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Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/III

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 105-137).

CHAPITRE III

LES ANGLOIS NE PEUVENT SE FIER NI EN SOURADJOTDOLA NI AUX FRANÇAIS. LEURS INTRIGUES DANS LE DORBAR CONTRE LE NABAB. ILS ATTAQUENT ET PRENNENT CHANDERNAGOR.

La colère du nabab contre les Anglois loin d’être adoucie, ne devoit être naturellement que plus animée par tout ce qui s’étoit passé. Au premier sujet de mécontentement se joignoient le dépit, la honte de ne pouvoir se venger, la rage de voir ses ennemis lui faire la loi. D’un autre côté les Anglois connoissant parfaitement le caractère de Souradjotdola, dévoient compter peu sur ses promesses et s’attendre qu’aux premières occasions favorables, il chercheroit à se venger. Toute sa conduite favorisoit cette idée.

Souradjotdola veut engager les François à se lier avec lui contre les Anglois.

Le nabab, intéressé à déguiser ses desseins pour mieux se mettre à couvert de ceux des Anglois, croyoit les amuser par une feinte réconciliation, par des marques extérieures d’amitié, pendant qu’il entretenait une correspondance avec M. Renault, dont le but étoit de nous engager dans une alliance offensive et deffensive. Il demandait des troupes de la côte ; il nous donnoit tous les privilèges qu’il avoit été forcé d’accorder aux Anglois, de plus la fojdarie d’Ougly qui nous donnait le droit d’inspection sur le commerce des autres nations.

Après les efforts que nous avions faits pour empêcher le traité de paix entre les Anglois et le nabab, ce seigneur ne devoit pas s’attendre à des difficultés de notre part. Cependant l’esprit de neutralité qui régnoit à Chandernagor fit qu’on ne voulut rien promettre [, et avec raison]. On espéroit que les Anglois, persuadés aussi bien que nous des avantages de la paix dans le Bengale, voudroient bien nous laisser tranquilles, et porter leurs armes dans quelqu’autre partie de l’Inde. Mr Renault craignant d’exciter la jalousie des nations eut de la peine à accepter une partie des privilèges que le nabab nous donnoit, surtout la fodjedarie d’Ougly. Il évita l’engagement et se contenta de faire assurer le nabab que la nation était très portée pour ses intérêts, qu’on écriroit à Pondichéry et peut être il auroit lieu d’être satisfait. Le nabab lui remit en même temps plusieurs lettres tant pour M. de Leyrit que pour M. de Bussy dont quelques unes furent sans doute expédiées sur le champ. Peu après, le nabab se mit en marche pour sa capitale.

Les Anglais sont instruits des démarches du nabab auprès de M. Renault.

Un grand défaut qui est et qui a toujours été dans le maniement des affaires de l’Inde et surtout dans le Bengale, c’est qu’il n’y a point de secret : à peine le nabab a t’il formé un projet qu’il est aussitôt sçu du dernier de ses esclaves. Les Anglois qui étoient sur la défiance, qui avoient pour amis tous les ennemis de Souradjotdola, furent bientôt instruits de ses propositions à M. Renault, des lettres qu’il écrivoit de côté et d’autre. Malgré cela, dans toutes autres circonstances que celles où nous nous trouvions par la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre, les Anglois auroient pu espérer d’adoucir le nabab par quelques services, par des présents et autres moyens usités dans le pays. Leur pis aller, au surplus, auroit été de se bien tenir sur leurs gardes. Le nabab n’étant pas soutenu n’auroit pas osé les chagriner ; mais cette guerre européenne metoit tout contre eux. Ils s’imaginèrent qu’une alliance entre nous et le nabab auroit lieu tôt ou tard ; ils en sentoient les conséquences, il falloit les prévenir.

Le changement de nabab étoit devenu par là de la dernière nécessité. Chasser les Français du Bengale n’étoit que la moitié de l’ouvrage. Il pouvoit survenir une escadre, des forces considérables, auxquelles le nabab se seroit joint : que devenoient les Anglois ?… Il falloit donc pour soubahdar un homme qui leur fut attaché ; d’ailleurs cette révolution n’étoit pas si difficile à exécuter qu’on pouvoit bien se l’imaginer. Chandernagor détruit, rien n’étoit plus aisé ; mais supposé même que pour plusieurs raisons on fût dans la nécessité de laisser les François tranquilles, la révolution pouvoit encore avoir lieu par la jonction des forces angloises avec celles que produiroit contre Souradjotdola cette foule d’ennemis qu’il avoit, parmi lesquels on pouvoit compter les plus accrédités des trois provinces : cet article demande à être un peu détaillé.

Les intérêts des Chets sont les mêmes que ceux des Anglois.

J’ai déjà parlé de la maison de Jogotchet ou plutôt des Chets qui sont les nommés Chet Matalbray et Chet Chouroupchoude, banquiers du Mogol, les plus riches, les plus puissants qui aient jamais existé. Ils sont, je peux dire, la vraie cause de la révolution ; sans eux jamaix les Anglois ne seroient venus à bout de faire de qu’ils ont fait. Ils ne l’auroient pas même entrepris sans eux. On seroit peut être tenté de me dire ici que, après les évènemens, il est aisé de se servir de la chaîne par laquelle ils se tiennent les uns aux autres pour remonter aux principes et reconnaître la cause ; mais les personnes qui ont lu les lettres et les mémoires que j’ai écrits dans le temps savent que malheureusement j’en ai été que trop bon prophète. Ce n’est ici qu’une répétition de ce que j’ai dit avant la révolution ; il m’étoit assez aisé de la prévoir par les connaissances particulières que j’ai des Anglois et des gens du pays.

