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Mémoires du Sergent Bourgogne/07

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VII

La retraite continue. — Je prends femme. — Découragement. — Je perds de vue mes camarades. — Scènes dramatiques. — Rencontre de Picart.


Le 18 novembre, qui était le lendemain de la bataille de Krasnoé, nous partîmes de grand matin de notre bivac. Dans cette journée, notre marche fut encore bien fatigante et triste ; il avait dégelé, nous avions les pieds mouillés et, jusqu’au soir, il fit un brouillard à ne pas s’y voir. Nos soldats marchaient encore en ordre, mais il était facile à voir que les combats des jours précédents les avaient démoralisés, et surtout l’abandon forcé de leurs camarades qui leur tendaient les bras, car ils pensaient aussi que le même sort les attendait.

Ce jour-la, j’étais très fatigué ; un soldat de la compagnie, nommé Labbé, qui m’était très attaché, et qui, la veille, avait perdu son sac, voyant que je marchais avec beaucoup de peine, me demanda le mien à porter. Comme je le connaissais pour un brave garçon, je le lui confiai, et, certainement, c’était lui confier ma vie, car il y avait dedans plus d’une livre de riz et du gruau que le hasard m’avait procuré à Smolensk, et que je conservais pour les moments les plus critiques, que je prévoyais arriver bientôt, lorsqu’il n’y aurait plus de chevaux à manger. Ce jour-là, l’Empereur marchait à pied, un bâton à la main.

Le soir, la gelée ayant repris, il fit un verglas à ne pas se tenir, les hommes tombaient à chaque instant, plusieurs hommes furent grièvement blessés. Je marchais derrière la compagnie, ayant toujours, autant que possible, les yeux sur mon porteur de sac, et même je regrettais déjà de le lui avoir confié ; aussi je me proposais bien de le lui reprendre le soir même, en arrivant au bivac. Enfin la nuit arriva, mais tellement obscure, qu’il était impossible de se voir. À chaque instant j’appelais : « Labbé ! Labbé ! » Il me répondait : « Présent ! mon sergent. » Mais une autre fois que je l’appelais encore, un soldat me répondit qu’il y avait un instant, il était tombé, mais que, probablement, il suivait derrière le régiment. Je ne m’en inquiétai pas beaucoup, car nous devions, dans peu, arrêter et prendre position. En effet, l’on fit halte sur la route où l’on nous annonça que nous allions passer la nuit, ainsi que dans les environs. Dans ce moment, presque toute l’armée se trouvait réunie ; il manquait seulement le corps d’armée du maréchal Ney, qui se trouvait en arrière, et que l’on croyait perdu.

Dans cette triste nuit, chacun s’arrangea comme il put ; nous nous trouvions plusieurs sous-officiers réunis et nous nous étions emparés d’une grange, car nous étions, sans le savoir, près d’un village. Beaucoup d’hommes du régiment y étaient entrés avec nous, mais ceux qui arrivèrent un instant après, voyant qu’il n’y avait pas, pour eux, de quoi s’abriter, firent ce que l’on faisait en pareille circonstance : ils montèrent sur le toit, sans que nous pussions nous y opposer, et, en un instant, nous fûmes aussi bien qu’en plein champ. Dans le moment, l’on vint nous dire que, plus loin sur la route, il y avait une église — c’était un temple grec — que l’on avait désignée pour notre régiment, mais qu’elle se trouvait occupée par des soldats de différents régiments, marchant à volonté, et qu’ils ne voulaient pas qu’on y entrât.

Lorsque nous fûmes bien informés où ce temple était situé, nous nous réunîmes à une douzaine de sous-officiers et caporaux, et nous partîmes pour y aller. Nous eûmes bientôt trouvé l’endroit, puisque c’était sur la route ; lorsque nous nous présentâmes pour y entrer, nous trouvâmes de l’opposition de la part de ceux qui s’en étaient emparés. C’était une réunion d’Allemands, d’Italiens, et aussi quelques Français, qui commencèrent par vouloir nous intimider en mettant la baïonnette au bout du fusil, et à nous signifier de ne pas entrer ; nous leur répondîmes sur le même ton, en faisant de même, et nous forçâmes l’entrée. Alors ils se retirèrent un peu, et un Italien leur cria : « Faites comme moi, chargez vos armes ! — Les nôtres le sont ! » répondit un sergent-major de chez nous ; et un combat sanglant allait s’engager entre nous, lorsqu’il nous arriva du renfort. C’étaient des hommes de notre régiment : alors, voyant qu’il n’y avait rien à gagner, et qu’à notre tour, nous n’étions pas disposés à les souffrir près de nous, ils prirent le parti de sortir et de s’établir non loin de là.

Malheureusement pour eux, pendant la nuit, le froid augmenta considérablement, accompagné d’un grand vent et de beaucoup de neige. Aussi, le lendemain matin, lorsque nous partîmes, nous trouvâmes, non loin de l’endroit où nous avions couché, et sur le bord de la route, plusieurs de ces malheureux que nous avions fait sortir du temple, et qui, trop faibles pour aller plus loin, avaient expiré devant le portail. D’autres avaient péri plus loin, dans la neige, en cherchant à gagner un endroit pour s’abriter. Nous passâmes près de ces cadavres sans rien nous communiquer. Que de tristes réflexions devions-nous faire sur ce tableau dont nous étions en partie la cause ! Mais nous en étions venus au point que les choses les plus tragiques nous devenaient indifférentes, car nous disions de sang-froid et sans émotion que, bientôt, nous mangerions les cadavres des hommes morts, car dans peu de jours, il n’y aurait plus de chevaux pour se nourrir.

Une heure après nous être mis en marche, nous arrivâmes à Doubrowna, petite ville habitée en partie par des Juifs, et où toutes les maisons sont bâties en bois, et où l’Empereur avait couché avec les grenadiers et chasseurs de la Garde et une partie de l’artillerie. Nous les trouvâmes sous les armes ; ils nous apprirent que, la nuit, une fausse alarme les avait forcés d’être constamment dans la position où nous les trouvions, que c’était ce qui pouvait leur arriver de plus malheureux, car ils avaient espéré passer la nuit dans des maisons bien chauffées et habitées ; mais le sort en avait décidé autrement.

Nous traversâmes cette ville de bois pour aller à Orcha. Après une heure de marche, nous passâmes un ravin où les bagages eurent encore beaucoup de peine à traverser, et où beaucoup de chevaux périrent. Enfin, dans l’après-midi, nous arrivâmes dans cette ville que nous trouvâmes fortifiée, et avec une garnison composée d’hommes de différents régiments : c’étaient des hommes qui étaient restés en arrière et qui étaient venus avec des détachements, pour rejoindre la Grande armée, et qu’on avait retenus. Il s’y trouvait aussi des gendarmes et quelques Polonais. Ces hommes, en nous voyant aussi misérables, furent saisis, surtout lorsqu’ils virent la grande quantité de traîneurs marchant en désordre. L’on fit rester une partie de la Garde dans la ville, afin d’y maintenir l’ordre, et comme il s’y trouvait un magasin de farine et un peu d’eau-de-vie, l’on en fit une distribution. Nous trouvâmes, dans cette ville, un équipage de pont et beaucoup d’artillerie avec les attelages, et, par une fatalité extraordinaire, nous brûlâmes les bateaux qui composaient les ponts, afin de faire servir les chevaux à traîner les canons. Mais nous ne savions pas encore ce qui nous attendait à la Bérézina, où les ponts pouvaient tant nous servir.

