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Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 03

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LIVRE III.


[1612] En cette année les orages s’assemblent, qui doivent éclater en tonnerres et en foudres les années suivantes. L’union qui fut faite entre messieurs le prince et le comte, avant le partement du dernier pour aller aux États en Normandie, tend à la division et à la ruine de ceux dont la conservation est la plus nécessaire pour la paix publique, et il n’y a moyen injuste qu’elle ne tente pour parvenir à cette fin.

Le comte de Soissons revient des États avec la même volonté contre les ministres qu’il y avoit portée, et elle s’accrut lorsqu’il trouva à son retour que le marquis d’Ancre, qui s’étoit vu déchu des bonnes grâces de la Reine, s’étoit rangé avec eux pour s’y raffermir, et lui faisoit paroître quelque refroidissement, qui, passant jusqu’à ne le vouloir plus voir, se termina enfin par une rupture entière.

Le marquis de Cœuvres, qui se tenoit offensé de la froideur avec laquelle le marquis d’Ancre s’étoit porté en l’affaire de la charge qu’il prétendoit auprès de Monsieur, se mit du côté de M. le comte, et, étant recherché du marquis d’Ancre, témoigna qu’il désiroit plutôt servir à le remettre bien avec M. le comte que non pas penser à son intérêt particulier.

Ensuite Dolé, s’étant abouché avec lui chez le sieur de Harancourt, voulut renouer la négociation du mariage dont nous avons parlé ; mais il proposoit que, sans en parler à la Reine, M. le comte et le marquis d’Ancre s’y engageassent seulement entre eux : à quoi le marquis de Cœuvres répondit qu’il n’étoit pas raisonnable que M. le comte se mît au hasard de recevoir un nouveau déplaisir, rentrant au traité d’une affaire de laquelle il avoit déjà reçu tant de mécontentement, mais que si le marquis d’Ancre et sa femme pouvoient prévaloir aux mauvais offices que les ministres lui avoient rendus, le remettre bien auprès de la Reine, et lui faire agréer cette proposition, on le trouveroit toujours tel qu’il avoit été par le passé. Le marquis d’Ancre, ne se tenant pas assez fort pour tirer ce consentement de la Reine, ne passa pas plus outre en cette négociation, mais, changeant de batterie, fit entendre à M. le comte qu’il recevroit de la Reine tous les bons traitemens qu’il pourroit désirer, mais qu’il eût bien voulu que la liaison d’entre lui et M. le prince n’eût pas été si étroite ; ce qu’il ne put pas lui faire sentir si délicatement que M. le comte ne jugeât bien qu’on ne pensoit qu’à les désunir.

On fit tenter la même chose du côté de M. le prince par le sieur Vignier et autres ; mais tout cela réussit au contraire de ce qu’on désiroit, car leur union s’en fit plus grande, et ils en prirent occasion d’avancer leur partement de la cour, l’un allant à Valery et l’autre à Dreux.

La Reine, lassée du tourment qu’elle avoit des nouvelles prétentions qui naissoient tous les jours en l’esprit de ces princes et autres grands, se résout, pour se fortifier contre eux et assurer la couronne au Roi son fils, de faire, nonobstant leur absence, la publication des mariages de France et d’Espagne, que dès le commencement de sa régence elle avoit désirés ardemment, ayant dès lors mis cette affaire en délibération avec les princes et les grands du royaume, qui firent paroître en cette occasion-là que la diversité des jugemens vient d’ordinaire des passions dont les hommes sont agités ; car, la plus grande part le jugeant nécessaire, quelques-uns essayèrent de l’en divertir ; mais elle, qui, ouvrant les yeux pour en connoître la cause, jugea que l’intérêt particulier faisoit improuver à peu d’esprits ce que l’utilité publique faisoit souhaiter à beaucoup, par l’avis de son conseil se résolut d’y donner l’accomplissement.

Pour cet effet, elle envoya dès lors des princes et seigneurs découvrir les sentimens du Pape, de l’Empereur, du roi d’Angleterre, et de tous les autres princes et alliés. Après une approbation générale, elle conclut le double mariage, donnant une fille et en prenant une autre, et ce à même condition, n’y ayant autre changement que ce que la nature du pays change soi-même.

Maintenant ces mariages devant être publiés, et le jour en étant pris au 25 de mars, messieurs le prince et le comte de Soissons, quoiqu’ils eussent opiné à ces mariages, se retirent, et n’y veulent pas assister.

