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Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois/1

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Texte établi par H. Carnot, Ambroise Dupont (Tome premier Voir et modifier les données sur Wikidatap. 313-322).


MÉMOIRES


ECCLÉSIASTIQUES, POLITIQUES ET LITTÉRAIRES


DE


M. GRÉGOIRE,


Ancien évêque de Blois.


(RÉDIGÉS EN 1808.)





Hoc mihi præstiterunt amici mei, ut si tacuero reus, si respondero inimicus, judicer, dura utraque conditio, sed è duobus eligam quod levius est.
S. Jerom., Apolog. advers. Rufin.




CHAPITRE PREMIER.



INTRODUCTION.


Peu d’ouvrages sont lus avec autant d’attrait que les vies des hommes placés sur un grand théâtre, et dont les actions ou les écrits ont eu quelque influence sur le sort d’une portion de l’espèce humaine. Ces ouvrages dévoilent quelquefois les ressorts secrets qui ont fait mouvoir la politique et amené de mémorables résultats.

Les biographies et les mémoires sont les matériaux dans lesquels vient puiser l’histoire. Certaines gens prétendent qu’elle ne peut être bien écrite par les contemporains, parce que l’effervescence des passions n’étant pas calmée, il est difficile que la vérité seule guide leur plume ; c’est prononcer l’anathème contre Xénophon et d’autres historiens de mérite. Mais les hommes sont-ils dépravés à tel point que toujours la passion fasse taire la raison ? L’histoire ne serait plus qu’un ramas d’ouï-dire impossibles à vérifier, si pour l’écrire on attendait que la trace fugitive des causes et des effets soit perdue dans le silence des contemporains, si la mort avait moissonné tous les témoins qui peuvent composer une sorte de jury capable de prononcer sur les faits qu’on énonce.

Dans le siècle dernier fut publié un ouvrage sur les grands événemens occasionés par de petites causes, et l’auteur n’y a pas oublié sans doute les guerres excitées par le sceau enlevé de Bologne, la fenêtre de travers que Louis XIV fit observer à Louvois, la paire de gants de la duchesse de Marlborough au temps de la reine Anne. Au lieu de deux volumes sur ce sujet, on pouvait en faire cent. Remontez au principe générateur des révolutions et des effets les plus étonnans dans les annales de tous les peuples, est-ce autre chose qu’une analyse des infiniment petits ?

Quand on lit les mémoires particuliers :

A-t-on connu les personnages ? On aime à voir si les portraits sont d’après nature. Ne les a-t-on connus que par la renommée ? À travers ses récits contradictoires on poursuit la vérité. Les événemens auxquels ils ont pris part ont-ils vivement agité les passions ? La curiosité a un stimulant de plus. Les gens qui prononcent étant plus nombreux que ceux qui raisonnent, la plupart des lecteurs, décidés à condamner avant de lire, s’arment de préventions défavorables, parce que les hommes, généralement parlant, haïssent et jalousent plus qu’ils n’aiment. Une preuve de cette assertion, c’est que les caprices par lesquels la fortune élève un individu intéressent moins que les catastrophes qui le précipitent. La curiosité, en pareil cas, est donc un sentiment complexe, dont l’analyse montre le désir de trouver dans la vie des personnages les moyens de conquérir de la gloire, du pouvoir, des richesses, plus encore de consoler l’amour-propre en cherchant des torts à ceux auxquels leurs vertus, leurs talens, ont donné une prééminence que l’on convoite ou que l’on conteste.

Autrefois, mon cœur eût repoussé de telles idées comme injurieuses à l’humanité. Que de faits désolans détrompèrent ma crédule inexpérience, et m’expliquèrent en quoi consiste pour bien des gens le charme qu’ils éprouvent en lisant Cornélius Nepos, Suétone, Plutarque, etc. !

Si, chez les Anglais plus qu’ailleurs, la biographie est en crédit, n’en concluez pourtant pas qu’ils aient plus que les autres nations l’ame imprégnée des dispositions perverses qui entraînent vers ce genre de littérature. Ce goût en Angleterre tient au sentiment de dignité nationale, sentiment souvent exclusif et partant injuste. On conçoit que dans la biographie des autres peuples, ils cherchent quelquefois le plaisir de faire des comparaisons qui ne sont pas toujours impartiales. Cependant il est des exceptions ; les contester serait de ma part une ingratitude, car plusieurs esquisses de ma vie, publiées chez eux, attestent la bienveillance des écrivains et sont honorables pour celui qui en est l’objet.

Il est très vrai, cet adage : Qui bene latuit bene vixit. Il est rare qu’on se repente d’avoir vécu solitaire ; ce sont, dit mademoiselle de Somery, des frottemens de moins. Aussi le bonheur a fui loin de moi depuis mon entrée dans les affaires publiques.