Nous n’étions plus que 7 à 8 000 hommes de la Garde, reste de 35 000. Encore, parmi ceux qui restaient, quoique marchant toujours en ordre, une portion se traînait péniblement. Comme je l’ai dit, l’Empereur et une partie de la Garde était dans la ville et le reste bivaquait dans les environs. Pendant la nuit, le maréchal Ney, que l’on croyait perdu, arriva avec le reste de son corps d’armée ; il lui restait encore environ 2 à 3 000 combattants, reste de 70 000. Nous apprîmes, au même instant, que la joie de l’Empereur fut à son comble, lorsqu’il sut que le maréchal était sauvé.

Le 20, nous fîmes séjour, pendant lequel je cherchai mon porteur de sac, mais inutilement. Le lendemain 21, nous partîmes sans avoir pu le joindre ; cependant l’on m’avait assuré l’avoir vu, mais je commençais à désespérer.

Lorsque nous fûmes à quelque distance d’Orcha, nous entendîmes des coups de fusil ; nous arrêtâmes un instant et nous vîmes arriver quelques traînards que des Cosaques avaient surpris. Ces hommes vinrent se mettre dans nos rangs, et nous continuâmes à marcher. Parmi ces traînards je cherchai encore mon homme et mon sac, mais ce fut comme la première fois ; je n’aperçus rien. Nous fûmes coucher dans un village où il ne restait plus qu’une grange qui servait de maison de poste, et deux ou trois maisons. Ce village s’appelle Kokanow.

Le 22, après avoir passé une nuit bien triste, nous nous remîmes en route de grand matin ; nous marchions avec beaucoup de peine à travers un chemin que le dégel avait rendu fangeux. Avant midi, nous avions atteint Toloczin. C’était l’endroit où l’Empereur avait couché ; lorsque nous fûmes de l’autre côté, l’on nous fit faire une halte ; tous les débris de l’armée se trouvaient réunis ; nous nous mîmes sur la droite de la route, en colonne serrée par division. Un instant après, M. Serraris, officier de notre compagnie, vint me dire qu’il venait de voir Labbé, celui qui avait mon sac, occupé près d’un feu à frire de la galette, et qu’il lui avait ordonné de joindre la compagnie. Il lui avait répondu qu’il allait venir de suite, mais une nuée de Cosaques étant arrivée, avait tombé sur les traînards, et, comme il était du nombre, il avait probablement été pris. Adieu mon sac et tout ce qu’il contenait ! Moi qui avais tant à cœur de rapporter en France mon petit trophée ! Comme j’aurais été fier de dire : « J’ai rapporté cela de Moscou ! »

Non content de ce que M. Serraris venait de me dire, je voulus voir par moi-même, et je retournai en arrière jusqu’au bout du village, que je trouvai rempli de soldats de tous les régiments, marchant isolés, n’obéissant plus à personne. Lorsque je fus à l’extrémité du village, j’en rencontrai encore beaucoup, mais en position de recevoir les Cosaques, si toutefois ils revenaient encore ; on les apercevait de loin qui s’éloignaient, emmenant avec eux les prisonniers qu’ils venaient de faire, ainsi que mon pauvre sac, car mes recherches furent inutiles.

J’étais dans le milieu du village, et je revenais en regardant de droite et de gauche, lorsque je vis une femme, couverte d’une capote de soldat, qui me regardait attentivement, et, l’ayant examinée à mon tour, il me sembla l’avoir quelquefois vue. Comme j’étais reconnaissable à ma peau d’ours, elle me parla la première en me disant qu’elle m’avait vu à Smolensk. Je la reconnus de suite pour la femme de la cave. Elle me conta que les brigands avec qui elle avait été obligée de rester pendant dix jours, avaient été pris à Krasnoé, avant notre arrivée ; qu’étant dans une maison où ils venaient de lui donner des coups parce qu’elle n’avait pas voulu blanchir leurs chemises, elle était sortie afin de chercher de l’eau pour laver ; elle avait aperçu les Russes qui venaient de son côté, et, sans les prévenir, elle s’était sauvée ; que, pour eux, ils s’étaient battus en désespérés, pensant sauver l’argent qu’ils avaient, car, me dit-elle, ils en avaient beaucoup, surtout de l’or et des bijoux, mais qu’ils avaient fini par être en partie tués ou blessés et dévalisés ; que, tant qu’à elle, elle n’avait été sauvée que lorsque la Garde impériale était arrivée.

Elle me dit aussi qu’à Smolensk, et pendant une partie de la nuit après que je les eus quittés, ils firent une sortie et revinrent avec des portemanteaux, mais que, dans la crainte d’être vendus par moi, ils avaient changé de retraite : il aurait été impossible de les y trouver ; c’était le Badois qui la leur avait enseignée. Ils y restèrent encore deux jours, mais, ne sachant que faire de tout ce qu’ils avaient volé, le tambour et le Badois avaient trouve un juif à qui ils avaient vendu les choses qu’il leur était impossible d’emporter, et ensuite ils étaient partis un jour avant nous, et, depuis Smolensk jusqu’à Krasnoé, ils avaient manqué être pris trois fois, mais, la dernière fois qu’ils avaient rencontré des Cosaques, ils en avaient surpris cinq et, après les avoir fait déshabiller, les avaient fusillés, et cela pour avoir leurs habillements ; car leur projet était de s’habiller en Cosaques pour mieux piller leurs camarades qui restaient en arrière, et aussi pour ne pas être reconnus par les Russes. Comme ils avaient déjà six chevaux, ils devaient commencer leur rôle le jour où ils avaient été pris. Elle ajouta que sous leurs habillements de Cosaques, ils avaient leur uniforme de Français, de manière à être l’un et l’autre, suivant les circonstances.

Enfin elle m’en eut dit davantage, si j’avais eu le temps de l’écouter. Je lui demandai avec qui elle était ; elle me répondit qu’elle n’était avec personne ; que, le lendemain que son mari avait été tué, elle avait été avec ceux avec qui je l’avais vue, et qu’elle marchait seule, mais que, si je voulais la prendre sous ma protection, elle aurait soin de moi, et que je lui rendrais un grand service. Je consentis de suite à ce qu’elle me demandait, sans penser à la figure que j’allais faire, lorsque j’arriverais au régiment avec ma femme.

Tout en marchant, elle me demanda où était mon sac ; je lui contai mon histoire, et comment je l’avais perdu ; elle me répondit que je n’avais pas besoin de m’inquiéter, qu’elle en avait un bien garni. Effectivement, elle avait un sac sur son dos et un panier au bras ; elle ajouta que, si je voulais entrer dans une maison ou dans une écurie, elle me ferait changer de linge. Je consentis de suite à cette proposition, mais, au moment où nous cherchions un endroit convenable, l’on cria Aux armes ! Et j’entendis battre le rappel. Je dis à ma femme de me suivre. Arrivé à peu de distance du régiment, que je trouvai sous les armes, je lui recommandai de m’attendre sur la route.