Le duc du Maine[1] ne laissa pas d’aller au jour nommé trouver l’ambassadeur d’Espagne, et le mener au Louvre, où le chancelier ayant fait tout haut la déclaration de Leurs Majestés touchant l’accord desdits mariages, l’ambassadeur confirma le consentement et la volonté du Roi son maître ; puis, allant saluer Madame, parla à elle à genoux, suivant la coutume des Espagnols quand ils parlent à leurs princes.

En témoignage de l’extrême réjouissance qu’on en reçoit, il se fait des fêtes si magnifiques, que les nuits sont changées en jours, les ténèbres en lumière, les rues en amphithéâtres.

On n’est pas si occupé en ces réjouissances publiques, qu’on ne pense à rappeler à la cour les princes qui s’en étoient éloignés, la pratique du temps portant qu’on couroit toujours après les mécontens pour les satisfaire, joint que la maison de Guise et le duc d’Epernon se croyoient alors si nécessaires, qu’ils concevoient déjà espérance de tirer de grands avantages de cet éloignement ; ce que le marquis d’Ancre ne pouvoit aucunement souffrir, et les ministres d’autre côté ne croyoient pas que ces mariages se pussent sûrement avancer en leur absence.

On dépêcha à M. le comte le sieur d’Aligre, qui étoit intendant de sa maison, avec des offres avantageuses pour le ramener ; mais il le renvoya avec défenses de se mêler jamais de telles affaires.

Cependant le marquis de Cœuvres, qui avoit commencé, comme nous avons dit, de traiter avec Dolé pour le raccommodement de M. le comte et du marquis d’Ancre, lui mit en avant le gouvernement de Quillebeuf en Normandie. Le marquis d’Ancre se fait fort de le faire agréer à la Reine ; il lui en parle, il s’enferme avec elle dans son cabinet pour l’en prier ; elle le refusa ouvertement, sachant bien que cette place ne le contenteroit que pour trois mois, et lui donneroit par après une nouvelle audace.

Le duc de Bouillon et ses sectateurs lui représentèrent là-dessus qu’elle devoit obliger les princes durant sa régence, afin que, quand elle en seroit sortie, elle se trouvât considérable par beaucoup de serviteurs puissans et affectionnés ; que le Roi pouvant un jour oublier ses services, et trouver à redire à sa conduite, elle pouvoit y apporter des précautions, et prévenir le mal, faisant des créatures intéressées à sa défense.

Mais ces raisons n’apportèrent aucun changement en son esprit, que les ministres fortifioient comme ils devoient contre tels avis.

Le marquis d’Ancre ne perdoit point courage pour cela, et espéroit enfin l’emporter sur l’esprit de la Reine. Il s’offrit d’aller trouver ces princes de la part de Leurs Majestés, et qu’il diroit à M. le comte qu’il avoit laissé Leurs Majestés bien disposées en sa faveur pour la demande dudit gouvernement, dont il espéroit qu’enfin il auroit contentement, mais qu’il n’avoit pu en tirer parole plus expresse.

Les ministres, qui eurent peur que, outre la négociation publique, il se traitât quelque chose en particulier contre eux, désirèrent que quelqu’un d’entre eux accompagnât le marquis d’Ancre. M. de Villeroy fut choisi. On eut peine à y faire consentir M. le comte, qui jusque-là n’avoit point voulu ouïr parler d’aucune réconciliation avec les ministres, mais seulement avec le marquis d’Ancre.

Ce voyage ne fut pas sans fruit : messieurs le prince et le comte reviennent par cette entremise, bien que le marquis d’Ancre et M. de Villeroy eussent travaillé bien diversement en leur légation, puisque, à l’insu dudit sieur de Villeroy, il fut résolu avec les princes que celui qui avoit la faveur n’oublieroit rien de ce qu’il pourroit pour rabattre l’autorité des ministres et élever les princes, dont ils se promettoient beaucoup.

La première affaire qui fut mise sur le tapis à leur retour, fut celle des articles des deux mariages. Quelques-uns conseillèrent à M. le comte de ne pas donner son consentement, et d’empêcher aussi celui de M. le prince, jusques à ce qu’il eût Quillebeuf qu’on lui avoit fait espérer. Il avoit quelque inclination à ce faire ; mais il en fut empêché par les caresses qui lui furent faites à son arrivée, et le conseil que lui en donna le maréchal de Lesdiguières, qui n’étoit pas encore détrompé de l’espérance qu’on lui donnoit de le faire duc et pair.

