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Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre IX

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CHAPITRE ix.


Il ne me reste plus que mon art.

Mon art seul pouvait désormais m’attacher à la vie. Je louai une petite chambre, où je n’avais pour toute distraction et pour ami que mon piano. Il me fallait absolument un poème. On m’en donna un intitulé la Jeunesse de Lully, opéra en un acte. Je composais toute la journée. En travaillant, j’étais souvent inondée de pleurs, et cependant cette musique est bien gaie. Lorsque j’eus terminé ma partition, il fallut faire des démarches ; c’est ce qui me coûtait le plus ; car jamais je n’avais été sans ma pauvre mère, et je suis naturellement très-timide ; c’est au point que lorsque j’allais pour tirer un cordon de sonnette, je tremblais toujours, et souhaitais presque qu’on me dît que la personne que j’avais à solliciter n’y était pas ; et même, dans un endroit où j’allais très-souvent, je savais que la maîtresse de maison avait l’extrême bonté de dire à tout le monde que j’étais fort stupide. Cette idée seule suffisait pour m’intimider encore davantage, et par cette raison même on pouvait me supposer un peu plus sotte que je ne le suis véritablement.

Je vis M. le directeur de l’Opéra-Comique, afin de le prier de m’accorder une audition, ce qu’il me promit ; mais il n’entendit point cet ouvrage que je venais de composer. En attendant qu’il tînt sa promesse, j’en fis un nouveau en un acte, le Retour du Tasse, grand opéra avec récitatifs.

M. Berton me disait que lorsqu’il faisait une nouvelle partition, il était toujours tenté d’écrire sur la dernière page : « Ici, finit le plaisir. » Il avait bien raison. Lorsqu’on compose, on ne pense qu’à son travail ; on ressent une grande satisfaction quand on a tracé de jolies et gracieuses mélodies : c’est enfin les roses ; mais les épines s’y rattachent après bien vite par toutes les cruelles déceptions que l’on éprouve avant qu’on puisse faire apprécier son travail par le public.