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Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/X

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Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 361-390).

CHAPITRE X

PREMIER SÉJOUR DU DÉTACHEMENT À CHOTERPOUR DEPUIS LE 10 JUIN 1758 JUSQU’EN FÉVRIER 1759.
Description du Bundelkante.

Tout le pays entre le Gemna, le Gange, la route du Dékan et les confins du Bérar, est partagé en diverses petites provinces qui ont différents noms et qui appartiennent aussi à divers rajas. Les plus considérables sont celles de Baguelkante       Juin 1758. et de Bondelkante. C’est dans la dernière qu’est Choterpour, ville capitale, petite mais très peuplée et fort gaie. Une caste particulière de faquirs qu’on nomme Atyles y occupe le plus beau quartier et y fait un grand commerce. Choterpour est un entrepôt où quantité de marchands se rendent souvent en caravannes de toutes les parties de l’Inde. Il s’y tient tant dans la ville qu’au dehors une grande foire en octobre et novembre où l’on vend des soies, soieries, toiles de diverses sortes, des draps, du coton, beaucoup d’assafedios, des épiceries, toutes sortes de quincailleries, des chevaux, des chameaux ; le pays est plein de montagnes, malgré cela très fertile, en bled surtout. Le riz n’y est pas si commun. Il y a des mines de fer, de soufre, il y en a aussi de diamants, et selon les apparences beaucoup plus étendues qu’on ne connoît. On y fabrique des toiles grosses et fines, des canons de fusils, des lames de sabres. Nous y fîmes faire des lames d’épées. Tout le pays est gentil. On n’y voit de mahométants que quelques officiers et sipayes au service du raja. Les hommes y sont robustes, très adroits à manier le sabre, la lance ; les fusiliers sont réputés meilleurs que partout ailleurs. La cavalerie est, pour la bonté [et beauté] des chevaux au dessus de ce que j’ai vu dans l’Inde, et cela n’est pas surprenant, puisqu’ils ont le choix sur toute la quantité qui passe par là pour se rendre ou dans le Bengale ou à Laknaor ou dans le Dékan. J’en ai vu chez le raja dont on faisoit monter le prix à plus de dix mille francs. On les caparaçonne de la manière la plus riche et la plus singulière mais qui ne nous plairoit pas, car à peine voit-on autre chose de l’animal que la tête et les pieds, tant il est couvert d’étoffes de soie souvent brochées en or et argent. Il y a une autre espèce de chevaux très petits qui sont du pays même, avec lesquels on galope les montagnes, même en descendant par les endroits les plus difficiles. Le raja qui aime beaucoup la chasse s’en sert avec une adresse étonnante.

J’observerai ici que, dans l’Inde en général, les chevaux, dont les meilleurs viennent de l’Arabie, de la Perse, de la Tartane, sont tous chevaux fins, peu propres à tirer ; aussi toutes les voitures ne sont tirées que par des bœufs. Les carosses des maîtres sont extrêmement légers ; on en voit quelques fois tirés par des chevaux, mais cela est très rare. Comme les armées ne sont pour ainsi dire que cavalerie[1], il faut nécessairement que les chevaux soient chers ; on ne peut en avoir un passable à moins de douze cens francs.

On ne connoit point la pauvreté dans le Bondelkante ; on n’y connoit pas non plus l’opulance excessive. On y trouve un air d’aisance, de liberté qui s’étend même jusqu’aux femmes de distinction qui ne sont pas à beaucoup près aussi sauvages que dans les autres parties de l’Inde. Elles sont ici habillées en corcet et jupon, à peu près comme nos paysanes, mais plus proprement et avec plus de bijoux en or et argent que partout ailleurs. Elles portent un voile qui leur sert plus pour ornement que pour se couvrir le visage.

On voit dans tous les environs de Choterpour des monumens élevés en l’honneur des femmes victimes de l’amour conjugal où les femmes de la ville se rendent à certains jours fort dévotement, chantant les louanges de ces héroïnes. Elles y portent des offrandes de riz, safran et fruits de toutes espèces, elles y brûlent des parfums et illuminent ces lieux qu’on regarde comme ce qu’il y a de plus respectable.

Indoupot est le nom du raja ; c’est un jeune homme d’une asses belle figure et fort aimé pour la douceur de son gouvernement. Il est tributaire du Grand Mogol à qui cependant il ne paye rien des vingt cinq millions qu’on prétend qu’il retire tous les ans. Les Marates sont ceux qui le chagrinent le plus. Il a été obligé de leur céder l’usufruit d’une partie de son pays pour satisfaire leurs prétentions sur le quart des revenus, et malgré cela il ne se passe point d’année qu’il n’ait quelque chicane à essuyer de leur part ; mais il a des ministres entendus qui le tirent d’affaire, mieux que ne le peuvent faire des rajas, même plus puissants que lui. [Indoupot parut charmé de notre arrivée et nous donna un endroit hors de la ville où nous fumes faire aussitôt nos baraques].

La discipline du camp.

La tranquilité de notre séjour dépendoit de la conduite que nous tiendrions tant envers Indoupot et sa famille qu’à l’égard des habitants en général ; sur quoi je fis publier deffense absolue de tuer bœuf, vache, ou veau ni aucun de ces oiseaux que les Gentils ont en vénération. Deffense d’emprunter quoique ce fut des gens du pays sans mon ordre, et, pour plus grande sûreté, je priai le raja de défendre à ses sujets de rien prêter.