Y ayant donné leur consentement, on fait et on reçoit en même temps de célèbres ambassades ; le duc de Pastrane vient en France, le duc du Maine va en Espagne, les contrats sont passés avec solennité de part et d’autre ; le roi d’Espagne, pour favoriser la France, ordonne que la fête de ce grand saint que nous avons eu pour roi sera solennisée dans ses États.

Il y avoit en ce temps un grand différend entre les ecclésiastiques de ce royaume et le parlement, sur un livre intitulé De ecclesiasticâ et politicâ potestate que Richer, syndic de la Faculté de théologie, fit imprimer sans y mettre son nom, dans lequel il parloit fort mal de la puissance du Pape en l’Église.

Plusieurs s’en scandalisèrent. L’auteur fut incontinent reconnu ; la Faculté étoit prête de s’assembler pour en délibérer ; le parlement la retient, fait, par arrêt du premier de février, commandement au syndic d’apporter tous les exemplaires au greffe, et à la Faculté de surseoir toute délibération jusqu’à ce que la cour soit éclaircie du mérite ou du démérite du livre.

Le cardinal du Perron, archevêque de Sens, et ses évêques suffragans provincialement assemblés, firent le 13 de mars la censure que la Faculté de théologie avoit été empêchée de faite par le parlement, et le condamnèrent comme contenant plusieurs propositions scandaleuses et erronées, et comme elles sonnent, schismatiques et hérétiques, sans toucher néanmoins aux droits du Roi et de la couronne, et aux droits, immunités et libertés de l’Église gallicane.

Richer fut si téméraire qu’il en appela comme d’abus, disant que les évêques s’étoient assemblés sans la permission du Roi, et sans indiction et convocation préalablement requise par les ordonnances, sans l’avoir appelé ni ouï, contre l’autorité de la cour, qui, ayant défendu à la Sorbonne de délibérer sur ce sujet, avoit lié les mains à tous autres d’en connoître, et enfin que la censure étoit générale et vague, sans coter aucune proposition particulière, et la réservation semblablement.

Son relief d’appel lui ayant été refusé au sceau, il s’adressa à la cour pour obtenir arrêt afin de le faire sceller ; mais le parlement, plus religieux que lui, ne jugeant pas devoir se mêler de cette affaire, ne lui en donna pas le contentement qu’il s’étoit promis. La Faculté le voulut déposséder de son syndicat, ne pouvant souffrir qu’étant homme de si mauvaise réputation en sa doctrine, il fût honoré de cette charge première.

Ils s’assemblèrent le premier de juin pour ce sujet ; mais il déclara qu’il s’opposoit formellement à ce qu’il fût délibéré sur ladite proposition ; et voyant qu’on passoit outre, il fit venir deux notaires, et appela comme d’abus du refus que l’on faisoit de déférer à son opposition.

Cette assemblée s’étant passée ainsi, en la suivante, qui fut le 3 de juillet, la cour envoya Voisin faire défenses aux docteurs de traiter de cette affaire. Le différend étant rapporté à Leurs Majestés, le chancelier, qui étoit long à résoudre et chanceloit long-temps avant que de s’arrêter à un avis certain, envoya à leur assemblée du premier d’août leur faire, de la part du Roi, la même défense qui leur avoit été faite au nom de la cour ; mais en la suivante, qui fut le premier de septembre, il leur envoya des lettres patentes du Roi, par lesquelles il leur étoit ordonné de procéder à l’élection d’un nouveau syndic.

Richer fit plusieurs contestations au contraire[2], nonobstant lesquelles on ne laissa pas de passer outre, et on élut le docteur Filsac, curé de Saint-Jean en Grève ; et, pour ne plus tomber en semblables fautes et inconvéniens que celui dont on venoit de sortir, la Faculté ordonna qu’à l’avenir le syndic n’exerceroit plus sa charge que deux ans durant, et que même, à la fin de la première année, il demanderoit à la Faculté si elle avoit agréable qu’il continuât l’autre.

Peu après, une prébende de l’église cathédrale de Paris ayant vaqué au mois des gradués nommés, et lui devant appartenir de droit comme au plus ancien, elle lui fut refusée, étant réputé indigne d’être admis en une si célèbre compagnie.