Arrivé à la compagnie, le sergent-major me demanda si j’avais eu des nouvelles de Labbé et de mon sac. Je lui dis que non et qu’il n’y fallait plus penser, mais qu’à la place, j’avais trouvé une femme : « Une femme ! me répondit-il, et pourquoi faire ? Ce n’est pas pour blanchir ton linge, tu n’en as plus ! — Elle m’en donnera ! — Ah ! me dit-il, c’est différent ; et à manger ? — Elle fera comme moi. »

Dans ce moment, l’on nous fit former le carré ; les grenadiers et les chasseurs, ainsi que les débris des régiments de Jeune Garde, en firent autant. Au même instant, l’Empereur passa avec le roi Murat et le prince Eugène. L’Empereur alla se placer au milieu des grenadiers et chasseurs, et là, il leur fit une allocution en rapport aux circonstances, en leur annonçant que les Russes nous attendaient au passage de la Bérézina, et qu’ils avaient juré que pas un de nous ne la repasserait. Alors, tirant son épée et élevant la voix, il s’écria : « Jurons aussi, à notre tour, plutôt mourir les armes à la main en combattant, que ne pas revoir la France ! » Et, aussitôt, le serment de mourir fut juré. Au même instant, l’on vit les bonnets à poil et les chapeaux au bout des fusils et des sabres, et le cri de : « Vive l’Empereur ! » se fit entendre. De notre côté, c’était le maréchal Mortier qui nous faisait un discours semblable, et auquel l’on répondit avec le même enthousiasme ; il en était de même dans les autres régiments.

Ce moment, vu les circonstances malheureuses où nous nous trouvions, fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos misères : si les Russes se fussent trouvés à notre portée, eussent-ils été six fois plus nombreux que nous, l’affaire n’eut pas été douteuse, nous les aurions anéantis. Nous restâmes dans cette position jusqu’au moment où la droite de la colonne commença son mouvement.

Je n’avais pas oublié ma femme, et, en attendant que notre régiment se mît en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la retrouvai plus. Elle avait été entraînée par le torrent de plusieurs milliers d’hommes des corps d’armée du prince Eugène, des maréchaux Ney et Davoust ; et d’autres corps qu’il était impossible de réunir et de faire marcher en ordre, car les trois quarts étaient ou malades ou blessés, et, généralement, démoralisés et indifférents à tout ce qui se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s’étaient formés en colonne sur la gauche de la route où quelques-uns des traîneurs allaient encore, en passant, se réunir autour de leurs aigles.

C’est dans ce moment que je vis le maréchal Lefebvre, auprès duquel je me trouvais sans le savoir. Il était seul et à pied, un bâton à la main, et dans le milieu du chemin, s’écriant d’une voix forte, avec son accent allemand : « Allons, mes amis, réunissons-nous ! Il vaut mieux des bataillons nombreux que des brigands et des lâches ! » Le maréchal s’adressait à ceux qui, sans prétexte, ne marchaient jamais avec leurs corps, et qui étaient en arrière ou en avant, suivant les circonstances.

Je fis encore quelques recherches après ma femme, à cause du linge qu’elle m’avait promis et dont j’avais un extrême besoin de changer ; mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d’elle, comme de mon sac.

J’avais, en marchant dans la cohue, dépassé de beaucoup le régiment : je me reposai près d’un feu de bivac de ceux qui venaient de partir.

Jusqu’à Krasnoé, j’avais toujours été d’un caractère assez gai, et au-dessus de toutes les misères qui nous accablaient ; il me semblait que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de gloire et d’honneur. J’avais tout supporté avec une patience qui étonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de Krasnoé, et surtout depuis que je venais d’apprendre que deux de mes amis, deux vélites, indépendamment de Beloque et de Capon que j’avais vus étendus morts sur la neige, avaient été l’un tué et l’autre mortellement blessé (sic). Pour compliquer mes peines, un traîneau vint à passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les hommes qui en étaient chargés s’arrêtèrent près de moi. Je leur demandai quel était le blessé qu’ils conduisaient. Ils me dirent que c’était un officier de leur régiment ; c’était le pauvre Legrand, qui me conta comment il avait été blessé : Laporte, son camarade, de Cassel, près de Lille, officier dans le même régiment que Legrand, était resté malade dans Krasnoé, mais, apprenant que le régiment dont il faisait partie se battait, et n’écoutant que son courage, il alla le rejoindre ; mais, à peine était-il dans les rangs, qu’un coup de canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte, s’était avancé pour lui parler, fut atteint du même coup à la jambe droite.

Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporté à la ville ; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelée d’un mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort heureusement pour lui que, près de là, se trouvait un traîneau dont le cheval était tombé et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser sur la route. Il était accompagné par quatre hommes de son régiment ; il voyageait de cette manière depuis six jours. Je quittai le malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un heureux voyage ; il me répondit qu’il comptait beaucoup sur la garde de Dieu et sur l’amitié des braves soldats qui l’accompagnaient. Alors un des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les deux autres poussèrent derrière. De cette manière, et avec beaucoup de peine, le traîneau se mit en mouvement ; en le voyant partir, je pensais qu’il n’irait pas loin, avec un pareil équipage.

Depuis ce moment, je n’étais plus le même : j’étais triste, des pressentiments sinistres vinrent m’assaillir ; ma tête devint brûlante ; je m’aperçus que j’avais la fièvre ; je ne sais si la fatigue y avait contribué, car depuis que les débris des corps d’armée nous avaient rejoints, nous étions obligés de partir de grand matin, et nous marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours étaient tellement courts qu’il ne faisait clair qu’à huit heures, et nuit avant quatre. C’est pourquoi que tant de malheureux soldats s’égarèrent ou se perdirent, car l’on arrivait toujours la nuit au bivac, où tous les débris des corps se trouvaient confondus. L’on entendait des hommes qui, à chaque instant de la nuit, arrivaient, crier d’une voix faible : « Quatrième corps !… Premier corps !… troisième corps !… Garde impériale !… » et d’autres couchés et sans force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s’efforçaient de répondre : « Ici, camarades ! » car ce n’était plus son régiment que l’on cherchait, mais le corps d’armée auquel on avait appartenu et qui avait encore tout au plus la force de deux régiments où, quinze jours avant, il y en avait trente.

Personne ne pouvait plus se reconnaître, ni indiquer le régiment auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, après avoir marché une journée entière, étaient obligés d’errer une partie de la nuit pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y parvenaient ; alors, ne connaissant plus l’heure du départ, ils se livraient trop tard au sommeil et, en se réveillant, ils se trouvaient au milieu des Russes. Que de milliers d’hommes furent pris et périrent de cette manière !