Deux événements, désagréables à la vérité, ne contribuèrent pas peu à inspirer aux habitants une certaine confiance en nous. Un des officiers sipayes s’avisa le jour même de notre arrivée de maltraiter un des habitants de Choterpour. La justice fut bientôt faite. Je le fis fouiller et chasser malgré toutes les prières que l’officier même me faisoit faire pour lui pardonner. Cette rigueur nécessaire me fit d’autant plus de peine que cet officier sipaye étoit venu me joindre, avec Mrs Changey et de Bellême, de Masulipatam où il avoit été depuis bien des années à notre service.

L’autre affaire étoit plus sérieuse ; il s’agissoit de deux de nos sipayes qui en traversant un petit bois la veille de notre arrivée à Choterpour avoient coupé le cou à une jeune femme et l’avoient laissée pour morte. Trois jours après, cette femme parut dans le camp n’ayant qu’un souffle de vie, soutenant sa tête des deux mains et dans un état à ne pouvoir parler ni rien avaler. Les deux sipayes furent aussitôt arrêtés sur certains indices que la femme donna ; du premier coup d’œil ils furent confondus ; ils la prirent pour un spectre et avouèrent le fait.

Cette créature étoit la femme d’un de ces sipayes qui étoit sergent de la compagnie. Ce misérable avoit voulu la livrer à son camarade, sans doute pour de l’argent. La femme ne voulant pas y consentir, on se mit en devoir de la forcer ; mais elle se défendit avec tant de courage en mordant, égratignant et donnant des coups de poings que les deux hommes furieux de ne pouvoir en venir à bout et craignant les suites lui coupèrent le col. Personne d’abord ne parla ni pour ni contre eux ; on étoit curieux de savoir ce que nous en ferions : mais dès qu’on sçût qu’ils étoient condamnés à mort, je vis venir de tous côtés les instances les plus fortes pour ne point passer à l’exécution. Le raja et tout ce qu’il y avoit de plus grand s’intéressoient pour leur sauver du moins la vie. Malgré cela, au défaut de bourreau [pour les pendre], nous les fîmes fusiller et ce ne fut à cette occasion pendant plusieurs jours que des compliments sur notre exactitude à rendre justice. Cette pauvre femme à qui il semble que la Providence n’avoit conservé la vie que pour faire punir ses assassins mourut le lendemain de l’exécution, malgré tous les soins de nos chirurgiens.

Il n’étoit pas possible que le voisinage d’une espèce d’hommes comme nous ne causât d’abord quelque alarme dans les familles de Choterpour. [On n’y avoit jamais vu d’Européens.] On ne savoit qui nous étions ; mahométans ? Il n’y avoit point de doute la dessus, puisque nous n’étions pas gentils et que ces bonnes gens n’avoient jamais entendu parler d’une religion chrétienne ; mais étions nous Mogols, Patanes, Arabes ou Tartares ? c’étoit la question et l’on avoit bien peur que nous ne fussions quelque chose de pire que tout cela. Il nous restoit malheureusement trois ou quatre bouteilles de vin rouge que nous n’eûmes pas la précaution de boire en cachette ; aussitôt le bruit se répandit que nous nous abreuvions de sang. On peut juger la bonne opinion qu’on avoit le nous ; cependant nous les fîmes bientôt revenir de leurs fausses idées. L’attention avec laquelle Mrs les officiers veillèrent à la conduite du soldat nous gagna l’amitié des habitants, et je peus dire que pendant les deux séjours fort longs que nous fîmes à Choterpour nous n’eûmes qu’agrément de la part des gens du pays. Nous en étions cent fois plus aimés, craints et respectés que ne le sont les Européens soit à la côte soit dans le Bengale.

À l’égard du raja Indoupot et de sa famille, il y avoit bien des ménagements à garder, à cause de la désunion qui y règnoit. Deux ou trois de ses oncles faisoient autant de partis, qui, ne pouvant s’accorder entre eux sur certains partages qui avoient été faits par l’ancien raja, étoient souvent aux prises, et troubloient la tranquilité du gouvernement. Chaque parti formoit une armée de cinq à six mille hommes. L’un paroissoit soutenu par Indoupot, les autres quoique opposés entre eux étoient soutenus assés ouvertement par les Marates qui, ne cherchant qu’à profiter des troubles, auroient été au désespoir que l’affaire eut pu s’accommoder. Je ne tardai pas à recevoir des députés des uns et des autres avec les plus fortes invitations à prendre parti, et, à dire vrai, si ce n’avoit été la crainte de m’engager trop avant dans ce pays, je n’aurois peut-être pas mal fait de me mêler de ces disputes, qui probablement m’auroient payé mes dépenses ; mais c’est ce que je ne voulois faire qu’à la dernière extrémité. J’avois le Bengale en vue, j’aurois été au désespoir d’être hors d’état d’y marcher à la première sommation ; d’ailleurs comment tenir la campagne pendant toute la saison des pluies ? ce qui n’est rien pour les gens du pays, qui sont habitués à être sous la toile en tous tems, auroit été insupportable à nos Européens. Je pris donc le parti de me débarrasser de ces importunités le mieux que je pouvois, et sans choquer personne et ce ne fut pas sans peine et sans exciter de la jalousie, quelque fois même dans l’esprit d’Indoupot.

Difficultés financières.

