Mémoires d’un Fou (La Revue blanche)/I

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Mémoires d’un Fou (La Revue blanche)
La Revue blancheTome XXIII (p. 561-576).


Le roman inédit de Gustave Flaubert dont nous commençons la publication a été écrit vers l’année 1838 : l’auteur n’avait guère que dix-sept ans. Dans son souci de perfection, Gustave Flaubert — dont le premier livre imprimé, Madame Bovary, ne devait paraître qu’en 1857 — avait renoncé à publier ces pages juvéniles. Mais, aujourd’hui que vingt ans se sont écoulés depuis sa mort, il paraîtra licite qu’on les exhume, autant à titre de curiosité littéraire et de document sur les primes débuts d’un grand écrivain que pour leur caractère autobiographique.

Le manuscrit des « Mémoires d’un fou » appartient à M. Pierre Dauze, l’éminent directeur de la « Revue Biblio-iconographique », qui a bien voulu nous le communiquer.

[Le Poittevin]



MÉMOIRES D’UN FOU.


À toi mon cher Alfred,
ces pages sont dédiées et données.

Elles renferment une âme tout entière. Est-ce la mienne ? est-ce celle d’un autre ? J’avais d’abord voulu faire un roman intime, où le scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes du désespoir ; mais peu à peu, en écrivant, l’impression personnelle perça à travers la fable, l’âme remua la plume et l’écrasa.

J’aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures ; pour toi, tu n’en feras pas.

Seulement tu croiras peut-être, en bien des endroits, que l’expression est forcée et le tableau assombri à plaisir ; rappelle-toi que c’est un fou qui a écrit ces pages, et, si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu’il exprime, c’est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du cœur.

Adieu, pense à moi et pour moi.


I


Pourquoi écrire ces pages ? — À quoi sont-elles bonnes ? Qu’en sais-je moi-même ? Cela est assez sot, à mon gré, d’aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs écrits. — Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d’un fou va tracer ?

Un fou ! cela fait horreur. Qu’êtes-vous, vous lecteur ? Dans quelle catégorie te ranges-tu, dans celle des sots ou celle des fous ? — Si l’on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n’est ni instructif, ni amusant, ni chimique, ni philosophique, ni agricultural, ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer, ni de la Bourse, ni des replis intimes du cœur humain, ni des habits moyen âge, ni de Dieu, ni du diable, mais qui parle d’un fou, c’est-à-dire le monde, ce grand idiot qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave, et qui se déchire lui-même ?

Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire — car ce n’est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.

Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme, — du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d’abord du cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, — et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur et m’ennuyer moi-même ; j’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepticisme qu’on y trouvera depuis le commencement jusqu’à la fin une plaisanterie perpétuelle, et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes.

On y verra comment il faut croire au plan de l’univers, aux devoirs moraux de l’homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j’ai envie de faire inscrire sur mes bottes, quand j’en aurai, afin que tout le monde le lise et l’apprenne par cœur, même les vues les plus basses, les corps les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau.

On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d’un pauvre fou. Un fou !

Et vous, lecteur, — vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ?


II

Je vais donc écrire l’histoire de ma vie. — Quelle vie ! Mais ai-je vécu ? je suis jeune, j’ai le visage sans ride et le cœur sans passion. — Oh ! comme elle fut calme, comme elle paraît douce et heureuse, tranquille et pure. Oh ! oui, paisible et silencieuse comme un tombeau dont l’âme serait le cadavre.

À peine ai-je vécu : je n’ai point connu le monde, — c’est-à-dire je n’ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d’équipages, — je ne suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m’a paru toujours fausse et sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.

Or, ma vie, ce ne sont pas des faits ; ma vie, c’est une pensée.

Quelle est donc cette pensée qui m’amène maintenant, à l’âge où tout le monde sourit, se trouve heureux, où l’on se marie, où l’on aime ; à l’âge où tant d’autres s’enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires, alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie, me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et mourut en riant comme un homme qui sort ivre d’une orgie qui l’a fatigué ?

