Aller au contenu

Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 06

La bibliothèque libre.


LIVRE VI.


[1615] Les États, qui furent ouverts le 27 d’octobre de l’année précédente, continuèrent jusqu’au 23 de février de celle-ci.

La première contention qui s’émut entre eux, fut du rang auquel chacun des députés devoit opiner dans les chambres. Sur quoi le Roi ordonna qu’ils opineroient par gouvernemens, tout le royaume étant partagé en douze, sous lesquels toutes les provinces particulières sont comprises.

Quand on vint à délibérer de la réformation des abus qui étoient en l’État, il s’éleva d’autres contentions dont l’accommodement n’étoit pas si facile.

La chambre de la noblesse envoya prier celle de l’Église qu’elle se voulût joindre à elle, pour supplier Sa Majesté qu’attendant que l’assemblée eût pu délibérer sur la continuation ou la révocation de la paulette, qui rendoit les offices héréditaires en France, il plût à Sa Majesté surseoir le paiement du droit annuel pour l’année suivante, lequel on tâchoit de hâter, et faire révoquer les commissions qui obligeoient les ecclésiastiques et nobles à montrer les quittances du scel qu’ils auroient pris depuis deux ans, ce qui étoit en effet les traiter en roturiers.

Le clergé, considérant que par la paulette la justice, qui est la plus intime propriété de la royauté, est séparée du Roi, transférée et faite domaniale à des personnes particulières ; que par elle la porte de la judicature est ouverte aux enfans, desquels nos biens, nos vies et nos honneurs dépendent ; que de là provient la vénalité du détail de la justice, qui monte à si haut prix qu’on ne peut conserver son bien contre celui qui le veut envahir qu’en le perdant, et pour le paiement de celui qui le doit défendre ; qu’il n’y a plus d’accès à la vertu pour les charges ; qu’elles sont rendues propres à certaines familles, desquelles vous ne les sauriez tirer qu’en les payant à leur mort, d’autant qu’elles sont assurées de ne les pouvoir perdre : ce qui établit une merveilleuse tyrannie en elles, et principalement en celles de lieutenans généraux des provinces, les charges desquels ne furent jamais, du vivant du feu Roi, comprises au droit annuel : pour toutes ces considérations, elle trouva bon de se joindre à cette première proposition de la noblesse. Quant à la seconde, elle s’y joignit pour son propre intérêt.

La chambre du tiers-état, les députés de laquelle étoient, par un des principaux articles de leur instruction, chargés de demander l’extinction de ladite paulette, députa vers le clergé, et consentit à se joindre auxdites demandes. Mais, pour ce que la plupart desdits députés étoient officiers, et partant intéressés à faire le contraire de ce qui leur étoit ordonné, ils ajoutèrent, pour éluder cette résolution, qu’ils prioient aussi le clergé et la noblesse de se joindre à eux en deux supplications qu’ils avoient à faire à Sa Majesté : la première, qu’il lui plût, attendu la pauvreté du peuple, surseoir l’envoi de la commission des tailles jusqu’à ce que Sa Majesté eût ouï leurs remontrances sur ce sujet, ou, dès à présent, leur en eût diminué le quart ; la seconde, qu’attendu que par ce moyen et par la surséance du droit annuel, ses finances seroient beaucoup amoindries, il lui plût aussi faire surseoir le paiement des pensions et gratifications qui étoient couchées sur son état.

Les chambres du clergé et de la noblesse, jugeant bien que cette réponse du tiers-état étoit un déni en effet, sous un apparent prétexte, de consentir à leurs avis, délibéroient de faire leurs supplications au Roi sans l’adjonction de ladite chambre, lorsque Savaron et cinq autres députés d’icelle vinrent trouver celle du clergé, leur remontrer que, sur la surséance du droit annuel, on faisoit courir fortune à tous les officiers dont il y avoit grand nombre en leur chambre ; que le Roi retireroit par ce droit un grand argent ; que si on l’ôtoit, c’étoit retomber en la confusion qui étoit auparavant la ligue, quand le Roi donnoit les offices à la recommandation des grands, auxquels les officiers demeuroient affidés et non pas au Roi ; que, si on vouloit retrancher le mal par la racine, il falloit ôter toute la vénalité, Puis ils firent une particulière plainte de l’ordonnance des quarante jours, priant Messieurs du clergé de se joindre à eux pour en tirer la révocation.

La chambre ecclésiastique fut confirmée, par cette seconde députation, au jugement qu’elle fit de la première, et n’estima pas bonnes les raisons alléguées en faveur de la paulette : la première, d’autant que c’étoit une mauvaise maxime de croire que tout ce qui est utile aux finances du Roi le soit au bien et à la conservation de l’État ; que ce n’est pas tant la recette qui enrichit comme la modération de la mise, laquelle, si elle n’est réglée comme il faut, le revenu du monde entier ne seroit pas suffisant : la seconde, d’autant que l’expérience du passé rendroit sage pour l’avenir, et que Sa Majesté donneroit à la vertu et au mérite les charges, non à la recommandation des grands.

Quant à la proposition d’éteindre la vénalité, il n’y avoit personne qui ne l’agréât ; Premièrement, parce que c’étoit ce qui augmentoit le nombre au préjudice du pauvre peuple, aux dépens duquel ils vivent, et, s’exemptant de la part qu’ils devoient porter de leurs charges, le laissent tellement opprimer, qu’il ne peut plus payer les tailles et subvenir aux nécessités de l’État.

Secondement, parce que cela donne lieu non-seulement à l’augmentation des épices, ce qui va à la ruine des oppressés, mais à l’anéantissement de la justice même, ceux qui les achètent semblant avoir quelque raison de ne penser qu’à chercher de la pratique, pour gagner et vendre en détail à la foule des particuliers ce qu’ils ont acheté en gros.

Et en troisième lieu, parce que, par ce moyen, l’or et l’argent ravit à la vertu tout ce qui lui est dû, savoir est l’honneur, qui est l’unique récompense qu’elle demande. Et l’exemple qu’on apporte qu’en la république de Carthage toutes les charges se vendoient, et que la monarchie romaine n’en étoit pas entièrement exempte, n’est pas tant une raison qu’un témoignage de l’ancienneté de cette corruption dans l’État, laquelle Aristote, en sa Politique, blâme en la république de Carthage, et les plus sages et vertueux empereurs romains ne l’ont pas voulu souffrir. Et nous n’avons pas besoin d’autre preuve pour montrer qu’elle est contraire aux lois fondamentales de cette monarchie, que le serment que les juges, de coutume immémoriale, faisoient de n’être point entrés en leurs charges par argent, ce que saint Louis appeloit du nom de simonie, et l’introduction de cette vénalité, laquelle fut faite, non parce qu’on l’estimât juste, ni qu’il en provînt du bien à l’État, mais seulement par pure nécessité et pour mettre de l’argent aux coffres du Roi, que les guerres avoient épuisés.

Louis xii commença à l’imitation des Vénitiens. François i, qui fut encore plus oppressé de guerre, érigea le bureau des parties casuelles ; et Henri iv, qui le fut plus que tous, la confirma si manifestement, qu’il ordonna que les juges ne feroient plus le serment ancien, et ajouta encore la paulette à la vénalité. Car, quant à la raison que l’on apporte que, par ce moyen, il n’entre dans les offices que des personnes riches, lesquelles partant sont moins sujettes à corruption, et qu’il n’y a point lieu de craindre qu’ils ne soient de vertu et probité requise, puisqu’on ne les reçoit point que l’on n’ait auparavant informé de leurs vies et mœurs, qu’ils sont destituables s’ils s’y comportent autrement qu’ils doivent, et que, pour ce sujet, il falloit avoir entre les Romains un certain revenu pour être admis aux charges, ce n’est pas une raison qui oblige à ladite vénalité, attendu que le Roi, qui auroit le choix d’y commettre qui il lui plairoit, ne choisiroit que des personnes qui pourroient soutenir la dignité des charges, seroient d’autant plus obligés à y bien vivre qu’ils n’en auroient rien payé, et d’une vertu si connue qu’on en seroit plus assuré qu’on ne peut être par quelque information de leurs vies et mœurs qu’on puisse faire ; et n’y auroit point sujet de craindre qu’ils ne correspondissent à l’estime qu’on feroit d’eux.

Mais, bien que cette proposition leur fût agréable, néanmoins la chambre ne crut pas y devoir alors avoir égard, d’autant que le temps pressoit de faire leurs remontrances au Roi sur la surséance du paiement du droit annuel.

Ensuite de cela, les députés du clergé et de la noblesse allèrent ensemble trouver le Roi, lui faire ladite remontrance, et celle touchant la révocation de la commission pour la recherche du scel, dont ils reçurent réponse et promesse de Sa Majesté à leur contentement.

Les députés du tiers-état allèrent aussi faire la leur, où ils s’emportèrent en quelques paroles offensantes contre la noblesse, ce qui augmenta encore la division qui étoit déjà entre eux.

Depuis on fit une autre proposition pour l’extinction de la vénalité des offices, offrant de faire, en douze années, le remboursement actuel de la finance qui auroit été payée ès coffres du Roi, tant pour les offices que taxations et droits ; et à la fin de ce temps, ces offices étant tous remis en la main du Roi, Sa Majesté les réduiroit au nombre ancien, et ce sans payer finance, ains, au contraire, augmentant les gages des officiers afin qu’ils ne prissent plus d’épices.

Le clergé et la noblesse agréèrent cette proposition, à laquelle le tiers-état ne voulut pas se joindre ; mais tous s’accordèrent de demander au Roi l’établissement d’une chambre de justice pour la recherche des financiers, suppliant Sa Majesté que les deniers qui en proviendroient fussent employés au remboursement des offices supernuméraires, ou du rachat du domaine ; ce que Sa Majesté leur accorda pour la recherche de ce qui n’auroit pas été aboli par le feu Roi, ou des malversations commises depuis.

Il y eut une seconde contention entre eux sur le sujet du concile de Trente, dont la chambre du clergé et celle de la noblesse demandèrent la publication, sans préjudice des droits du Roi et priviléges de l’Église gallicane. À quoi la chambre du tiers-état ne voulut jamais consentir, prétendant qu’il y avoit dans ledit concile beaucoup de choses qui étoient de la discipline et police extérieure, qui méritoient une plus grande discussion que le temps ne permettoit pas de faire pour lors ; qu’il y avoit des choses où l’autorité du Roi étoit intéressée, et le repos même des particuliers.

Qu’entre les ecclésiastiques les réguliers y perdoient leurs exemptions, les chapitres étoient assujétis aux évêques, les fiefs de ceux qui mouroient en duel étoient acquis à l’Église, les indults du parlement étoient cassés, la juridiction des juges subalternes à l’endroit du clergé étoit éclipsée, et l’inquisition d’Espagne introduite en France ; enfin, que c’étoit une chose inouïe en ce royaume qu’aucun concile y eût jamais été publié, et qu’il n’étoit pas bon d’y rien innover maintenant.

Le plus grand différend qui survint entre eux, fut sur le sujet d’un article que le tiers-état mit dans son cahier, par lequel il faisoit instance que Sa Majesté fût suppliée de faire arrêter, dans l’assemblée de ses États, pour loi fondamendale du royaume, qu’il n’y a puissance sur terre, soit spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume, pour en priver la personne sacrée de nos rois, ni dispenser leurs sujets de l’obéissance qu’ils leur doivent, pour quelque cause ou prétexte que ce soit ; que tous les bénéficiers, docteurs et prédicateurs seroient obligés de l’enseigner et publier, et que l’opinion contraire seroit tenue de tous pour impie, détestable et contre-vérité, et que, s’il se trouve aucun livre ou discours écrit qui contienne une doctrine contraire, directement ou indirectement, les ecclésiastiques seroient obligés de l’impugner et contredire.

Messieurs du clergé, en ayant eu avis, envoyèrent en la chambre du tiers-état les prier de leur vouloir communiquer ce qu’ils auroient à représenter au Roi touchant les choses qui concerneroient la foi, la religion, la hiérarchie et la discipline ecclésiastique ; comme aussi ils feroient de leur part ce qu’ils auroient à représenter à Sa Majesté touchant ce qui les regarderoit. À quoi ladite chambre ne voulant acquiescer, et le clergé jugeant que cette proposition tendoit à exciter un schisme, voulant faire un article de foi d’une chose qui étoit problématique, elle dépêcha en ladite chambre l’évêque de Montpellier pour la prier de lui communiquer l’article susdit ; ce qu’elle fit, mais témoignant qu’elle n’y vouloit changer aucune parole.