Cependant, à la cour, M. le comte continuoit toujours sa poursuite pour Quillebeuf ; la Reine dilayoit et essayoit par ce moyen faire ralentir la sollicitation qu’il lui en faisoit, puis enfin cesser tout-à-fait de l’en presser ; mais quand elle vit que cela ne servoit de rien, et qu’il étoit si attaché à ce dessein qu’il n’en pouvoit être diverti que sur la créance absolue de ne le pouvoir emporter, elle le lui refusa ouvertement, dont M. le prince et lui témoignèrent tant de mécontentement qu’il ne se peut dire davantage.

La maison de Guise et M. d’Epernon n’étoient pas plus satisfaits de leur côté, recevant un témoignage de leur peu de faveur en la défense qui fut faite à M. de Vendôme, qui étoit uni à eux, avec le consentement de la Reine, d’aller tenir les États en Bretagne, dont on donna la charge au maréchal de Brissac, que M. de Vendôme ayant fait appeler, il lui fut fait commandement de se retirer à Anet, et à l’autre d’aller tenir les États.

Messieurs le prince et le comte, jugeant, du peu de satisfaction que l’un et l’autre parti recevoient, que le crédit des ministres auprès de la Reine, et leur union entre eux leur étoient un obstacle invincible à tous les avantages qu’ils espéroient tirer de l’État, se résolurent, avec le marquis d’Ancre, de tenter les voies les plus extrêmes pour les ruiner ; à quoi messieurs de Bouillon et de Lesdiguières s’accordèrent, le premier ayant porté M. le comte jusqu’à l’engager à faire un mauvais parti au chancelier, l’autre s’étant obligé envers eux, en cas de nécessité, de leur amener jusqu’aux portes de Paris dix mille hommes de pied et cinq cents chevaux.

Le terme qu’avoit pris M. le comte étoit au retour d’un petit voyage qu’il alloit faire en Normandie ; mais, auparavant qu’il arrivât, il changea de volonté par l’avis du marquis de Cœuvres, qui lui conseilla de n’exécuter pas de sang-froid ce qu’il avoit entrepris dans l’ardeur et la promptitude de la colère.

En ce voyage de Normandie, le maréchal de Fervaques, qui étoit gouverneur de Quillebeuf, en fortifia la garnison de quantité de gens de guerre extraordinaire. M. le comte s’en offense, envoie vers la Reine pour s’éclaircir si c’étoit de son commandement qu’il en eût usé de la sorte ; la Reine, à l’insu de laquelle cela s’étoit fait, commanda au maréchal de Fervaques de venir trouver le Roi, d’ôter la garnison de Quillebeuf, et y recevoir quelques compagnies de Suisses, en attendant que M. le comte fût retourné à la cour.

M. le comte n’est pas satisfait ; il prétend que, comme gouverneur, il est de son honneur que ce changement de garnison soit fait par lui, et non par aucun autre à qui Sa Majesté en donne charge.

À ce bruit, M. de Rohan, qui étoit à Saint-Jean-d’Angely, lui envoie faire offre de sa personne et de son crédit dans le parti des huguenots ; toute la ligue de la maison de Guise, excepté M. d’Epernon, prit ce temps pour essayer de s’accommoder avec lui.

Mais ce différend fut incontinent assoupi parce qu’on lui accorda tout ce qu’il demandoit, sous la parole qu’il donna à Leurs Majestés que deux heures après qu’il auroit fait cet établissement de la garnison de Quillebeuf il en sortiroit, pour assurance de quoi le marquis de Cœuvres demeura près de Leurs Majestés durant que ce changement se faisoit.

Cette longue demeure de M. le comte en Normandie ennuyoit fort au marquis d’Ancre, qui étoit si passionné de perdre le chancelier, selon qu’il en étoit convenu avec M. le comte, qu’il lui sembloit qu’il n’y avoit aucune affaire de conséquence égale à celle-là qui le pût retenir en Normandie ; et ce qui augmentoit son impatience étoit qu’en ce temps se fit la découverte d’un dessein, qui sembla d’autant plus étrange qu’il est peu ordinaire d’en pratiquer de semblables dans ce royaume.

Le duc de Bellegarde étoit si jaloux de la faveur que le maréchal et la maréchale sa femme avoient auprès de la Reine, et si désireux d’occuper leur place, que, ne pouvant, par moyens humains, parvenir à ses fins, il se laissa aller à la curiosité de voir si, par voies diaboliques, il pourroit satisfaire le déréglement de sa passion. Moysset, qui de simple tailleur étoit devenu riche partisan, homme fort déréglé en ses lubricités et curiosités illicites tout ensemble, lui proposa que s’il vouloit il lui mettroit des gens en main qui, par le moyen d’un miroir enchanté, lui feraient voir jusqu’à quel point étoit la faveur du maréchal et de la maréchale, et lui donneroient moyen d’avoir autant de part qu’eux en la bienveillance de la Reine. Le duc n’entend pas plus tôt cette proposition, qui flattoit ses sentimens, qu’il lui adhère.