On a déjà vu que les Chets n’étoient pas contents de Souradjotdola qui n’avoit pas pour eux les mêmes égards que l’ancien nabab Alaverdikhan, mais l’arrivée des forces angloises, la prise des places maures, l’épouvante du nabab devant Calcutta avoient fait un changement qui paroissoit leur être favorable. Le nabab commençoit à s’apercevoir que ces banquiers lui étoient nécessaires. Les Anglois n’avoient voulu qu’eux comme médiateurs, et par là ils étoient devenus en quelque façon les garants tant de la conduite du nabab que de celle des Anglois. Aussi depuis la paix ce n’étoient qu’amitiés, politesses de la part du nabab ; il les consultoit en tout. Mais au fond ce n’étoit que fourberie. Le nabab qui détestoit les Anglois, devoit naturellement détester aussi les personnes qu’ils employoient ; les Chets ne l’ignoraient pas. Profitant de la haine que Souradjotdola s’étoit attiré par ses violences, et répandant l’argent à propos, ils avoient depuis longtems gagné tout ceux qui approchoient ce soubahdar, dont l’imprudence les mettoit toujours dans le cas de connoître sa façon de penser. Les conséquences étoient aisées à tirer de tout ce qu’ils apprenoient et devoient les faire trembler. Il ne s’agissoit pas moins que de leur destruction qu’ils ne pouvoient éviter que par celle du nabab.

La cause des Anglois étoit ainsi devenue celle des Chets, leurs intérêts étoient les mêmes. Peut-on être surpris de les voir agir de concert ? Du reste, si l’on se souvient que ce fut cette même maison qui fit tomber Sarfraskhan pour élever Alaverdikhan, qui, pendant le gouvernement de ce dernier, eut le maniement de toutes les affaires importantes, on conclura qu’il ne devoit pas être difficile[1] à des gens aussi accrédités d’exécuter un projet où les Anglois seroient de moitié.

Parti que prennent les Anglois à l’égard de Mrs. de Chandernagor.

Quant à nous, les Anglois avoient deux partis à prendre : ou de faire un traité de neutralité par lequel nous fussions obligés de ne pas nous mêler de leurs affaires avec le nabab, ou de nous chasser du Bengale et ôter, par là, la seule ressource du nabab. Ce dernier parti étoit le plus décisif, mais les Anglois n’avoient pas assés de monde pour risquer le siège de Chandernagor. Les trois vaisseaux de Bombay sur lesquels on attendoit cinq ou six cens hommes et des munitions n’étoient pas encore arrivés ; il étoit donc plus prudent de travailler à la neutralité, de manière cependant que la négociation trainant en longueur, l’amiral fut le maître de nous attaquer, si les circonstances lui devenoient favorables ; [c’est du moins le parti qu’ils prirent.]

À peine le nabab eut-il pris le chemin de sa capitale que l’amiral Watson fit armer ses chaloupes et charger des munitions sur les bateaux du pays. Les troupes de terre se préparèrent à marcher contre Chandernagor. On ne s’en cachoit pas à Calcutta ; mais d’un autre côté M. le gouverneur et le conseil de Calcutta, qui avoient un autre rôle à jouer, M. Drake, dis-je, écrivit ou fit dire à Mr Renault qu’il étoit surpris de son silence et de celui du conseil de Chandernagor, à la vue des préparatifs que faisoit M. l’amiral ; qu’il n’ignoroit pas les suites funestes que pourroit avoir une guerre dans le Bengale ; qu’il étoit de l’intérêt des deux Compagnies de l’éviter, et que la neutralité bien établie étoit le seul moyen de s’en garantir ; que si Mr Renault vouloit y travailler, il s’y emploieroit de tout son cœur, et que malgré les difficultés qui se trouvoient du côté de l’amiral, il croyoit qu’on pourroit y parvenir. Mr Renault ne demandoit pas mieux ; il n’attendoit qu’une ouverture de la part des Anglois. Il fit partir aussitôt des députés pour Calcutta, mais en même tems voyant que les Anglois continuoient leurs préparatifs, qu’ils avoient même déjà fait défiler des troupes du côté de Chandernagor, il crût devoir prendre ses précautions. Il demanda des secours au nabab qui sur le champ lui envoya deux mille fusiliers et cinq cens cavaliers, promettant qu’il en enverroit de plus puissants s’il étoit nécessaire. M. Renault me fit part de la situation embarrassante où il étoit. Le nabab approchoit de Morshoudabad ; je crus devoir lui faire une visite pour presser de nouveaux secours que M. Renault demandoit.

Je fus introduit par Cojaouazil qui passoit pour l’homme de confiance du nabab par rapport aux Européens ; une bonne raison de cette confiance étoit fondée sur des pertes assés considérables que ce Maure venoit de souffrir à la prise d’Ougly par les Anglois. Mon compliment fini, le nabab me fit passer avec Cojaouazil dans un endroit retiré où il se rendit un moment après. Là, il commença par me questionner sur les forces que nous avions dans l’Inde, sur celles des Anglois, me demanda pourquoi nos vaisseaux ne paroissoient point, pourquoi, étant en guerre avec les Anglois, nous ne lui avions fourni aucun secours, s’il pouvoit compter sur ceux qu’il avoit demandés tant à M. de Leyrit qu’à M. de Bussy. Le nom de M. de Bussy[2] étant répandu dans toute l’Inde, Souradjotdola s’attacha particulièrement à me sonder sur ce qui le regardoit ; il parut satisfait de mes réponses et me prévint qu’après les lettres qu’il avait écrites, il s’attendait que M. de Bussy viendroit bientôt le joindre avec son armée, qu’il comptoit que nous reconnaîtrions par là ce qu’il faisoit en notre faveur, qu’il nous avoit donné bien des privilèges et qu’il étoit prêt d’en ajouter bien d’autres. De là, passant aux Anglois, il me tint à leur sujet plusieurs propos qui me firent bien connoître que la paix qu’il avoit faite avec eux n’étoit rien moins que sincère. Le feu lui sortoit des yeux en en parlant. Je vis bien qu’il ne soupiroit qu’après une vengeance des plus éclatantes. Il me parla ensuite du dessein des Anglois sur Chandernagor, me promît tous les secours nécessaires. Je profitai de ce moment pour solliciter ceux que M. Renault demandoit. Le nabab m’assura qu’il y avoit cinq mille hommes tant cavaliers que fusiliers qui partiroient sous trois jours.