Le clergé l’ayant examiné, résolut qu’il ne seroit reçu ni mis au cahier, ains rejeté. À quoi la noblesse s’accorda, et députa douze gentilshommes pour accompagner le cardinal du Perron, qui fut envoyé par la chambre ecclésiastique vers celle du tiers-état.

Il les remercia premièrement du zèle qu’ils avoient eu de pourvoir avec tant de soin à la sûreté de la vie et de la personne de nos rois, les assurant que le clergé conspiroit également en cette passion avec eux.

Mais il les pria de considérer que les seules lois ecclésiastiques étoient capables d’arrêter la perfidie des monstres qui osent commettre ces abominables attentats, et que les appréhensions des peines temporelles étoient un trop foible remède à ces maux, qui procèdent d’une fausse persuasion de religion, d’autant que ces malheureux se baignent dans les tourmens, pensant courir aux triomphes et couronnes du martyre, et partant ne sont retenus que par les défenses de l’Église, dont la rigueur et la sévérité s’exécute après la mort.

Mais il faut, pour cet effet, que ces lois et défenses sortent d’une autorité ecclésiastique certaine et infaillible, c’est-à-dire universelle, et ne comprenant rien de ce dont toute l’Église catholique est d’accord ; car, si elles procèdent d’une autorité douteuse et partagée, et contiennent des choses en la proposition desquelles une partie de l’Église croie d’une sorte, et le chef et les autres parties d’icelle enseignent de l’autre, ceux en l’esprit desquels on veut qu’elle fasse impression, au lieu d’être épouvantés et détournés par leurs menaces, s’en moqueront et les tourneront en mépris.

Puis il leur dit qu’en leur article dont il s’agit, et lequel ils baptisent du nom de loi fondamentale, il y a trois points :

Le premier, que, pour quelque cause que ce soit, il n’est pas permis d’assassiner les rois ; qu’à cela toute l’Église souscrit, voire elle prononce anathème contre ceux qui tiennent le contraire.

Le deuxième, que nos rois sont souverains de toute sorte de souveraineté temporelle dans leur royaume ; que ce deuxième point-là encore est tenu pour certain et indubitable, bien qu’il ne le soit pas d’une même certitude que le premier, qui est un article de foi.

Le troisième, qu’il n’y a nul cas auquel les sujets puissent être absous du serment de fidélité qu’ils ont fait à leur prince ; que ce troisième point est contentieux et disputé en l’Église, d’autant que toutes les autres parties de l’Église gallicane, et toute la gallicane même, depuis que les écoles de théologie y ont été instituées jusqu’à la venue de Calvin, ont tenu qu’il y a quelques cas auxquels les sujets en peuvent être absous : savoir est que, quand un prince vient à violer le serment qu’il a fait à Dieu et à ses sujets de vivre et mourir en la religion catholique, par exemple, non-seulement se rend arien ou mahométan, mais pas jusqu’à forcer ses sujets en leurs consciences, et les contraindre d’embrasser son erreur et infidélité, il peut être déclaré déchu de ses droits, comme coupable de félonie envers celui à qui il a fait le serment de son royaume, c’est-à-dire envers Jésus-Christ, et ses sujets peuvent être absous au tribunal ecclésiastique du serment de fidélité qu’ils lui ont prêté.

D’où il s’ensuit que ledit article en ce point est inutile et de nul effet pour la sûreté de la vie de nos rois, puisque les lois d’anathème et défenses ecclésiastiques ne font point d’impression dans les ames, si elles ne sont crues parties d’une autorité infaillible, et de laquelle toute l’Église convienne ; et que ce n’est pas encore assez de dire qu’il est inutile pour elle, mais qu’il lui est même préjudiciable, d’autant qu’étant tenu pour constant par toute l’Église que, pour quelque cause que ce soit, il n’est permis de les assassiner, si on mêle cette proposition avec celle-ci, qui est problématique, on lui fait perdre sa force en l’esprit de ces perfides assassins, infirmant par le mélange d’une chose contredite ce qui est tenu pour article de foi.

Que le titre même qu’ils donnent à cet article de loi fondamentale est injurieux à l’État, duquel ce seroit avouer que les fondemens seroient bien mal assurés, si on les appuyoit sur une proposition incertaine et problématique. Davantage, que cet article, couché comme il est, fait un schisme en l’Église de Dieu ; car nous ne pouvons tenir et jurer que le Pape et toutes les autres parties de l’Église catholique, que nous savons avoir une créance contraire, tiennent une doctrine opposée à la parole de Dieu, et impie, et partant hérétique, sans faire schisme et nous départir de leur communion ; et enfin qu’il attribue aux personnes laïques l’autorité de juger des choses de la religion, et décider quelle doctrine est conforme à la parole de Dieu, et leur attribue même l’autorité d’imposer nécessité aux personnes ecclésiastiques de jurer, prêcher et annoncer l’une, et impugner par sermons et par écrits l’autre ; ce qui est un sacrilége, fouler aux pieds le respect de Jésus-Christ et de son ministère, et renverser l’autorité de son Église.

Et partant, il conclut que messieurs du tiers-état devoient ôter cet article de leur cahier, et se remettre à messieurs du clergé de le changer, réformer, et en ordonner ce qu’ils jugeroient à propos.

L’opiniâtreté ne donna pas lieu de céder à la raison : comme ils s’étoient animés dès le commencement contre les deux chambres de l’Église et de la noblesse, ils ne voulurent pas se relâcher de ce qu’ils avoient mis en avant, principalement se laissant emporter à la vanité du spécieux prétexte du soin qu’ils prenoient de la défense des droits du royaume et de la sûreté de la personne des rois, sans ouvrir les yeux pour reconnoître qu’au lieu de la conservation de l’État ils le mettoient en division, et, au lieu d’assurer les vies de nos rois, ils les mettoient en hasard, et leur ôtoient la vraie sûreté que leur donne la parole de Dieu.

La cour de parlement intervint, et, au lieu de mettre ordre à ce tumulte, l’augmentoit davantage ; mais le Roi y mit la dernière main et le termina, évoquant la connoissance de cette affaire, non à son conseil seulement, mais à sa propre personne, et retirant cet article du cahier du tiers-état.

Durant la tenue des États il se fit tant de duels, que la chambre ecclésiastique se sentit obligée de députer vers le Roi l’évêque de Montpellier, pour lui représenter qu’ils voyoient à regret que le sang de ses sujets étant épandu par les querelles, leurs ames, rachetées par le sang innocent de Jésus-Christ, descendissent aux enfers ; que c’étoit proprement renouveler la coutume barbare du sacrifice des païens, qui immoloient les hommes au malin esprit ; que la France en étoit le temple, la place du combat en étoit l’autel, l’honneur en étoit l’idole, les duellistes en étoient les prêtres et l’hostie ; qu’il étoit à craindre que ce fût un présage de malheur pour le royaume, puisque les simples plaies de sang qui tombent de l’air sans aucun crime des hommes, ne laissent pas de présager des calamités horribles qui les suivent de près ; qu’ils sont obligés d’en avertir Sa Majesté, à ce que, par sa prudence et l’observation rigoureuse de ses édits, elle y porte remède, afin que Dieu ne retire pas d’elle ses bénédictions, attendu que non-seulement tous les droits des peuples sont transférés en la personne de leurs princes, mais aussi leurs fautes publiques quand elles sont dissimulées ou tolérées.

Sa Majesté ayant eu agréable leur requête, et témoigné de vouloir prendre un grand soin de remédier à un désordre si important, ils en mirent un article dans leur cahier.

Il survint un nouveau sujet de mécontentement entre les chambres de la noblesse et du tiers-état, qui leur fut bien plus sensible que tous ceux qu’ils avoient eus auparavant ; car un député de la noblesse du haut Limosin donna des coups de bâton au lieutenant d’Uzerche, député du tiers-état du bas Limosin. Ladite chambre en fit plaintes au Roi, qui renvoya cette affaire au parlement ; et, quelque instance que pussent faire le clergé et la noblesse vers Sa Majesté, à ce qu’il lui plût évoquer à sa personne la connoissance de ce différend, ou la renvoyer aux États, elle ne s’y voulut pas relâcher, d’autant que tous les officiers s’estimoient intéressés en cette injure. Le parlement condamna le gentilhomme, par contumace, à avoir la tête tranchée ; ce qui fut exécuté en effigie. Et comme si à la face des États chacun se plaisoit à faire plus d’insolence et montrer plus de mépris des lois, Rochefort donna des coups de bâton à Marsillac, sous prétexte qu’il avoit médit de M. le prince, et déclaré la mauvaise volonté qu’il avoit pour la Reine, et dit plusieurs particularités de ses desseins contre la Reine, qu’il lui avoit confiés. Saint-Geran et quelques autres offrirent à la Reine d’en donner à Rochefort ; M. de Bullion l’en détourna, et lui proposa de poursuivre cette affaire par la forme de la justice, ce qu’elle refusa d’abord, disant que M. le chancelier l’abandonneroit, comme il avoit fait en l’affaire du baron de Luz ; et, pour cet effet, fut envoyé commission au parlement, en vertu de laquelle le procureur général fit informer.

M. le prince en étant averti, alla en la grand’chambre, et depuis, en toutes celles des enquêtes, faire sa plainte ainsi qu’il s’ensuit :

Qu’il avoit, suivant ce qu’il avoit promis à la cour, fait tout son possible pour satisfaire au Roi par toutes sortes de soumissions, et à la Reine semblablement, reconnoissant le pouvoir qu’elle a et qui lui a été commis par le Roi, voulant rendre ce qu’il doit à Leurs Majestés, pour donner exemple à tous autres d’obéir ; qu’à cette fin il avoit commencé par envoyer vers M. le chancelier, afin de tenir les moyens qui seroient avisés pour se raccommoder avec Leurs Majestés, en leur rendant ce qui est de son devoir ; que, depuis, la reine Marguerite avoit été employée pour cet effet, et que madame la comtesse s’en étoit entremise ; que par les conseils de ceux qui lui vouloient mal, le Roi et la Reine, desquels il ne se plaignoit point, avoient été portés contre lui, et qu’il n’avoit trouvé la porte ouverte auprès de Leurs Majestés ; qu’il savoit ce qui s’étoit passé le jour de devant au cabinet ; qu’il n’étoit de qualité pour être jugé en un conseil de cabinet, où il savoit ceux qui s’y étoient trouvés, et ce qui s’y étoit passé ; qu’il n’avoit espéré du Roi et de la Reine que toute bonté, s’ils n’en étoient divertis par la violence de ses ennemis ; qu’il étoit de qualité pour être jugé eu la cour des pairs, le Roi y étant assisté des ducs et pairs ; mais que la faveur, l’ire et la violence empêchoient qu’il n’eût contentement, étant cause de toutes les injustices qui se font en l’État. Et, puisqu’il ne pouvoit avoir justice, et qu’elle lui étoit déniée, que sa juste douleur, conjointe à l’intérêt de ceux qui étoient accusés, apporteroit, comme il espéroit, envers eux, et comme il les en supplioit, quelque considération pour adoucir et amollir l’aigreur et la dureté de la chose ; qu’il vouloit retirer ses requêtes (comme il fit, et lui furent données par le rapporteur) ; qu’il épioit l’occasion pour leur dire, toutes les chambres assemblées, ce qu’il avoit à leur dire pour le bien de l’État.

Messieurs du parlement lui firent réponse qu’ils ne devoient ouïr parler des affaires d’État sans le commandement du Roi, ni ouïr des plaintes de ses serviteurs particuliers.

Nonobstant tout ce que fit M. le prince, M. de Bullion, poursuivant l’affaire pour la Reine, eut décret de prise de corps.

Il est à noter que M. le prince avoit présenté sa requête au parlement, par laquelle il avoit soutenu la violence faite par Rochefort, prétendant que les princes du sang peuvent faire impunément telles violences. Mais depuis, ayant eu avis que tant s’en faut que son aveu pût garantir Rochefort, que le parlement eût procédé contre lui pour l’aveu qu’il en avoit fait, étant vrai que les princes du sang ne peuvent user de telle violence sans en être repris par la justice, il retira sa requête.

L’affaire se termina en sorte qu’après le décret de Rochefort M. le prince demanda son abolition.

Un autre attentat fut commis en la personne du sieur de Riberpré, qui ne fit pas tant de bruit, mais ne fut pas moins étrange. Le maréchal d’Ancre, qui étoit fort mal avec M. de Longueville sur le sujet de leurs charges, comme nous avons dit en l’année précédente, se défiant de Riberpré qu’il avoit mis dans la citadelle d’Amiens, récompensa le gouvernement de Corbie pour le lui donner et se défaire de lui.