Ô comme elle fut longue cette pensée ; comme une hydre, elle me dévora sous toutes ses faces. Pensée de deuil et d’amertume, pensée de bouffon qui pleure, pensée de philosophe qui médite…

Oh ! oui ! combien d’heures se sont écoulées dans ma vie, longues et monotones, à penser, à douter. Combien de journées d’hiver, la tête baissée devant mes tisons, blanchis aux pâles reflets du soleil couchant, combien de soirées d’été, par les champs, au crépuscule, à regarder les nuages s’enfuir et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits.

Ô comme mon enfance fut rêveuse ! comme j’étais un pauvre fou sans idées fixes, sans opinions positives ! Je regardais l’eau couler entre les massifs d’arbres qui penchent leur chevelure de feuilles et laissent tomber des fleurs ; je contemplais de dedans mon berceau la lune sur son fond d’azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes étranges sur les murailles ; j’avais des extases devant un beau soleil ou une matinée de printemps avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris, ses marguerites en fleurs.

J’aimais aussi, et c’est un de mes plus tendres et plus délicieux souvenirs, à regarder la mer, les vagues mousser l’une sur l’autre, la lame se briser en écume, s’étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux et les coquilles.

Je courais sur les rochers, je prenais le sable de l’Océan que je laissais s’écouler au vent entre mes doigts, je mouillais des varechs, et j’aspirais à pleine poitrine cet air salé et frais de l’océan qui vous pénètre l’âme de tant d’énergie, de poétiques et larges pensées ; je regardais l’immensité, l’espace, l’infini, et mon âme s’abîmait devant cet horizon sans bornes.

Oh ! mais ce n’est pas là qu’est l’horizon sans bornes, le gouffre immense. Oh ! non, un plus large et plus profond abîme s’ouvrit devant moi. Ce gouffre-là n’a point de tempête ; s’il y avait une tempête, il serait plein — et il est vide !

J’étais gai et riant, aimant la vie et ma mère, pauvre mère !

Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la route, à voir la fumée de leur haleine et la sueur inonder leurs harnais, j’aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes — et puis quand on s’arrêtait, tout se taisait dans les champs. On voyait la fumée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raffermissait sur ses ressorts, le vent sifflait sur les vitres, et c’était tout…

Oh ! comme j’ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habits de fête, joyeuse, tumultueuse, avec des cris ; mer d’hommes, orageuse, plus colère encore que la tempête et plus sotte que sa furie.

J’aimais les chars, les chevaux, les armées, les costumes de guerre, les tambours battants, le bruit, la poudre, et les canons roulants sur le pavé des villes.

Enfant, j’aimais ce qui se voit ; adolescent, ce qui se sent ; homme, je n’aime plus rien. Et cependant, combien de choses j’ai dans l’âme, combien de forces intimes et combien d’océans de colère et d’amours se heurtent, se brisent dans ce cœur si faible, si débile, si tombé, si lassé, si épuisé !

On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !… Et comment la branche cassée peut-elle porter des fruits ? comment la feuille arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir ? Et pourquoi, si jeune, tant d’amertume ? Que sais-je ! il était peut-être dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d’avoir porté le fardeau, haletant avant d’avoir couru…

J’ai lu, j’ai travaillé dans l’ardeur de l’enthousiasme… j’ai écrit… Ô comme j’étais heureux alors ! — comme ma pensée, dans son délire s’envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes, où il n’y a ni monde, ni planètes, ni soleils ; j’avais un infini plus immense, s’il est possible, que l’infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d’amour et d’extase, et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le cœur du poète et les pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre ?

Là encore, la déception ; car nous touchons à la terre, à cette terre de glace où tout feu meurt, où toute énergie faiblit. Par quels échelons descendre de l’infini au positif ? Par quelle gradation la pensée s’abaisse-t-elle sans se briser ? Comment rapetisser ce géant qui embrasse l’infini ?

Alors j’avais des moments de tristesse et de désespoir, je sentais ma force qui me brisait et cette faiblesse dont j’avais honte — car la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée ; je maudissais mes rêves les plus chers et mes heures silencieuses passées sur la limite de la création. Je sentais quelque chose de vide et d’insatiable qui me dévorait.

Lassé de la poésie, je me lançai dans le champ de la méditation.