Un de mes premiers soins fut de lier connoissance avec quelques saokars de l’endroit, gens d’ordinaire asses prévenants, lorsqu’il n’en coûte que des paroles. Plusieurs vinrent me voir entre autres un nommé Bodjemat Termokdjy qui, ayant parcouru le Dékan, avoit eu occasion de connoitre M. de Bussy, mon frère et quantité d’officiers françois ; il m’offrit ses services que je reçus avec la plus grande satisfaction. Je regardois ce saokar comme un homme envoyé du ciel, pour nous tirer des embarras où je prévoyois que nous pourrions tomber. En effet, sans lui je ne sçais comment j’aurois fait pour nous soutenir pendant plus de dix huit mois. Ce n’est pas que nous ayons vécu de sa bourse pendant tout ce tems, mais qu’on se rappelle l’embarras où je me suis trouvé à Eleabad. Le cas m’est arrivé plusieurs fois depuis, par l’impossibilité où l’on étoit de me faire passer à tems l’argent qu’on vouloit bien me promettre. J’avois dans le Bengale un correspondant sur la fidélité et l’exactitude duquel je pouvois assurément me reposer. C’étoit Madame Law qui étoit à Chinchurat, établissement hollandois. Si les secours avoient pu partir de là directement, elle eût trouvé moins de peine, mais ceux qui étoient le plus portés pour nous n’y demeuroient pas. Il falloit souvent s’adresser à des personnes qui en étoient très éloignées. Sa maison étoit d’ailleurs entourée d’espions ; presque tous les banquiers étoient dévoués aux Anglois. Comment pouvoir conduire en pareil cas une affaire avec le secret nécessaire pour la réussite ? c’est à quoi elle parvint cependant, à l’admiration même de nos ennemis, qui ne pouvoient comprendre l’adresse avec laquelle elle savoit se dérober à leurs recherches.

Malgré tous ses soins, il n’étoit pas possible que des opérations aussi gênées ne souffrissent quelques fois des retardements qui auroient pu être préjudiciables, surtout dans des moments critiques tels que ceux qui sont fixés pour la paye du soldat. Deux ou trois jours de retard ne sont rien ; mais comment renvoyer cette paye à deux ou trois mois dans une position telle que la nôtre, aussi éloignés de tous nos établissements. Autant dire au soldat de se pourvoir ailleurs. Notre saokar Bodjenat Termokdjy remédioit à cet inconvénient en me faisant des avances que je n’aurois jamais trouvées dans tout autre, et je devois sa bonne volonté, comme j’ai déjà dit, au souvenir d’avoir vu mon frère dans le Dékan. Je lui fournissois des lettres de change sur la caisse de Pondichéry, qui revenoient toutes sans être acquittées, [les circonstances ne permettant pas d’y faire honneur, ] mais à mesure qu’il me venoit quelque chose du Bengale, je le lui remettois. J’ai d’autant plus d’obligations à cet homme qu’il fut fidèle à ses engagements, malgré toutes les tracasseries de son frère et de ses amis qui ne cessoient de lui dire qu’il seroit la dupe de sa bonne foy, et jusqu’à ce jour, à dire vrai, leurs reproches ne paroissent pas tout à fait mal fondés, car nous devons à ce saokar plus de seize mille roupies, que l’honneur et la reconnoissance doivent nous porter à payer par préférence à tout[2].

Law demande des instructions à Pondichéry.

Quelques jours après notre arrivée à Choterpour, j’écrivis à M. de Lally et à M. de Leyrit pour les instruire de ce qui s’étoit passé depuis notre départ d’Eleabad, pour leur faire savoir notre position actuelle et demander des ordres.

Je ne pouvois savoir de quel côté tomberoient nos premiers efforts. Il étoit de la plus grande importance de ne pas différer l’expédition du Bengale, d’où les Anglois n’étant pas inquiétés pouvoient tirer des secours de tous genres. Mrs de Pondichéry ne l’ignoroient pas et je pouvois bien m’imaginer que ce seroit la première chose à laquelle on penseroit ; mais d’un autre côté les forces qu’on annonçoit paroissoient être si supérieures que M. de Lally pouvoit bien être tenté de commencer par la côte, dans l’espérance d’y terminer les affaires par un coup de main.

Dans le courant de Juillet nous crûmes savoir à quoi nous en tenir. Nous apprîmes la prompte       Juillet. réduction du fort St David ? De là, tirant des conjectures, suivant ma façon de penser je transportois tout de suite M. de Lally à Madras ; je le voyois maitre de cette place que je supposois ne pouvoir tenir longtems, puisque le fort St David, place bien mieux fortifiée, avoit si peu résisté. Après cela que pouvoit-on faire de mieux que de venir dans le Bengale ? Il est vrai que dans tout ce beau raisonnement j’étois fort éloigné de croire que notre escadre fut inférieure à celle des Anglois. Il s’étoit donné un combat dans lequel, attendu l’absence d’un des plus forts vaisseaux, il ne paroissoit pas qu’il y eut rien de décidé, mais un second combat devoit, selon nos idées, être tout à fait à notre avantage, et, au pis aller, supposé même que notre escadre ne put battre celle des Anglois, je m’imaginois que celle-ci ne devant pas s’éloigner de la côte pour être à portée de secourir Madras, la nôtre feroit fausse route pour les iles et viendroit droit dans le Bengale, où assurément elle pouvoit faire quelque chose, quand même elle eût borné son expédition à la prise de Chatigan, qui auroit pu nous être de grande ressource. Mais je ne m’en tenois pas là ; car en même tems que je faisois venir l’escadre, je m’imaginois que M. de Bussy ou quelque autre commandant avec un corps de cinq cens Européens et de quatre mille sipayes devoit pénétrer dans la province de Mednipour, et, de là, en se joignant à quelques partis qui se seroient déclarés pour nous, marcher à Morshoudabad même ou à Calcutta ; notre escadre y auroit trouvé tout ce qu’il falloit pour se reposer. À quelles erreurs n’est-on pas sujet, lorsqu’on se laisse aller à tout ce qu’on peut souhaiter de plus favorable ? Mon excuse est dans l’éloignement où j’étois, je ne pouvois voir les choses qu’à demi ou plutôt je ne voyois rien. Quoiqu’il en soit, imbu de toutes ces idées, j’écrivis au plus vite à M. Lenoir, qui étoit auprès du vizir, de laisser là ce ministre avec lequel je voyois bien qu’il n’y avoit rien à faire et de s’en revenir. J’expédiai en même tems plusieurs lettres pour le chazada, en le conjurant de descendre promptement à Eleabad où j’irois le joindre pour marcher avec lui dans le Bengale. Mes lettres ne contenoient que des choses capables de l’engager à tout entreprendre. J’avois reçu du Bengale des nouvelles asses détaillées ; je lui en fis part ainsi qu’à Mrs de Pondichéry.