Les Anglois avoient fait partir un détachement pour prendre possession de leur fort de Cassembazard que le nabab devoit leur rendre. Je voulus engager ce seigneur à retenir cette place et à écrire aux Anglois qu’il ne rempliroit les conditions du traité qu’autant qu’ils nous laisseroient tranquilles. Je lui proposois même qu’au cas que les Anglois, sans respect pour ses ordres, vinssent nous attaquer, il eût la bonté de me remettre ce fort. C’étoit un avantage autant pour lui que pour nous : le nabab me répondit qu’il ne pouvoit pas différer de rendre aux Anglois leur fort de Cassembazard, mais que, s’ils nous attaquoient, je ferois tout ce que je voudrois ; il me dit même d’assembler le plus de cypayes que je pourrois et qu’il fourniroit l’argent nécessaire. Je le priai de me faire compter les deux laks qu’il avoit promis de rendre à M. Renault. Il me répondit que cela ne souffroit pas de difficulté. [Je demandai l’ordre par écrit, il me promit que je ne tarderois pas à le recevoir.] Enfin, j’eus lieu d’être satisfait de ma visite.

Négociations à Calcutta pour la neutralité.

Les députés de Chandernagor étoient cependant à Calcutta. On y travailloit au traité avec apparance de bonne foy de part et d’autre ; la négociation avançoit et paroissoit en bon train. Deux ou trois jours se passèrent au bout desquels je reçus une lettre de M. Renault, dans laquelle il me marquoit qu’il étoit sur le point de conclure, et m’ordonnoit en conséquence d’empêcher le secours du nabab de descendre. Par apostille cependant, ajoutoit M. Renault : « Prenez ce que je vous marque au sujet des secours comme non dit, laissons faire au nabab ce qu’il jugera à propos. » Le même jour, sur le soir, le nabab qui apparamment avoit aussi reçu des lettres, m’envoya un chobdar pour me prévenir que les affaires étant sur le point de s’accommoder entre nous et les Anglois, il étoit inutile de faire partir le secours. Je n’eus rien à répliquer, je priai seulement le nabab de le tenir toujours prêt. Je ne sais si la marche de ces 5.000 hommes auroit produit un bon effet, mais il ne me convenoit pas de risquer de le faire partir après les ordres que j’avois reçus. On craignoit à Chandernagor de donner de la jalousie aux Anglois par une trop grande intelligence[3] avec le nabab ; plusieurs choses pouvoient survenir et rompre la négociation ; on n’auroit pas manqué de m’en attribuer la cause tant à Chandernagor qu’à Calcutta, chacun étant bien aise de trouver un motif pour se disculper.

Arrivée des vaisseaux que les Anglois attendaient de Bombay. La négociation est rompue.

Quelques jours se passèrent encore. Tout est convenu ; il ne manque plus que le consentement de l’amiral qu’on se fait fort d’obtenir. On l’obtient enfin ; il promet de signer le traité qui, assurément ne pouvoit être plus avantageux pour les Anglois, puisque nous étions liés[4] de façon qu’ils auroient pu faire dans le pays tout ce qu’ils auroient voulu. Le nabab de son côté persuadé que nous n’avions plus rien à craindre, congédie malgré moi les cinq mille hommes qui le pressoient pour leur paye. Le 6 Mars, lorsque j’y pense le moins, je reçois avis de M. Renault que tout est rompu, l’amiral prenant pour prétexte que Mrs de Chandernagor n’avoient pas les pouvoirs suffisants pour faire le traité, refuse de le signer. La vérité est cependant que, le jour pris pour la signature du traité, l’amiral avoit appris l’arrivée au bas du Gange des vaisseaux qu’il attendoit et qui dévoient décider de sa conduite. En conséquence son système politique change, l’armée angloise marche à Chandernagor ; les vaisseaux se préparent à monter le Gange. Pour moi je vais trouver le nabab.


Disposition des esprits dans le dorbar, par rapport aux affaires du temps.

Il paroîtroit, par des mémoires anglois, que nous avions pour nous tout le dorbar de Morshoudabad corrompu par des présens et par de faux exposés. Je pourrois avec raison rétorquer l’argument. En effet, excepté Souradjotdola lui-même, on peut dire que les Anglois ont toujours eu le dorbar à eux ; mais sans insister sur ce point, convenons de bonne foy, puisque les Anglois en conviennent eux-mêmes, que nous étions [ainsi qu’eux] fort occupés à opposer corruption à corruption, à gagner l’amitié des méchants pour nous mettre au niveau de ceux qui nous et oient contraires. Cela a toujours été et ne doit pas être surprenant dans une cour où le bon droit est compté pour rien, et où, tout autre motif à part, il ne peut l’emporter que par le poids de ce qu’il met dans la balance de l’iniquité. Au reste bon ou mauvais droit, il est sûr que les Anglois ont toujours été en état d’y mettre plus que nous.

La crainte et la cupidité sont les deux premiers mobiles des esprits indiens, tout dépend de l’un ou de l’autre ; souvent ils sont joints ensemble pour produire le même effet ; mais lorsqu’ils se trouvent opposés, la crainte l’emporte toujours. Il est aisé d’en voir la preuve dans tous les événements qui ont rapport à la révolution du Bengale. Lorsque Souradjotdola se détermina à chasser les Anglois, la crainte et la cupidité se réunissoient pour le faire agir. Quand une fois le nabab eut éprouvé lui-même la supériorité des troupes angloises, la crainte prit alors le dessus dans son esprit, se fortifia de jour en jour, et le mît bientôt hors d’état de suivre, souvent même de distinguer ses véritables intérêts. La crainte enfin devint l’esprit dominant du dorbar. Voyons les personnes qui étoient pour nous :

Je mets d’abord le nabab ; assurément la haine qu’il portoit aux Anglois supposoit de l’amitié pour nous, j’en conviens. Mais on a vu le caractère de ce nabab, la disposition des esprits d’un chacun à son égard. Je demande de bonne foy si nous pouvions tirer parti de son amitié. Cet esprit dompté par la crainte, irrésolu, imprudent, pouvoit-il seul nous être de quelque utilité ? Il auroit fallu du moins être appuyé de quelqu’un qui eut sa confiance, et capable par sa fermeté, de fixer l’irrésolution de ce seigneur.