Riberpré, offensé de cette défiance, se mit, avec ladite place, du parti de M. de Longueville ; peu après étant allé à Paris, les États y tenant encore, il fut attaqué seul, en plein jour, par trois ou quatre personnes inconnues, d’entre lesquelles il se démêla bravement, non sans une opinion commune que c’étoit une partie qui lui avoit été dressée par le maréchal d’Ancre ; ce qui indigna d’autant plus les États contre lui, que les assassinats sont inusités et en horreur en ce royaume.

Quand on approcha du temps de la clôture des États, les trois chambres appréhendant que, si tous les conseillers d’État du Roi jugeoient des choses demandées par les États, ou si après la présentation des cahiers on n’avoit plus de pouvoir de s’assembler en corps d’États, la faveur des personnes intéressées dans les articles desdits cahiers ne les fît demeurer sans effet, l’Église et la noblesse résolurent de supplier Sa Majesté d’avoir agréable que les princes et officiers de la couronne jugeassent seuls de leurs cahiers, ou, s’il lui plaisoit qu’ils fussent assistés de quelques autres de son conseil, ce ne fût que cinq ou six qu’ils lui nommeroient ; que trois ou quatre des députés de chaque chambre fussent au conseil lorsqu’il s’agiroit de leurs affaires, et que les États ne fussent rompus qu’après que Sa Majesté auroit répondu à leurs demandes.

Sa Majesté, ayant eu avis de cette résolution, leur témoigna qu’elle ne l’avoit pas agréable, ce qui fit qu’ils se restreignirent à la dernière demande, et à ce que six des plus anciens de son conseil seulement, avec les princes et officiers de sa couronne, fussent employés à donner avis à Sa Majesté sur leurs cahiers.

Le Roi leur manda, par le duc de Ventadour, que ce seroit une nouveauté trop préjudiciable que la présentation de leurs cahiers fût différée jusqu’après la résolution de leurs demandes, comme aussi que les États continuassent à s’assembler après que leurs cahiers auroient été présentés ; que ce qu’elle leur pouvoit accorder étoit qu’ils députassent d’entre eux ceux qu’ils voudroient pour déduire les raisons de leurs articles devant Sa Majesté et son conseil, et que les réponses de Sa Majesté seroient mises ès mains des trois ordres qui demeureroient à Paris, et ne seroient point obligés de se séparer jusques alors.

Après cette réponse, toutes les trois chambres firent une seconde instance au Roi que Sa Majesté eût agréable qu’après avoir présenté leurs cahiers ils se pussent encore assembler, jusqu’à ce qu’ils eussent été répondus.

Sa Majesté refusa leur requête pour la seconde fois, leur mandant néanmoins que si, après la présentation de leurs cahiers, il survenoit quelque occasion pour laquelle ils dussent s’assembler de nouveau, elle y pourvoiroit. Lors, se soumettant entièrement à la volonté du Roi, ils présentèrent leurs cahiers le 23 de février. Les principaux points qui y étoient contenus étoient : le rétablissement de la religion catholique en Gex et en Béarn, et particulièrement que le revenu des évêchés de Béarn, qui avoit été mis entre les mains des officiers royaux depuis le temps de la reine Jeanne, mère du feu Roi, fût rendu aux évêques, au lieu des pensions que le Roi leur donnoit pour entretenir leur dignité, attendu que cette promesse leur avoit toujours été faite par le feu Roi, et depuis sa mort leur avoit été confirmée par la Reine régente, et le temps de l’exécution remis à la majorité du Roi ; l’union de la Navarre et du Béarn à la couronne ; la supplication qu’ils faisoient à Sa Majesté d’accomplir le mariage du Roi avec l’infante d’Espagne ; qu’elle eût agréable de composer son conseil de quatre prélats, quatre gentilshommes et quatre officiers, par chacun des quartiers de l’année, outre les princes et officiers de la couronne ; d’interdire au parlement toute connoissance des choses spirituelles, tant de matière de foi que sacremens de l’Église, règles monastiques et autres choses semblables ; de commettre quelques-uns pour régler les cas des appellations comme d’abus, réformer l’Université et y rétablir les jésuites ; ne donner plus de bénéfices ni pensions sur iceux qu’à personnes ecclésiastiques, et n’en donner plus aucune survivance ; députer des commissaires de deux ans en deux ans, pour aller sur les provinces pour recevoir les plaintes de ses sujets, et en faire procès-verbal, sans faire pour cela aucune levée sur le peuple ; d’ôter la vénalité des offices, gouvernemens et autres charges ; supprimer le droit annuel, abolir les pensions, régler les finances, et établir une chambre de justice pour la recherche des financiers.

Je fus choisi par le clergé pour porter la parole au Roi, et présenter à Sa Majesté le cahier de son ordre, et déduisis les raisons des choses desquelles il étoit composé, en la harangue suivante, laquelle je n’eusse volontiers non plus rapportée ici que celles des députés de la noblesse et du tiers-état, n’eût été que, pour ce qu’elles sont toutes trois sur un même sujet, et que j’ai essayé d’y traiter, le plus brièvement et nettement qu’il m’a été possible, tous les points résolus dans les États, il m’a semblé ne les pouvoir mieux représenter que par ce que j’en ai dit ; outre que s’il y a quelque faute de l’insérer tout entière et non les principaux chefs seulement, un équitable lecteur excusera, à mon avis, facilement si j’ai voulu rapporter en historien tout ce que j’en ai prononcé en orateur[1].

Après que j’eus ainsi parlé au Roi, le baron de Senecé présenta le cahier de la noblesse, et le président Miron celui du tiers-état. Sa Majesté, pour plus promptement donner ses réponses aux cahiers des États, commanda que sur chaque matière on fit extrait de ce qui en étoit demandé dans les trois cahiers, et ordonna quelques-uns des plus anciens de son conseil pour examiner les choses qui regarderoient l’Église, les maréchaux de France et le sieur de Villeroy pour celles qui concerneroient la noblesse et la guerre, les présidens Jeannin et de Thou, et les intendans pour celles des finances, et autres personnes pour les autres matières contenues dans leurs cahiers.

Cependant, pour ce que quelques députés des États, qui étoient de la religion prétendue, s’étoient émus sur la proposition que quelques-uns des catholiques avoient faite, que le Roi seroit supplié de conserver la religion catholique selon le serment qu’il en avoit prêté à son sacre, Sa Majesté fit, le 12 de mars, une déclaration par laquelle elle renouvelle les édits de pacification ; et pour ce que le temps étoit venu que l’assemblée de ceux de ladite religion prétendue se devoit tenir pour élire de nouveaux agens, le Roi la leur accorda à Gergeau, bien qu’il changeât depuis ce lieu en la ville de Grenoble.

Quelque presse que l’on apportât à l’examen des cahiers des États, les choses tirant plus de longue qu’on ne s’étoit imaginé, Sa Majesté jugea à propos de congédier les députés des États, et les renvoyer dans leurs provinces ; et, afin que ce fût avec quelque satisfaction, elle leur manda que les chefs des gouvernemens des trois ordres la vinssent trouver, le 24 de mars, au Louvre, où Sa Majesté leur dit qu’elle étoit résolue d’ôter la vénalité des charges et offices, de régler tout ce qui en dépendroit, rétablir la chambre de justice et retrancher les pensions. Quant au surplus des demandes, Sa Majesté y pourvoiroit aussi au plus tôt qu’elle pourroit.

Par cette réponse la paulette étoit éteinte ; mais elle ne demeura pas long-temps à revivre ; car le tiers-état, qui y étoit intéressé, en fit une si grande plainte, que le 13 mai ensuivant, le Roi, par arrêt de son conseil, rétablit le droit annuel, déclarant que la résolution que Sa Majesté avoit prise pour la réduction des officiers au nombre porté par l’ordonnance de Blois, la révocation du droit annuel et la défense de vendre les offices, seroient exécutées dans le premier jour de l’an 1618, et cependant pour bonnes causes seroient sursises jusques alors.

Ainsi ces États se terminèrent comme ils avoient commencé. La proposition en avoit été faite sous de spécieux prétextes, sans aucune intention d’en tirer avantage pour le service du Roi et du public, et la conclusion en fut sans fruit, toute cette assemblée n’ayant eu d’autre effet sinon que de surcharger les provinces de la taxe qu’il fallut payer à leurs députés, et de faire voir à tout le monde que ce n’est pas assez de connoître les maux si on n’a la volonté d’y remédier, laquelle Dieu donne quand il lui plaît faire prospérer le royaume, et que la trop grande corruption des siècles n’y apporte pas d’empêchement.

Le 27 de mars, trois jours après que le Roi eut congédié les députés des États, la reine Marguerite passa de cette vie en l’autre. Elle se vit la plus grande princesse de son temps, fille, sœur et femme de grands rois, et, nonobstant cet avantage, elle fut depuis le jouet de la fortune, le mépris des peuples qui lui devoient être soumis, et vit une autre tenir la place qui lui avoit été destinée. Elle étoit fille de Henri ii et de Catherine de Médicis, fut, par raison d’État, mariée au feu Roi, qui lors étoit roi de Navarre, lequel, à cause de la religion prétendue dont il faisoit profession, elle n’aimoit pas. Ses noces, qui sembloient apporter une réjouissance publique, et être cause de la réunion des deux partis qui divisoient le royaume, furent au contraire l’occasion d’un deuil général et d’un renouvellement d’une guerre plus cruelle que celle qui avoit été auparavant ; la fête en fut la Saint-Barthélemy, les cris et les gémissemens de laquelle retentirent par toute l’Europe, le vin du festin le sang des massacrés, la viande les corps meurtris des innocens pêle-mêle avec les coupables ; toute cette solennité n’ayant été chômée avec joie que par la seule maison de Guise, qui y immola pour victimes à sa vengeance et à sa gloire, sous couleur de piété, ceux dont ils ne pouvoient espérer avoir raison par la force des armes.

Si ces noces furent si funestes à toute la France, elles ne le furent pas moins à elle en son particulier. Elle voit son mari en danger de perdre la vie, on délibère si on le doit faire mourir, elle le sauve. Est-il hors de ce péril, la crainte qu’il a d’y rentrer fait qu’il la quitte et se retire en ses États ; il se fait ennemi du Roi son frère ; elle ne sait auquel des deux adhérer : si le respect de son mari l’appelle, celui de son frère et de son Roi et celui de la religion la retiennent. L’amour enfin a l’avantage sur son cœur ; elle suit celui duquel elle ne peut être séparée qu’elle ne le soit d’elle-même. Cette guerre finit quelquefois, mais recommence incontinent, après, comme une fièvre qui a ses relâches et ses redoublemens. Il est difficile qu’en tant de mauvaises rencontres il n’y ait entre eux quelque mauvaise intelligence, les soupçons, nés des mauvais rapports, fort ordinaires à la cour, et de quelques occasions qu’elle lui en donne, séparent l’union de leurs cœurs, comme la nécessité du temps fait celle de leurs corps. Cependant les trois frères meurent, l’un après l’autre, dans la misère de ces guerres : son mari succède à la couronne ; mais comme elle n’a point de part en son amitié, il ne lui en donne point en son bonheur. La raison d’État le persuade facilement à prendre une autre femme pour avoir des enfans, qu’il ne pouvoit plus avoir de celle-ci. Elle, non si touchée de se voir déchoir de la qualité de grande reine de France en celle d’une simple duchesse de Valois, qu’ardente et pleine de désir du bien de l’État et du contentement de son mari, n’apporte aucune résistance à ce qu’il lui plaît, étant, ce dit-elle, bien raisonnable qu’elle cède de son bon gré à celui qui avoit rendu la fortune esclave de sa valeur. Et, au lieu que les moindres femmes brûlent tellement d’envie et de haine contre celles qui tiennent le lieu qu’elles estiment leur appartenir, qu’elles ne les peuvent voir, ni moins encore le fruit dont Dieu bénit leurs mariages, elle, au contraire, fait donation de tout son bien au dauphin que Dieu donne à la Reine, et l’institue son héritier comme si c’étoit son fils propre, vient à la cour, se loge vis-à-vis du Louvre, et non-seulement va voir souvent la Reine, mais lui rend jusqu’à la fin de ses jours tous les honneurs et devoirs d’amitié qu’elle pouvoit attendre de la moindre princesse. L’abaissement de sa condition étoit si relevé par la bonté et les vertus royales qui étoient en elle, qu’elle n’en étoit point en mépris. Vraie héritière de la maison de Valois, elle ne fit jamais don à personne sans excuse de donner si peu, et le présent ne fut jamais si grand qu’il ne lui restât toujours un désir de donner davantage si elle en eût eu le pouvoir ; et, s’il sembloit quelquefois qu’elle départît ses libéralités sans beaucoup de discernement, c’étoit qu’elle aimoit mieux donner à une personne indigne que manquer de donner à quelqu’un qui l’eût mérité. Elle étoit le refuge des hommes de lettres, aimoit à les entendre parler, sa table en étoit toujours environnée, et elle apprit tant en leur conversation, qu’elle parloit mieux que femme de son temps, et écrivoit plus élégamment que la condition ordinaire de son sexe ne portoit. Enfin, comme la charité est la reine des vertus, cette grande Reine couronne les siennes par celle de l’aumône, qu’elle départoit si abondamment à tous les nécessiteux, qu’il n’y avoit maison religieuse dans Paris qui ne s’en sentît, ni pauvre qui eût recours à elle sans en tirer assistance. Aussi Dieu récompensa avec usure, par sa miséricorde, celle qu’elle exerçoit envers les siens, lui donnant la grâce de faire une fin si chrétienne, que, si elle eut sujet de porter envie à d’autres durant sa vie, on en eut davantage de lui en porter à sa mort.