J’étais toujours près du feu, debout et tremblant, appuyé sur mon fusil. Trois hommes étaient assis autour, ne disant rien, regardant machinalement passer ceux qui étaient sur la route, et ne paraissant pas disposés à partir, parce qu’ils n’en avaient plus la force. Je commençais à m’inquiéter de ne pas voir passer le régiment, lorsque je me sentis tirer par ma peau d’ours. C’était Grangier qui, m’ayant aperçu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le régiment passait. Mais j’avais tellement les yeux abattus, qu’en regardant je ne le voyais pas : « Et notre femme ? Me dit-il. — Qui t’a dit que j’avais une femme ? — Le sergent-major ; mais où est-elle ? — Je n’en sais rien, mais je sais qu’elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge et dont j’ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu m’en avertiras. Elle est vêtue d’une capote grise de soldat : un bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure ; elle a des guêtres noires aux jambes et un panier au bras. »

Grangier, pensant que j’étais malade, et comme il me l’a dit depuis, que j’étais dans le délire, me prit par le bras, me fit descendre sur la route en me disant : « Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre le régiment ». Cependant nous y arrivâmes après avoir dépassé des milliers d’hommes de toute arme qui se traînaient avec beaucoup de peine et qui nous faisaient prévoir que la journée serait mortelle, pour peu que la marche fût longue.

Elle le fut en effet : nous traversâmes un endroit dont je n’ai pu savoir le nom et où l’on disait que l’Empereur devait coucher (quoiqu’il l’eût dépassé depuis longtemps). Une quantité d’hommes de toute arme s’y arrêtèrent, car il était déjà tard, et l’on disait que l’on avait encore deux lieues à faire pour arriver à l’endroit désigné où l’on devait bivaquer, qui était une grande forêt.

La route, en cet endroit, est large et bordée, de chaque côté, de grands bouleaux[1]. Elle laissait aux hommes et aux équipages la facilité de marcher, mais, lorsque le soir arriva, l’on ne voyait, dans toute sa longueur, que des chevaux morts, et plus nous avancions, plus elle était couverte de voitures et de chevaux expirants, même des attelages entiers succombant aux fatigues, ainsi que des hommes qui, ne pouvant aller plus loin, s’arrêtaient, formaient leurs bivacs au pied des grands arbres, parce que, disaient-ils, ils avaient près d’eux ce qu’ils ne trouveraient pas ailleurs : du bois pour faire du feu, les voitures brisées leur en fourniraient, et de la viande avec les chevaux dont la route était encombrée et qui commençaient à embarrasser la marche.

Il y avait déjà longtemps que je marchais seul au milieu de la cohue et que je m’efforçais d’arriver à l’endroit où nous devions passer la nuit, afin de me reposer de cette marche pénible et qui le devenait encore davantage par le verglas qu’il faisait depuis qu’il recommençait à geler sur une neige fondue qui, à chaque instant, me faisait tomber ; la nuit me surprit au milieu de toutes ces misères.

Le vent du nord avait redoublé de furie ; j’avais, depuis un moment, perdu de vue mes camarades ; plusieurs soldats, isolés comme moi, étrangers au corps dont je faisais partie, se traînaient péniblement en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont ils étaient, comme moi, séparés depuis quelque temps. Ceux à qui j’adressais la parole ne me répondaient pas ; ils n’en avaient pas la force. D’autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientôt, je me trouvai seul, n’ayant plus pour compagnons de route que des cadavres qui me servaient de guides ; les grands arbres qui la bordaient avaient disparu. Il pouvait être sept heures ; la neige qui, depuis quelque temps, tombait avec force, m’empêchait de voir la direction de mon chemin ; le vent, qui la soufflait avec violence, avait déjà remblayé les traces que la colonne laissait après elle.

Jusqu’alors, j’avais toujours porté ma peau d’ours, le poil en dehors. Mais, prévoyant que j’allais passer une mauvaise nuit, je m’arrêtai un instant, et, afin d’avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans ; c’est elle à qui je dois le bonheur d’avoir pu, dans cette nuit désastreuse, résister à un froid de plus de vingt-deux degrés, car, l’ayant arrangée sur l’épaule droite qui était le côté de la direction du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps auquel je suis persuadé n’avoir pas fait plus d’un quart de lieue, car souvent enveloppé par des tourbillons de neige, obligé de tourner malgré moi, je me trouvais avoir retourné sur mes pas, et ce n’était que par les corps morts d’hommes, de chevaux, les débris de voitures et autres, que j’avais passés un instant avant, que je m’apercevais que je n’étais plus dans la même direction ; alors il fallait m’orienter de nouveau.

La lune, ou une lueur boréale comme on en voit souvent dans le nord, se montrait par moments ; lorsqu’elle n’était pas obscurcie par des nuages noirs qui marchaient d’une vitesse effrayante, elle me mettait à même de distinguer les objets : j’aperçus, mais bien loin encore, une masse noire que je supposai être cette immense forêt que nous devions traverser avant d’arriver à la Bérézina, car nous étions alors en Lithuanie ; suivant moi, cette forêt pouvait encore se trouver à une lieue du point où j’étais.

Malheureusement le sommeil qui, dans cette circonstance, était presque toujours l’avant-coureur de la mort, commença à me gagner ; mes jambes ne pouvaient plus me soutenir ; mes forces étaient épuisées ; déjà j’étais tombé plusieurs fois en dormant, et, sans le froid de la neige qui me réveillait, je me serais laissé aller ; c’en était fait de moi si j’avais eu le malheur de succomber à l’envie de dormir.

L’endroit où je me trouvais était couvert d’hommes et de chevaux morts qui me barraient la route et m’empêchaient de me traîner, car je n’avais plus la force de lever les jambes. Lorsque je tombais, il me semblait que c’était un de ces malheureux étendus sur la neige qui venait de m’arrêter, car il arrivait souvent que des hommes couchés et mourants au milieu du chemin cherchaient à attraper par les jambes ceux qui marchaient près d’eux, afin d’implorer leur secours, et souvent il est arrivé que ceux qui se baissaient pour secourir leurs camarades tombaient sur eux pour ne plus se relever.

Je marchai environ dix minutes sans direction ; j’allais comme un homme ivre ; mes genoux fléchissaient sous le poids de mon faible corps ; enfin je voyais ma dernière heure, quand tout à coup, chopant contre le sabre d’un cavalier qui se trouvait à terre, je tombai de tout mon long, de manière que mon menton alla porter sur la crosse de son fusil, et je restai étourdi à ne pouvoir me relever. Je sentais une grande douleur à l’épaule droite contre laquelle mon fusil avait frappé en tombant ; mais, un peu revenu à moi et m’étant mis sur mes genoux, je ramassai mon fusil pour me mettre debout, mais, m’apercevant que le sang me sortait par la bouche, je jetai un cri de désespoir et je me relevai, tremblant de froid et de terreur.

Le cri que j’avais jeté fut entendu d’un malheureux qui gisait à quelques pas de moi, à droite, de l’autre côté de la route ; une voix faible et plaintive frappa mon oreille et j’entendis très distinctement que l’on implorait mon secours, à moi qui en avais tant besoin ! Par ces paroles : « Arrêtez-vous ! Secourez-nous ! » Ensuite l’on cessa de se plaindre. Pendant ce temps, je restais immobile pour écouter et je cherchais des yeux afin de voir si je n’apercevrais pas l’individu qui se plaignait. Mais n’entendant plus rien, je commençais à croire que je m’étais trompé. Pour m’en assurer, je me mis à crier de toutes mes forces : « Où êtes-vous donc ? » L’écho répéta deux fois : « Où êtes-vous donc ? » Alors, je me dis à moi-même : « Quel malheur ! Si j’avais un compagnon d’infortune, il me semble que je marcherais toute la nuit, en nous encourageant l’un et l’autre ! » À peine avais-je fait ces réflexions, que la même voix se fit entendre, mais plus triste que la première fois : « Venez à nous ! » disait-on.