Mohontal, premier divan de Souradjotdola, étoit cet homme, le plus grand coquin que la terre ait jamais porté, digne ministre d’un tel nabab ; mais enfin c’étoit le seul qui lui fut véritablement attaché. Il avoit de la fermeté, et assés de jugement pour concevoir que la perte de Souradjotdola entrainoit nécessairement la sienne ; il étoit détesté tout autant que son maître. Ennemi juré des Chets et capable de leur tenir tête, si cet homme avoit pu agir, je crois que ces saokars ne seroient pas venu si facilement à bout de leur projet. Mais malheureusement pour nous il étoit depuis quelque tems [et surtout dans ces moments critiques où nous étions], dangereusement malade, il ne pouvoit sortir de chez lui. Je fus le voir deux fois avec Souradjotdola, il ne fut pas possible de tirer de lui une parole. On soupçonnoit même qu’il était empoisonné. Par là, Souradjotdola se voyoit privé de son unique soutien.

Cojaouazil qui m’avoit servi d’introducteur auprès du nabab et qu’on suppose sans doute notre protecteur, étoit un gros négociant d’Ougly qui n’étoit consulté du nabab que parcequ’ayant fréquenté les Européens et surtout les Anglois, il s’imaginoit qu’il les connoissoit parfaitement, l’homme du monde le plus timide, qui vouloit ménager tout le monde, et qui, voyant le poignard levé, auroit craint d’offenser Souradjotdola en l’avertissant qu’on l’assassinoit[5]. Il n’aimoit peut-être pas les Chets, mais il les craignoit, c’étoit assés pour nous le rendre tout à fait inutile.

Racdolobram, autre divan du nabab, étoit celui sur lequel je devois le plus compter. Avant l’arrivée de M. Clive on pouvoit le croire ennemi des Anglois, c’étoit lui qui prétendoit les avoir battus, avoir pris Calcutta. Il vouloit, disoit-il, soutenir sa gloire ; mais depuis l’affaire du 5 Février où assurément il n’eut de part que dans la fuite, ce n’étoit plus le même homme, il ne craignoit rien tant que d’être obligé de se battre contre les Anglois. Cette crainte le disposoit à se raccommoder petit à petit avec les Chets de la grandeur desquels il étoit cependant très jaloux. Cet homme d’ailleurs ne pouvoit souffrir le nabab de qui il avoit été maltraité en plusieurs occasions ; enfin jamais je ne pus l’engager à dire un seul mot en notre faveur dans le dorbar. La crainte de se compromettre fit qu’il prit le parti de demeurer neutre du moins pour quelque tems, bien résolu de se ranger par la suite du côté qui lui paroîtroit le plus fort. Victrix causa Diis placuit… On ne connaît pas dans l’Inde la fin du vers.

Tel étoit le crédit si vanté que nous avions au dorbar. Je regarde Souradjotdola en cette occasion comme une machine naturellement bienfaisante à notre égard, mais dont les mouvements arrêtés par une multiplicité de défauts dans la machine même, ne pouvoient devenir libres que par de violents efforts. Nous étions abandonnés à nous-mêmes. Si nous n’avions eu qu’à combattre les seuls défauts de Souradjotdola, nous aurions [déjà] eu assés de peine ; mais que pouvions nous faire contre des défauts, soutenus par les efforts de tous ceux qui étoient intéressés à les entretenir ? Il ne falloit rien moins qu’une petite armée commandée par un chef de la réputation de M. Clive ; elle seule auroit pu lever les obstacles.

Les Anglois avoient pour eux dans le dorbar la terreur de leurs armes, les défauts de Souradjotdola, le crédit dominant, et la politique rafinée des Chets, qui, pour mieux cacher leur jeu, disoient souvent pire que pendre des Anglois, sachant que cela faisoit plaisir au nabab, à dessein de l’animer davantage contre eux et de gagner sa confiance. Le nabab donnoit bonnement dans le piège, disoit tout ce qui pouvoit lui venir dans l’idée, et mettoit par là ses ennemis en état de prévenir tout le mal qu’il pouvoit leur faire. Ils avoient pour eux les principaux officiers de l’armée du nabab, Mirdjafér Alikhan, Khodadadkhan, Letti, et nombre d’autres que leurs présents et le crédit des Chets leur attachoient, tous les ministres de la vieille cour disgraciés par Souradjotdola, presque tous les secrétaires, les écrivains du dorbar[6] et [jusqu’aux] eunuques du sérail. Quel effet ne devoient-ils pas attendre de toutes ces forces réunies, mises en action par une personne aussi capable que M. Watts ? Son plus grand embarras devoit être de proportionner aux circonstances le mouvement des forces qu’il avoit en main. C’est à quoi il a réussi parfaitement.

J’allois exactement tous les matins au dorbar et je sortois toujours avec les réponses les plus favorables. Le nabab donnoit devant moi les ordres les plus formels, enfin je comptois sur un prompt et puissant secours. Le nabab écrivit plusieurs lettres tant à l’amiral qu’au colonel Clive pour les engager à ne point nous attaquer. « La volonté de l’Empereur, leur disoit-il, est que les étrangers ne se fassent point la guerre dans son pays. Je suis commis pour empêcher les troubles. Si vous attaquez les François, je serai obligé de me mettre contre vous. » Il en reçut plusieurs réponses ; dans quelques unes ils paroissoient portés à lui obéir, dans d’autres ils étoient indécis, d’autres enfin étoient décisives, on parloit en maître. On sommoit le nabab de tenir sa parole, on le renvoyoit au traité de Calcutta, où il étoit dit que le nabab devoit regarder comme ennemis tous ceux des Anglois. Le nom seul d’un traité indignoit le nabab, mais en même tems le faisoit trembler par l’essai qu’il avoit fait de leur supériorité. Ceux-ci connoissoient son faible, ils en profitoient.