Je fus épris d’abord de cette étude imposante qui se propose l’homme pour but et qui veut se l’expliquer, qui va jusqu’à disséquer des hypothèses et à discuter sur les suppositions les plus abstraites et à peser géométriquement les mots les plus vides.

L’homme, grain de sable jeté dans l’infini par une main inconnue, pauvre insecte aux faibles pattes qui veut se retenir sur le bord du gouffre à toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l’amour, à l’égoïsme, à l’ambition et qui fait des vertus de tout cela pour mieux s’y tenir, qui se cramponne à Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe…

Homme qui veut comprendre ce qui n’est pas, et faire une science du néant ; homme, âme faite à l’image de Dieu et dont le génie sublime s’arrête à un brin d’herbe et ne peut franchir le problème d’un grain de poussière ! Et la lassitude me prit ; je vins à douter de tout. Jeune, j’étais vieux ; mon cœur avait des rides, et en voyant des vieillards encore vifs, pleins d’enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l’amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. J’eus cependant une horreur naturelle avant d’embrasser cette foi au néant ; au bord du gouffre, je fermai les yeux, — j’y tombai.

Je fus content : je n’avais plus de chute à faire, j’étais froid et calme comme la pierre d’un tombeau — Je croyais trouver le bonheur dans le doute, insensé que j’étais ! — On y roule dans un vide incommensurable.

Ce vide-là est immense et fait dresser les cheveux d’horreur quand on s’approche du bord.

Du doute de Dieu, j’en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque siècle a dressée comme il a pu sur l’échafaudage des lois, plus vacillant encore.

Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et méditative passée au coin du feu, les bras croisés, avec un éternel bâillement d’ennui — seul pendant tout un jour — et tournant de temps en temps mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière, sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de mort jaune, édentée et grimaçant sans cesse sur ma cheminée, symbole de la vie et, comme elle, froide et railleuse.

Plus tard, vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce cœur si battu, si navré d’amertume. Vous saurez les aventures de cette vie si paisible et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits.

Et vous me direz ensuite si tout n’est pas une dérision et une moquerie, si tout ce qu’on chante dans les écoles, tout ce qu’on délaie dans les livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’achève pas tant j’ai d’amertume à le dire. Eh ! bien, si tout cela enfin n’est pas de la pitié, de la fumée, du néant !


III

Je fus au collège dès l’âge de dix ans et j’y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes, — cette société d’enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l’autre petite société, celle des hommes.

Même injustice de la foule, même tyrannie des préjugés et de la force, même égoïsme quoi qu’on en ait dit sur le désintéressement et la fidélité de la jeunesse. Jeunesse — âge de folie et de rêves, de poésie et de bêtise, synonymes dans la bouche des gens qui jugent le monde sainement. J’y fus froissé dans tous mes goûts : dans la classe pour mes idées ; aux récréations ; pour mes penchants de sauvagerie solitaire. Dès lors, j’étais un fou.

J’y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillé par mes camarades. J’avais l’humeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n’épargnait pas plus le caprice d’un seul que le despotisme de tous.

Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux, rire de moi ! eux, si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi, dont l’esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu’eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme !

Moi qui me sentais grand comme le monde et qu’une seule de mes pensées si elle eût été de feu comme la foudre, eût pu réduire en poussière ! pauvre fou !

Je me voyais jeune, à vingt ans, entouré de gloire, je rêvais de lointains voyages dans les contrées du sud ; je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux et leurs clochettes d’airain ; je voyais les cavales bondir vers l’horizon rougi par le soleil ; je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d’argent ; je sentais le parfum de ces Océans tièdes du midi ; et puis, près de moi, sous une tente, à l’ombre d’un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau brune, au regard ardent, qui m’entourait de ses deux bras et me parlait la langue des houris.

Le soleil s’abaissait dans le sable, les chamelles et les juments dormaient, l’insecte bourdonnait à leurs mamelles, le vent du soir passait près de nous.

Et la nuit venue, quand cette lune d’argent jetait ses regards pâles sur le désert, que les étoiles brillaient sur le ciel d’azur, alors, dans le silence de cette nuit chaude et embaumée, je rêvais des joies infinies, des voluptés qui sont du ciel.