Résumé des événements du Bengale depuis la mort de Souradjaotdola.

Vous serez peut être bien aise de trouver ici un précis des événements du Bengale depuis que nous l’avions quitté. Le voici :

Mirdjaféralikhan, à peine reçu soubahdar, avoit commencé à sentir le poid des chaines qu’il s’étoit données par ses engagements avec les Anglois. Aucun des rajas dépendants du Bengale n’avoit voulu le reconnoitre autrement que par la médiation des Anglois ou plutôt de M. Clive qui devoit être garant de sa conduite envers eux. Ce n’étoit pas lui qui gouvernoit, mais les Anglois. Encore falloit-il les bien payer pour la peine qu’ils se donnoient malgré lui. Sa fierté naturelle souffroit lorsqu’il venoit à comparer sa situation gênée avec celle de son ancien maitre Alaverdikham dont il vouloit, disoit-il, imiter en tout la conduite. En effet il avoit déjà pris le titre de Mahabetjingue, qu’avoit porté Alaverdikhan ; c’étoit un commencement de ressemblance, et le pauvre homme n’a jamais pu le pousser au delà.

Raedolobram étoit, après les chets, celui qui avoit le plus contribué à l’élévation du nouveau soubadhar. La trahison les avoit unis intimement, mais comme ces liaisons ne sont pas de longue durée, ils s’étoient brouillés bientôt après l’un et l’autre pour des vues d’intérêt. Racdolobram se voyoit bockchis, trésorier, ayant à ses ordres particuliers un grand corps de cavalerie. Ses parents occupoient les premiers emplois. Malgré cela, il n’étoit pas content, il auroit voulu que tout se fît par lui et prenoit des airs d’indépendance dont Jaferalikhan ne pouvoit qu’être très offensé. La rupture vint au point que Mirdjaferalikhan, craignant quelque complot, prit le parti de faire mourir Mirzamendy, frère du malheureux Souradjotdola, sur des soupçons que Raedolobram étoit dans l’intention de le nommer nabab. Racdolobram trembloit pour lui-même et n’osoit plus se présenter au dorbar ; mais le colonel Clive crut devoir le prendre sous sa protection. En effet toutes ces dissessions faisoient la plus grande sûreté des Anglois qui, du caractère dont étoit Jaferalikham, n’auroient pu se soutenir, si ce nabab avoit trouvé le moyen ou de réunir [à lui] tous les esprits de ses sujets ou de se défaire de ceux qui lui étoient opposés. Son projet auroit été d’ôter tous les emplois, tous les postes importants à ceux qui paroissoient se prévaloir de la protection des Anglois, comme Raëdolobram, Rajaram, fodjedar de Mednipour, Ramnarain raja de Patna ; d’y placer ses propres créatures ; après quoi il se flattoit de venir bientôt à bout des Anglois. C’étoit bien penser ; mais il avoit à faire à un homme trop clairvoyant ; il accabloit le colonel de caresses, mais celui-ci n’en étoit point la dupe ; comme l’argent, surtout dans l’Inde, est la meilleure pierre de touche pour connoître le cœur humain, il s’aperçût bientôt des sentiments du nabab par les difficultés qu’il trouvoit à se faire payer des sommes stipulées par le traité qui avoit été fait entre eux au moment de la révolution. Sur quoi sentant la nécessité de tenir le nabab en échec, il forma un plan de conduite par lequel, sans rompre ouvertement avec lui, il le mettoit toujours dans la nécessité d’avoir recours aux Anglois pour l’exécution de ses projets. En vain Mirdjafer employa-t-il tous les moyens possibles pour s’assurer la confiance du colonel et l’engager à lui abandonner ceux dont il avoit à se plaindre, M. Clive, qui se doutoit des motifs qui le faisoient agir, (l’espérance de se débarasser bientôt des Anglois) tint toujours ferme.