Intrigues des Chets en faveur des Anglois.

Malgré cela, le secours étoit prêt à partir ; les troupes étoient payées, le commandant[7] n’attendoit plus que ses expéditions ; je fus le voir et lui promis une forte somme, s’il faisoit lever le siège de Chandernagor. Je rendis aussi visite à quelques-uns des principaux officiers à qui je promis des récompenses proportionnées à leur rang, je représentai au nabab que le siège étoit inévitable, si le secours ne partoit pas sur le champ, et je voulois l’engager à expédier le commandant devant moi. Tout est prêt, répondit le nabab, mais, avant que de prendre la voye des armes, il faut tenter tous les moyens possibles pour éviter la rupture, d’autant plus que les Anglois viennent de promettre d’obéir aux ordres que je leur enverrai. Je reconnus les Chets dans tous ces délais. Ils entretenoient le nabab dans une fausse idée de cette affaire. Ils l’assuroient d’un côté que la marche des Anglois n’étoit que pour nous intimider et nous forcer à souscrire au traité de neutralité ; de l’autre ils augmentoient sa timidité naturelle en exagérant les forces angloises, en lui représentant les risques qu’il couroit lui-même en nous donnant des secours qui peut-être ne suffiroient pas pour empêcher la prise de Chandernagor, si les Anglois étoient résolus d’en faire le siège ; que ce seroit ensuite une raison pour eux de l’attaquer. Ils faisoient si bien qu’ils détruisoient le soir ce que je faisois le matin.

Je pris le parti de me rendre chez ces banquiers. Ils se mirent aussitôt sur le chapitre de nos dettes, en me reprochant notre peu d’exactitude à les payer. Je leur répondis qu’il ne s’agissoit pas de cela pour le présent, que je venois auprès d’eux pour un sujet bien plus intéressant qui les regardoit ainsi que nous pour ces mêmes dettes dont ils demandoient le payement et la sûreté. Je leur demandoi pourquoi ils soutenoient les Anglois contre nous ; ils m’assurèrent le contraire, et après bien des explications sur tout ce qui s’étoit passé, ils me promirent de faire auprès du nabab telle démarche que je voudrois. Ils ajoutèrent qu’au surplus ils étoient sûrs que les Anglois ne nous attaqueroient pas, que je pouvois être tranquille. N’ignorant pas qu’ils étoient bien instruits des desseins des Anglois, je leur dis que je savois aussi bien qu’eux quel étoit leur dessein, que je ne voyois pas d’autres moyens de les empêcher de nous attaquer que de presser la marche des secours que le nabab nous avoit promis, que, puisqu’ils étoient disposés à nous servir, ils voudroient bien faire entendre la même chose au nabab. Ils me répliquèrent que l’intention du nabab étoit d’éviter toute rupture avec les Anglois et me tinrent encore plusieurs propos qui n’aboutissoient qu’à me faire voir que malgré leur bonne volonté, ils ne feroient rien pour nous. Rongitraye, qui étoit leur homme d’affaire et en même tems celui des Anglois, me dit d’un ton railleur : « Vous êtes François, est-ce que vous craignez les Anglois ? S’ils vous attaquent, defendez-vous. Personne n’ignore ce que votre nation a fait à la côte, on est curieux de voir comment elle se tirera d’affaire ici. » Je lui répondis que je ne m’étois pas attendu à trouver un homme aussi martial dans un marchand de Bengale, qu’on se repentoit quelquefois d’avoir été furieux. C’étoit assés pour un tel sujet. Je vis bien que les rieurs ne seroient pas de mon côté ; on me fit cependant beaucoup de politesse, je sortis.

Raison en faveur des Chets.

La conduite des Chets étoit naturelle. Ils avoient tout à craindre de Souradjotdola. Il leur falloit par conséquent un autre nabab, mais sans nous détruire préalablement ou du moins sans nous lier les mains ; l’entreprise eut été difficile ; d’un autre côté nous leur devions beaucoup d’argent. Il étoit donc naturel qu’ils fussent inquiets, voyant les Anglois marcher contre Chandernagor. Sur quoi je suis assez porté à croire que nos ennemis leur firent entendre d’abord que les menaces dont on se servoit n’étoient que pour nous intimider et nous forcer à ce traité dont eux-mêmes ils avoient besoin. Une anecdote assés singulière que je me rappelle au sujet de cette visite me confirme dans cette idée. Ayant tourné la conversation sur le chapitre de Souradjotdola, sur les sujets de crainte qu’il nous avoit donnés ainsi qu’aux Chets, sur ses violences, etc., je leur dis que je voyois bien où ils en vouloient venir, que leur dessein étoit sûrement de faire un autre nabab. Les Chets, au lieu de nier, se contentèrent de me dire à voix basse que c’étoit une chose dont il ne falloit pas parler. Omichande, agent des Anglois et qui, par parenthèse, crioit « tolle » contre eux, étoit présent. Si le fait avoit été faux, les Chets sans doute l’auroient nié et m’auroient fait des reproches de tenir un pareil propos. Si les Chets avoient pensé même que mon dessein eût été de les contrebarer, ils eussent encore nié ; mais ces banquiers calculant tout ce qui s’étoit passé, les vexations du nabab, notre refus obstiné de le secourir, s’imaginoient que nous serions aussi satisfaits qu’eux de le voir déposé, pourvu toutefois que les Anglois nous laissassent tranquilles. Les Chets ne nous regardoient donc pas encore comme ennemis, et pouvoient être dans la bonne foy en disant que les Anglois ne nous attaqueroient pas. Mais les hostilités une fois commencées, que pouvoient faire les Chets ? Se brouiller avec les Anglois étoit se perdre. Étoit-il difficile à eux de leur faire voir leur propre intérêt dans la prise de Chandernagor, de leur faire comprendre que le grand coup une fois frappé, le nouveau nabab mis, nous pourrions nous rétablir ? Qui les empêchoit d’ailleurs de prendre sur eux mêmes notre dette si un tel engagement avoit été nécessaire ?

Façon de penser singulière du nabab.