Et c’était encore la gloire, avec ses bruits de mains, ses fanfares vers le ciel, ses lauriers, sa poussière d’or jetée aux vents, — c’était un brillant théâtre avec des femmes parées, des diamants aux lumières, un air lourd, des poitrines haletantes, — puis un recueillement religieux, des paroles dévorantes comme l’incendie, des pleurs, du rire, des sanglots, l’enivrement de la gloire, — des cris d’enthousiasme, le trépignement de la foule, quoi ! — de la vanité, du bruit, du néant.

Enfant, j’ai rêvé l’amour ; — jeune homme, la gloire ; — homme, la tombe, ce dernier amour de ceux qui n’en ont plus.

Je percevais aussi l’antique époque des siècles qui ne sont plus et des races couchées sous l’herbe ; je voyais la bande de pèlerins et de guerriers marcher vers le Calvaire, s’arrêter dans le désert, mourant de faim, implorant ce Dieu qu’ils allaient chercher, et, lassée de ses blasphèmes, marcher toujours vers cet horizon sans bornes, — puis, lasse, haletante, arriver enfin au but de son voyage, désespérée et vieille, pour embrasser quelques pierres arides, hommage du monde entier. — Je voyais les chevaliers courir sur les chevaux couverts de fer comme eux ; et les coups de lances dans les tournois ; et le pont de bois s’abaisser pour recevoir le seigneur suzerain qui revient avec son épée rougie et des captifs sur la croupe de ses chevaux ; la nuit encore, dans la sombre cathédrale, toute la nef ornée d’une guirlande de peuples qui montent vers la voûte, dans les galeries, avec des chants ; des lumières qui resplendissent sur les vitraux ; et, dans la nuit de Noël, toute la vieille ville avec ses toits aigus couverts de neige, s’illuminer et chanter.

Mais c’était Rome que j’aimais — la Rome impériale, cette belle reine se roulant dans l’orgie, salissant ses nobles vêtements du vin de la débauche, plus fière de ses vices qu’elle ne l’était de ses vertus. — Néron ! — Néron, avec ses chars de diamant volant dans l’arène, ses mille voitures, ses amours de tigre et ses festins de géant. — Loin des classiques leçons, je me reportais vers tes immenses voluptés, tes illuminations sanglantes, tes divertissements qui brûlent Rome.

Et bercé dans ces vagues rêveries, ces songes sur l’avenir, emporté par cette pensée aventureuse échappée comme une cavale sans frein qui franchit les torrents, escalade les monts et vole dans l’espace, — je restais des heures entières la tête dans mes mains, à regarder le plancher de mon étude, où une araignée jetait sa toile sur la chaire de notre maître. — Et, quand je me réveillais avec un grand œil béant — on riait de moi, — le plus paresseux de tous, — qui jamais n’aurais une idée positive, qui ne montrait aucun penchant pour aucune profession, qui serais inutile dans ce monde où il faut que chacun aille prendre sa part du gâteau, et qui, enfin, ne serais jamais bon à rien, tout au plus à faire un bouffon, un montreur d’animaux ou un faiseur de livres.

(Quoique d’une excellente santé, mon genre d’esprit perpétuellement froissé par l’existence que je menais et par le contact des autres, avait occasionné en moi une irritation nerveuse qui me rendait véhément et emporté comme le taureau malade de la piqûre des insectes. — J’avais des rêves, des cauchemars affreux.)

Ô la triste et maussade époque ! Je me vois encore errant, seul, dans les longs corridors blanchis de mon collège, à regarder les hiboux et les corneilles s’envoler des combles de la chapelle, ou bien, couché dans ces mornes dortoirs éclairés par la lampe dont l’huile se gelait, dans les nuits, j’écoutais longtemps le vent qui soufflait lugubrement dans les longs appartements vides, et qui sifflait dans les serrures en faisant trembler les vitres dans leurs châssis ; j’entendais les pas de l’homme de ronde qui marchait lentement avec sa lanterne, et, quand il venait près de moi, je faisais semblant d’être endormi et je m’endormais en effet, moitié dans les rêves, moitié dans les pleurs.