Au même instant, la lune vint à paraître et me fit voir, à dix pas de moi, deux hommes, dont un étendu de tout son long et l’autre assis. Aussitôt, je me dirigeai de ce côté, et j’arrivai près d’eux avec peine, à cause d’un fossé comblé de neige qui séparait la route. J’adressai la parole à celui qui était assis ; il se mit à rire comme un insensé, en me disant : « Mon ami, sais-tu, ne l’oublie pas ! » Et de nouveau il se mit à rire. Je vis que c’était le rire de la mort. Le second, que je croyais sans mouvement, vivait encore, et, tournant un peu la tête, me dit ces dernières paroles que je n’oublierai jamais : « Sauvez mon oncle, secourez-le ; moi, je meurs ! »

Je reconnus, dans celui qui venait de me parler, la voix qui s’était fait entendre lorsque l’on implorait mon secours ; je lui adressai encore quelques paroles, et, quoiqu’il ne fût pas mort, il ne me répondit pas. Alors, me tournant du côté du premier, je parlai pour l’encourager à se lever et venir avec moi. Il me regarda sans me répondre ; je remarquai qu’il était enveloppé d’une grosse capote doublée en fourrure et dont il cherchait à se débarrasser. Je voulus l’aider à se relever, mais la chose fut impossible. En le prenant par le bras, je vis qu’il avait des épaulettes d’officier supérieur. Il me parla encore un peu de revue, de parade, et finit par tomber sur le côté, la figure sur la neige. Enfin, je dus l’abandonner, car il m’était impossible de rester plus longtemps sans m’exposer à partager le sort de ces deux infortunés. Je passai la main sur la figure du premier ; elle était froide comme la glace. Il avait cessé de vivre. À côté se trouvait une espèce de carnassière que je ramassai, espérant y trouver quelque chose. Mais je m’aperçus qu’il n’y avait que des chiffons et des papiers. J’emportai le tout.

Ayant regagné la route, je me remis à marcher, mais lentement, écoutant souvent, car il me semblait toujours entendre quelqu’un se plaindre.

L’espoir de rencontrer quelque bivac me fit, autant que je le pouvais, doubler le pas. J’arrivai dans un endroit de la route que je trouvai presque fermé de chevaux morts et de voitures brisées. Tout à coup, je me laisse aller malgré moi et je tombe assis sur le cou d’un cheval mort qui barrait le chemin. Autour étaient étendus sans mouvement des hommes de différents régiments. J’en remarquai même plusieurs de la Jeune Garde, faciles à reconnaître au shako ; j’ai supposé, depuis, qu’une partie de ces hommes étaient morts en voulant dépecer le cheval pour le manger, mais qu’ils n’en avaient pas eu la force et qu’ils avaient succombé de froid et de faim, comme cela arrivait tous les jours. Dans cette triste situation, me voyant seul au milieu d’un immense cimetière et d’un silence épouvantable, les pensées les plus sinistres vinrent m’assaillir : je pensai à mes camarades dont je me trouvais séparé comme par une fatalité, ensuite à mon pays, à mes parents, de manière que je me mis à pleurer comme un enfant. Les larmes que je versai me soulagèrent et me rendirent le courage que j’avais perdu.

Je trouvai sous ma main, contre la tête du cheval sur lequel j’étais assis, une petite hache, comme nous en portions toujours dans chaque compagnie lorsque nous étions en campagne. Je voulus m’en servir pour en couper un morceau, mais je n’en pus venir à bout, car il était tellement durci par la gelée que j’aurais plutôt coupé du bois. Enfin, j’épuisai le reste de mes forces contre l’animal, et je tombai de lassitude, mais je m’étais réchauffé un peu.

En ramassant la hache qui m’était échappée des mains je m’aperçus que j’avais cassé plusieurs morceaux de glace, qui n’étaient autre chose que du sang du cheval que, probablement, l’on avait saigné pour tuer. J’en ramassai le plus possible, que je mis précieusement dans ma carnassière ; ensuite j’en mangeai quelques morceaux qui me rendirent un peu de force, et je me remis à continuer mon chemin, à la garde de Dieu, ayant toujours soin de passer à droite et à gauche afin d’éviter la rencontre des cadavres, dont la route était jonchée, m’arrêtant et tâtonnant dans l’obscurité toutes les fois qu’un gros nuage passait sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du bois, lorsqu’elle reparaissait.

Après avoir marché quelque temps, j’aperçus à peu de distance, et devant moi, quelque chose que je pris d’abord pour un caisson ; mais étant plus près, je reconnus que c’était la voiture d’une cantinière d’un régiment de la Jeune Garde que j’avais rencontrée plusieurs fois depuis Krasnoé, conduisant deux blessés des fusiliers-chasseurs de la Garde. Les chevaux qui la conduisaient étaient morts et en partie mangés ou coupés par morceaux ; autour de la voiture étaient sept cadavres presque nus et à moitié couverts de neige ; un seulement avait encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m’en approchai pour l’examiner, mais je crois plutôt que c’était pour lui ôter cette capote. À peine m’étais-je baissé pour regarder, que je reconnus une femme. Elle donnait peut-être encore quelque signe de vie lorsqu’on avait été forcé de l’abandonner, et c’était à cela que cette malheureuse devait d’avoir conservé ses vêtements.

Dans la situation où je me trouvais, le sentiment de ma conservation était toujours ma première pensée ; c’est pourquoi, par un mouvement irréfléchi, je voulais essayer mes forces en cherchant à couper un morceau de cheval, sans penser qu’un instant avant, j’étais tombé de lassitude en voulant faire la même chose. Je pris donc ma hache à deux mains et j’attaquai le cheval qui était dans les brancards de la voiture, mais ce fut, comme la première fois, peine inutile. Alors l’idée me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le cœur, le foie ou quelque autre chose ; mais je faillis l’avoir gelée ; j’en fus quitte pour un doigt de la main droite qui n’était pas encore guéri en arrivant à Paris, au mois de mars 1813.

Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j’aurais mangée crue, je me décidai à passer la nuit dans la voiture qui était couverte, et dans laquelle je n’avais pas encore regardé, étant certain qu’il n’y avait rien à manger : je m’avançai près de la femme morte afin d’essayer de lui ôter la capote de peau de mouton pour m’en couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement. Cependant je n’avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sanglé avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui ôter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la boucle qui la serrait était de l’autre côté. Pour cela, je pris mon fusil à deux mains, et m’en servant comme d’un levier, sous le corps. Mais à peine avais-je commencé, qu’un cri déchirant sortit de la voiture. Je me retourne ; un second cri se fait entendre : « Marie ! criait-on, Marie, à boire, je me meurs ! » Je restai interdit. Une minute après, la même voix répéta : « Ah ! mon Dieu ! » Aussitôt il me vient dans l’idée que ce sont de malheureux blessés que l’on a abandonnés sans qu’ils le sachent. Ce n’était que trop vrai.