Le lendemain de ma visite aux Chets, je me rendis de grand matin au dorbar pour presser le secours. Le nabab me dit de rester chez lui toute la journée, que le soir je me trouverois devant lui avec M. Watts, chef anglois, et que j’aurois lieu d’être satisfait. Il me dit encore qu’une partie des troupes étoit en marche, ce qui étoit vrai. J’eus occasion de faire savoir au nabab, malgré Cojaouazil, ce qu’on tramoit contre lui. J’entrai dans un asses grand détail ; mais le pauvre jeune homme se mit à rire ne pouvant s’imaginer que je fusse assés bête pour donner dans de telles idées. L’air de Souradjotdola marquoit asses cette façon de penser. Cependant il n’y avoit peut-être que de l’affectation. Il haïssoit les Chets, il devoit connoître leur mauvaise volonté pour lui, celle de Jafer alikhan, de Khodadadkhan, de Racdolobram, de quantité d’autres. Pourquoi donc n’a-t-il pas cherché à prévenir leurs desseins ? Je ne vois d’autre raison de cette inconséquence dans sa conduite que l’abandonnement où il se voyoit par ia maladie de Mohontal. Il ne savoit à qui se fier, ou plutôt il vouloit mieux paroître se fier à ses ennemis dans l’espérance de les amuser, d’en tirer parti en les trompant, jusqu’à ce que l’occasion fut favorable pour éclater ; mais pourquoi donc ne pas continuer ce rôle, pourquoi s’échapper en invectives contre des gens qu’une conduite uniforme, bien ménagée, eût peut-être fait revenir à lui ? C’est que Souradjotdola n’étoit pas maître de son tempérament, qu’il lui auroit fallu autant de fermeté dans l’esprit qu’il y avoit de fourberie, pour que cette dernière qualité pût lui être utile. Dans certains moments, surtout ceux qu’il passoit dans son sérail, entouré de ses femmes, de ses domestiques, le naturel l’emportoit ; Souradjotdola disoit tout ce qu’il avoit sur le cœur ; quelques fois même cela lui arrivoit en plein dorbar.

Sur le soir, M. Watts parut, le nabab lui dit en ma présence qu’il n’étoit pas d’humeur à souffrir que nos deux nations se fissent la guerre dans les pays de sa dépendance, qu’il vouloit absolument que la neutralité fût gardée, ainsi qu’elle l’avoit toujours été. M. Watts répondit qu’il étoit prêt à faire tout ce que le nabab voudroit. Le nabab se fit rapporter tout ce qui s’étoit passé au sujet de la neutralité auquel on avoit travaillé à Calcutta, et demanda pourquoi elle n’avoit pas eu lieu M. Watts répondit que Mrs de Chandernagor n’avoient pas les pouvoirs nécessaires ; je soutins que ce n’étoit pas là la vraie raison, mais bien l’arrivée des vaisseaux de Bombay, que je pouvois prouver par des lettres des Anglois mêmes que la négociation étoit à sa fin, que l’amiral avoit promis de signer le traité, et qu’il étoit trop prudent pour s’engager à signer un traité avec des personnes dont préalablement il n’eût reconnu les pouvoirs. Le nabab n’interrompit et me proposa de passer un papier par lequel je promettois au nom de la nation que le traité de neutralité seroit ratifié à Pondichéry ; j’y consentis. Il dit ensuite à M. Watts qu’il passât un papier par lequel il y auroit sûreté pour nous, que nous ne serions pas attaqués d’ici à un tems limité pour avoir la ratification. M. Watts n’en fit aucune difficulté, mais comme je savois que le tems pressoit, qu’on ne cherchoit qu’à empêcher le secours de partir, je demandai à M. Watts s’il pouvoit assurer au nabab que l’amiral auroit égard à la parole qu’il alloit donner ; il répliqua net qu’il ne pouvoit [pas] répondre de ce que l’amiral feroit. Le nabab dit aussitôt qu’il alloit lui écrire. Je représentai que l’amiral n’auroit certainement pas plus d’égard pour cette lettre qu’on en avoit eu pour les précédentes.

Comment, dit le nabab en me faisant la mine au lieu qu’il l’auroit dû faire à M. Watts, que suis-je donc ici ? Tous les divans prirent la parole en même tems, dirent qu’on auroit assurément tous les égards possibles à ses ordres ; enfin il fut décidé que sans nous obliger, M. Watts et moi, de passer un papier, le nabab se contenteroit d’écrire fortement à l’amiral et d’envoyer quelqu’un pour travailler de concert à l’accord qui seroit fait entre les deux nations. En sortant du dorbar, M. Watts me dit que c’étoit la première fois que le nabab lui avoit parlé d’un ton aussi ferme au sujet des troubles en question. Je suis très porté à le croire. En effet le nabab craignoit trop les Anglois pour ne pas ménager ses termes devant eux.

Le nabab apprend que Chandernagor est attaqué.

Cette conférence fut tenue quatre ou cinq jours avant le commencement du siège ; je continuai mes poursuites mais inutilement. Le nabab me répondit toujours qu’il alloit voir quelle seroit la réponse de l’amiral. Enfin, le 14 Mars, Chandernagor fut attaquée et j’en eus avis le quinze. Une partie du secours étoit en marche, le commandant n’attendoit plus que les derniers ordres ; je courus au nabab pour les lui faire avoir. Il m’assura qu’il les donneront le jour même, cependant cela fut différé jusqu’au lendemain pour divers prétextes.

Ordres du nabab pour faire partir le secours.

La nuit du 15 au 16, le nabab m’envoya sur les minuit son premier ennuque me donner l’heureuse nouvelle que les Anglois avoient été repoussés avec une perte considérable, que le chef de leurs sipayes avoit été tué ainsi que plusieurs de leurs officiers européens. Circonstances fausses. Mais je n’avois garde de paroître en douter. Lorsque je me rendis au dorbar le lendemain matin, le nabab se flattoit que tout étoit fini. Aussi le commandant des troupes fût aussitôt appelé sur le champ. L’ordre lui fut donné de se tenir prêt le soir même. En même tems, le nabab expédia des couriers à M. de Bussy et j’en envoyai de mon côté.