La coutume des soubahdars est de parcourir, la première année de leur règne, toutes les provinces de leurs dépendances afin de se faire reconnoître plus authentiquement. Cela étoit d’autant plus nécessaire à Mirdjaferalikham que plusieurs commandants paroissoient peu disposés à lui obéir. Il vouloit aller à Patna, et, chemin faisant, apaiser les troubles de la province de Pournia. Son armée seule pouvoit suffire à ces opérations, mais comment laisser derrière lui l’intriguant Raedolobram dont il avoit raison de se défier, et qui, sous prétexte d’incommodité ne vouloit pas le suivre ? Il fallut de nécessité s’adresser au colonel et le prier de l’accompagner. Par là, les craintes du nabab disparoissoient : Raedolobram, sans les Anglois, ne pouvoit rien faire. En effet dès que le colonel parut à Morshoudabad avec son armée et qu’on le vit disposé à marcher, tous les esprits se réunirent, et il ne fut plus question de maladie de la part de Raëdolobram, qui, se sentant appuyé, se joignit aux autres et toute l’armée se mit en marche. Les troubles de Pourania causés par un ancien serviteur de la maison de Saokotdjingue, furent bientôt appaisés, il fut chassé et Mirdjaferalikhan mit à sa place son beau-frère Kademhoussankhan. Le nabab auroit bien voulu faire un pareil changement dans Patna, mais Ramnarain étoit mieux soutenu ; sans compter ses propres troupes, on peut dire qu’il avoit pour lui la moitié de celles du nabab. D’ailleurs pour plus grande sûreté, il s’adressa directement aux Anglois, et ne voulut jamais faire sa soumission Août 1758.      qu’autant que le colonel Clive seroit garant de la conduite qu’on tiendroit avec lui. Tout cela piquoit Mirdjafer au vif ; il se voyoit confondu et méprisé, pendant que le colonel profitant de la confiance qu’on avoit en lui, ne laissoit échaper aucune occasion d’affermir l’autorité de sa nation et de lui procurer de nouveaux avantages. C’est dans ce voyage qu’il obtint pour sa compagnie la ferme générale du salpêtre, dont elle tire un grand profit.

Être piqué contre quelqu’un et se voir forcé de lui faire bonne mine, c’est, selon moi, de quoi crever de dépit. Telle étoit cependant la situation du pauvre nabab. Il ne pouvoit se brouiller avec les Anglois, autrement il étoit perdu. Sa seule consolation étoit peut-être l’espérance de voir arriver dans le Bengale des forces françoises capables de tenir les Anglois en échec. Ce n’était pas un détachement comme le nôtre qui pouvoit le tirer d’affaire. Il lui falloit un corps d’Européens seul en état de faire face aux Anglois ; sans quoi il ne devoit s’attendre qu’à des revers, puisqu’en se déclarant contre les Anglois, il n’y avoit point de doute que les principaux rajas ne se déclarassent pour eux. Le seul parti que pouvoit donc prendre Mirdjaferalikham étoit de souffrir, et d’en passer même gaiement par tout ce que les Anglois voudroient. C’est aussi ce qu’il fît quoiqu’il en coûtât à son amour propre. Il confirma à Ramnarain la possession du soubah de Béhar, se racommoda en apparence avec Raedolobram et le rétablit dans ses fonctions, bien résolu cependant de se défaire de ces deux commandants, dès qu’il le pourroit, sans se trouver vis à vis des Anglois.

Toutes les affaires étant arrangées tant bien que mal du côté de Patna, Mirdjaferalikhan retourna à Morshoudabad, et le colonel Clive à Calcutta. Mirdjafer avoit remarqué dans toutes les petites disputes qu’il avoit eues, que plusieurs des officiers de son armée étoient décidés pour les intérêts de Raëdolobram et de Ramnarain, sans doute parcequ’ils les voyoient appuyés par les Anglois, entre autres Cojahaddy et Cazem Alikhan ; il les tira du service et quelques jours après les fit assassiner.

Vous serez peut-être surpris de ne pas voir paroitre les Chets dans tout ceci, eux qui avoient été les principaux auteurs de la révolution. En voici la raison. Ils n’avoient plus rien à craindre pour eux-mêmes. Leur seul but étoit la destruction de Souradjotdola ; ils en étoient venu à bout ; de quoi leur auroit servi de se mêler de toutes ces disputes entre plusieurs partis qui leurs étoient devenus asses indiférents ? Peut-être dans le fond n’étoient-ils pas trop contents de tout ce qui se passoit, mais il étoit plus sûr d’être tranquilles et de ne paroître s’occuper que de leur commerce. Leur crédit n’étoit employé que pour ce qui regardoit les intérêts des trois soubahs avec les puissances étrangères.

On apprit dans le Bengale, à peu près dans ce tems, l’arrivée de nos forces à la côte, et la prise du fort St David, qui sembloit annoncer la destruction prochaine de tous les établissements anglois de ces côtés là. Une nouvelle aussi intéressante ne pouvoit manquer de causer quelque fermentation dans les esprits à Morshoudabad, et je m’imagine que le nabab, tout redevable qu’il étoit de son élévation aux Anglois, n’en étoit pas fâché. À Calcutta on étoit inquiet, cela ne pouvoit être autrement ; mais par un événement singulier M. Clive étoit devenu gouverneur. MM. les Directeurs de la compagnie en Angleterre, n’ayant pu s’accorder sur le choix du sujet qui devoit remplacer M. Drake, avoient nommé quatre conseillers de Calcutta pour gouverner tous les trois mois chacun à son tour. M. Clive n’étoit pas du nombre, sans doute parce qu’on le regardoit purement comme militaire ; quoiqu’il en soit, ce quadrumvirat ne plut pas même aux personnes qui le formoient. Mrs de Calcutta pensèrent qu’une pareille disposition pouvoit être suivie des plus fâcheuses conséquences ; les quatre désignés furent du même avis, et pour ne point donner lieu à la jalousie entre eux, décidèrent qu’il falloit prier M. Clive d’accepter le gouvernement, d’autant plus que personne n’avoit rendu jusques là d’aussi grands services que lui à la colonie et n’étoit aussi capable de tirer parti des gens du pays. Cette décision fut généralement applaudie ; en conséquence le colonel Clive prit le timon. En effet on ne pouvoit faire un meilleur choix pour les intérêts de la nation angloise. La confiance en ses talents étoit si bien établie à Calcutta que la nouvelle de notre brillant début à la côte ne fit pas toute l’impression qu’elle auroit faite sous tout autre gouvernement.