D’après la part que j’ai prise à la révolution politique, aux réformes dans le régime ecclésiastique, à l’amélioration du sort des juifs, des nègres et des mulâtres, à la conservation des monumens des arts, à la fondation des établissemens scientifiques ; d’après les attaques que j’ai livrées aux prétentions ultramontaines, à la tyrannie, à l’inquisition dont l’existence outrage la religion ; il serait surprenant que je n’eusse pas payé un fort contingent à la calomnie, que, toujours moi et n’appartenant à aucun parti, je n’eusse pas été en proie à la rage des partis.

Pour juger sainement un homme public, il faudrait se dépouiller de toute prévention, défalquer de son histoire une portion de faits que la sagacité humaine n’a pu prévoir ni maîtriser, et sur le reste asseoir la sentence. C’est une très sotte engeance que cette multitude de raisonneurs qui, citant tous les siècles à leur tribunal, prononcent aujourd’hui sur ce qu’auraient dû faire Darius avant la bataille d’Arbelles, ou le peuple romain après sa retraite sur le mont sacré.

Les faits récens sont, dit-on, le domaine de l’adulation ou de la satire ; des amis m’ont élevé au ciel, des ennemis m’ont dévoué à l’enfer, et cependant je ne suis ni un saint, ni un démon : j’arriverai du moins au terme de ma vie escorté de l’estime des bons et de la haine des méchans. Si ma chétive créance sur la postérité est par elle réduite à une mention honorable, ils n’auront pas le même avantage, ces hommes qui, aspirant à une place très large dans les annales du monde, dont ils furent l’effroi, comparaîtront chargés de malédictions au tribunal de l’avenir, et seront jetés avec leurs adulateurs dans les égouts du passé.

L’homme probe, qui ne peut échapper à l’histoire, doit repousser l’imposture des accusations comme celle des éloges, et réclamer la portion d’estime publique à laquelle il a droit. « Le témoignage de votre conscience vous est nécessaire, disait un des plus beaux génies du christianisme, et votre réputation est nécessaire au prochain ; il est coupable de cruauté celui qui, se reposant sur son cœur, néglige sa réputation[1]. » Tel est le motif qui a porté tant d’hommes qui valaient beaucoup mieux que moi, les uns, comme saint Grégoire de Naziance, à écrire leur vie[2] ; les autres, comme Pierre de Blois, à faire leur apologie[3]. Avant eux Salluste, Suétone, Tacite, et après eux cent autres, ont mêlé à leurs ouvrages le récit d’événemens qui leur étaient personnels. La fausse gloire et la fausse modestie sont, dit le cardinal de Retz, les deux écueils que n’ont pu éviter la plupart de ceux qui ont écrit leur propre vie : il en excepte César et de Thou[4] ; de Thou à la bonne heure, mais César, ce brigand fameux qui fait périr à Bourges quarante mille individus, et qui a l’impudence de vanter son humanité !

Mademoiselle de Staal prétend qu’on est trop près de soi pour se bien juger ; ainsi, lecteur, soyez en garde ; car en promenant vos regards sur des faits contemporains, je vous parlerai de moi. Si vous redoutez l’ennui, qui vous force à me lire ? mais si vous lisez, démentez, s’ils sont controuvés, les faits que j’allègue.

Montaigne raconte gravement à ses lecteurs qu’il préfère le poisson à la viande, qu’il aime à se gratter, qu’il a de grandes moustaches, qu’il ne peut marcher à pied sans se crotter, etc. ; puisqu’on lui pardonne ces détails et d’autres plus triviaux, c’est une preuve qu’ils sont rachetés par un mérite éminent ; mais l’auteur des Essais n’a légué a personne son talent d’associer des récits naïfs à des réflexions profondes.

Marmontel a rédigé, dit-il, ses Mémoires pour l’instruction de ses enfans ; si tel fut son but, que penser d’un père qui les appelle à un cours de galanterie ? et cependant il y a loin encore de là au cynisme corrupteur des Confessions de J.-J. Rousseau et des Mémoires de madame Roland. Je n’entendis jamais un propos libre sortir de la bouche de cette dame : comment put-elle réserver au public des détails licencieux, dont sa conversation n’était pas souillée ? heureusement je puis être vrai sans blesser la décence, car j’écris une histoire et non un roman.

J’écris sous les yeux de celui qui voit tout et dont la providence tutélaire m’a comblé de grâces. À l’adoration j’unis l’amour et la reconnaissance. Dans ce bas monde je n’ai jamais compté que sur Dieu. Je me confie à sa miséricorde, et j’abandonne à l’injustice ou à la justice des hommes ces Mémoires qui ne paraîtront qu’après ma mort.



  1. Saint Augustin, sermon 3, de vita clericorum.
  2. Voyez à la tête des Poésies de saint Grégoire, une longue pièce qui est sa biographie.
  3. Voyez Petri Blesensis opera, in-fol. Parisiis, 1667, p. 457 et suivantes.
  4. Voyez ses Mémoires, t. I, p. 9.