Quand M. le prince et ceux de son parti demandèrent les États, ce ne fut que pour dresser un piége à la Reine, espérant d’y faire naître beaucoup de difficultés et de divisions qui mettroient le royaume en combustion. Mais, lorsqu’ils virent qu’au contraire toutes choses alloient au contentement de la Reine, et que s’il y avoit quelquefois de la diversité dans les opinions des députés, leur intention n’étoit qu’une, et, conspirant tous au bien de l’État, qu’ils n’étoient en différend que du choix des moyens pour y parvenir, ils se tournèrent alors vers le parlement et essayèrent d’y produire l’effet qu’ils n’avoient pu aux États. Ils semèrent en ce corps de la jalousie contre le gouvernement, les persuadant qu’après s’être servi d’eux en la déclaration de la régence on les méprisoit, ne leur donnant pas la part que l’on devoit dans les grandes affaires que l’on traitoit lors. Ces paroles n’étoient pas sans leur promettre de les assister à maintenir leur autorité, et appuyer les instances qu’ils en feroient près de Leurs Majestés.

Ces inductions à des personnes qui d’eux-mêmes n’ont pas peu d’opinion de l’estime qu’on doit faire d’eux, eurent assez de pouvoir pour faire que le 24 de mars, quatre jours après que les députés des États furent congédiés, la cour assemblât toutes ses chambres ; et sur ce que le Roi avoit répondu aux cahiers des États sans avoir ouï la cour et entendu ce qu’elle avoit à lui remontrer, nonobstant la promesse que quelque temps auparavant il leur avoit faite au contraire, elle arrêta que, sous le bon plaisir du Roi, les princes, ducs, pairs et officiers de la couronne, seroient invités de se trouver en ladite cour, pour, avec le chancelier, les chambres assemblées, aviser sur les propositions qui seroient faites pour le service du Roi, le soulagement de ses sujets et le bien de son État.

Cet arrêt fut incontinent cassé par un arrêt du conseil, et le Roi envoya querir ses procureurs et avocats généraux, leur témoigne le mécontentement qu’il a de cet attentat : que lui présent à Paris, le parlement ait osé, sans son commandement, s’assembler pour délibérer des affaires d’État ; lui majeur et en plein exercice de son autorité royale, ils aient convoqué les princes pour lui donner conseil ; ce qui, nonobstant que le chancelier fût requis de s’y trouver, ne se pouvoit faire que par exprès commandement de Sa Majesté. Ils disent pour excuse que ce qu’ils en ont fait n’est que sous le bon plaisir du Roi, et non par entreprise sur son autorité ; mais elle n’est reçue pour valable. On leur dit qu’on sait bien les mauvais propos qu’ils ont tenus en leurs opinions ; que ces mots n’y furent pas mis par résolution de la compagnie, mais seulement par le greffier qui dressa l’arrêt, outre qu’ils n’étoient pas suffisans pour les exempter de coulpe ; et partant, Sa Majesté leur commande de lui apporter l’arrêt de la cour, à laquelle il défend de passer outre à l’exécution d’icelui. Ce qui ayant été fait, le Roi, le 9 d’avril, manda les présidens et quelques-uns des plus anciens conseillers de la cour, auxquels il fit une réprimande de l’entreprise qu’ils avoient faite ; qu’ils se devoient ressouvenir des offenses et ressentimens contre eux des rois ses prédécesseurs en pareilles occasions ; qu’ils devoient, comme son premier parlement, employer l’autorité qu’ils tenoient de Sa Majesté à faire valoir la sienne, non à la déprimer et en sa présence, et qu’il leur défendoit de délibérer davantage sur ce sujet.

Ils ne délaissèrent pas de le faire le lendemain, arrêtant entre eux de dresser des remontrances. Sa Majesté les appelle, les reprend, et leur renouvelle les défenses, nonobstant lesquelles ils dressent leurs remontrances, qu’ils apportent au Roi le 22 de mai.

Ils commencèrent par excuser et justifier leur arrêt du 28 de mars, puis apportèrent quelques raisons et exemples peu solides pour prouver que de tout temps le parlement prend part aux affaires d’État, et que les rois ont même accoutumé de leur envoyer les traités de paix pour lui en donner leur avis.

De là ils passèrent à improuver ce que le cardinal du Perron avoit dit touchant l’article du tiers-état, supplier Sa Majesté d’entretenir les anciennes alliances, ne retenir en son conseil que des personnes expérimentées, ne permettre la vénalité des charges de sa maison, n’admettre les étrangers aux charges, défendre toute communication avec les princes étrangers, ni prendre aucune pension d’eux ; ne permettre qu’il soit entrepris sur les libertés de l’Église gallicane, réduire les dons et pensions au même état qu’elles étoient du temps du feu Roi, remédier aux désordres et larcins de ses finances, ne souffrir que ceux qui en ordonnent achètent à bon marché de vieilles dettes notables dont ils se fassent payer entièrement ; ne permettre qu’ils accordent de grands rabais et dédommagemens frauduleux, ni qu’on fasse des créations d’offices dont les deniers soient convertis au profit des particuliers, et les finances du Roi demeurent à perpétuité chargées des gages qui y sont attribués ; établir une chambre de justice ; défendre la vaisselle d’or et la profanation de celle d’argent, jusqu’aux moindres ustensiles de feu et de cuisine ; ne casser ou surseoir sur requête les arrêts du parlement, ni faire exécuter aucuns édits, déclarations et commissions qui ne soient vérifiés aux cours souveraines, et surtout permettre l’exécution de leur arrêt du 28 de mars ; se promettant que, par ce moyen, Sa Majesté connoîtroit beaucoup de choses importantes à son État, lesquelles on lui cache. Ce que si Sa Majesté ne leur accorde, ils protestent qu’ils nommeront ci-après les auteurs des désordres de l’État.

Ces remontrances furent mal reçues ; le Roi leur dit qu’il en étoit très-malcontent ; la Reine, avec quelque chaleur, ajouta qu’elle voyoit bien qu’ils attaquoient sa régence, qu’elle vouloit que chacun sût qu’il n’y en avoit jamais eu de si heureuse que la sienne.

Le chancelier leur dit de la part du Roi qu’il ne leur appartenoit pas de contrôler le gouvernement de Sa Majesté ; que les rois prenoient quelquefois avis du parlement aux grandes affaires, mais que c’étoit quand il leur plaisoit, non qu’ils s’y pussent ingérer d’eux-mêmes ; que les traités de paix ne se délibéroient point au parlement, mais que l’accord étant fait, on le faisoit publier à son de trompe, puis on l’envoyoit enregistrer au parlement ; que le feu Roi en avoit encore ainsi usé en la paix de Vervins. Davantage, qu’outre qu’ils s’étoient mal comportés en ces remontrances, qu’ils avoient délibérées contre le commandement du Roi, ils les avoient faites à contre-temps, vu que s’ils eussent attendu que le Roi eût achevé de faire la réponse aux cahiers des États, et la leur eût envoyée pour la vérifier, ils eussent pu lors faire leurs remontrances s’ils eussent eu lieu de le faire, et que le Roi eût oublié quelque chose de ce qu’ils avoient à lui représenter.

Dès le lendemain, qui fut le 23 de mai, le Roi donna un arrêt en son conseil, par lequel il cassoit derechef leur arrêt du 28 de mars, et leurs remontrances présentées le jour précédent ; déclara qu’ils avoient en cela outrepassé le pouvoir à eux attribué par les lois de leur institution, et commanda que, pour effacer la mémoire de cette entreprise et désobéissance, ledit arrêt et remontrances fussent biffés et ôtés des registres, et qu’à cet effet le greffier fût tenu les apporter à Sa Majesté, incontinent après la signification qui lui seroit faite du présent arrêt.

Ensuite les gens du Roi sont appelés au Louvre le 27 de mai ; la lecture leur en est faite, et leur est commandé de le porter, faire lire et enregistrer au parlement. Après plusieurs refus, ils sont contraints de s’en charger, et le parlement, après diverses délibérations, d’en ouïr la lecture ; mais ils ne se purent jamais résoudre d’en faire l’enregistrement, ni apporter au Roi leurs registres pour en voir biffer leur arrêt du 28 de mars, et leurs remontrances. Mais ils donnèrent un autre arrêt le 23 de juin, par lequel il fut arrêté que le premier président et autres de la cour iroient trouver le Roi pour l’assurer de leurs très-humbles services, et supplier Sa Majesté de considérer le préjudice que le dernier arrêt de son conseil apporte à son autorité, et que leurs remontrances sont très-véritables. L’affaire en demeura là ; l’opiniâtreté du parlement l’emporta sur la volonté du Roi.

Durant toutes ces brouilleries du parlement, M. le prince ne se trouva point à Paris, afin de ne point donner de sujet de les lui imputer, mais étoit à Saint-Maur, d’où néanmoins étant revenu sur la fin de mai, lorsque le dernier arrêt du conseil fut donné, la Reine craignant qu’il voulût assister au parlement lorsqu’il délibéreroit là-dessus, envoya Saint-Geran à son lever lui en faire défenses de la part du Roi ; d’où il prit le prétexte, qu’il cherchoit il y avoit longtemps, de se retirer de la cour, sous couleur qu’il n’y avoit pas d’assurance pour lui.

Il s’en alla à Creil, place dépendante de son comté de Clermont, dont le château est assez fort pour se défendre de surprise.

Leurs Majestés, qui, dès lors que les États se tenoient, se disposoient à partir le plus tôt qu’ils pourroient pour faire le voyage de Guienne, et recevoir et donner mutuellement les deux princesses de France et d’Espagne, avoient souvent sollicité M. le prince et autres grands de se tenir prêts pour les y accompagner. Ils en avoient redoublé leurs instances depuis que les États eurent demandé l’exécution desdits mariages, laquelle il sembloit qu’il fût préjudiciable à l’honneur du Roi de retarder, d’autant que cela feroit croire au roi d’Espagne, ou qu’on n’eût pas la volonté de les accomplir, ou que l’on n’osât pas l’entreprendre ; ce qui le rendroit notre ennemi, ou lui donneroit lieu de nous mépriser.

M. le prince, du commencement, ne se laissant pas encore entendre de ne vouloir pas suivre Leurs Majestés, essayoit néanmoins de leur faire trouver bon de différer quelque temps leur résolution, en laquelle, comme étant importante, il disoit n’être à propos d’user de précipitation. Mais, quand il fut une fois parti de la cour et les autres princes aussi, et qu’il fut à Creil, il dit tout hautement qu’il ne consentoit point à ce voyage, et qu’il n’y suivroit point le Roi si on ne le différoit en un temps où il pût être maître de ses volontés, ses sujets fussent plus contens, ses voisins plus assurés, et toutes choses avec sa personne disposées au mariage.

Les ministres furent divisés en leur opinion. M. de Villeroy et M. le président Jeannin sont d’avis qu’on diffère, et qu’on défère à M. le prince ; le chancelier, au contraire, presse fort le partement. Ledit sieur de Villeroy n’étoit pas si bien avec la Reine qu’il étoit l’année précédente, d’autant que la maréchale d’Ancre s’étoit remise en la bonne grâce de Sa Majesté à son retour du voyage de Nantes, et avoit remis en son esprit le chancelier. Ce qui faisoit que M. de Villeroy conseilloit de retarder le voyage, c’étoit le regret qu’il avoit que la Reine eût donné, durant les États, au commandeur de Sillery la commission de porter, de la part du Roi, le bracelet que Sa Majesté envoyoit à l’Infante, dont ledit sieur de Villeroy désiroit que le sieur de Puisieux fût le porteur.