Sur les avis de ce qui se passoit à la côte, un des premiers soins du colonel fut d’engager le nabab à descendre à Calcutta pour faire comprendre à nous autres François qu’il règnoit entre eux une parfaite intelligence, ce qui pourroit nous détourner de toute expédition dans le Bengale ; c’est du moins ce que disent les mémoires anglois. Pour moi, j’ai toujours pensé, ainsi que je l’ai marqué dans le tems à Mrs de Pondichéry, qu’il y avoit quelque chose de plus dans cette manœuvre du colonel. Il connoissoit trop Mirdjaferalikhan pour se fier à lui. Il devoit penser qu’au cas que notre escadre parut dans le Gange, ce qui pouvoit très bien arriver, ce nabab resteroit neutre, s’il ne se joignoit à nous. Il étoit même probable qu’il auroit profité des embarras du colonel pour exécuter ses projets contre Raedolobram, Ramnarain et quelques autres commandants qui par là se seroient trouvés dans l’impossibilité de secourir les Anglois. Si l’on me soutient que le colonel étoit sur de faire agir Mirdjaferalikhan contre nous, je répondrai que notre parti auroit toujours été le plus fort, puisque, outre notre supériorité en Européens, nous aurions eu certainement pour nous tous les rajas ennemis de Mirdjaferalikhan.

Le plus sur étoit donc de s’assurer de la personne du nabab ou même d’en placer un autre. Il y avoit cet avantage pour les Anglois, en faisant un nouveau soubahdar, qu’ils auroient trouvé en lui un soutien d’autant plus solide que n’étant point brouillé avec les rajas ou autres commandants des provinces, il eût été en état d’agir de concert avec eux et qu’il eût regardé son élévation comme le prix des services qu’on lui auroit imposés. Supposé que le nouveau nabab connoissant ses vrais intérêts eut voulu pacifier les troubles du Bengale, il auroit pu nous proposer d’entrer en accommodement, rejeter tout ce qui s’étoit passé sur la mauvaise conduite des précédents nababs, nous permettre de nous rétablir comme nous étions, mais à condition que nous n’attaquerions pas les Anglois dans le Bengale.

Ces réflexions me portent à croire que cet appel de Mirdjafer à Calcutta étoit principalement pour l’arrêter. Les avis que je recevois de plusieurs personnes disoient bien plus, car il ne s’agissoit pas moins que d’une délibération dans le conseil de Calcutta pour le faire fusillier, mais je n’en crois rien. Au reste le nabab qui, malgré toute sa jalousie contre les Anglois, conservoit un fond d’estime et d’amitié pour M. Clive, ne fit aucune difficulté pour se rendre à Calcutta et en cela il prenoit le bon parti, supposé même qu’il eût quelque défiance ; car un refus ne pouvoit qu’irriter le colonel qui, nos forces ne paroissant pas, auroit trouvé facilement le moyen de le déposer.

Mirdjafer eut du moins, à l’occasion de cette visite, le plaisir de se voir débarrassé de Raedolobram son ennemi. Se doutant bien que l’empressement que les Anglois avoient de le voir à Calcutta que c’étoit à cause de l’arrivée de nos forces à la côte, il crut devoit profiter de cette circonstance, se flattant que les Anglois ayant besoin de lui le laisseroient agir. Avant que de partir de Morshoudabad, il dépouilla Raedolobram de tous ses emplois et le recommanda particulièrement à son fils Miren qu’il laissoit commandant en son absence ; on assure même qu’il lui donna ordre de le faire périr. Mirdjafer étoit à peine parti que Miren se disposa à attaquer Raedolobram. Celui-ci implora la protection des Anglois, et M. Scrafton qui résidoit à Morshoudabad lui envoya sur le champ un petit détachement qui obligea Miren de se tenir tranquille ; un courier en donna bientôt avis à Mirdjafer qui parut d’abord très piqué et voulut retourner à sa capitale, mais M. Watts qui l’accompagnoit lui fit entendre raison, et s’y prit de manière à l’engager non seulement à poursuivre sa route pour Calcutta mais à permettre à Raedolobram d’y venir aussi. Raedolobram se rendit donc à Calcutta où il est encore aujourd’hui mais gardé à vue.

Je ne sçais rien de particulier de cette visite de Mirdjafer, sinon qu’il y eut beaucoup de fêtes, beaucoup de bals à Calcutta, et que le nabab, très satisfait des honneurs qu’on lui avoit faits, peut-être très content de se voir libre, retourna à Morshoudabad. On ne me dira pas, j’espère, que, preuve qu’on ne vouloit plus l’arrêter, c’est qu’on ne l’a pas fait ; lorsqu’on le laissa partir de Calcutta, et même avant qu’il y arrivât, on avoit probablement déjà des avis sûrs que les François étoient trop occupés ailleurs pour penser de longtems au Bengale. D’ailleurs la bonne réception qu’on avoit fait au nabab à Calcutta devoit porter à croire qu’il ne feroit pas difficulté d’y revenir toutes les fois qu’on voudroit l’en prier. Mais voici selon moi le coup de maitre du colonel. Il paroit certain, par l’opposition qu’il trouva de la part de son conseil, que tout autre gouverneur ne l’auroit jamais tenté.