Contre ordres du nabab. Il rappelle toutes les troupes qui étaient en marche.

Je savois qu’on avoit coulé plusieurs bâtiments dans le canal au dessous de Chandernagor, de sorte que le croyant entièrement bouché, je m’imaginois qu’il n’y avoit rien à craindre des vaisseaux ennemis ; du côté de terre, je croyois aussi qu’on étoit en état de se défendre longtems. Tout me paroissoit enfin disposé à nôtre avantage, pourvu que l’armée du nabab voulut agir. Pour cet effet, je devois y joindre notre détachement de Cassembazard, renforcé d’une centaine de soldats blancs et noirs que m’envoyoit M. Courtin. Le soir, j’apprends au dorbar que tout est changé. La nouvelle étoit venue que nous avions relevé les postes, que la ville de Chandernagor étoit au pouvoir des Anglois, que nous avions renvoyé à Ougly les deux mille hommes que le nabab avoit donnés à M. Renault sur sa première demande, et qu’en conséquence tout étoit perdu. Les Anglois avoient gagné Nundecomar, fodjedar d’Ougly, qui écrivoit au nabab tout ce qu’ils jugeoient à propos de lui dicter. La ville étoit en effet au pouvoir de l’ennemi, mais le fort pouvoit tenir encore bien du tems.

Les Chets et plusieurs divans qui avoient été consultés sur le champ avoient représenté qu’il ne convenoit plus d’envoyer aucun secours, que les Anglois qui s’étoient rendus maitres de la ville en si peu de tems, le seroient du fort en moins de deux jours et ensuite viendroient attaquer le nabab de Morshoudabad même, qu’il étoit de la prudence de ne les pas irriter ; sur quoi l’ordre avoit été donné à Racdolobram de ne point partir ; on fit revenir même toutes les troupes qui avoient défilé, ainsi que l’artillerie qui étoit déjà bien éloignée.

Je continue cependant mes poursuites. Tout est inutile, malgré les bonnes nouvelles dont j’ai soin d’informer le nabab ; je lui représentai que c’étoit la plus belle occasion qu’il put trouver pour tomber sur ses ennemis, qu’il devoit bien voir que notre fort étoit en état de tenir ; mais que le petit nombre d’assiégés seroit enfin sur les dents et obligé de se rendre. Je l’assurai que les vaisseaux ne pouvoient monter, et en effet j’en étois persuadé. Le colonel Clive savoit bien le contraire. Dans la certitude où il étoit que le fort de Chandernagor ne tiendroit pas contre le feu des vaisseaux, il ne se pressoit pas de sacrifier son monde qui n’auroit pu être remplacé, et dont il avoit besoin pour l’exécution de ses projets.

Sur ces entrefaites, le nabab est instruit par ses arcaras que les batteries des Anglois n’avoient pas encore endommagé le fort ; il reprend courage et donne de nouveaux ordres pour le départ des troupes. Aussitôt je fais sortir notre détachement pour joindre le secours qui enfin se met en marche commandé par Racdolobram et Mirmoudou. Je leur avois déjà fait toucher quelque argent à l’un et à l’autre ; j’avois de plus fait à Racdolobram un billet conditionnel de 25.000 Roupies dont il m’avoit paru très content et un autre de 15.000 roupies qui devoit lui être remis devant Chandernagor, ce que je comptois payer sur l’argent que le nabab m’avoit promis le jour de ma première visite, et qu’il ne m’avoit pas encore été possible de toucher soit mauvaise volonté du nabab même, soit intrigues des Chets. J’insistai donc encore plus fortement à cette occasion et le nabab donna en effet ses ordres. Malgré cela rien ne me fut payé. C’étoit Racdolobram lui-même qui devoit me faire compter les deux laks ; il partoit, dans l’espèce d’étourdissement où le mettoient cette expédition et la peur [sans doute] de se trouver vis à vis des Anglois ; je ne pus rien tirer de lui. [Son dessein étoit peut-être aussi de tout garder s’il venoit à réussir dans son expédition, sinon, en épargnant cet argent, de s’en faire un mérite auprès du nabab.]

Le nabab reçoit la nouvelle de la prise du fort de Chandernagor.

L’idée où j’étois que les vaisseaux ne pouvoient monter me faisoit espérer que le secours arriveront encore à tems. Cependant à peine Raëdolobram eut fait cinq cosses que le nabab apprit que le fort étoit rendu. Je soutins que la nouvelle étoit fausse ; elle n’étoit que trop vraie. Raëdolobram me renvoya mon détachement et poursuivit son chemin jusqu’à quinze cosses plus bas pour arrêter les Anglois, au cas qu’ils voulussent monter.

Voilà donc par la prise de Chandernagor l’entrée de tout le pays ouverte aux Anglois, ainsi que cette carrière qu’ils ont parcourue de gloire, selon eux, et de richesses dans toutes les parties de l’Inde ; voilà, par le même événement, le principal endroit du commerce de la compagnie de France, le seul port dans l’Inde où ses vaisseaux pouvaient se réfugier, fermé pour longtemps, une colonie florissante détruite, quantité des honnêtes gens dans toute l’Inde française ruinés ; j’ai perdu pour ma part la valeur de plus de 80.000 roupies en moins de rien. Je me suis vu ruiné par d’autres prises que firent les Anglois tant à terre qu’en mer.