Le maréchal d’Ancre, qui étoit en froideur avec ledit sieur de Villeroy, et principalement depuis la paix de Mézières, à laquelle il s’étoit ardemment opposé, et que plusieurs occasions dans les États augmentèrent encore, lui fit recevoir ce déplaisir, ne lui en pouvant faire davantage ; car, voyant qu’aux États il se faisoit beaucoup de propositions contre lui, auxquelles les amis dudit sieur de Villeroy ne s’opposoient point, et que lui-même sollicitait, s’entendant pour cet effet avec Ribier, et sachant d’autre part qu’il étoit déchu de crédit dans l’esprit de la Reine par les artifices du chancelier, qui lui avoit persuadé qu’il s’entendoit avec M. le prince, et le voyoit en cachette à l’insu de Sa Majesté, n’ayant plus de peur qu’il lui pût nuire, eut volonté, pour se venger, de lui faire l’affront de rompre le contrat de mariage passé entre eux.

Mais le marquis de Cœuvres le lui déconseilla, de peur qu’il lui fût imputé à lâcheté ; au moins lui voulut-il faire ce déplaisir de préférer le commandeur de Sillery, qu’il savoit qu’il haïssoit, au sieur de Puisieux à qui il avoit de l’affection.

Cela le piqua de telle sorte, qu’il faisoit tout ce qu’il pouvoit pour retarder l’exécution de cette alliance, jusques à faire intervenir même don Ignige de Cardenas, ambassadeur d’Espagne, qui supposa à la Reine que le Roi son maître en désiroit le retardement.

Le maréchal d’Ancre, pour éviter que l’on vînt à la guerre, qu’il craignoit et croyoit être le moyen de sa ruine, se joignit à M. de Villeroy, et d’ami du chancelier devint le sien, fortifiant son avis auprès de la Reine par son autorité ; ce qu’il a toujours fait jusques ici, n’ayant jamais opiné qu’à la paix, et s’étant toujours rendu ennemi de celui qui conseilloit la guerre, se souciant peu duquel des deux avis, ou la paix ou la guerre, étoit le plus avantageux pour l’État, mais ayant l’œil seulement à sa sûreté et conservation.

Maintenant un nouveau sujet l’obligeoit à être de l’avis de la paix, et différer le partement de Sa Majesté, d’autant qu’il espéroit que messieurs le prince et de Bouillon porteroient M. de Longueville à l’accommoder du gouvernement de Picardie qu’il désiroit, et recevoir en échange celui de Normandie qui étoit en sa puissance. Mais ni toutes les raisons du sieur de Villeroy et du président Jeannin, ni la faveur du maréchal, ne purent faire incliner l’esprit de la Reine à leur avis, tant elle avoit le mariage à cœur, et lui sembloit qu’il y alloit de son honneur et de l’autorité du Roi à l’accomplir ; joint que M. le chancelier trouva moyen d’arrêter l’opposition dudit maréchal d’Ancre, M. d’Epernon et lui lui promettant que la Reine lui donneroit le commandement de l’armée qu’elle laisseroit ès provinces de deçà pour s’opposer à celle des princes.

Elle commença lors à se plaindre tout ouvertement dudit sieur de Villeroy, de ce qu’au lieu d’avancer cette affaire selon son intention, il traitoit avec l’ambassadeur d’Espagne pour la reculer, et tout cela pour son propre intérêt, ayant dessein de gagner temps pour se pouvoir auparavant établir en créance auprès du Roi, et y affermir les sieurs de Souvré et le marquis de Courtenvaux, afin que les mariages s’achevant, ils en reçussent seuls tout le gré de Sa Majesté.

Ces plaintes de la Reine, et la presse que de jour en jour le roi d’Espagne faisoit d’autant plus grande, pour l’exécution de ces mariages, qu’il se doutoit qu’on les voulût rompre, firent que ledit sieur de Villeroy, pour éviter la mauvaise grâce d’Espagne, y écrivit que ce n’étoit pas lui qui retardoit l’exécution de ce dessein, mais la Reine, vers qui le maréchal et la maréchale avoient tout pouvoir. Mais, comme rien d’écrit n’est secret, cet artifice fut depuis découvert par le comte Orse, principal ministre de Florence, à qui on envoya d’Espagne la copie de l’article de la lettre dudit sieur deVilleroy, qui, le sachant, demanda pardon à la Reine, la suppliant qu’en considération des bons services qu’il avoit rendus, il lui plût oublier cette méprise ; ajoutant que s’il s’étoit voulu décharger d’envie, ce n’étoit pas à ses dépens, mais à ceux du maréchal et de la maréchale, qu’il ne tenoit pas ses amis jusques au point qu’il estimoit le mériter.

Leurs Majestés, auparavant que partir, crurent ne devoir oublier aucun moyen qu’elles pussent apporter pour persuader aux princes mécontens de les accompagner en ce voyage, leur remontrer leur devoir, et leur faire voir la faute signalée qu’ils commettoient s’y opposant. Elle envoya à Creil, vers M. le prince, le sieur de Villeroy, qu’elle jugea ne lui devoir pas être désagréable. N’ayant rien pu gagner sur l’esprit dudit sieur prince, la Reine le renvoya vers lui à Clermont, où il s’étoit avancé, et enfin, pour la troisième fois, avec le président Jeannin à Coucy, où il s’étoit assemblé avec les princes de son parti, pour prendre, ce disoient-ils, avis ensemble sur le sujet des remontrances du parlement.

En ce troisième voyage, les affaires ne semblant pas s’acheminer à un plus prompt accommodement qu’aux deux premiers, la Reine se lassa de tant attendre, étant avertie aussi que cependant ils armoient de tous côtés, pour arracher de force ce qu’ils ne pouvoient obtenir par leurs remontrances. Le chancelier, pour achever de perdre le sieur de Villeroy, rendant sa négociation inutile, poussoit à la roue tant qu’il pouvoit, remontrant à la Reine que le président Jeannin et lui entretenoient exprès cette négociation pour retarder son départ, et qu’ils l’engageroient enfin insensiblement à promettre des choses dont elle auroit de la peine à se dédire, ce qui serviroit aux princes de prétexte d’entreprendre avec plus de couleur ; joint qu’il étoit assuré que le sieur de Villeroy s’étoit uni avec les princes, et leur servoit de conseil au lieu de les détourner de leur dessein : cela fit que la Reine envoya le sieur de Pontchartrain, le 26 de juillet, avec lettres du Roi à M. le prince, par lesquelles il lui mandoit qu’il étoit résolu de partir le premier jour d’août ; qu’il le prioit de l’accompagner, ou de dire en présence dudit Pontchartrain si, contre ce qu’il lui en avoit fait espérer, il lui vouloit dénier ce contentement.

M. le prince répond à Sa Majesté que son voyage étoit trop précipité ; qu’il devoit auparavant avoir donné ordre aux affaires de son État, et pourvu aux désordres qui lui avoient été représentés par les États et par son parlement, desquels désordres le maréchal d’Ancre, le chancelier, le commandeur de Sillery, Bullion et Dolé étoient les principales causes ; que jusque-là il supplioit Sa Majesté de l’excuser s’il ne pouvoit l’accompagner.

Tandis qu’il se plaignoit des désordres, il essayoit de s’en prévaloir d’un contre le service du Roi, qui étoit arrivé en la ville d’Amiens.

Prouville, sergent-major de ladite ville, n’étoit pas fort serviteur du maréchal d’Ancre, non plus que beaucoup d’autres d’icelle, et étoit pour ce sujet mal voulu de lui et des siens. Le jour de la Madeleine, se promenant sur le fossé, un soldat italien de la citadelle le rencontra, et, l’ayant tué de deux ou trois coups de poignard, se retira dans la citadelle, où celui qui y commandoit, non-seulement le reçut et refusa de le rendre à la justice, mais monta à cheval avec lui, et le conduisit en Flandre jusques en lieu de sûreté.

Tout le peuple en fut merveilleusement ému ; les princes, espérant qu’il le pourroit être jusques à les vouloir aider à s’emparer de la citadelle, sous couleur d’en chasser le maréchal d’Ancre, envoient des gens de guerre tout autour de la ville, et y font venir de la noblesse de leurs amis, et M. de Longueville va dans la ville même pour les y animer. Mais des lettres de cachet du Roi, par lesquelles on leur défendoit de laisser entrer M. de Longueville le plus fort dans la ville, ayant été montrées à quelques-uns des principaux, il ne trouva pas un seul bourgeois de son côté, et fut contraint de se retirer et s’en aller à Corbie, de peur que ceux de la citadelle se saisissent de sa personne.

Durant ces brouilleries, le feu de la guerre, qui avoit été au commencement de cette année plus allumé que jamais en Italie, s’assoupit pour quelque temps par l’entremise de Sa Majesté. Les Espagnols, pour contraindre le duc de Savoie à désarmer, étoient entrés avec une grande armée en Piémont ; le duc de Savoie se défendoit avec une armée non moindre que la leur, en laquelle les Français accouroient de toutes parts, nonobstant les défenses que le Roi pût faire au contraire. Les offices du marquis de Rambouillet ne faisoient pas grand effet auprès du duc, qui disoit n’oser désarmer le premier, de peur que les ministres d’Espagne, en la parole desquels il ne se fioit pas, prissent ce temps d’envahir ses États ; mais il reconnut que ce n’étoit qu’un prétexte pour continuer la guerre, d’autant que, pour découvrir son intention qu’il tenoit cachée, lui ayant proposé exprès des conditions fort avantageuses pour lui à la charge qu’il désarmât le premier, il y consentit ; ce dont le marquis avertit Leurs Majestés, afin que, puisque ledit sieur duc agissoit avec fraude, elles convinssent avec le roi d’Espagne des conditions justes et raisonnables avec lesquelles elles le contraignissent de désarmer le premier. Le commandeur de Sillery en traita à Madrid, et en demeura d’accord avec les ministres d’Espagne. Le duc en ayant avis se résolut de ne pas obéir ; à quoi il étoit fortifié par les ambassadeurs d’Angleterre et de Venise qui étoient près de lui, et beaucoup de grands qui lui écrivoient de France que, quoi que lui dît le marquis de Rambouillet, îe Roi ne l’abandonneroit point.

Le marquis y remédia, faisant que Leurs Majestés écrivissent en Angletere et à Venise, pour savoir s’ils vouloient assister le duc de Savoie, en cas qu’il refusât des conditions justes et raisonnables sous lesquelles il pût sûrement désarmer le premier, Sa Majesté lui promettant de le secourir de toutes ses forces, si ayant désarmé on lui vouloit courre sus ; car le roi d’Angleterre et la République répondirent que non, et mandèrent à leurs ambassadeurs qu’ils eussent à le déclarer au duc de Savoie. D’autre part, il fit que le maréchal de Lesdiguières manda aux troupes françaises, la plupart desquelles dépendoient de lui, qu’elles eussent créance audit marquis, qui leur conseilla de se tenir toutes ensemble, et ne permettre que le duc de Savoie les séparât, comme il avoit dessein, afin de les rendre par ce moyen à sa merci, ne se soucier de leur payer leur solde, et leur faire aussi mauvais traitement qu’ils pourroient recevoir de leurs ennemis. Le duc de Savoie, qui, à peu de temps, les voulut séparer et n’en put venir à bout, reconnoissant par là qu’il n’en étoit pas le maître contre la volonté du Roi, joint qu’il se voyoit abandonné des autres princes ses alliés s’il persistoit en une opiniâtreté déraisonnable, fut contraint de recevoir et signer au camp près d’Ast, le 21 de juin, les articles concertés entre les deux couronnes par le marquis de Rambouillet.

La substance de ce traité étoit que dans un mois il désarmeroit, et ne retiendroit des gens de guerre que le nombre qui étoit nécessaire pour la sûreté de son pays ; n’offenseroit les États du duc de Mantoue, n’agiroit contre lui que civilement devant la justice ordinaire de l’Empereur ; que les places et prisonniers pris durant cette guerre seroient restitués de part et d’autre ; que le duc de Mantoue pardonneroit à tous ses sujets qui en ces mouvemens ont servi contre lui ; que Sa Majesté pardonne à tous les siens qui, contre ses défenses, sont venus assister le duc de Savoie, et qu’en cas que les Espagnols, contre la parole donnée à Sa Majesté, voulussent troubler, directement ou indirectement, le duc de Savoie en sa personne ou en ses États, Sa Majesté le protégera et assistera de ses forces, et commandera au maréchal de Lesdiguières, et à tous les gouverneurs desdites provinces voisines dudit duc, de le secourir en ce cas de toutes leurs troupes, non-seulement sans attendre pour cela nouveau commandement de la cour, mais même contre celui qu’ils pourroient recevoir au contraire.