M. Clive étant encore à Patna avoit reçu des lettres de Chicacol et même, je pense, un envoyé, par lequel il avoit appris combien le raja de cet endroit étoit indisposé contre les François et porté à se soustraire de leur dépendance. Concevant tout l’avantage qui résulteroit pour le bien général d’une alliance avec ce raja, et surtout pour les établissements de Madras, il forma aussitôt le projet d’une diversion, et malgré toutes les représentations qu’on put lui faire, il fit embarquer pour la côte d’Orixa le colonel Ford avec quatre cens vingt soldats et quatorze cens sipayes. Une diminution aussi considérable dans les troupes angloises du Bengale devoit naturellement faire un mauvais effet et porter Mirdjafer à entreprendre. Ce n’étoit pas là ce qu’il y avoit de plus à craindre. Pour tenir le nabab en respect, le colonel avoit dans Calcutta Raedolobram qui lui auroit bientôt trouvé des ressources en hommes et en argent. Il avoit pour lui le fodjedar de Mednipour, le raja de Patna, c’étoit bien de quoi opposer à Mirdjafer ; mais si notre escadre avoit paru dans le Gange, que devenoient les Anglois ? Quoi qu’il en soit, le projet réussît au delà de ce que le colonel devoit espérer. Ford déjà connu pour bon officier prouva comme on le verra ci-après par notre destruction totale dans les provinces du nord [de la côte] ainsi qu’à Masulipatam, qu’il étoit un des plus grands commandants que jamais les Anglois ayent eus dans l’Inde.

Nouvelles de Delhy. Fuite du chazada.

Telle étoit la situation des affaires dans le Bengale pendant notre séjour à Choterpour. À mesure que les avis me parvenoient, je les faisois passer à Pondichéry d’où je m’impatientois beaucoup de ne pas recevoir des ordres. Je m’attendois que les premiers seroient pour me faire marcher du côté de Patna ; mais nous apprîmes que notre armée, au lieu d’aller à Madras, s’étoit transportée dans le Tanjaour, sur quoi les Anglois de Bengale paroissoient bien contents. Nous apprîmes qu’elle en étoit revenue assez maltraitée, que notre escadre étoit retournée tout de bon aux isles et qu’enfin il n’étoit question ni d’une expédition dans le Bengale ni même du siège de Madras.

M. Lenoir revint de Dehly avec plusieurs lettres du vizir tant pour moi que pour Mrs de Pondichéry. Ce ministre, conduit sans doute par les idées que lui faisoit naître l’ouquil des chets ou plutôt des Anglois, parloit avec emphase d’une expédition prochaine qu’il méditoit dans le Bengale, où il devoit accompagner le chazada. Il me prioit instamment de ne point précipiter les choses, et d’écrire à nos généraux d’attendre qu’il put agir de concert avec eux ; mais, par tout le détail que me fit M. Lenoir, il étoit aisé de voir que le vizir n’étoit pas en état de s’éloigner de Dehly.

M’imaginant que je resterois encore bien du tems dans l’inaction, je pris le parti en novembre d’envoyer M. de Bellême à Pondichéry. Je perdois en lui un des meilleurs officiers que j’avois, un homme de confiance ; mais il perdoit son tems avec nous. Comme il étoit marin et qu’il venoit même d’obtenir un grade au service du roi, je crus qu’il pourroit être utile à la côte.

Sur la fin de décembre je reçus des lettres de notre chazada Alygohar plus intéressantes que je n’aurois osé l’espérer. Vous vous souviendrez que je l’avois laissée, dans l’armée d’Hytelrao de qui il avoit lieu de craindre quelque trahison ; mais le Marate s’étoit comporté avec plus de probité que je ne lui en croyois. Il fît son accommodement avec le vizir Ghaziouddinkhan ; il y étoit forcé par les ordres de ses supérieurs, mais en même tems il fut stipulé au nom de toute la nation marate que le prince seroit maitre de demeurer dans telle partie de la ville de Dehly qu’il choisiroit, sans que le vizir pût l’inquiéter, qu’avant tout il lui seroit payé une certaine somme pour son entretien et celui de ses cavaliers et que les Marates lui feroient avoir par la suite un domaine particulier. Le chazada reçut en effet quelque argent et rentra tranquillement dans Dehly. Hytelrao fut rejoindre Holkarmollar qui, après avoir tout ravagé du côté de Lahore, voyant son armée chargée de butin et la saison des pluies commencée, ne crut pas à propos de pénétrer plus avant, de sorte qu’il n’y eut aucune affaire décisive entre les Patanes et les Marates. Olkarmollar s’en revint dans le Dékan.