On a dit dans le tems qu’il n’étoit pas bien sur que Raedolobram arrivé à Chandernagor eût pris notre parti ; ce doute étoit fondé par plusieurs lettres du nabab qui, voulant toujours ménager les Anglois, écrivit à l’amiral et au colonel qu’il envoyoit du monde pour juger le différend et faire la paix, il faisoit écrire en même tems par des particuliers que Racdolobram devoit se joindre aux Anglois, si la paix n’avoit pas lieu, le tout pour mieux cacher son dessein. Le vrai est que Racdolobram avoit ordre de voir, avant que d’attaquer les Anglois, s’il n’y avoit pas moyen de lever le siège ; je sçais cela par ce qu’étant en conférence avec le nabab et Racdolobram sur la manière dont il devoit se conduire, je dis qu’il convenoit de faire une diversion du côté de Calcutta ; mon sentiment ne fut pas trouvé bon. Le nabab ainsi que Racdolobram me dirent qu’il convenoit mieux de descendre droit à Chandernagor et de mettre les Anglois entre deux feux. C’étoit bien le meilleur parti au cas qu’on eut envie de se battre ; mais je vis bien qu’on avoit envie de parlementer avec les Anglois avant que de les attaquer. Il n’en est pas moins certain au reste, supposé même qu’on doive compter pour rien les ordres qui furent donnés devant moi, il est certain, dis-je, que le nabab cherchant à se venger des Anglois auroit été charmé de les battre et qu’il a du par conséquent donner des ordres très positifs de les attaquer, dès qu’on auroit vu que nous étions en état de le soutenir. Je ne comptois pas beaucoup à dire vrai sur Racdolobram, j’en avois même prévenu le nabab qui en conséquence, avoit donné des ordres particuliers à Mirmoudou, officier capable qui auroit donné d’assés bon cœur sur l’ennemi. D’ailleurs le nabab lui-même devoit descendre avec un renfort. J’étois resté à Cassembazard pour le presser et l’accompagner.

Le même jour que je reçus la nouvelle de la prise de Chandernagor, j’interceptai un paquet du commandant de l’armée angloise à M. Watts (M. Watts ayant porté des plaintes, je fis remettre le paquet au nabab). Il avoit été expédié, je crois, la veille de l’attaque des vaisseaux. M. Clive marquoit qu’il étoit surpris de la marche de Racdolobram, que quelqu’un lui avoit écrit qu’il venoit pour lui donner des secours. Ce paquet contenoit plusieurs lettres dont une en persan pour Racdolobram. En voici à peu près la traduction autant que je m’en puis souvenir.

« J’apprends que vous venez de ces côtés ci, je ne scais dans quel dessein ; si c’est pour vous joindre à moi, je suis bien aise de vous dire que je n’ai pas besoin de votre secours ; je suis en état de battre les François, fussent-ils dix fois plus forts ; ainsi vous ferez bien de vous en retourner, ou de rester où vous êtes ; si vous avancez j’enverrai des troupes pour vous combattre. Votre défaite ne sauvera pas Chandernagor. » Un officier de l’armée écrivant à un de ses amis à Cassembazard, lui marquoit : « Vous pouvez compter que dix jours après la prise de Chandernagor, nous aurons le plaisir de vous joindre. »

Cela a trait, je crois, au grand coup qu’on méditoit, mais les Anglois ne s’attendoient pas au petit contretems qui survint.


  1. Si l’on en croit certains mémoires, les Chets étoient un obstacle aux Anglois, qui paroissoit insurmontable à cause de l’argent que nous leur devions ; comme si dans le cas violent où étoient ces saokars, ils ne dévoient pas être portés à sacrifier quelque chose pour sauver le tout ; d’ailleurs on verra par la suite qu’ils ne sacrifioient rien.
  2. [Je ne comprends pas comment M. de Bussy n’y est pas entré ; il est venu jusqu’aux portes du Bengale ; s’il y avoit paru, tout le pays échappoit aux Anglois.]
  3. [M. Renault ayant reçu de M. Watson ou de M. Clive des reproches de ce que le chef françois de Cassembazard ne cessoit d’animer le nabab contre les Anglois m’écrivit fortement à ce sujet et de manière qu’en réponse je pris le parti de lui demander mon rappel à Chandernagor ; il m’ordonna de rester.]
  4. Le nabab m’avoit toujours dit : « Prenez bien garde que dans le traité avec les Anglois vous ne soyez liés de façon à ne pouvoir me secourir si j’ai besoin de vous. » La connaissance qu’il eut de la manière dont nous étions liés n’a pas peu contribué, je crois, à l’espèce d’indifférence dont on peut le taxer à notre égard.
  5. Dans l’Inde, c’est manquer de respect à un seigneur que de lui dire clairement le mal qu’on dit de lui. Si l’on sait qu’on forme des desseins contre sa vie, il faut se servir de circonlocutions, amener la chose de loin, parler par énigme. C’est au nabab à deviner de quoi il s’agit. S’il n’en a pas l’esprit, tant pis pour lui. Comme étranger j’étois plus hardi et je disois naturellement à Souradjotdola ce que je pensois. Cojaouazil ne manquoit pas de me blâmer, de sorte que pendant longtems je ne savois que penser de lui. Cet homme a été enfin la victime de ses ménagements, peut-être aussi de ses imprudences. On s’ennuye d’avoir toujours des ménagements, mais ce qui étoit bon dans le commencement, devient à la fin une imprudence.
  6. Témoin cette fameuse lettre écrite à l’amiral Watson par laquelle on prétend que le nabab l’autorisoit à faire le siège de Chandernagor. Le mémoire anglois convient qu’elle fut surprise et qu’il fallut gagner le secrétaire pour l’écrire d’une manière convenable aux vues de M. Watts. Le nabab ne lisoit presque jamais les lettres qu’il faisoit écrire, d’ailleurs les Maures ne signent pas. L’enveloppe mise et bien collée, le secrétaire demande au nabab sa chappe, et en applique l’empreinte en sa présence, souvent même on en a une contrefaite. Les Maures, au lieu de leur nom au bas d’une lettre, mettent une espèce de paraphe qu’ils nomment beize, mais les paraphes se ressemblent presque toutes et très souvent ils ne se donnent pas la peine d’en mettre. La chape ou le cachet qu’on met sur l’enveloppe contient les noms et la qualité de la personne.
  7. C’étoit le fanfaron Racdolobram qui avoit déjà beaucoup reçu de moi. Mais tous les trésors de l’univers ne l’auroient pas délivré de la crainte de se battre contre les Anglois. Il avoit avec lui un bon officier nommé Mirmoudou sur qui seul je comptois.