Mêmes promesses furent faites au duc de Savoie par les ambassadeurs d’Angleterre et de Venise, au nom de leurs maîtres.

Par ce traité, la paix d’Italie sembloit être bien cimentée, et n’y avoir rien qui la pût ébranler ; mais l’inadvertance qui fut apportée en ce traité, de n’obliger pas le roi d’Espagne à désarmer aussi bien que le duc de Savoie, sera cause de nouveaux et plus dangereux mouvemens, comme nous verrons ci-après.

Puisque nous sommes sur le discours de ce qui se passa en Italie, il ne sera pas hors de propos d’ajouter ici une chose bien étrange qui arriva à Naples. Une religieuse, nommée Julia, qui étoit en telle réputation de sainteté qu’on l’appeloit béate, ayant une plus étroite familiarité avec un moine de l’ordre de la Charité que la condition religieuse ne porte, changea enfin son amitié spirituelle en amour ; elle ne s’arrêta pas simplement à pécher avec lui, mais passa jusques à la créance que c’étoit une chose licite. Et comme l’estime de piété en laquelle elle étoit, faisoit que les plus honnêtes femmes et filles la visitoient, elle eut moyen d’épandre en leur esprit les semences de cette opinion, et l’inclination naturelle que nous avons au péché, et la facilité d’y consentir, en persuada un grand nombre à suivre son exemple. Ce mal alloit toujours croissant, jusqu’à ce qu’étant découvert par un confesseur, l’inquisition en fut avertie, et la béate et son moine envoyés à Rome, où ils furent châtiés.

En même temps, un autre Italien, nommé Côme, abbé de Saint-Mahé en Bretagne, à qui la reine Catherine de Médicis avoit fait du bien, lequel étoit aimé du maréchal d’Ancre, qui se servoit de lui en plusieurs choses, ayant vécu toute sa vie en un grand libertinage, mourut sans vouloir reconnoître pour rédempteur celui devant lequel il alloit comparoître pour être jugé. Le maréchal d’Ancre fit de grandes instances afin qu’on l’inhumât en terre sainte ; mais l’évêque de Paris y résista courageusement, et le fit jeter à la voirie.

Ce prodige fit que le Roi, par un édit nouveau, bannit tous les Juifs, qui depuis quelques années, à la faveur de la maréchale d’Ancre, se glissoient à Paris.

Mais la hâte que le Roi a de partir pour son voyage nous rappelle, et ne nous permet pas de faire une plus longue digression.

M. le prince ayant, comme nous avons dit ci-dessus, écrit au Roi, par M. de Pontchartrain, qu’il ne l’y pouvoit accompagner, Sa Majesté ensuite manda, par toutes les villes de son royaume, qu’elles se tinssent sur leurs gardes, ne donnassent entrée à aucun des princes et seigneurs unis à M. le prince.

Ce que ledit seigneur prince ayant su, il envoya au Roi, le 9 août, un manifeste en forme de lettre, par lequel il se plaint que quelques mauvais esprits, desquels Sa Majesté est prévenue et environnée, lui ont jusqu’ici fait mal recevoir toutes ses remontrances, qu’il les a fait désarmer, et néanmoins ont fait lever à Sa Majesté des gens de guerre pour lui courre sus et l’opprimer, ce qui l’a obligé d’amasser ses amis et faire quelques troupes pour se défendre ; qu’il a montré la bonne intention qu’il avoit, en ce qu’incontinent qu’on lui a accordé, à Sainte-Menehould, la convocation des États du royaume pour remédier aux désordres qui s’y font, il a posé les armes ; mais qu’à peine les a-t-on promis qu’on les a voulu éluder ; puis, quand on s’est vu par honneur obligé de tenir la parole qu’on avoit donnée, on a usé de tant d’artifice, qu’on a mandé en la plupart des lieux ce qu’on vouloit qu’on mît dans les cahiers, sans qu’en plusieurs villes les communautés aient eu connoissance de ce qui y étoit ; et depuis encore, nonobstant toutes ces fraudes, les États étant clos et leurs cahiers présentés, on n’a pas répondu à tous leurs articles, et on n’observe rien de ce qui a été accordé en aucuns[2].

On a rejeté la proposition du tiers-état, si nécessaire pour la sûreté de la vie de nos rois ; on a fait rayer des cahiers l’article qui porte la recherche du parricide détestable commis en la personne du feu Roi. On lui a envoyé défendre d’assister aux États, pour y proposer ce qu’il jugeroit nécessaire pour le service du Roi ; on s’est moqué des remontrances du parlement. On a entrepris contre sa vie et celle des autres princes : on reçoit toutes sortes d’avis, dont l’argent entre en la bourse du maréchal d’Ancre, qui, depuis la mort du feu Roi, a tiré 6,000,000 de livres ; qu’il n’y a accès aux charges que par lui, qui ordonne de toutes choses à sa discrétion ; qu’il a, durant les États, voulu faire assassiner Riberpré ; qu’il a depuis peu fait tuer Prouville, sergent-major d’Amiens ; que ceux de la religion prétendue se plaignent qu’on avance ces mariages afin de les exterminer pendant le bas âge du Roi ; qu’on voit courir des livres qui attribuent les malheurs de la France à la liberté de conscience que l’on y a accordée, et à la protection que l’on y a prise de Genève et de Sedan ; que le clergé, assemblé à Paris à la face du Roi, a solennellement juré l’observation du concile de Trente sans la permission de Sa Majesté : ce qui fait qu’il la supplie de vouloir différer son partement jusqu’à ce que ses peuples aient reçu le soulagement qu’ils espèrent de l’assemblée des États, de faire cependant vérifier son contrat de mariage au parlement, ainsi que par les termes d’icelui elle y est obligée, et déclarer qu’aucuns étrangers ne seront admis aux charges du royaume, ni même aux offices domestiques de la Reine future ; enfin qu’il proteste que, si on continue à lui refuser tous les moyens propres et convenables à la réformation des désordres, il sera contraint d’en venir aux extrémités par la violence du mal.

M. le prince accompagna cette lettre ou manifeste, qu’il envoya au Roi, d’autres lettres au parlement de semblable teneur, toutes lesquelles, n’étant pas jugées provenir d’un cœur sincère au service du Roi et bien de l’État, demeurèrent sans effet.

Incontinent que ce manifeste eut été envoyé à Leurs Majestés par M. le prince, le duc de Bouillon s’en alla loger dans les faubourgs de Laon, et pria le marquis de Cœuvres, qui étoit dans la ville et en étoit gouverneur, de lui faire la faveur de le venir voir, d’autant qu’il n’osoit s’enfermer dans la ville. Il fit de grandes plaintes audit marquis de la violence du duc d’Epernon et du chancelier, qui étoient ceux desquels la Reine suivoit maintenant les conseils ; qu’on les avoit forcés de se défendre par le manifeste qu’il avoit vu ; que contre son sens on s’étoit plaint nommément du maréchal d’Ancre, mais que M. de Longueville avoit refusé de le signer sans cela, et que ledit maréchal avoit tort de se laisser aller aux persuasions de personnes qui ne l’avoient jamais aimé, et de l’affection nouvelle desquelles il ne se pouvoit guère assurer.

La commune créance étoit si grande que ledit maréchal et sa femme faisoient tout ce que bon leur sembloit auprès de la Reine, qu’on ne pouvoit croire que rien se passât contre leur opinion. Il étoit bien vrai qu’en ce qui regardoit leur établissement et leur grandeur Sa Majesté ne leur refusoit rien, mais en ce qui touchoit les affaires générales, le peu de connoissance qu’y avoit la Reine, le peu d’application de son esprit qui refuit la peine en toutes choses, et ensuite l’irrésolution perpétuelle on laquelle elle étoit, lui faisoit prendre créance en ceux qu’elle pensoit lui pouvoir donner meilleur conseil ; et, soit qu’elle n’eût pas assez de lumières pour reconnoître celui qui étoit le plus habile à la conseiller, ou que, par une condition ordinaire à celles de son sexe, elle fût facile à soupçonner et à croire ce qu’on imposoit aux uns et aux autres, elle se laissoit conduire tantôt à l’un, tantôt à l’autre des ministres, selon qu’il lui sembloit s’être bien ou mal trouvée du dernier conseil qui lui avoit été donné : d’où venoit que sa conduite n’étoit pas uniforme et d’une suite assurée ; ce qui est un grand manquement, et le pire qui soit en la politique, où l’unité d’un même esprit et la suite des mêmes desseins et moyens, conservent la réputation, assurent ceux qui travaillent dans les affaires, donnent terreur à l’ennemi, et atteignent bien plus certainement et promptement à la fin, que non pas quand la conduite générale n’est pas correspondante à toutes ses parties, mais comme d’une personne qui erre et qui, prenant tantôt un chemin, tantôt un autre, travaille beaucoup sans s’avancer au lieu où elle tend. La Reine donc se gouvernant ainsi, le maréchal d’Ancre avoit ce déplaisir, qu’elle ne suivoit pas son avis aux affaires qui concernoient l’État, et néanmoins toute l’envie en retomboit sur lui, et ceux qui étoient offensés du gouvernement lui attribuoient la cause du mauvais traitement qu’ils croyoient recevoir ; à quoi néanmoins il aidoit bien par sa faute, d’autant que, par vanité ou autrement, il essayoit de faire croire à tout le monde que rien ne se passoit que par son avis.

Quand le marquis de Cœuvres eut vu M. de Bouillon, il dépêcha un courrier exprès au maréchal d’Ancre, pour l’informer de tout ce que ledit sieur de Bouillon lui avoit dit ; mais il trouva le maréchal d’Ancre en assez mauvaise posture auprès de la Reine, qui étoit tellement offensée contre lui de ce qu’il insistoit à ce qu’elle retardât le voyage, qu’elle lui commanda de se retirer à Amiens. Il y alla outré de colère contre le chancelier et M. d’Epernon, d’autant que lui ayant, dès le commencement, comme nous avons dit, fait espérer qu’il auroit le commandement de l’armée que le Roi assembloit auprès de Paris pour s’opposer aux princes, il l’avoit depuis, sous couleur de la haine que les Parisiens portoient audit maréchal, déconseillé à la Reine qui y condescendit, leur disant que, comme elle n’avoit eu pensée de lui donner cette charge que par eux, elle la quittoit volontiers puisqu’ils avoient changé d’opinion.

Le commandeur de Sillery, à quelques jours de là, sort pour se moquer dudit maréchal, ou pour faire bonne mine, comme s’il ne l’avoit point offensé, ayant prié Montglat, qui l’alloit visiter à Amiens, de le saluer de sa part. Ledit maréchal donna charge à Montglat de lui dire pour réponse qu’il ne retourneroit point à la cour que lui et son frère ne fussent pendus.

Avant le partement de Leurs Majestés, l’abbé de Saint-Victor, coadjuteur de Rouen, les vint supplier, au nom du clergé de France, d’avoir agréable la réception du concile de Trente, qui avoit, disoit-il, été faite en l’assemblée des États, signée et jurée par ledit clergé, qui le devoit être en peu de temps encore par les conciles provinciaux, et Sa Sainteté suppliée de s’accommoder aux raisons qu’on lui représenteroit pour ce qui regarderoit les droits de la France.

La harangue qu’il fit à Leurs Majestés sur ce sujet fut fort mal reçue d’elles, et M. le chancelier lui témoigna que Sa Majesté ayant intérêt à la réception dudit concile pour les choses qui concernoient la discipline extérieure de l’Église, elle ne se pouvoit ni ne se devoit faire sans elle.

Ledit sieur abbé ayant fait imprimer sa harangue, elle fut supprimée par sentence du Châtelet, l’imprimeur condamné à 400 livres d’amende et banni, et ordonné que ledit abbé seroit ouï sur le contenu en icelle.

Aussi mal fut reçue la remontrance qu’au même temps l’ambassadeur d’Angleterre vint faire au Roi, de la part du Roi son maître, sur le sujet de son partement, lequel disoit devoir être retardé à raison du mécontentement des grands, des mouvemens qui s’en ensuivroient, du peu de satisfaction qu’avoit le parlement, et de la disposition du peuple à suivre leurs sentimens, joint que si cette double alliance avec l’Espagne avoit mis en quelque jalousie les anciens alliés de la couronne, l’exécution qui en seroit faite si à contre-temps et si à la hâte les y confirmeroit bien davantage.