Ayant monté sur la carcasse du cheval qui était dans les brancards, je m’appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demandé ce que l’on voulait, l’on me répondit avec bien de la peine : « À boire ! »

Tout à coup, pensant à la glace de sang que j’avais dans ma carnassière, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui m’éclairait depuis assez de temps, disparaît tout à coup sous un gros nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je le mets à côté et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l’un contre l’autre. J’avais les jambes plus hautes que la tête, les caisses placées sur le ventre d’un mort et la figure sur une de ses mains. J’étais habitué à coucher, depuis un mois, au milieu de compagnie semblable, mais je ne sais si c’est parce que j’étais seul, quelque chose de plus terrible que la peur s’empara de moi. Il me semblait que j’avais le cauchemar ; je restai quelque temps sans parole ; j’étais comme un insensé, et je me mis à crier comme si l’on me tenait sans vouloir me lâcher. Malgré les efforts que je faisais pour me relever, je ne pouvais en venir à bout. Enfin je veux m’aider de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une figure, et mon pouce entre dans la bouche.

Dans ce moment, la lune reparaît et je vois tout ce qui m’entoure. Un frisson me parcourt, je quitte mon point d’appui et je retombe encore. Mais alors tout change. Je suis honteux de ma faiblesse et, au lieu de la peur, une espèce de frénésie s’empare de moi. Je me relève en jurant et en mettant mes mains, mes pieds sur les figures, les bras, les jambes, n’importe où. Je regarde le ciel en jurant, et semble le défier. Je prends mon fusil, je frappe contre la voiture, je ne sais même pas si je n’ai pas frappé sur les pauvres diables qui étaient à mes pieds.

Devenu plus calme et décidé à passer la nuit dans la voiture, près des blessés, pour me mettre à l’abri du mauvais temps, je pris un morceau de sang à la glace dans ma carnassière et je montai dedans, cherchant, en tâtonnant, celui qui m’avait demandé à boire et qui ne cessait de crier, mais faiblement. En m’approchant, je m’aperçus qu’il était amputé de la cuisse gauche.

Je lui demandai de quel régiment il était, il ne me répondit pas. Alors, cherchant sa tête, je lui introduisis avec peine mon morceau de sang glacé dans la bouche. Celui qui était à côté était froid et dur comme un marbre. J’essayai de le mettre en bas de la voiture pour prendre sa place, attendre le jour et partir ensuite avec ceux que je supposais être encore en arrière, mais je n’en pus venir à bout. Je n’avais pas la force de le bouger et, le bord de la voiture étant trop haut, je ne pouvais le pousser à terre. Voyant que le premier n’avait plus qu’un instant à vivre, je le couvris avec deux capotes que le mort avait sur lui, et, restant encore un instant assis sur les jambes de ce dernier, je cherchai dans la voiture s’il n’y avait rien qui pût m’être utile. N’ayant rien trouvé, j’adressai encore la parole au premier, mais inutilement. Je lui passai la main sur la figure : elle était froide, et, à la bouche, il avait encore le morceau de glace que je lui avais introduit. Il avait cessé de vivre et de souffrir.

Ne pouvant, sans m’exposer à périr, rester plus longtemps, je me disposai à partir, mais, avant, je voulus encore regarder la femme qui était à terre, pensant que c’était Marie, la cantinière, que je connaissais particulièrement comme étant du même pays que moi, et, profitant de la clarté que la lune donnait dans ce moment, je l’examinai et, à la taille et à la figure, je fus certain que c’était une autre personne.

Le fusil sous le bras droit, comme un chasseur, deux carnassières, une en maroquin rouge et l’autre en toile grise que j’avais trouvée un instant avant, ma hache au côté, un morceau de sang glacé dans la bouche et les deux mains dans mon pantalon, je me remis en route. Il pouvait être neuf heures, la neige avait cessé de tomber, le vent soufflait avec moins de force et le froid avait perdu un peu de son intensité. Je me mis à marcher toujours dans la direction du bois.

Au bout d’une demi-heure, la lune disparut comme par enchantement. C’est ce qui pouvait m’arriver de plus fâcheux. Je restai quelques minutes à me reconnaître, appuyé sur mon fusil et battant des pieds pour ne pas me laisser prendre par le froid, en attendant que la clarté revînt. Mais je fus trompé dans mon attente, car elle ne reparut plus.

Cependant mes yeux commencèrent à s’habituer à l’obscurité de manière à y voir assez pour me conduire. Tout à coup, je crus m’apercevoir que je ne marchais plus dans la même route ; naturellement porté à éviter le vent du nord, je lui avais tout à fait tourné le dos. J’en eus la certitude en ne rencontrant plus, sur mes pas, aucune trace de débris de l’armée.

Je ne saurais dire le temps que je marchai dans cette nouvelle direction, peut-être une demi-heure, lorsque je m’aperçus, mais trop tard, que j’étais sur le bord d’un précipice, où je roulai à plus de quarante pieds de profondeur. Il est vrai de dire que je parcourus cette distance à plusieurs reprises ; que trois fois je fus arrêté par des broussailles. Alors, pensant que c’en était fait de moi, je fermai les yeux et je me laissai aller à la volonté de Dieu. Il fallut aller jusqu’au fond, où j’arrivai sur quelque chose de bombé qui rendit un son sourd.

Je restai quelque temps étourdi, mais comme rien ne m’étonnait plus, après tout ce qui m’était arrivé, je fus bientôt revenu de ma surprise. M’apercevant que mon fusil m’avait échappé des mains, je me mis en tête de le chercher. Mais bien me prit d’y renoncer et d’attendre jusqu’au jour.

Je tirai mon sabre du fourreau et, comme je ne pouvais rien voir, j’allai, tout en sondant, devant moi. C’est alors que je m’aperçus que l’objet sur lequel j’étais tombé et qui avait rendu un son sourd était un caisson dont je cherchai à faire le tour ainsi que de deux carcasses de chevaux que je rencontrai sur le devant.

Voulant trouver un endroit convenable afin de passer le reste de la nuit, je m’arrêtai pour écouter et voir ; au bout d’un instant, je sentis de la chaleur aux pieds. Ayant baissé la tête, je m’aperçus que j’étais arrêté sur l’emplacement d’un feu qui n’était pas tout à fait éteint.

Aussitôt, je me couche à terre et, mettant les mains dans les cendres pour les réchauffer, je parvins à retrouver quelques charbons que je réunis avec beaucoup de peine et de précaution. Ensuite je me mis à souffler et j’en fis jaillir quelques étincelles que je reçus précieusement sur la figure et dans les mains. Mais du bois pour ravitailler mon feu, où en trouver ? Je n’osais l’abandonner, car ce feu devait me sauver la vie, et, pendant que je me serais éloigné pour en chercher, il pouvait s’éteindre.

Crainte d’accident, je déchire un morceau de ma chemise qui tombait en lambeaux, j’en fais une mèche et je l’allume. Ensuite, tout en tâtonnant avec les mains autour de moi, je ramasse des petits morceaux de bois qui, fort heureusement, se trouvent à ma portée, et, avec de la patience, je parviens, non sans beaucoup de difficulté, à le rallumer. Bientôt la flamme pétille, et ramassant tout le bois que je trouve, au bout d’un instant j’ai un grand feu de manière à me faire distinguer tous les objets qui se trouvent à cinq ou six pas de moi.