IV

C’étaient d’effroyables visions à rendre fou de terreur.

J’étais couché dans la maison de mon père ; tous les meubles étaient conservés, mais tout ce qui m’entourait cependant avait une teinte noire. — C’était une nuit d’hiver, et la neige jetait une clarté blanche dans ma chambre ; tout à coup la neige se fondit et les herbes et les arbres prirent une teinte rousse et brûlée comme si un incendie eût éclairé mes fenêtres ; j’entendis des bruits de pas — on montait l’escalier — un air chaud, une vapeur fétide monta jusqu’à moi — ma porte s’ouvrit d’elle-même. On entra, ils étaient beaucoup, peut-être sept à huit, je n’eus pas le temps de les compter. Ils étaient petits ou grands, couverts de barbes noires et rudes — sans armes, mais tous avaient une lame d’acier entre les dents, et comme ils s’approchèrent en cercle autour de mon berceau, leurs dents vinrent à claquer et ce fut horrible. — Ils écartèrent mes rideaux blancs et chaque doigt laissait une trace de sang ; ils me regardèrent avec de grands yeux fixes et sans paupières ; je les regardai aussi ; je ne pouvais faire aucun mouvement — je voulus crier.

Il me sembla alors que la maison se levait de ses fondements, comme si un levier l’eût soulevée.

Ils me regardèrent aussi longtemps, puis ils s’écartèrent et je vis que tous avaient un côté du visage sans peau et qui saignait lentement. — Ils soulevèrent tous mes vêtements et tous avaient du sang. — Ils se mirent à manger, et le pain qu’ils rompirent laissait échapper du sang qui tombait goutte à goutte ; et ils se mirent à rire, comme le râle d’un mourant.

Puis, quand ils n’y furent plus, tout ce qu’ils avaient touché, les lambris, l’escalier, le plancher, tout cela était rougi par eux.

J’avais un goût d’amertume dans le cœur, il me sembla que j’avais mangé de la chair, et j’entendis un cri prolongé, rauque, aigu et les fenêtres et les portes s’ouvrirent lentement, et le vent les faisait battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me déchirait la poitrine avec un stylet.

Ailleurs, c’était dans une campagne verte et émaillée de fleurs, le long d’un fleuve ; — j’étais avec ma mère qui marchait du côté de la rive ; — elle tomba. — Je vis l’eau écumer, des cercles s’agrandir et disparaître tout à coup. — L’eau reprit son cours, et puis je n’entendis plus que le bruit de l’eau qui passait entre les joncs et faisait ployer les roseaux.

Tout à coup, ma mère m’appela : Au secours !… au secours ! ô mon pauvre enfant, au secours ! à moi !

Je me penchai à plat ventre sur l’herbe pour regarder : je ne vis rien ; les cris continuèrent.

Une force invincible m’attachait sur la terre — et j’entendais les cris : Je me noie ! je me noie ! À mon secours !

L’eau coulait, coulait limpide, et cette voix que j’entendais du fond du fleuve m’abîmait de désespoir et de rage…


V


Voilà donc comme j’étais : — rêveur, insouciant avec l’humeur indépendante et railleuse, me bâtissant une destinée et rêvant à toute la poésie d’une existence pleine d’amour, vivant aussi sur mes souvenirs, autant qu’à seize ans on peut en avoir.

Le collège m’était antipathique. Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et élevées manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes. Je n’ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence d’horloge où il faut que la pensée s’arrête avec la cloche, où tout est remonté d’avance, pour des siècles et des générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l’amour et à toutes les balivernes, c’est l’éveiller sans cesse de ce songe sublime, c’est ne pas lui laisser un moment de repos, c’est l’étouffer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont il a horreur et dégoût.

J’allais à l’écart avec un livre de vers, un roman, de la poésie, quelque chose qui fît tressaillir ce cœur de jeune homme vierge de sensations et si désireux d’en avoir.

Je me rappelle avec quelle volupté je dévorais alors les pages de Byron et de Werther ; avec quels transports je lus Hamlet, Roméo et les ouvrages les plus brûlants de notre époque, toutes ces œuvres enfin qui fondent l’âme en délices, ou la brûlent d’enthousiasme.

