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Mélanges historiques/13/04

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Appendice


Avant que de clore cette étude, qu’on nous permette d’ajouter qu’on ne se figure pas, généralement, combien le gouvernement britannique d’autrefois différait de celui de nos jours.

Delolme, il y a cent cinquante ans, faisait admirer à la Suisse, sa patrie, et à la France, le mode administratif des Trois-Royaumes ; il était loin de se douter des imperfections qu’il préconisait, mais son fond de raisonnement consistait à comparer avec les autres États de l’Europe et, en cela, le bon sens était de son côté.

Mirabeau plus tard, le duc d’Orléans et nombre d’écrivains ou orateurs invoquaient la constitution britannique ; ils n’en voyaient point les défauts, mais ils sentaient bien que c’était préférable à l’autocratie de leurs souverains. Washington prit tellement à cœur la forme anglaise qu’il l’imposa aux États-Unis dans plus d’un rouage essentiel. Encore aujourd’hui on voit le président américain choisir ses ministres qui ne sont responsables qu’à lui-même.

L’idée de mettre la direction d’un peuple entre les mains d’un monarque et des ministres qu’il se choisit à son gré a donné la forme à tous les gouvernements qui ont existé depuis au moins quatre mille ans, mais cela ne la rend ni plus juste ni plus honnête ni plus respectable. Aucun individu ne peut remplir les devoirs qui incombent à une fonction aussi énorme : il penche du côté où son caractère rencontre un point faible. De là, ce fait, constant et dégradant, d’une autorité abusive et de peuple traité en esclaves. L’hérédité de la couronne a toujours fait naître l’oligarchie, c’est-à-dire un petit nombre de familles fournissant des ministres au souverain, et le résultat n’a fait que rendre plus complet l’esclavage général.

L’œuvre du temps est la première chose à comprendre lorsque l’on étudie le passé. C’est commettre une erreur profonde que de reporter en arrière les idées et les pratiques de nos jours. Autrefois est si complètement autrefois que la ressemblance avec nos us et coutumes ne se retrouve presque pas. Avant la réforme de 1832 il y avait en Angleterre plus de quatre-vingts différents droits de vote pour l’élection des membres du parlement qui représentaient les bourgs et villages dans les différentes régions du royaume.

Les bourgs et villages des Cornouailles, par exemple, envoyaient quarante-deux délégués à la chambre des Communes, tandis que la ville de Londres n’en avait pas plus de quatre.

Le parc de Gratton, réservé à la chasse, comptait quelques habitants qui envoyaient à la législature autant de membres que les villes prospères de Westminster ou Bristol.

Des localités de rien, comme East Looe et West Looe élisaient autant de députés que les grands comtés de Yorkshire et de Devonshire.

Dans les comtés régnait un système moins mêlé, plus uniforme, mais là comme ailleurs, tout dépendait de l’influence de quelques familles. On cite Wharton qui à lui seul faisait élire cinquante membres au temps de Guillaume III. Les votations duraient des jours et des semaines, parfois quarante jours.

La chambre des Communes ne se gênait pas, ou plutôt le parti au pouvoir cassait l’élection d’un adversaire et nommait tout simplement le candidat battu pour prendre sa place. Un membre du parlement pouvait être fonctionnaire public ou recevoir une sinécure, le tout grassement payé. Par ce moyen George III eut une majorité solide aux Communes durant une vingtaine d’années, juste les années qu’il employa à perdre les colonies américaines. La corruption avait beau jeu. Sous les Stuart elle formait partie de la politique, mais de 1687 à 1800 ce mécanisme changea de forme et d’importance ; sous Guillaume III ce ne fut presque rien ; sous Anne on acheta bon nombre de députés ; sous George I Walpole se créa une renommée en ce genre de politique, mais son successeur Pultney, sous George II, le dépassa de cent coudées. Ensuite vint George III qui fit de la corruption la base de son gouvernement. La guerre contre la France, de 1793 à 1815, mit fin aux excès, mais aux excès seulement.

Drôles de cabinets, toujours composés de gens de deux, trois, quatre ou cinq partis, nommés par le roi, responsables à lui seul, et se tiraillant à qui mieux mieux tout le temps de leur durée dans les bonnes grâces du souverain. Tous étaient nobles. La chambre des Communes ne voyait que certains chapitres des comptes publics, mais elle avait le pouvoir, vers 1778, de les examiner de plus près. Il était défendu de publier ce qui se disait ou ce qui se passait au parlement. Le service civil était entre les mains d’une classe particulière.

À travers tout cela, les whigs ou libéraux et les tories ou conservateurs se combattaient. Les whigs, mieux organisés, gardaient le pouvoir plus longtemps et c’étaient les prêcheurs de réforme. Sous Guillaume III et les deux premiers George ils avaient les rênes de l’administration. George III les tint longtemps dans l’opposition mais finit par les accepter bien malgré lui. Plus tard le programme des whigs triompha et devint loi.

Le régime politique actuel est ancien par sa base mais nouveau dans son opération. Ainsi, quand l’Angleterre, il y a cent ans, refusait à la chambre d’assemblée du Canada la nomination des juges, greffiers, etc., c’est que sa chambre des Communes ne possédait pas ce droit. Quand on ne nous montrait que telle ou telle partie des comptes publics c’était que la même chose avait lieu aux Communes. Ensuite, les réformes se produisant là-bas, on nous les passa les unes après les autres, quelquefois à contre cœur, et voilà comment, depuis 1848, bien des changements avantageux sont survenus chez nous. L’honneur d’avoir conçu ces réformes revient au Canada autant qu’au parti whig anglais.

On lit dans un livre récent : « Avec la reine Victoria s’ouvre l’ère des libertés politiques. » Entendons-nous mieux que cela. L’agitation en faveur des réformes datait de cinquante ans dans la chambre des Communes. Tout d’abord, la nation s’y montra indifférente. Avec le temps la propagande gagna du terrain et en 1829 eut lieu l’émancipation des catholiques, puis en 1832 le remaniement des sièges électoraux. La porte était ouverte. La reine Victoria, en 1837, ne prévoyait ni ne désirait d’autres réformes. Elle a été toute sa vie revêche à l’action des démocrates. Néanmoins, c’est durant ce long règne que morceau par morceau, miette à miette, à venir jusqu’à 1890, qu’on lui a retiré ses « privilèges » et elle a eu assez de bon sens pour y renoncer, les uns après les autres, avec l’idée très juste qu’elle empêchait la révolution de tout emporter.

Édouard VII n’a pas vécu comme les princes de Galles ses prédécesseurs, uniquement entouré de courtisans et de gens de la très haute classe. Il s’est mêlé de bonne heure et avec bonheur à tous les éléments de la nation et a parcouru l’Europe en tous sens, acquérant une expérience extraordinaire pour un personnage royal. Je me souviens du temps où on lui faisait une pauvre réputation, parce qu’il se « fourrait partout ». Cet homme sortit de là diplomate accompli et souverain éclairé, comprenant la transformation des idées, les besoins de notre époque et ayant sous les yeux les réformes que la démocratie forçait sa mère à sanctionner. Il a agi comme roi selon ce qu’il avait su comprendre étant prince de Galles.