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Méditations/I

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 5-14).

MÉDITATIONS





I


À Jean Lœw.


Maintenant nous voyons dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face…
I. Corinthiens, c. xiii, 12.


L’enfant aime le bois où le loup mange dans la main de la fée, le château où dans la joie les trompettes des valets retentissent, la cuisine qui s’ouvre sur le parterre où les fleurs ont la mélancolie d’un grand sommeil. Il voit à l’horizon le chemin qui serpente vers le ciel à travers la colline et, à droite et à gauche, des treilles où des vieillards viennent manger du chasselas. À ses yeux la vie éclate comme un diamant taillé à travers quoi chaque créature ou chaque chose peu à peu apparaît : l’écrevisse que l’on saisit sous la souche dans le ruisseau, le papillon jaune, la digue, la salade sauvage que l’on déracine avec un couteau. La plus humble pierre lui est comme le palais de Salomon et le pain de sucre suspendu au plafond de l’épicerie comme le hennin de la reine de Saba qui s’avance entre huit hallebardiers.

Petite et si grande âme d’enfant ! petite comme la serrure par où il regarde l’avenue et les moissons entre les branches, grande comme la brise qui passe par le trou de cette serrure. Il assiste à des fêtes divines, il vit plus de contes que tous ceux qui lui ont été contés. Il déjeune dans une maison de campagne et, dans le vestibule, la fraîcheur pareille à une jeune fille échappe à l’été solennel. Il est midi, le clocher voisin est rongé par la lumière. Il est une heure et l’enfant s’endort, la tête contre son assiette à fleurs où rit un fruit. Il est deux heures et ses cousines l’ont enlevé et transporté endormi sur le lit de repos de la bibliothèque. Les volets pleins laissent fuser en dessous une raie de silence. Il est trois heures et, réveillé, il va au salon où des êtres pacifiques se nomment ses père et mère et ses amis. Il est quatre heures et la vallée ressemble à un miroir qui bascule, peuplée par des personnages de l’Histoire Sainte qui habitent des chaumières aux murs épais comme des pains. Il est cinq heures et l’enfant regarde goûter la couturière qui est arrivée à pied, au matin, tenant tout au long de la route un rameau lourd de cerises noires. Et le chat blanc tourne devant le linge blanc.

C’est si beau, la Terre, que l’enfant veut un jour aller au Ciel dont on lui a parlé et qu’il ne distingue pas du firmament qui est au-dessus de sa tête. Quel guide prend-il, sinon sa nourrice qui déjà le tient pour un savant et qui sait bien, d’elle-même, que Dieu est au Ciel et que le ciel est cette nappe bleue de vent qui ne bouge pas et où les oiseaux volent et les branches apparaissent ?

Et il lui dit : je veux que tu m’accompagnes au ciel qui est le Paradis. Et il y a précisément une cabane qui est dans le ciel, parce qu’elle est au sommet de la colline, une cabane qui a nom : Le Paradis.

Et la nourrice qui ne refuse jamais rien à l’enfant de son lait répond : c’est cela, allons au Paradis.

Ils emportent le goûter et grimpent le coteau. C’est haut, le ciel. Mais avec du courage on peut y atteindre. Combien on avait raison d’affirmer que le Paradis est magnifique ! Voici des pierres recouvertes de mousse, voici une fleur bleue qui tremble. Est-il possible qu’une telle joie vous inonde ! L’enfant et sa nourrice vont voir le Créateur qui fait pousser les feuilles et qui, dans la gravure, est entouré de chevaux, de chiens, d’oiseaux, de poissons, de palmiers et d’étoiles. Et c’est vrai qu’il est comme ça.

À mesure qu’ils s’avancent vers leur désir leur foi grandit. Ô nourrice ! n’est-ce pas que tu es apte à prendre part à un tel pèlerinage, toi qui es née dans un village alpestre où il y a beaucoup de manne pour les abeilles ? Nourrice, qu’est-ce que c’est que la manne pour les abeilles ? C’est un baume mystérieux qui enduit nocturnement les rameaux, les pierres et les toits et jusqu’au fouet du cocher, et qui se dissipe au soleil d’onze heures. Ce n’est pas tellement avec les fleurs que les avettes composent le miel, mais avec la manne. On ne sait pas ce qu’est la manne. Mais qu’est-ce que c’est ? On ne sait pas. Quand la nourrice était petite gardeuse de vaches elle suçait la manne sur les pousses des jeunes chênes. La manne a nourri le peuple de Dieu quand ce peuple marchait vers la Terre-Promise. Et maintenant c’est l’enfant et la nourrice qui s’acheminent vers le ciel. Et quand ils ont gravi la côte ils voient que c’est vrai qu’il y a autre chose. La colline leur masquait cet air solide, cet azur terrestre qui est le long déroulement des Pyrénées. Et cette pelouse à leurs pieds ! Cette pelouse qu’ils n’avaient point prévue avec, au milieu, cette villa, ces arbres de bergerie, ces jeunes filles tranquilles ! L’enfant et la nourrice s’asseyent sur un banc qui domine cette pelouse contre la cabane. S’ils ne voient point Dieu encore, ceci n’est-ce pas le Paradis ? Et ce Dieu ne va-t-il pas leur apparaître comme à ces anciens justes dont parle l’abbé Pierre Vignot « qui le surprenaient dans le défilé des montagnes » ?