Le peu de fidélité qu’il y a dans le monde, jointe à la bonté de Dieu, qui ne permet souvent que tels desseins soient découverts pour détourner les hommes par la crainte des peines temporelles, dont ils devroient être divertis par l’amour de Dieu, fit que le maréchal et la maréchale eurent connoissance de ce qui se faisoit non-seulement à leur préjudice, mais à celui de leur maîtresse, et ce, par le moyen de ceux-mêmes qui vouloient tromper Moysset et Bellegarde.

Ils animent la Reine sur ce sujet avec grande raison, et, pour ce que le chancelier, selon sa coutume de ne pousser jamais une affaire jusqu’au bout, apportoit beaucoup de longueur à sceller les commissions nécessaires pour cette affaire, ils font que la Reine lui témoigne avoir du mécontentement de son procédé trop lent et irrésolu en un sujet de telle conséquence.

Et, afin de s’appuyer davantage en cette poursuite, à laquelle il s’affectionnoit d’autant plus qu’il avoit toujours été, même avant la régence, ennemi du duc de Bellegarde, il dépêcha un courrier exprès vers M. du Maine, qui étoit déjà sur les frontières d’Espagne, revenant de son ambassade, afin qu’il lui vînt aider à défaire leur commun ennemi.

L’action est intentée au parlement contre Moysset ; il est poursuivi à toute outrance ; de sa condamnation s’ensuivoit la perte du duc de Bellegarde, qui ressentoit d’autant plus le poids de cette affaire, qu’il craignoit que, sous ce prétexte, on n’en voulût et au bien de Moysset qui étoit grand, et à son gouvernement de Bourgogne, et à sa charge de grand-écuyer.

Comme il n’oublioit rien de ce qu’il pouvoit adroitement pour se défendre au parlement, il ne s’endormoit pas pour trouver du secours dans la cour pour s’aider à se purger de ce qu’il n’estimoit qu’une galanterie ; mais jamais le maréchal et la maréchale sa femme ne voulurent arrêter le cours du procès, quelque instance que leur en pussent faire les ducs de Guise et d’Epernon, jusqu’à ce que, reconnoissant que la cour de parlement, qui, comme tout le reste du royaume, envioit la faveur de lui et de sa femme, étoit inclinée à l’absoudre par la mauvaise volonté qu’elle leur portoit, ils jugèrent que, sous le prétexte de ces affronteurs, ils en vouloient aux biens de Moysset et aux charges du duc de Bellegarde, comme nous avons dit ci-dessus ; ce qui fit que, pour tirer quelque avantage de cette affaire, ils intervinrent auprès de la Reine pour la supplier de l’assoupir, et firent en sorte que le procès fut ôté du greffe et brûlé.

M. le comte étant revenu à la cour, ne voulut pas exécuter contre le chancelier ce qui avoit été arrêté, mais continua sa poursuite pour le gouvernement de Quillebeuf. Les ministres se résolvoient à porter la Reine à lui donner contentement ; M. de Villeroy même s’avança jusque-là de dire que non-seulement il en étoit d’avis, mais le signeroit s’il en étoit besoin. La maison de Guise essayoit de se remettre bien avec M. le comte, le marquis d’Ancre faisoit le froid, parce qu’il eût désiré que la ruine des ministres eût précédé ; mais la mort dudit sieur comte[3] trancha avec le fil de sa vie le cours de ses desseins et de ses espérances. Il étoit allé à Blandy, pensant y demeurer peu de jours ; il y demeura malade d’une fièvre pourprée qui l’emporta le onzième jour, premier de novembre.

La Reine, reconnoissant la perte que fait la France en la personne de M. le comte, s’en afflige, et témoigne par effet à son fils l’affection qu’elle a au nom qu’il porte, lui conservant sa charge de grand-maître de la maison du Roi, et, des deux gouvernemens de Dauphiné et de Normandie qu’il avoit, celui de Dauphiné.

Quant à celui de Normandie, ayant dessein de le retenir sous son nom, elle le lui refusa, et depuis au prince de Conti, qu’elle contenta par celui d’Auvergne qu’avoit lors M. d’Angoulême qui étoit dans la Bastille.