Je me nourris donc de cette poésie âpre du Nord qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les œuvres de Byron. — Souvent j’en retenais à la première lecture des fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours. Combien de fois n’ai-je pas dit le commencement du Giaour : Pas un souffle d’air… ou bien dans Childe Harold : Jadis dans l’antique Albion, et : Ô mer ! je t’ai toujours aimée. La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées seules, comme si elles eussent eu un style à elles sans les mots eux-mêmes.

Ce caractère de passion brûlante, joint avec une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente de vierge. Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m’attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige et vous fait tomber dans le gouffre sans fond de l’infini.

Je m’étais donc faussé le goût et le cœur, comme disaient mes professeurs, et parmi tant d’êtres aux penchants si ignobles, mon indépendance d’esprit m’avait fait estimer le plus dépravé de tous ; j’étais ravalé au plus bas rang par la supériorité même. À peine si on me cédait l’imagination, c’est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau voisine de la folie.

Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l’estime que je m’y attirai.


VI

Si l’on calomniait mon esprit et mes principes, on n’attaquait pas mon cœur, car j’étais bon alors et les misères d’autrui m’arrachaient des larmes.

Je me souviens que, tout enfant, j’aimais à vider mes poches dans celles du pauvre ; de quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir aussi j’avais à leur faire du bien ! C’est une volupté qui m’est depuis longtemps inconnue — car maintenant j’ai le cœur sec, les larmes se sont séchées. Mais malheur aux hommes qui m’ont rendu corrompu et méchant, de bon et de pur que j’étais ! Malheur à cette aridité de la civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s’élève au soleil de la poésie et du cœur ! Cette vieille société corrompue qui a tout séduit et tout gâté, ce vieux juif impudique mourra de marasme et d’épuisement sur ces tas de fumier qu’il appelle ses trésors, sans poète pour chanter sa mort, sans prêtre pour lui fermer les yeux, sans or pour son mausolée, car il aura tout usé pour ses vices.


VII

Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches, débauches d’esprit, de corps et d’âme ?

Alors, il y aura sans doute une joie sur la terre, quand ce vampire menteur et hypocrite qu’on appelle civilisation viendra à mourir. On quittera le manteau royal, le sceptre, les diamants, le palais qui s’écroule, la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve. Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur les dalles des grandes villes, l’homme ira mourir dans les bois.

La terre sera séchée par les incendies qui l’ont brûlée et toute pleine de la poussière des combats ; le souffle de désolation qui a passé sur les hommes sera passé sur elle, et elle ne donnera plus que des fruits amers et des roses d’épines, et les races s’éteindront au berceau, comme les plantes battues par les vents qui meurent avant d’avoir fleuri.

Car il faudra bien que tout finisse et que la terre s’use à force d’être foulée. Car l’immensité doit être lasse enfin de ce grain de poussière qui fait tant de bruit et trouble la majesté du néant. Il faudra que l’or s’épuise à force de passer dans les mains et de corrompre. Il faudra bien que cette vapeur de sang s’apaise, que le palais s’écroule sous le poids des richesses qu’il recèle, que l’orgie finisse et qu’on se réveille.

Alors il y aura un rire immense de désespoir quand les hommes verront ce vide, quand il faudra quitter la vie, pour la mort — pour la mort qui mange, qui a faim toujours. Et tout craquera pour s’écrouler dans le néant — et l’homme vertueux maudira sa vertu et le vice battra des mains.

Quelques hommes encore errants dans une terre aride s’appelleront mutuellement ; ils iront les uns vers les autres, et ils reculeront d’horreur, effrayés d’eux-mêmes et ils mourront. Que sera l’homme alors, lui qui est déjà plus féroce que les bêtes fauves et plus vil que les reptiles ? Adieu pour jamais, chars éclatants, fanfares et renommées, adieu au monde, à ses palais, à ses mausolées, aux voluptés du crime, et aux joies de la corruption, — la pierre tombera tout à coup, écrasée par elle-même, et l’herbe poussera dessus ! — Et les palais, les temples, les pyramides, les colonnes, mausolées du roi, cercueil du pauvre, charogne du chien, tout sera à la même hauteur sous le gazon de la terre.