Je vis d’abord, sur le dessus du caisson, écrit en grandes lettres : Garde Impériale, État-Major. L’inscription était surmontée de l’aigle. Ensuite, autour et aussi loin que je pouvais voir, le terrain était couvert de casques, de shakos, de sabres, de cuirasses, de coffres enfoncés, de portemanteaux vides, d’habillements épars et déchirés, de selles, de schabraques de luxe et d’une infinité d’autres choses. Mais, à peine avais-je jeté un coup d’œil sur tout ce qui m’environnait, l’idée me vint que l’endroit où je me trouvais pourrait bien être à portée du bivac d’un parti de Cosaques et, aussitôt, voilà que la peur me prend et que je n’ose plus entretenir mon feu. Il n’y a pas de doute, dis-je en moi-même, que cet endroit est occupé par des Russes, car si c’étaient des Français, l’on y verrait des grands feux ; nos soldats, à défaut de nourriture, se chauffaient très bien lorsqu’ils le pouvaient, et là, justement, le bois ne manque pas ! Je ne concevais pas qu’un endroit comme celui où je me trouvais, à l’abri du vent, n’eût pas été choisi pour y passer la nuit. Enfin je ne savais si je devais rester ou partir.

Pendant que je faisais ces réflexions, mon feu avait considérablement diminué, et je n’osais y remettre du bois. Mais l’envie de me réchauffer et de me reposer quelques heures l’emporta sur la crainte. J’en ramassai autant qu’il me fut possible, j’en fis un bon tas que je mis près de moi, de manière à le pouvoir prendre sans me bouger, et me chauffer ainsi jusqu’au jour. Je ramassai aussi plusieurs schabraques pour mettre sous moi, et, enveloppé dans ma peau d’ours, le dos tourné au caisson, je me disposai à passer ainsi le reste de la nuit.

En mettant du bois sur mon feu, je m’aperçus qu’il se trouvait, parmi les morceaux, une côte de cheval, et, quoiqu’on l’eût déjà rongée, il y restait encore assez de viande pour apaiser la faim qui commençait à me dévorer, et, quoique couverte de neige et de cendres, c’était, pour le moment, beaucoup plus que je n’aurais osé espérer. Depuis la veille, je n’avais mangé que la moitié d’un corbeau que j’avais trouvé mort, et, le matin avant mon départ, quelques cuillerées de soupe de gruau mélangée de morceaux de paille d’avoine et de grains de seigle, et salée avec de la poudre.

À peine ma côtelette était-elle chaude, que je commençai à mordre, malgré les cendres qui servaient d’assaisonnement. Je fis, de cette manière, mon triste repas, en regardant de temps à autre, à droite et à gauche, si je ne voyais rien autour de moi qui pût m’inquiéter.

Depuis que j’étais dans ce fond, ma position s’était un peu améliorée. Je ne marchais plus, j’étais à l’abri du vent et du froid, j’avais du feu et à manger. Mais j’étais tellement fatigué que je m’endormis en mangeant, mais d’un sommeil agité par la crainte, et interrompu par les douleurs que j’avais dans les cuisses : il semblait que l’on m’avait roué de coups. Je ne sais combien de temps je me reposai, mais lorsque je m’éveillai, il n’y avait pas encore d’apparence que le jour dût venir de sitôt, car, en Russie, les nuits sont longues. C’est le contraire en été ; il n’y en a presque pas.

Lorsque je m’étais endormi, je m’étais mis les pieds dans les cendres. Aussi, en me réveillant, je les avais chauds. Je savais par expérience que le bon feu délasse et apaise les douleurs ; c’est pourquoi je me disposai à en faire un en mettant le feu au caisson, en y ajoutant tout ce qui pourrait être susceptible de brûler. Aussitôt, ramassant et réunissant tout le bois que je pus trouver, ainsi que les coffres brisés, et en ayant mis une partie contre, je n’avais qu’à pousser mon feu et à l’incendier.

Cependant, je voulus encore attendre quelque temps, car je pensais que si mon feu, jusqu’à présent, ne m’avait attiré aucun désagrément, c’est-à-dire quelques patrouilles de Cosaques, c’est parce qu’il était petit et dans un fond, mais que le contraire pourrait fort bien arriver lorsque le caisson serait tout en feu.

La flamme commençait à éclairer et à me mettre à même de voir tout ce qui était autour de moi. Je vis venir, sur ma gauche, quelque chose que je pris d’abord pour un animal, et comme il y a beaucoup d’ours en Russie, et surtout dans cette contrée, je pensais et j’étais presque certain, à la tournure de l’individu, que c’en était un, car il marchait à quatre pattes. Il pouvait être à dix ou douze pas, et je ne pouvais encore bien le distinguer. Lorsqu’il ne fut plus qu’a cinq ou six pas, je reconnus que c’était un homme, et de suite je pensai que ce pouvait être un blessé qui, attiré par le feu, venait en prendre sa part. Crainte de surprise, je me mis sur mes gardes, et, prenant mon sabre qui était près de moi et hors du fourreau, j’avançai deux pas à la rencontre et sur la droite de l’individu, en lui criant : « Qui es-tu ? » En même temps, je lui mettais la pointe de mon sabre sur le dos, car j’avais reconnu que c’était un Russe, un vrai Cosaque à longue barbe.

Aussitôt, il leva la tête et se mit en position d’esclave, en voulant me baiser les pieds et en me disant : « Dobray Frantsouz ! »[2] et d’autres mots que je comprenais un peu et que l’on dit lorsqu’on a peur. S’il avait pu deviner, il aurait vu que j’avais, pour le moins, aussi peur que lui. Il se mit sur les genoux pour me montrer qu’il avait un coup de sabre sur la figure. Je remarquai que, dans cette position, sa tête allait jusqu’à mon épaule, de sorte qu’il devait avoir plus de six pieds. Je lui fis signe de s’approcher du feu. Alors il me fit comprendre qu’il avait une autre blessure. C’était une balle qui lui était entrée dans le bas-ventre ; tant qu’à son coup de sabre, il était effrayant. Il lui prenait sur le haut de la tête, descendant le long de la figure jusqu’au menton, et allait se perdre dans la barbe, preuve certaine que celui qui le lui avait appliqué n’allait pas de main morte. Il se coucha sur le dos pour me montrer son coup de feu ; la balle avait traversé. Dans cette position, je m’assurai qu’il n’avait pas d’armes. Ensuite il se mit sur le côté sans plus rien dire. Je me mis en face pour l’observer. Je ne voulais plus m’endormir, car je voulais, avant le jour, exécuter mon projet de mettre le feu au caisson et de partir ensuite. Mais voilà que, tout à coup, une autre terreur me prend en pensant qu’il pouvait bien contenir de la poudre !

À peine ai-je fait cette réflexion, que, tout fatigué que je suis, je me lève et, ne faisant qu’un saut au-dessus du feu et du pauvre diable qui était devant moi, je me mis à courir à plus de vingt pas sur la gauche, mais, chopant à une cuirasse qui se trouvait sur mon passage, j’allai mesurer la terre de tout mon long. J’eus encore le bonheur, dans cette chute, de ne pas me blesser, car j’aurais pu rencontrer, en tombant, quelques débris d’armes, et il y en avait beaucoup d’éparses dans cet endroit ; j’ai pu m’en assurer lorsqu’il commença à faire jour. M’étant relevé, je me mis à marcher en reculant, et toujours les yeux fixés sur l’endroit que je venais d’abandonner, comme si vraiment j’avais été certain qu’il existât de la poudre dans le caisson et qu’il allât faire explosion. Peu à peu revenu de ma peur, je regagnai l’endroit que j’avais quitté sottement, car je n’étais pas plus en sûreté à vingt pas que contre le feu.