Je ne veux pas oublier de dire en ce lieu qu’un père cordelier portugais, qui prêchoit lors avec grande réputation à Paris, et faisoit état d’être grand astrologue, lui avoit prédit la mort de ce prince six mois auparavant qu’elle fût arrivée.

M. le comte étant mort, le marquis d’Ancre qui en vouloit aux ministres, pour se fortifier contre eux, se voulut appuyer de M. le prince, et, afin de se lier d’autant plus étroitement avec lui et les siens, fait dessein de moyenner le mariage de M. du Maine avec mademoiselle d’Elbeuf, et de M. d’Elbeuf avec la fille dudit marquis, moyennant quoi l’on ôteroit la Bourgogne à M. de Bellegarde pour la donner à

M. du Maine. M. de Bellegarde est mandé pour ce sujet ; mais, apprenant sur le chemin qu’on en vouloit à son gouvernement, il s’en retourna à Dijon, offensé principalement contre le baron de Luz, d’autant qu’à la mort de M. le comte, le marquis de Cœuvres se réunit au marquis d’Ancre, et le baron de Luz prit sa place dans les intrigues du marquis d’Ancre et de M. le prince, et de ceux qui l’assistoient. C’est pourquoi M. de Bellegarde lui voulut mal, et lui attribua la cause de ce mauvais conseil qui avoit été pris contre lui.

La maison de Guise se joint à cette mauvaise volonté, tant pour l’amour de M. de Bellegarde que pour le déplaisir qu’ils ont de voir que le baron de Luz, qui avoit été des leurs et savoit tous leurs secrets, étoit passé dans la confiance de l’autre parti ; et leur haine lui coûta cher, comme nous verrons dans l’année suivante.

Voilà ce qui se passa cette année dans la cour, et la peine que l’ambition de ce prince et des grands donna à la Reine, mais dont elle se tira heureusement pour ce qu’elle donna toujours au conseil des ministres le crédit qu’elle devoit. Elle n’eut pas moins de peine aux affaires qui survinrent hors de la cour dans les provinces.

Vatan, homme de qualité, qui, s’étant fait huguenot de nouveau, croyant que si tout crime pendant la minorité du Roi n’étoit permis, au moins seroit-il impuni, ému de divers mécontentemens qu’il entendoit dire qui étoient à la cour, et des mouvemens qu’il croyoit que produiroit l’assemblée des huguenots qui étoit lors sur pied, s’abandonna soi-même jusqu’à ce point, après avoir abandonné Dieu, qu’au milieu de la Sologne, où tout son bien étoit situé, à vingt-cinq lieues de Paris, il bat la campagne et fortifie sa maison, sur l’espérance qu’il avoit que ces commencemens seroient suivis de ses confrères, dont il seroit bientôt secondé et secouru. Mais il ne se méconnut pas sitôt qu’il se vit assiégé dans Vatan, pris et exécuté le 2 de janvier, pour arrêter, par la punition de son crime, le cours de la rebellion qu’il avoit voulu exciter. Son exemple n’ayant pas peu servi à calmer l’orage dont il sembla que nous étions menacés, on peut dire avec vérité que sa mort fut avantageuse au public, utile à lui-même et aux siens, à lui parce qu’il revint au giron de l’Église en mourant, et aux siens parce que sa sœur recueillit toute sa succession, dont la Reine la gratifia.

Sa Majesté eut bien plus de difficulté à apaiser le trouble que le duc de Rohan suscita à Saint-Jean-d’Angely, dans lequel il essayoit d’engager tout le parti huguenot, et une assemblée qui ensuite se tint à La Rochelle, contre son autorité.

Chacun s’étant, comme nous avons dit l’année passée, séparé de l’assemblée de Saumur avec dessein d’aller empoisonner les provinces dont ils étoient partis, le duc de Rohan s’en alla à ces fins à Saint-Jean-d’Angely, place dont il avoit été fait gouverneur après la mort du sieur de Sainte-Mesme ; mais, parce que le feu Roi ne vouloit point qu’il y demeurât, il avoit mis dans la ville un vieux cavalier, nommé M. Desageaux, en qualité de lieutenant de roi : celui-ci étant mort, il donna cette lieutenance à M. de Brassac, de laquelle à l’arrivée de M. de Rohan en cette place il étoit en possession et exercice.

