, les deux dames, finissant à peine de déjeûner, entendirent plusieurs personnes qui montoient précipitamment. C’étoit Saint-Hilaire, suivi de Valmont, de Préval, et d’un notaire de confiance, ancien ami de la maison. Saint-Hilaire vint gaîment embrasser sa fille, toute surprise de voir, et de si grand matin, tant de monde rassemblé autour d’elle. — « Je sais tout, lui dit son père ; je sais tout, et je viens t’aider à fixer ton choix. Lisons, messieurs, lisons, continua-t-il en faisant asseoir Préval et le notaire : ce n’est qu’un simple projet, cela n’engage à rien, On n’y nomme personne… Mais lisons ; après quoi, ma chère, tu prononceras. » — « Permettez, dit Valmont, permettez que j’insiste pour que mademoiselle prononce auparavant. » — « Mais qu’est-ce donc qui presse ? » demanda Lydie… — « Moi, répondit son père. Je hais l’indécision, et quelques heures de joie valent bien la peine d’être ajoutées à l’existence. Mettez-vous là, mon ami. » — Et il désignoit à Valmont la place à côté de sa fille. — « Cette petite violence ne vient pas de moi, dit tout bas Valmont en baisant la main de Lydie… Vous m’en croyez, j’espère ?… » ajouta-t-il, inquiet de son air mécontent… — Une révérence glaciale lui imposa silence. Mademoiselle de Saint-Hilaire, sérieuse et les yeux baissés, écouta d’abord en silence la lecture du projet de contrat ; le seul Valmont pouvoit l’avoir dicté. Lui seul, en situation de donner quittance générale de tout ce qu’avoit emprunté Saint-Hilaire depuis l’incendie de Mordeck, la donnoit en effet par cet acte touchant, et reconnoissoit, en outre, à sa future épouse, une dot égale à la valeur des biens qu’il apportoit à la communauté… À ce dernier article, Lydie, d’une voix ferme, et jetant sur Valmont des regards dédaigneux : — « À quoi bon, monsieur, lui dit-elle, cette affectation de générosité qui ne peut plus en imposer qu’à mon père ? Vous sied-il de forcer mon aveu par le sien ? étoient-ce là nos conventions ? N’est-il donc pour moi nul moyen d’échapper à cette tyrannie ? et mon père ne peut-il s’acquitter autrement envers vous ? Monsieur de Préval m’a demandée, ce que vous n’avez pas fait, vous, monsieur ; monsieur de Préval a persévéré dans sa demande, et n’a jamais pensé que des raisons de fortune pussent me déterminer en sa faveur. Tant de constance et de modestie ont mérité mon estime, ont justifié mon attachement, et c’est monsieur de Préval que je préfère, que je souhaite, que je choisis authentiquement pour époux. » — « Moi ! moi ! s’écria Préval… Ah ! grand Dieu ! » — Et il demeura consterné. — « Monsieur de Préval est engagé, mademoiselle, répondit Saint-Hilaire avec un accent aussi morne, aussi altéré que son visage ; il a su mes desseins, j’approuve son changement, et l’indulgence de monsieur de Valmont est maintenant le seul titre qui vous reste à la mienne. » — L’étonnement, la colère suffoquoient Lydie. Elle rassembla ses forces, et perdant à la fois toute mesure et toute obéissance : — « Et moi, mon père, et moi, répliqua-t-elle avec emportement, j’aime mieux renoncer au mariage, et, s’il le faut, à tout au monde, que de tenir un état de l’indulgence de personne. » — « Téméraire !… oses-tu me braver à ce point ? » — Saint-Hilaire, hors de lui, s’élançoit violemment sur sa fille… Tout le monde le retint. Mademoiselle de Saint-Hilaire, épuisée par l’excès même de son audace, étoit retombée sur son siège, où elle demeura immobile. Préval et le notaire sortirent les premiers. — « Ah, mademoiselle !… dit Préval en se retirant, quel affreux service vous venez de me rendre !… Je ne pourrai donc pas même vous regretter ! » — Et il sortit les yeux pleins de larmes.

Valmont, stupide de douleur, prit l’écrit resté sur la table, le déchira,… le jeta au feu. — « Sans retour !… » dit-il en le regardant brûler… — « Sans retour ! » répéta d’une voix foudroyante le désespéré Saint-Hilaire. Les deux amis sortirent ensemble.

Mademoiselle Miller, triste et silencieuse, se retira dans son appartement.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
  1. L’absence de l’Évangile a ensanglanté les campagnes, comme l’abus de la philosophie a renversé les autels et les trônes. (Note de l’auteur, 1re édition, publiée en 1809.)
  2. En Artois, comme en Champagne, les granges ne sont remplies que vers la mi-octobre.
  3. Règne de Buonaparte.