Oh ! il n’y a plus à douter de la gloire de ce monde. L’enfant enlève son chapeau et la brise essuie son front comme dans un poème de Lamartine, et pénètre jusqu’à son cœur ainsi qu’un baiser paternel. Est-ce que le Seigneur viendra se reposer dans la cabane quand la nuit va tomber ? Est-ce qu’il ne se repose pas quand il a créé tant de merveilles ? Et la nourrice dit : On ne voit pas ses mains quand il les promène sur la montagne pour la pétrir, mais peut-être qu’on l’entend respirer. La nourrice n’est-elle pas bien près, en cet instant, de ce passage grandiose : « Alors ils entendirent le bruit de Jéhovah Dieu passant dans le jardin à la brise du jour… »

Et les deux innocents tiennent les yeux sur la vallée qu’ils viennent de découvrir, sur la vallée céleste. Non, non, ils ne sont pas dupes ; leurs regards plongent au delà des énigmes. Ils ont raison, et leur foi l’emporte de mille coudées sur les pauvres critiques des incrédules : car si là n’est pas vraiment le ciel, c’est vraiment là qu’il commence. N’est-ce pas, Vierge de Bigorre, que vous avez risqué vos pieds jusqu’au bord de ce rocher où même ne grimpe point la chèvre, mais seulement l’églantine ? Et c’est-il pas une sœur de ces innocents qui vous a vue aussi sûrement qu’ils voient cette herbe ? Lorsqu’un saint voit un être du Ciel, il le regarde faire des gestes auxquels il ne s’attendait pas, joindre les mains, aller, venir, se pencher comme une personne ordinaire : ce qu’un peintre ni un poète ne sauraient traduire ainsi, tant la vraie vie est inimitable. L’enfant et la nourrice ne voient ni la Vierge ni une autre Apparition, mais cependant l’ébauche de ce qui pourrait être le Paradis.

Ils prolongent, assis sur le banc, leur contemplation. Les jeunes filles jouent maintenant à la balle et le soleil se couche derrière la propriété, il se couche là, tout près, dans l’alcôve des nuages, tel qu’un être vivant qui a fait sa prière. Heureux cette nourrice et cet enfant qui connaissent l’élévation « dans la lumière et dans la vérité de Dieu » ! Leurs lèvres gardent un secret lorsqu’ils redescendent. Le petit garçon éprouve une tristesse en se retrouvant sur l’avenue de tilleuls du village. Le vieux percepteur, qui fume sa pipe et boit son absinthe entre les lauriers-roses du café, l’interpelle comme d’habitude : « D’où viens-tu, petit ? » Il répond à peine bonsoir, car son âme est pleine de la brise verte et bleue de la vallée entrevue là-haut. Cet homme à barbe blanche n’est que sur la terre, sous une jolie treille, oui, mais une treille qui n’est pas de l’autre côté, du côté où les jeunes filles jouent à la balle, du côté de la montagne brisée et claire. Bientôt l’enfant retrouve ses père et mère qui s’affectent de sa tristesse et qui ne comprennent point la cause de cette humeur. Toute sa vie il éprouvera la nostalgie du ciel terrestre qui lui donne la nostalgie de l’autre Ciel. Et désormais lui et sa nourrice conserveront, chacun dans son cœur, cette confidence que Dieu leur a faite auprès de la cabane, encore qu’il ne leur ait pas apparu.

Au delà des champs patriarcaux et de la route où va la couturière tenant un rameau lourd de cerises noires, il y a le coteau ; au delà du coteau il y a la pelouse ; au delà de la pelouse, il y a les sommets ; au delà des sommets il y a le ciel ; au delà…

La terre est désormais frappée de déchéance aux yeux de cet enfant qui laissent couler des larmes lorsque son père le prenant sur ses genoux lui demande :

Qu’est-ce qui te fait de la peine ?

Je souffre aussi, mon Dieu, d’avoir entrevu la beauté d’En Haut dans celle que j’ai connue sur la Terre et de ne pas l’atteindre. Mais je continue de puiser obscurément le sens de cette beauté, comme l’humble graine qui, où qu’elle soit, recherche et distingue dans le sol ce qui sera son auréole et son parfum dans le ciel printanier. Je fais converger vers le centre de mon âme, à travers le monde entier, les visions nécessaires à ma vie éternelle. J’opère ce miracle par l’espérance et le désir que vous avez mis en moi. Ainsi, le romarin attire jusqu’à ses racines l’odeur de la mer, si épais que soit le sol qui les sépare des flots. Je continue de faire appel à ces merveilles toutes colorées de la verdure des roues de moulins sauvages et du prisme du pommier en fleurs dans le ciel gris après la grêle. Je supplie les champs patriarcaux. Et par moments ils s’élèvent comme des nappes de lumière. Et j’entre dans la salle à manger même de Dieu qui n’est plus celle où l’enfant avait succombé au sommeil. J’entre en hésitant. Mes pieds sont si poudreux ! Je me suis tant attardé dans ce monde ! tant attardé à dormir sur le lit de repos de la bibliothèque ! Je regarde les mains du Maître qui tiennent le pain. J’ai peur et je n’ai pas peur : « Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Seigneur, vous savez toutes choses ; vous savez donc que je vous aime. »

Je comprends que les fleurs peintes sur mon assiette se mettent à vivre et les notes de l’angélus deviennent des paroles. Et le vallon passe dans la gloire de Dieu, ce que je souhaite que nous fassions.