La Reine-mère, qui ne croyoit pas les desseins du duc de Rohan bons, et qui étoit assurée de l’intention du sieur de Brassac à bien servir, lui manda qu’il gardât soigneusement que le duc de Rohan ne se saisît de la place, évitant néanmoins d’en venir aux extrémités, de peur que cela ne fit émotion par toute la France, et ne servît de prétexte à ceux qui étoient prêts de brouiller.

Ils demeurèrent huit mois en cet état-là, M. de Brassac le plus fort dans la ville, et l’autre tâchant d’y gagner le dessus ; ce qui lui étant impossible, il eut recours à une autre voie, et, par le moyen de ses amis qu’il avoit à la cour, s’accommoda avec la Reine, promit de l’aller trouver pourvu que Brassac y allât aussi : l’accord fut fait, ils furent mandés tous deux, et s’y acheminèrent ensemble.

Quinze jours après, le sieur de Rohan feignit une maladie arrivée à son frère, demande congé à la Reine pour l’aller voir : il part, s’achemine en Bretagne où l’autre étoit, puis s’en va dans Saint-Jean-d’Angely, où d’abord, ayant étonné les habitans, qui ne voyoient plus le sieur de Brassac, il chassa le sergent-major de la garnison[4], nommé Grateloup, natif de la ville, mais bien serviteur du Roi ; mit aussi dehors le lieutenant de la compagnie de M. de Brassac, qui étoit un fort vieux homme, que le feu Roi lui avoit baillé, et encore quelques autres habitans. Ce qui ayant été su à la cour, on assemble le conseil, où messieurs les maréchaux de Lesdiguières et de Bouillon se trouvèrent ; là on mit en délibération si l’on devoit renvoyer ledit sieur de Brassac pour essayer à ce coup de mettre l’autre dehors, tout le monde jugeant la chose encore assez facile. Enfin la timidité du conseil de ce temps l’emporta, et il fut résolu d’écouter ceux du cercle qui étoient à La Rochelle, et le sieur de Rohan : là-dessus leurs propositions furent que derechef l’on s’accommoderoit, pourvu qu’on donnât récompense audit sieur de Brassac de la lieutenance de roi de Saint-Jean.

Et, d’autant qu’en même temps le sieur de Préaux, gouverneur de Châtellerault, mourut, la Reine voulut qu’on fît sa démission de la lieutenance en faveur de celui que nomma ledit sieur de Rohan, et qu’il eût le gouvernement de Châtellerault, ce qui fut exécuté.

Cette assemblée de La Rochelle fut prévue longtemps auparavant, et, sur les avis que Leurs Majestés eurent que les séditieux et mécontens de l’assemblée de Saumur la vouloient tenir sans son autorité et permission, Le Coudray, conseiller au parlement de Paris, qui avoit accoutumé d’aller tous les ans à La Rochelle pour ses affaires particulières, y fut envoyé par Leurs Majestés avec commission d’intendant de la justice, et avec charge d’avoir l’œil aux mouvemens qui se pourroient élever à La Rochelle, empêcher que l’assemblée ne se fît si on la vouloit entreprendre, et donner avis à Leurs Majestés de ce qui seroit nécessaire de faire pour leur service en cette occasion.

Le peuple en eut quelque avis, mais non selon la vérité, qui n’est jamais naïve ni nue dans les bruits, mais déguisée et enveloppée de faussetés, selon la passion de ceux qui les font courir parmi les peuples. Ils disent que Le Coudray est envoyé pour avoir soin de la police, qui leur appartient par leurs priviléges, et pour les faire séparer de l’union qu’ils ont avec leurs autres frères, et qu’il a mendié cette commission de Leurs Majestés, leur donnant faussement à entendre qu’ils n’étoient pas serviteurs du Roi.

Là-dessus ils s’émeuvent, s’attroupent, prennent les armes ; Le Coudray saisi de peur demande sûreté au maire pour se retirer ; c’est ce qu’ils vouloient : sa peur les assure ; il n’est pas plutôt hors leur ville qu’ils tiennent assemblée.

La Reine en ayant avis, et craignant cette émeute, à laquelle elle ne peut se résoudre de s’opposer avec vigueur, fait appeler Le Rouvray et Miletière, députés ordinaires des huguenots à la suite de Leurs Majestés, leur témoigne le juste sujet de mécontentement qu’elle reçoit, écoute les plaintes qu’ils lui font, leur fait espérer une partie de ce qu’ils désirent, et commande au Rouvray d’aller promptement à La Rochelle leur faire commandement de sa part de se séparer, que Sa Majesté oubliera tout ce qui s’est passé, et fera cesser toutes les poursuites qui pourroient avoir été commencées contre eux, et lui met en main une déclaration de Sa Majesté, portant confirmation de l’édit de pacification, et oubli de tout ce qui s’étoit fait au contraire.