Que ce qui lui faisoit représenter ces choses à Leurs Majestés étoit la promesse mutuelle qui étoit entre le feu Roi et le Roi son maître, que le dernier vivant des deux prendroit en sa protection les enfans de l’autre ; car, au demeurant, il étoit avantageux à son maître que le Roi fît ce qu’il faisoit, d’autant qu’il recueilleroit toutes les bonnes volontés des anciens amis de cette couronne, qui s’en estimeroient abandonnés ; mais que le Roi son maître ne pouvoit manquer à rendre ce devoir à l’étroite union qu’il avoit toujours entretenue avec la France, de laquelle il ne se sépareroit jamais si le changement de deçà ne l’y contraignoit.

Tout cela ne fit pas changer à la Reine de résolution ni retarder un seul jour son partement. Après avoir fait la fête de la mi-août à Paris, Leurs Majestés en partirent le 17, font mettre force canons dans le bois de Vincennes, sous prétexte qu’ils seront plus près pour empêcher les désordres d’autour de Paris, mais en effet pour s’en servir en cas qu’il arrivât une émeute dans Paris même, à la suscitation des princes, et mandent par toutes les villes qu’on fasse garde, et qu’on n’y laisse entrer personne le plus fort.

Le jour même qu’elles partirent, elles envoyèrent prendre le président Le Jay en sa maison par deux exempts des gardes et quinze archers du corps, qui le firent mettre dans un carrosse, les portières abattues, et le firent suivre Sa Majesté jusqu’à Amboise, où il fut mis dans le château.

La cour en écrivit au chancelier, duquel n’ayant pas reçu la satisfaction qu’ils désiroient, ils envoyèrent quelques conseillers d’entre eux vers le Roi même ; mais ils n’eurent de Sa Majesté autre réponse, sinon qu’à son retour la cour sauroit la raison pour laquelle il avoit été amené. La cause pour laquelle Leurs Majestés ne le voulurent pas laisser à Paris pendant leur absence, fut qu’elles l’estimoient homme de créance parmi le peuple, à raison de la charge de lieutenant civil qu’il avoit eue, et croyoient qu’il eût intelligence particulière avec M. le prince, à cause des fréquentes visites qu’il en avoit reçues à Charonne, et qu’il lui avoit rendues à Saint-Maur.

Avec le Roi partirent M. de Guise, le chancelier et M. d’Epernon, qui avoit lors tel crédit auprès de la Reine, qu’elle se reposoit entièrement sur lui, tant pour la conduite du Roi et d’elle en ce voyage, que pour la disposition des armes qu’il falloit opposer aux princes.

Les ducs de Nevers et de Vendôme accompagnèrent seulement le Roi hors de Paris, où ils revinrent le même jour ; le premier pour aller faire quelques troupes et les conduire à Sa Majesté ; ce qu’il ne fit pas néanmoins, mais tout le contraire, comme nous verrons ci-après.

La maréchale d’Ancre, dont l’esprit mélancolique étoit tout abattu de courage pour la résolution du voyage que la Reine avoit prise contre son gré, et la mauvaise chère qu’il lui sembloit qu’elle lui faisoit, et pour l’indisposition perpétuelle en laquelle les personnes de son humeur pensent être, étoit résolue de demeurer à Paris ; mais le sieur de Villeroy et le président Jeannin (le premier dit qu’il étoit demeuré d’accord avec les princes qu’ils devoient prendre les armes, les assurant qu’étant auprès de la Reine il les assisteroit en ce qu’il pourroit), et les lettres continuelles qu’elle recevoit de son mari, lui remontrèrent si bien qu’elle donnoit elle-même le dernier coup à sa ruine, si elle n’accompagnoit la Reine en ce voyage, et que l’absence, qui éteint les amitiés, principalement celle des grands, l’éloigneroit tellement de l’esprit de la Reine, et donnèrent un si long temps à ses ennemis pour s’y affermir, qu’elle ne trouveroit plus de lieu de s’y remettre, qu’enfin elle changea de résolution, et suivit Sa Majesté ; se raccommodant avec ledit sieur de Villeroy à l’italienne, c’est-à-dire pour s’en servir et agir en temps et lieu tous deux ensemble contre le chancelier et sa cabale.

Leurs Majestés, en partant, donnèrent le commandement de l’armée qui devoit demeurer aux environs de Paris, au maréchal de Bois-Dauphin, qui commença à l’assembler auprès de Dammartin, et Leurs Majestés, en partant, firent raser les citadelles de Mantes et de Melun, pour obliger la ville de Paris.

Elles arrivèrent à Orléans le 20, et le 30 à Tours, où les députés de l’assemblée de Grenoble lui présentèrent une lettre de l’assemblée, et quelques articles des choses qu’ils demandoient à Sa Majesté, les principaux desquels étoient qu’il lui plût accorder le premier article demandé par le tiers-état, touchant l’indépendance de la couronne et conservation de la personne royale, et la condamnation de la doctrine contraire, suivant les remontrances du parlement ; approfondir la recherche de l’assassinat du feu Roi, refuser absolument, en la réponse aux cahiers du clergé et de la noblesse, la réception du concile de Trente, déclarer que le serment de son sacre ne doit préjudicier à l’observation des édits de pacification faits en leur faveur, entretenir la protection de la ville de Sedan, et faire payer les appointemens accordés pour icelle ; et enfin, à cause, disoient-ils, que M. le prince leur avoit écrit, les priant de se joindre à ses justes ressentimens, ils supplioient Sa Majesté avoir agréable de surseoir son voyage pour l’accomplissement de son mariage, ainsi que la cour de parlement l’en avoit suppliée ; mais ceux de ladite assemblée ayant appris qu’auparavant que leurs députés fussent arrivés à Paris le Roi en étoit parti, ils lui dépêchèrent le conseiller du Buisson, par lequel ils mandèrent à Sa Majesté, avec plus d’insolence que devant, qu’ils la supplioient de ne passer pas outre en son voyage. À quoi ils prenoient intérêt, non-seulement comme de la religion prétendue réformée, mais comme bons Français ; ce qu’ils espéroient que Sa Majesté leur accorderoit, attendu que le même dieu qui commande aux sujets la fidélité envers leur prince, commande aussi au prince l’amour envers ses sujets.

Sur quoi Sa Majesté, pour opposer les derniers remèdes à l’extrémité de ces maux et à la rebellion manifeste du prince de Condé et à ses adhérens, les déclara à Poitiers criminels de lèse-majesté le 17 ; la déclaration en fut enregistrée au parlement de Paris le 18.

Ce qu’ayant été rapporté à M. le prince, il en fit une autre par laquelle il déclaroit ladite déclaration du Roi être nulle, comme étant faite sans aucun légitime pouvoir, et par gens qui faussement usurpoient le titre de conseillers du Roi. Autant en disoit-il de l’arrêt de la cour portant l’enregistrement d’icelle, lequel il disoit être faux et contraire à la délibération de ladite cour ; exhortoit tous ceux qui disoient servir le Roi sous autre autorité que celle dudit sieur prince, à revenir à résipiscence dedans le mois, à faute de quoi il les déclaroit atteints et convaincus du crime de lèse-majesté.

Tandis que ces choses se passoient, le maréchal de Bois-Dauphin avoit assemblé une armée de dix mille hommes de pied et deux mille chevaux, avec laquelle il avoit charge de s’opposer à celle des princes, et leur empêcher le passage des rivières.

Si la Reine eût voulu, selon le bon avis qu’on lui donnoit, différer au moins quinze ou vingt jours son voyage, et faire un tour à Laon et à Saint-Quentin, elle eût assuré toutes ces provinces au Roi, et les eût nettoyées de tous les partisans des princes, qu’elle eût empêchés de joindre leurs levées si facilement qu’ils firent et mettre leur armée sur pied ; mais l’opiniâtreté ordinaire à la grandeur, la fermeté à faire ce qu’elle veut, l’impatience de voir sa volonté combattue et retardée, la firent partir à la hâte, et son éloignement leur donna la liberté de faire tout ce qu’ils voulurent.

Le maréchal de Bois-Dauphin, au lieu de prendre pour sa place d’armes Crécy-sur-Serre, qui est en telle situation qu’il ôtoit la communication des provinces de la Normandie et de la Picardie avec la Champagne, et, attendu que M. de Nevers n’étoit pas encore déclaré pour les princes, les obligeoit de se retirer loin vers Sedan pour mettre toutes leurs troupes ensemble, amassa son armée autour de Dammartin, peut-être à bon dessein, et craignant, s’il s’éloignoit de Paris, qu’il s’y fît quelque soulèvement ; mais les princes, à son défaut, ne manquèrent pas de prendre pour places d’armes ledit Crécy, lieu très-favorable pour leur dessein, et qui l’avança beaucoup.

Le duc de Bouillon envoya incontinent Justel, son secrétaire, à Laon, pour tâcher à gagner le marquis de Cœuvres ; ce que ne pouvant faire, il lui fit quelques propositions d’accommodement ; à quoi le maréchal de Bois-Dauphin n’ayant aucun pouvoir d’entendre, il les envoya à la cour qu’il trouva à Poitiers, où elle étoit arrivée le 4 septembre ; mais s’étant adressé à M. de Villeroy, il n’en eut autre réponse, sinon qu’il dit à celui qui les lui apportoit que jusqu’ici on avoit gouverné par finance et par finesse, mais qu’il ne savoit ce qui arriveroit maintenant que l’on étoit à bout de l’une et de l’autre. Il étoit en une extrême défaveur, et la maréchale d’Ancre aussi, qui, étant venue contre son propre gré, avoit volonté de s’en retourner, tant le traitement qu’elle recevoit de la Reine lui étoit insupportable.

Barbin, intendant de la maison de la Reine, la retira de ce dessein plus qu’aucun autre, lui remontrant qu’il connoissoit en toutes occasions où il y alloit du bien particulier de ladite maréchale, que la Reine l’aimoit autant qu’elle avoit jamais fait, et qu’il n’y avoit de l’éloignement d’elle en son esprit, qu’en ce qui regardoit la conduite des affaires.

La Reine fut contrainte de faire un plus long séjour à Poitiers qu’elle ne pensoit, d’où elle ne partit que le 27 septembre, tant à cause que Madame y eut la petite vérole, que parce que Sa Majesté y fut malade elle-même d’une défluxion sur un bras, et d’une gratelle universelle.

Cette maladie fut cause de la santé de la maréchale, car par ce moyen, étant obligée d’être tous les jours en la chambre de la Reine, elle y entra insensiblement en sa familiarité première. Un médecin juif qu’elle avoit, et en qui la Reine n’avoit pas peu de créance, la servit à ces fins, lui persuadant que le commandeur de Sillery l’avoit ensorcelée. Elle n’étoit pas aussi peu aidée des instructions que lui donnoient M. de Villeroy et le président Jeannin, desquelles s’étant bien trouvée, elle disposa par après la Reine à prendre plus de créance en eux ; à quoi ne donna pas peu de facilité le mauvais ordre qu’apportèrent ceux auxquels on avoit donné charge de s’opposer aux princes, qui, avec une misérable armée qui ne montoit pas au tiers de celle du Roi, prirent à leur barbe Château-Thierry le 29 septembre, et, par le moyen de cette place, s’ouvrirent un passage sur la rivière de Marne, et de là passèrent la rivière de Seine à Bray, ne leur restant plus que la Loire pour passer en Poitou, et se joindre à ceux de la religion prétendue qui les attendoient.

La Reine, partant de Poitiers, alla à Angoulême, où elle arriva le premier octobre. La comtesse de Saint-Paul la vint assurer de la fidélité de son mari, et des places de Fronsac et de Caumont ; mais le duc de Candale en partit pour s’aller joindre à M. de Rohan contre le service du Roi, et faire profession de la religion prétendue ; ce qu’il fit bientôt après, ayant dessein de mettre Angoulême entre les mains des huguenots, et prendre la Reine et le conseil.

Ces mauvais desseins n’empêchèrent pas que Leurs Majestés n’arrivassent sûrement à Bordeaux le 7 octobre, où les fiançailles de Madame et du prince d’Espagne se firent le 28, celles du Roi et de l’Infante se devant faire le même jour à Burgos.

Il fut remarqué qu’en ce jour on lisoit en l’église l’évangile d’un roi qui faisoit les noces de son fils, auxquelles les invités refusèrent de venir, et aucuns d’eux firent violence à ceux qui les en étoient venus semondre, et les tuèrent, ce qui obligea ce grand roi à les perdre tous malheureusement. Cela sembloit n’être pas tant arrivé par hasard que par un ordre secret de la Providence divine, qui désignoit la ruine de ces sujets infidèles qui s’opposoient au mariage de Sa Majesté.

Le Roi, sachant que le duc de Rohan, le sieur de La Force, et les autres huguenots de ce côté-là, avoient armé, leur envoya La Brosse, lieutenant de ses gardes, pour savoir d’eux à quel dessein et avec quelle autorité ils le faisoient.