Le Chazada fut d’abord asses tranquille à Dehly, il paroissoit que le vizir avoit envie de s’en tenir à l’accommodement qui avoit été fait ; mais dès que les Marates furent éloignés, ce ministre leva le masque et fit des dispositions pour surprendre le prince. Le respect qu’on conserve encore assés généralement dans l’Inde pour le sang de Tamerlan empêchait le vizir d’agir ouvertement ; il n’avoit auprès de lui que deux ou trois chefs, gens dévoués à ses ordres, qui voulussent se charger de cette commission ; mais il avoit cinquante à soixante Européens, les mêmes qui m’avoient quitté devant Dehly, c’étoit autant qu’il lui en falloit s’il s’y étoit bien pris. Douze ou quinze cents hommes attaquèrent tout d’un coup le quartier du prince. Heureusement il étoit sur ses gardes, il avoit eu deux ou trois heures pour se préparer. Il se battit à la tête de ses gens comme un désespéré, et quoi qu’il n’eût pas au delà de quatre cents hommes avec lui, il vint à bout de repousser ses assassins, car on le vouloit mort ou vif. Il força une des portes de la ville et se mit pour la seconde fois en liberté, bien résolu de ne plus [s’exposer à] tomber entre les mains de son plus cruel ennemi. L’empereur son père étoit toujours étroitement serré ; malgré cela le prince avoit trompé la vigilance du vizir par le moyen de quelques eunuques et avoit reçu plusieurs lettres par lesquelles son père ne le regardoit plus seulement comme son héritier présomtif mais comme empereur, se désistant en sa faveur de tous les droits de souveraineté, dont au surplus, disoit-il, il n’étoit pas en état de jouir par l’espèce d’esclavage dans lequel on le retenoit. Je me souviens qu’un jour le prince fit apporter une de ces lettres pour me la faire voir et à un autre de ses officiers ; je fus frappé de l’air respectueux avec lequel le prince la reçut. Dès que le porteur parut à l’entrée de la tente, le prince se leva, tendit les deux mains sur lesquelles on posa la lettre. Le prince la porta tout de suite à son front, après quoi, s’étant assis, il en fit la lecture.

Le détachement quitte Choterpour pour rejoindre le chazada.

Le prince passa quelques jours aux environs de Dehly, tantôt d’un côté tantôt de l’autre, pendant lesquels il assembla autant de monde qu’il lui fut possible. Il s’étoit d’abord adressé au chef patane Nadjeboutdola, bockchir de l’empire comptant sur des secours de sa part ; mais cet omrah, ne voulant pas se brouiller avec le vizir, avoit refusé d’entrer dans les vues du prince. Ce fut à peu près vers ce tems qu’il reçût mes lettres de Choterpour, sur quoi se ressouvenant ce que je lui avois proposé, lorsque j’étois auprès de lui, il prit le parti d’écrire à Soudjaotdola. La suite de cette correspondance fut un accord entre eux de faire une expédition dans le Bengale ; mais comme Soudjaotdola prétendoit ne pouvoir sortir de ses provinces par crainte du vizir ou plutôt à cause de certaines vues particulières qu’expliquera ci-après, il fut décidé que ce seroit Mahmoudcoulikhan, commandant d’Eleabad, qui accompagneroit le prince. En conséquence, le chazada me marquoit de le joindre promptement à Eleabad. Je reçus en même tems des lettres très pressantes tant de Soutjaotdola que de Mahmoudkoulikhan pour le même effet. L’incertitude où nous étions sur les affaires de la côte me fit recevoir les ordres du prince avec la moitié moins de satisfaction qu’ils dévoient naturellement me donner. En effet, que pouvions nous attendre de nos efforts réunis avec ceux du prince et Mahmoudcoulikhan à moins que nos généraux ne fissent passer en même tems des forces dans le Bengale ? Je savois à peu près de quoi pouvoit être composée l’armée du prince. La lance, le sabre, la flèche ne font pas grand effet contre un feu bien nourri [de canon et de mousqueterie], que pouvoient nous opposer les Anglais Quoiqu’il en soit, nous commencions à nous ennuyer beaucoup à Choterpour ; nous étions encore trop heureux qu’on nous donna de l’exercice. J’écrivis promtement à Pondichéry tout ce que le chazada me marquoit, le parti que je prenois en conséquence, ainsi que mes craintes et mes espérances. Si j’avois eu de l’argent, nous serions partis sur le champ mais nous devions à notre Bodjenat Termokdjy et il ne vouloit pas nous prêter suffisamment pour nous mettre en état de marcher. Bon gré mal gré il fallût attendre qu’il nous vint quelques secours du Bengale.

1759

Vers le milieu de Janvier 1759, je reçus des lettres de Pondichéry par lesquelles on me marquoit que M. le Comte de Lally étoit allé faire le siège de Madras et qu’au cas qu’il eût le bonheur de prendre cette place il y avoit apparence qu’on iroit droit au Bengale. Que pouvions nous attendre de plus favorable ? Nous voilà au comble de la joie par la réunion des circonstances. Madras assiégé ou Madras pris, c’étoit selon nous à peu près la même chose, et tout calcul fait nous comptions arriver à Patna à peu près dans le tems que nos vaisseaux paroitraient au bas du Gange. Notre calcul étoit faux ; nous l’avions établi sur certaines combinaisons très équivoques, nous imaginions que notre amiral, que nous supposions instruit du siège que M. Lally devoit faire en décembre, auroit pu s’arranger de façon à faire paroître à la côte au commencement de février tout au plus tard, ses vaisseaux ou du moins une partie ; mais il n’y avoit rien de tout cela. C’est encore de ces erreurs que l’éloignement rend très pardonnables. Au reste nous étions comme j’ai déjà dit décidés à partir. Une petite lettre de change dont je devois recevoir le montant à Bénarès vint fort à propos pour faciliter l’expédition. Je pris congé du raja Indoupot qui m’étoit venu voir, à qui j’avois fait plusieurs petits présents asses honnêtes, de sorte que nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, lui, faisant des vœux pour notre retour, et moi faisant tout le contraire.


  1. Je crois qu’il peut y avoir dans l’empire mogol 1.200.000 cavaliers.
  2. Cette dette n’a pas encore été payée.