Un orage s’éleva au même temps contre les jésuites pour un livre composé par un des leurs, nommé Becanus[5], et intitulé : la Controverse d’Angleterre touchant la puissance du Roi et du Pape.

Ce livre fut vu en France en novembre, et accusé par aucuns docteurs en leur assemblée du premier de décembre, comme proposant le parricide des rois et des princes pour une action digne de gloire. Ils se mirent en devoir de le censurer, et s’adressèrent au cardinal de Bonzy pour en avoir permission de Sa Majesté ; à laquelle représentant qu’il étoit à propos d’en donner avis à Sa Sainteté, afin que, s’il lui plaisoit d’en faire faire la censure, elle fût de plus de poids et eût cours par toute la chrétienté, Sa Majesté eut agréable qu’il leur commandât de sa part de différer jusqu’à quelque temps, qu’elle leur feroit savoir sa volonté sur ce sujet, et que cependant il en donnât avis à Rome, afin qu’on y mît l’ordre qu’on jugeroit être de raison.

Les Vénitiens, d’autre côté, avoient aussi, dès le commencement de l’année, renouvelé tous les décrets qu’ils avoient faits contre leur société, de sorte qu’ils reçurent de l’affliction de toute part.

Nous finirons cette année par quatre accidens remarquables qui y arrivèrent.

L’empereur Rodolphe, non tant cassé d’années que lassé des afflictions qu’il recevoit de se voir dépouillé de ses États par son frère et méprisé de tous les siens, mourut la soixante-unième année de son âge, un lion et deux aigles qu’il nourrissoit chèrement ayant, par leur mort arrivée peu auparavant, donné un présage de la sienne.

Son frère Mathias, dont il avoit sans cesse en sa maladie prononcé le nom par forme de plainte,

comme l’accusant d’être cause de sa mort, lui succéda à l’Empire ; mais il ne jouira ni heureusement ni longuement de cette dignité, à laquelle il a violemment et injustement aspiré, violant les lois de la piété fraternelle.

Gustave, nouveau roi de Suède, que nous avons dit l’année passée avoir succédé à Charles son père, qui mourut de déplaisir des mauvais succès qu’il eut en la guerre qu’il avoit contre le roi de Danemarck, rappela si bien, par son adresse et son courage, la fortune de son côté, qu’il contraignit le roi de Danemarck à le rechercher de paix, à laquelle il consentit pour tourner ses armes vers la Pologne et la Moscovie.

En Italie, François, duc de Mantoue, mourut le 22 décembre, laissant enceinte la duchesse sa femme, fille du duc de Savoie, qui en prendra occasion d’allumer la guerre, en laquelle le Roi se trouvera diversement engagé ; premièrement contre lui, comme injuste agresseur, puis en sa défense, de peur que les armes d’Espagne ne s’emparent de ses États, et n’étendent trop avant leurs frontières vers nous.

Et le roi d’Angleterre, pour étreindre d’un nouveau nœud son alliance avec les princes protestans d’Allemagne, préféra l’alliance de Frédéric, comte Palatin, futur électeur, à celle des têtes couronnées, et lui promet sa fille unique en mariage. Le comte passe en Angleterre en novembre, les fiançailles s’y font, mais leurs réjouissances sont troublées par la mort du prince de Galles, arrivée en décembre : ce prince étoit gentil, et promettoit beaucoup de soi ; et sa mort semble présager les malheureux succès que ces noces ont eus pour l’Angleterre.

  1. Le duc du Maine  : Henri de Lorraine, fils du fameux duc de Mayenne, mort l’année précédente.
  2. Richer fit plusieurs contestations : L’affaire de Richer ne fut terminée qu’en 1629, sous le ministère de Richelieu.
  3. Mais la mort dudit sieur comte : Il eut pour successeur de son nom son fils aîné Louis de Bourbon, qui joua un grand rôle sous la régence de Marie de Médicis, et tons le ministère de Richelieu.
  4. Le sergent-major de la garnison : l’adjudant de place.
  5. Ce jésuite portoit si loin l’autorité du Pape dans ses ouvrages, que Paul v fit condamner par le Saint-Office un de ses Traités sur la puissance du Roi et du Souverain Pontife. Le décret est du 3 janvier 1613.