Je pris les morceaux de bois enflammés, je les portai avec précaution à l’endroit où j’étais tombé ; ensuite je pris la cuirasse à laquelle j’avais chopé, afin de m’en servir à ramasser de la neige et à éteindre le feu. Mais à peine avais-je commencé cette besogne, qu’un bruit de fanfare se fit entendre, et, ayant attentivement écouté, je reconnus facilement les clairons de la cavalerie russe, qui m’annonçaient que je n’étais pas loin d’eux. À ce son national, j’avais vu le Cosaque lever la tête. Je cherchai, en l’examinant attentivement, à lire sur sa physionomie quelle était sa pensée, car le feu éclairait encore assez pour distinguer ses traits. Il semblait vouloir aussi lire sur ma figure l’impression que ce bruit inattendu avait produit sur moi. C’est ainsi que j’ai pu voir comme cet homme était hideux : une carrure d’Hercule, des yeux louches se renfonçaient sous un front bas et saillant ; sa chevelure et sa barbe, rousses et drues comme un crin, donnaient à ses traits un caractère sauvage. Dans ce moment, je crus voir qu’il souffrait horriblement de sa blessure, car il faisait des mouvements comme quelqu’un qui a une forte colique et, par moments, il grinçait des dents, qui ressemblaient à des crocs.

J’avais interrompu mon ouvrage, et, ne sachant plus que faire, j’écoutais stupidement cette musique sauvage, quand, tout à coup, un autre bruit se fait entendre derrière moi. Je me retourne ; jugez de ma frayeur : c’est le caisson qui s’ouvre comme un tombeau, et je vois se lever, du fond, un corps d’une grandeur extraordinaire, blanc comme neige, depuis les pieds jusqu’à la tête, ressemblant au fantôme du Commandeur dans le Festin de Pierre, tenant le dessus du caisson d’une main et un sabre nu de l’autre. À l’apparition d’un pareil individu, je fais quelques pas en arrière et je tire mon sabre. Je le regarde sans rien dire, en attendant qu’il parle le premier ; mais je vois que mon fantôme est embarrassé, en cherchant à se défaire d’un grand collet rabattu par-dessus sa tête. Ce collet tenait à un manteau blanc qui l’empêchait de distinguer ce qui l’environnait, et, comme il faisait cette manœuvre de la main dont il tenait son sabre, il ne pouvait parvenir à se débarrasser la tête sans s’exposer à faire retomber sur lui le dessus du caisson qu’il tenait de la main gauche.

Enfin, rompant le silence je lui demandai d’une voix mal assurée :

« Êtes-vous Français ?

— Eh, oui, certainement, je suis Français, la belle sacrée demande ! Vous êtes là, me dit-il, comme une chandelle bénite ! Vous me voyez embarrassé et vous ne m’aidez pas à sortir de mon cercueil ! Je vois, mon camarade, que vous avez eu peur !

— Oui, c’est vrai, mais parce que vous auriez pu être un vivant semblable à celui qui se trouve dans ce moment couché près du feu ! »

Pendant ce colloque, je l’avais aidé à sortir. À peine fut-il à terre, qu’il se débarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de ma joie en reconnaissant, dans ce fantôme, un des plus vieux grognards des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n’avais pas vu depuis notre dernière revue de l’Empereur au Kremlin, mon vieux camarade avec qui j’avais fait mes premières armes, car, en entrant aux vélites, j’étais de la compagnie dont il faisait partie et de la même escouade. J’avais été, avec lui, aux batailles d’Iéna, de Pultusk, d’Eylau, d’Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite après la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les frontières d’Espagne, au camp de Mora, où il fut, pendant cinq mois, sous mes ordres, car j’étais caporal, et le hasard l’avait fait tomber dans mon escouade[3], et, depuis, nous avions fait les autres campagnes ensemble, quoique n’étant plus du même régiment.

Picart eut de la peine à me reconnaître, tant j’étais changé et misérable, et à cause de ma peau d’ours, du reste de mon accoutrement et de la nuit. Nous nous regardions avec étonnement, moi de le voir assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et, comme il me le disait, ressemblant à Robinson Crusoé. Enfin, rompant le silence : « Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j’ai le bonheur de vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain Kalmouck, car c’en est un ; regardez-le bien : voyez ses yeux ! Il est ici depuis hier cinq heures, mais quelque temps après, il a disparu. C’est pourquoi je suis surpris de le revoir. »

Je contai à Picart comment je l’avais vu et la peur qu’il m’avait faite : « Et vous, me dit-il, mon pays, comment diable êtes-vous tombé ici pendant la nuit ? — Avant de vous conter cela, je vous demanderai d’abord si vous n’avez pas un petit morceau de quelque chose à me donner à manger. — Si, mon sergent, un petit morceau de biscuit ! » Aussitôt il ouvrit son sac et en tira un morceau de biscuit grand comme la main, qu’il me donna et que je dévorai de suite, car, depuis le 27 octobre, je n’avais pas mangé de pain[4]. En dévorant le biscuit, je lui dis : « Picart, vous avez de l’eau-de-vie ? — Non, mon pays. — Cependant il me semble que j’en sens l’odeur. — Vous avez raison, me répondit-il, car hier, lorsque l’on a pillé le caisson que vous voyez, il s’en trouvait une bouteille. Ils n’ont pu s’entendre pour la boire. Elle a été cassée et perdue. » Je lui témoignai le désir de savoir la place. Il me la montra ; alors je ramassai de la neige à l’eau-de-vie, comme j’avais fait du sang de cheval à la glace : « Pas si bête ! Dit Picart. Je n’y pensais pas. Dans ce cas, nous en trouverons de quoi nous mettre en ribote, car il paraît qu’il y en avait plusieurs bouteilles dans le caisson ! »

Le morceau de biscuit que j’avais mangé, ainsi que quelques pincées de neige à l’eau-de-vie, me firent beaucoup de bien. Alors je lui contai tout ce qui m’était arrivé, depuis la veille au soir. Picart m’écoutait et avait de la peine à me croire ; mais ce fut bien pire lorsque je lui fis un détail de la misère et de la situation de l’armée, de son régiment et de toute la Garde impériale en général. Ceux qui liront ce journal seront surpris de ce que Picart ne savait rien de tout cela : en voici la raison.



  1. Les bouleaux, ce sont des arbres qui, en Russie, viennent excessivement grands. (Note de l’auteur.)
  2. Bon Français ! (Note de l’auteur.)
  3. Au camp de Mora, où nous étions avec l’Empereur, et une fraction de chaque corps de la Garde, l’on mit des vieux grenadiers en subsistance dans nos escouades ; ce fut de la sorte que je fus le caporal de Picart. (Note de l’auteur.)
  4. Seulement un petit morceau que Grangier me donna à Smolensk le 10 novembre. (Note de l’auteur.)