Alors, la mer sans digues battra en repos les rivages, et ira baigner ses flots sur la cendre encore fumante des cités ; les arbres pousseront, verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves couleront dans des prairies émaillées ; la nature sera libre sans homme pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite dès son enfance.

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Triste et bizarre époque que la nôtre ! Vers quel océan ce torrent d’iniquités coule-t-il ? où allons-nous dans une nuit si profonde ? Ceux qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, effrayés de la corruption qui s’agite dans ses entrailles.

Quand Rome se sentit à son agonie, elle avait au moins un espoir : elle entrevoyait derrière le linceul la croix radieuse, brillant sur l’éternité. Cette religion a duré deux mille ans et voilà qu’elle s’épuise, qu’elle ne suffit plus, et qu’on s’en moque, — voilà ses églises qui tombent, ses cimetières tassés de morts et qui regorgent.

Et nous, quelle religion aurons-nous ?

Être si vieux que nous le sommes, et marcher encore dans le désert comme les Hébreux qui fuyaient d’Égypte.

Où sera la Terre Promise ?

Nous avons essayé de tout et nous renions tout sans espoir — et puis une étrange cupidité nous a pris dans l’âme et l’humanité ; il y a une inquiétude immense qui nous ronge ; il y a un vide dans notre foule. — Nous sentons autour de nous un froid de sépulcre.

L’humanité s’est prise à tourner des machines, et, voyant l’or qui en ruisselait, elle s’est écriée : C’est Dieu. Et ce Dieu-là, elle le mange. Il y a — c’est que tout est fini : adieu ! adieu ! du vin avant de mourir ! Chacun se rue où le pousse son instinct ; le monde fourmille comme les insectes sur un cadavre ; les poètes passent sans avoir le temps de sculpter leurs pensées : à peine s’ils les jettent sur des feuilles et les feuilles volent ; tout brille et tout retentit dans cette mascarade, sous ses royautés d’un jour et ses sceptres de carton ; l’or roule, le vin ruisselle, la débauche froide lève sa robe et remue… horreur ! horreur ! Et puis, il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se cache le plus qu’il peut.

Dérision ! horreur ! horreur !


VIII

Et il y a des jours où j’ai une lassitude immense, et un sombre ennui m’enveloppe comme un linceul partout où je vais : ses plis m’embarrassent et me gênent, la vie me pèse comme un remords. Si jeune et si lassé de tout, quand il y en a qui sont vieux et encore pleins d’enthousiasme ! et moi, je suis si tombé, si désenchanté. — Que faire ? La nuit, regarder la lune qui jette sur mes lambris ses clartés tremblantes comme un large feuillage, et le jour, le soleil dorant les toits voisins ? — Est-ce là vivre ; non, c’est la mort, moins le repos du sépulcre.

Et j’ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines qui viennent encore me réchauffer dans mon isolement comme des reflets de soleil couchant par les barreaux d’une prison : un rien, la moindre circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil, une fleur, un vieux meuble, me rappellent une série de souvenirs qui passent tous, confus, effacés comme des ombres. — Jeux d’enfants sur l’herbe au milieu des marguerites dans les prés, derrière la haie fleurie, le long de la vigne aux grappes dorées, sur la mousse brune et verte, sous les larges feuilles, les frais ombrages. Souvenirs calmes et riants comme un souvenir du premier âge, vous passez près de moi comme des roses flétries.

La jeunesse, ses bouillants transports, ses instincts confus du monde et du cœur, ses palpitations d’amour, ses larmes, ses cris. — Amour du jeune homme, ironies de l’âge mûr ! Oh ! vous revenez souvent avec vos couleurs sombres ou ternes, fuyant, poussées les unes par les autres, comme les ombres qui passent en courant sur les murs, dans les nuits d’hiver. Et je tombe souvent en extase devant le souvenir de quelque bonne journée passée depuis bien longtemps, journée folle et joyeuse, avec des éclats et des rires qui vibrent encore à mes oreilles, et qui palpite encore de gaieté, et qui me fait sourire d’amertume. — C’était quelque course sur un cheval bondissant et couvert d’écume, quelque promenade bien rêveuse sous une large allée couverte d’ombre, à regarder l’eau couler sur les cailloux ; ou une contemplation d’un beau soleil resplendissant avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges. Et j’entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui fument ; j’entends l’eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les blés comme une mer.