Ils répondirent que l’assemblée de Grenoble leur avoit mandé qu’ils se tinssent en état de se pouvoir défendre en cas que leurs députés ne reçussent contentement, lequel ils savoient bien qu’ils n’avoient pas reçu, Sa Majesté n’ayant point eu d’égard aux remontrances de M. le prince ni du parlement.

Cette réponse insolente obligea le Roi à envoyer tout ce qu’il avoit de troupes pour accompagner Madame en Espagne, et lui amener sûrement la Reine sa future épouse.

Madame se mit en chemin le 21. Le duc de Rohan n’osa entreprendre de s’opposer à son passage ; elle arriva heureusement à Bayonne le dernier octobre. Elle en partit le 6 novembre pour aller à Saint-Jean-de-Luz, en même temps que le roi d’Espagne arrivoit à Fontarabie, et au 9 on fit l’échange des deux princesses au milieu de Bidache ou d’Irun, avec toute l’égalité qui se put entre les deux nations.

La Reine entra à Bayonne le 11 novembre, où le sieur de Luynes arriva le jour même de la part du Roi, avec une lettre de Sa Majesté, par laquelle il lui offroit et donnoit en son royaume le même pouvoir qu’il y avoit, et lui témoignoit l’attendre avec impatience à Bordeaux, où elle arriva le 21 ; et dès le lendemain se fit la bénédiction nuptiale, avec un contentement indicible du Roi et de tout le peuple.

Quatre jours auparavant, le cardinal de Sourdis fit une action qui témoignoit, ou le peu d’estime en laquelle étoit en ce temps-là l’autorité royale, ou la hardiesse inconsidérée de celui qui l’entreprit impunément.

Un huguenot nommé Hautcastel, coupable de mort par plusieurs crimes, s’étant rendu dans les prisons sur la parole dudit cardinal, qui croyoit avoir tiré promesse de la Reine de lui faire donner sa grâce, ayant été promptement condamné par le parlement à être exécuté dans la prison même auparavant qu’elle fût expédiée, le cardinal, sur l’avis qu’il en eut, s’y en alla comme pour l’exhorter à se convertir, et y étant entré le délivra par force, étant assisté de plusieurs hommes armés qu’il avoit amenés avec lui pour cet effet ; mais le geôlier, qui étoit gagné et avoit concerté avec ledit cardinal qu’il feindroit, pour sa décharge, de vouloir faire quelque résistance, fut tué par les siens qui n’en avoient pas été avertis.

Cette action d’un cardinal et archevêque, faite en plein midi, non-seulement à la face de la cour, mais du Roi même, en laquelle un meurtrier hérétique avoit été délivré, et un catholique non condamné meurtri, fut trouvée si mauvaise, que le Roi, sur la plainte du parlement, trouva bon qu’il donnât un arrêt pour en informer, et un autre de prise de corps contre ceux qui étoient accusés de ce crime ; mais l’affaire ne passa pas plus avant, Sa Majesté, par sa piété, donnant son intérêt à l’Église.

Cependant l’assemblée de ceux de la religion prétendue à Grenoble, ayant su que le Roi avoit déclaré, passant à Poitiers, M. le prince et ses adhérens criminels de lèse-majesté, voyant que les affaires s’échauffoient, et que l’armée de M. le prince avoit déjà passé une partie des rivières, et s’approchoit du Poitou, eurent volonté de transporter leur assemblée à Nîmes, où ils seroient en lieu plus commode pour délibérer et résoudre librement ce qu’ils voudroient.

Le maréchal de Lesdiguières, auquel ils en demandèrent avis, le leur déconseilla, leur représentant qu’ils ne pouvoient, de leur autorité privée, transférer ladite assemblée sans préjudicier à l’édit de Nantes, et qu’ils ne devoient même le faire sans le communiquer premièrement aux provinces ; qu’il n’est plus temps de penser au retardement du mariage, qu’on en est trop avant ; que le Roi ayant gagné ce point, comme on ne l’en pouvoit empêcher, il s’accorderoit facilement avec M. le prince.

Mais ces remontrances ne produisirent autre effet, sinon qu’ils le soupçonnèrent d’être faux frère, et de prendre plus d’intérêt en la volonté du Roi qu’au bien de leur parti.

Ils s’en allèrent à Nîmes où ils attendoient les nouvelles de ce que deviendroit l’armée de M. le prince, qui, après avoir eu et failli une entreprise sur Sens le 20 octobre, passa la Loire à Bony le 29.

Le maréchal de Bois-Dauphin fut blâmé de ne l’avoir pas combattue ; mais il s’excusoit sur ce qu’il avoit défense expresse de combattre.

Incontinent que les nouvelles de ce passage furent arrivées à Nîmes, l’assemblée écrivit à toutes leurs prétendues Églises qu’elle avouoit la prise des armes du duc de Rohan et des autres huguenots de ces quartiers-là, exhortant toutes les provinces de les assister, et qu’elle avoit jugé à propos de répondre aux semonces de M. le prince, et se joindre à lui, avec mutuelle promesse de ne point traiter les uns sans les autres.

Ce que Sa Majesté sachant, elle fit une déclaration le 20 novembre, par laquelle elle déclaroit tous lesdits huguenots qui avoient pris les armes contre elle, criminels de lèse-majesté, si dans un mois ils ne revenoient à résipiscence.

M. le prince, ayant passé la Loire, s’en vint, à petites journées, avec son armée, par le Berri et la Touraine, en Poitou, pillant et saccageant tous les lieux où il passoit.

Les députés de l’assemblée le vinrent rencontrer le 27 à Parthenay, où ils convinrent ensemble de plusieurs articles qui se rapportoient à prendre soin et sûreté de la conservation de la personne et de la vie du Roi, comme si eux seuls, par leur rebellion, ne mettoient pas en compromis et l’une et l’autre ;

Qu’ils empêcheroient la réception du concile de Trente, préviendroient les mouvemens qui pourroient naître des mutuels mariages, pourvoiroient à faire maintenir l’édit de Nantes, établir un bon conseil selon les remontrances du parlement, ne s’abandonner les uns les autres, et n’entendre à aucun traité sans un mutuel consentement.

Le Roi, de sa part, pour s’opposer à eux, déclara le même jour le duc de Guise général de l’une et de l’autre de ses armées qu’il vouloit être jointes en une.

Tous ces progrès de l’armée de M. le prince, qui, nonobstant celle du Roi qui étoit plus forte, étoit passé en Poitou, et avoit donné lieu à tous les huguenots du royaume de faire des levées et se joindre à lui, donnèrent le dernier coup pour remettre en grâce M. de Villeroy et décréditer le chancelier, et ce d’autant plus, que ledit sieur chancelier avoit célé à la Reine le passage de la rivière de Loire par l’armée de M. le prince ; ce que ces messieurs ne manquoient pas de représenter à la Reine, et lui faisoient le mal plus grand qu’il n’étoit, protestant que si elle n’éloignoit le chancelier de la cour elle perdroit l’État, d’autant qu’il avoit coutume de céler, en la même manière, beaucoup de choses importantes au service du Roi.

Le chancelier, se reconnoissant affoibli, les rechercha d’accommodement. Ils y consentirent, comme bons courtisans qu’ils étoient, n’ayant pas crainte de se laisser tromper par celui auquel ils ne vouloient avoir aucune créance. La maréchale d’Ancre ne s’y voulut jamais réconcilier, disant qu’il l’avoit si souvent trompée, qu’elle ne savoit plus quelle assurance y pouvoir prendre. Le comte Orso, agent du GrandDuc près le roi d’Espagne, et qui étoit venu accompagner la Reine régnante à Bordeaux, découvrit à la Reine-mère beaucoup de choses qui s’étoient passées en l’ambassade extraordinaire du commandeur de Sillery en Espagne, desquelles la Reine avoit grand sujet d’être mécontente de lui. La maréchale prit cette occasion pour décréditer son frère et lui encore davantage, et le sieur de Villeroy et le président Jeannin n’en firent pas moins de leur part, quelque raccommodement qu’il y eût entre eux ; de sorte que le chancelier demeurant sans aucun pouvoir, il fut aisé audit sieur de Villeroy de faire qu’elle entrât en traité avec M. le prince.

Le duc de Nevers en donna l’occasion. Il avoit sous main favorisé le passage de Loire à M. le prince, mais ne s’étoit pas ouvertement déclaré pour lui. Il vint à Bordeaux au commencement de décembre, s’offrit à Sa Majesté de s’entremettre pour la paix ; autant en fit l’ambassadeur d’Angleterre de la part du Roi son maître, lequel il dit avoir refusé à M. le prince l’assistance d’hommes et d’argent qu’il lui avoit envoyé demander par le marquis de Bonnivet. Sa Majesté l’ayant agréé, ils partirent l’un et l’autre pour aller trouver M. le prince à Saint-Jean-d’Angely.

En même temps Sauveterre se sentit de la défaveur du chancelier, ou plutôt reçut l’effet de l’envie du sieur de Luynes, qui, ayant jalousie de la bonne volonté que le Roi lui témoignoit, ne le put souffrir plus long-temps auprès de Sa Majesté. Luynes se tenoit pour lors fort bien avec la maréchale, par la faveur de laquelle et de son mari, comme nous avons déjà dit, il avoit eu le gouvernement d’Amboise, et depuis avoit encore eu, par ce même moyen, en ce voyage, la charge de capitaine des gardes pour Brantes, son troisième frère, et avec diverses gratifications que la maréchale sollicitoit avec grand soin pour eux.

Il la vint avertir, comme son serviteur obligé, que ledit Sauveterre avoit une étroite intelligence avec le chancelier, et à heures secrètes l’avertissoit de ce qui se passoit chez la Reine, et lui dit encore que ledit Sauveterre parloit mal de la Reine au Roi, et la mettoit mal en son esprit. Il fit en sorte que le Roi même dit à la Reine qu’il lui disoit souvent qu’elle aimoit mieux Monsieur, son frère, que lui, et qu’il étoit aisé à juger de son visage quand l’un ou l’autre entroit en sa chambre, et qu’on avoit mille peines à obtenir d’elle tout ce qu’on demandoit pour Sa Majesté.

La Reine envoya querir Sauveterre, et le lui reprocha avec grande colère. Il se défendit jusqu’à ce que la Reine lui dît que c’étoit le Roi même qui l’en avoit avertie ; mais lors il avoua sa faute, et supplia seulement la Reine de lui faire donner récompense de la charge de premier valet de la garde-robe du Roi qu’il avoit ; ce qu’elle fit.

Leurs Majestés partirent enfin de Bordeaux le 27 décembre, et arrivèrent le 29 à La Rochefoucauld, où ils passèrent le premier jour de l’an.

Cette année le cardinal de Joyeuse mourut en Avignon chez monsignor de Bagny, vice-légat d’Avignon, ayant long-temps devant été averti qu’il se donnât de garde des bains ; ce qu’il ne devina jamais devoir être entendu du nom de l’hôte chez lequel il devoit mourir.

Il vit en sa jeunesse son frère en si haute faveur auprès du Roi, qu’il le fit son beau-frère ; fut cardinal jeune et plein de biens ; eut bonne part à l’élection de deux papes ; fut doyen des cardinaux, protecteur de France ; eut l’honneur de nommer, comme légat, et au nom du Pape, le Roi à présent régnant, et au sien Monsieur, frère unique du Roi ; fut le principal entremetteur pour la composition des différends d’entre Sa Sainteté et la république de Venise ; sacra la Reine à Saint-Denis et le Roi à Reims, et vit sa nièce, héritière de toute sa maison, mariée à un prince du sang, et une fille unique, provenant de ce mariage, promise à M. d’Orléans, à la mort duquel elle fut destinée à M. d’Anjou, devenu, par cette mort, frère unique du Roi, qui l’a depuis épousée en 1626. Mais toutes ces félicités ne l’ont pas rendu si illustre qu’il a été remarquable par la vanité et instabilité de la grandeur qui a paru en toute sa maison ; car de cinq frères qu’ils étoient, dont lui seul étoit d’église, les trois autres sont morts en batailles et rencontres où ils ont été vaincus ; le quatrième est mort capucin, et tous quatre sans laisser après eux aucun de leur nom, qui est demeuré dans le point même de son élèvement éteint en la maison de Guise.



  1. Voyez la harangue, tome xi de cette série, page 201.
  2. De ce qui a été accordé en aucuns : Ici, dans l’Histoire de la Mère et du Fils, se termine l’histoire de l’année 1615. Les détails qui suivent, et qui se trouvent dans le manuscrit original, sont d’un grand intérêt.