D’autres sont mornes et froids comme des journées pluvieuses ; des souvenirs amers et cruels, qui reviennent aussi — des heures de calvaire passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser les larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix.

Je suis resté bien des jours, bien des ans, assis à ne penser à rien, ou à tout, abîmé dans l’infini que je voulais embrasser, et qui me dévorait.

J’entendais la pluie tomber dans les gouttières, les cloches sonner en pleurant ; je voyais le soleil se coucher et la nuit venir, la nuit dormeuse qui vous apaise, et puis le jour reparaissait — toujours le même avec ses ennuis, son même nombre d’heures à vivre et que je voyais mourir avec joie.

Je rêvais la mer, des lointains voyages, les amours, les triomphes, toutes choses avortées dans mon existence, cadavres avant d’avoir vécu.

Hélas ! tout cela n’était donc pas fait pour moi. Je n’envie pas les autres, car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l’accable ; — les uns le jettent avant l’existence finie, d’autres le portent jusqu’au bout. Et moi, le porterai-je ?

À peine ai-je vu la vie, qu’il y a eu un immense dégoût dans mon âme ; j’ai porté à ma bouche tous les fruits : — ils m’ont semblé amers ; je les ai repoussés, et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans être sûr d’y dormir, sans savoir si sa paix est inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s’il vous recevra !

Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l’eau écoulée dans la mer, le présent comme une cage, l’avenir comme un linceul ?


IX

Il y a des choses insignifiantes qui m’ont frappé fortement et que je garderai toujours comme l’empreinte d’un fer rouge, quoiqu’elles soient banales et niaises.

Je me rappellerai toujours une espèce de château non loin de ma ville, et que nous allions voir souvent — C’était une de ces vieilles femmes du siècle dernier qui l’habitait. Tout chez elle avait conservé le souvenir pastoral ; — je vois encore les portraits poudrés, les habits bleu ciel des hommes et les roses et les œillets jetés sur les lambris avec des bergères et des troupeaux. — Tout avait un aspect vieux et sombre, les meubles, presque tous de soie brodée, étaient spacieux et doux ; — la maison était vieille ; d’anciens fossés, alors plantés de pommiers, l’entouraient, et les pierres qui se détachaient de temps en temps des créneaux allaient rouler jusqu’au fond.

Non loin était le parc, planté de grands arbres, avec des allées sombres, des bancs de pierre couverts de mousse, à demi brisés, entre les branchages et les ronces. — Une chèvre paissait et, quand on ouvrait la grille de fer, elle se sauvait dans le feuillage.

Dans les beaux jours, il y avait des rayons de soleil qui passaient entre les branches et doraient la mousse çà et là.

C’était triste, le vent s’engouffrait dans ces larges cheminées de briques et me faisait peur, — quand, le soir surtout, les hiboux poussaient leurs cris dans les vastes greniers.

Nous prolongions souvent nos visites assez tard le soir, réunis autour de la vieille maîtresse dans une grande salle couverte de dalles blanches, devant une vaste cheminée en marbre. Je vois encore sa tabatière d’or pleine du meilleur tabac d’Espagne, son carlin aux longs poils blancs, et son petit pied mignon enveloppé dans un joli soulier à haut talon orné d’une rose noire.

Qu’il y a longtemps de tout cela ! La maîtresse est morte, ses carlins aussi, sa tabatière est dans la poche du notaire ; — le château sert de fabrique, et le pauvre soulier a été jeté à la rivière…

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APRÈS TROIS SEMAINES D’ARRÊT :

…Je suis si lassé que j’ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce qui précède.

Les œuvres d’un homme ennuyé peuvent-elles amuser le public ?

Je vais cependant m’efforcer de divertir davantage l’un et l’autre.

Ici commencent vraiment les mémoires…


Gustave Flaubert


(À suivre.)