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Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 09

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LIVRE IX.


[1618] Nous avons vu, l’année passée, l’indignation qu’une grandeur que l’on tient d’autrui, et qu’on n’exerce pas avec toute la retenue qu’on pouroit désirer, mais en laquelle on s’abandonne à une licence absolue, a accoutumé d’engendrer dans le cœur des peuples : nous verrons au contraire, dans l’année présente, combien la même grandeur, humiliée et maltraitée par des personnes abjectes, change les cœurs des hommes en une commisération plus grande que n’étoit leur indignation.

Quand la Reine partit de Paris, personne ne compatissoit à son malheur que ceux qui y étoient intéressés : mais le mauvais traitement qu’elle reçoit à Blois croît tous les jours de telle sorte, qu’enfin il vint jusqu’à tel point de rigueur et d’indignité, que la faveur de tout le monde se tourne vers elle, Sa Majesté s’accroît par sa calamité, et les grands qui lui avoient été les plus contraires, et ceux-là mêmes qui touchoient de plus près le sieur de Luynes, soit d’intérêt, soit d’alliance, ont pitié d’elle, et font dessein de la faire retourner auprès du Roi pour y tenir le même rang qu’elle y avoit auparavant.

J’ai dit au livre précédent qu’elle avoit eu quelque dessein de venir trouver le Roi à cause des mécontentemens qu’elle recevoit de se voir assiégée de personnes qu’on envoyoit demeurer auprès d’elle contre sa volonté, épiée en toutes ses actions, et la plupart de ses serviteurs gagnés par argent contre son propre service. Barbin le lui déconseilla à cause de l’assemblée des notables, ne jugeant pas à propos qu’elle parlât de venir en cette rencontre, de peur qu’il semblât qu’elle prît exprès ce temps-là pour faire éclater ses plaintes par tout le royaume. Mais l’assemblée étant terminée à la fin de l’année, dès le commencement de celle-ci, elle pensa exécuter son dessein, et en écrivoit à Barbin, et Barbin à elle.

Elle avoit envie d’attendre quelque temps, soit par l’irrésolution ordinaire aux femmes, que la peur retient lorsqu’elles sont sur le point d’exécuter ce qu’elles ont entrepris, soit pour ce que le sieur de Luynes parlant d’envoyer le sieur de Cadenet pour la voir au nom du Roi, elle espéroit de recevoir de lui quelque remède. Le désir extrême qu’elle en avoit donnoit lieu à la tromperie de cette espérance, quoiqu’elle sût, d’autre côté, que Déageant n’avoit point de honte de dire qu’il se perdroit plutôt que de permettre qu’elle revînt auprès du Roi.

Barbin lui manda qu’elle ne devoit point différer davantage, ni attendre la venue de Cadenet, telles gens faisant parler Sa Majesté comme ils vouloient, ne lui disant rien de la part du Roi que ce que bon leur sembloit, et ne rapportant rien au Roi de ce qu’elle leur disoit que ce qui faisoit à leurs desseins ; que les lettres qu’elle écriroit à Sa Majesté ne pourroient pas être déguisées comme leurs paroles ; que difficilement l’empêcheroient-ils de les lire, et que ce que disoit Déageant lui faisoit connoître qu’il étoit temps qu’elle agît.

M. de Rohan la servoit en cela avec grande affection, et communiquoit avec M. de Montbazon, beau-père de Luynes, qui se chargeoit d’ôter de son esprit les méfiances qu’on lui avoit données de la Reine, et le porter à condescendre à se vouloir réconcilier avec elle, ce qu’il faisoit en partie parce qu’il étoit mécontent dudit sieur de Luynes, qui étoit si resserré en la propre vue de soi-même, qu’il n’avoit point d’égard au bien de son père comme il l’eût désiré ; et l’un et l’autre donnoient avis à Barbin de tout ce qu’ils faisoient. Le premier le pressoit qu’il sollicitât la Reine d’agir promptement, ou sinon qu’elle étoit en danger de demeurer long-temps en son exil.

Le duc d’Epernon et M. de Bellegarde se montraient aussi fort affectionnés à la Reine, et faisoient état de parler eux-mêmes au Roi pour lui remontrer l’injustice avec laquelle on la traitoit. Ils avoient été fort maltraités d’elle, qui les avoit éloignés par les menées du maréchal d’Ancre, à la mort duquel ils n’étoient pas à la cour : mais ils se trouvoient aussi maltraités de ceux-ci, et l’injure présente étant plus sensible que celle qui est passée, et celle qui nous est faite par une personne d’éminente qualité moins que celle que nous recevons d’une personne plus vile, ils devinrent favorables à la Reine par la mauvaise volonté qu’ils avoient contre l’état présent.

Ces quatre étoient les principaux qui s’entremettoient pour la Reine, et les uns ne savoient rien des autres ; tous se rapportoient à Barbin, qui donnoit avis à la Reine des choses qui se passoient. Tous ces desseins étant connus au sieur de Luynes, à qui on portoit toutes les lettres et les réponses qui s’écrivoient, et lui semblant qu’il en avoit assez pour prendre prétexte contre Barbin, Persen, et son frère, et d’autre part ne voulant pas que les choses passassent plus avant, et étant étonné de voir les siens propres inclinés pour la Reine, il voulut rompre ce commerce, et ôter à la Reine toute espérance de se pouvoir rapprocher du Roi.

Il crut devoir commencer par m’ôter toute communication avec elle, laquelle croyant ne pouvoir me retrancher qu’en m’envoyant bien loin, ils m’adressèrent une lettre du Roi, du 7 d’avril, par laquelle il m’écrivoit que sur les avis qu’il recevoit des allées et venues et diverses menées qui se faisoient aux lieux où j’étois, dont l’on prenoit des ombrages et soupçons qui pourroient apporter de l’altération an repos et tranquillité de ses sujets et au bien de son service, il me commandoit de partir au plutôt, et me retirer dans Avignon, pour y demeurer jusqu’à ce que j’eusse autre commandement de sa part ; à quoi satisfaisant promptement, je lui donnerois occasion de demeurer toujours dans la bonne impression qu’il avoit eue de moi ; mais, si j’y manquois, il seroit obligé d’y pourvoir par autre voie.

Je ne fus pas surpris à la réception de cette dépêche, ayant toujours attendu de la lâcheté de ceux qui gouvernoient, toute sorte d’injuste, barbare et déraisonnable traitement. Mais quand je l’eusse été, le temps auquel je la reçus m’eût consolé, étant le propre jour du Mercredi-Saint. Je mandai à Sa Majesté que, si j’avois beaucoup de déplaisir de reconnoître la continuation des mauvais offices qu’on me rendoit auprès d’elle, j’avois un extrême contentement d’avoir occasion de lui témoigner mon obéissance ; que je partirois dès le vendredi pour satisfaire au commandement qu’il lui plaisoit me faire d’aller en Avignon, où je serois très-content si ceux qui m’en vouloient me laissoient vivre aussi exempt de soupçon que je le serois de coulpe. Cependant, puisqu’on m’accusoit d’avoir fait des menées en ces quartiers contre le service de Sa Majesté, je la suppliois très-humblement de vouloir envoyer quelqu’un sur les lieux, qui, dépouillé de passion, pût prendre connoissance de la vérité, étant sûr que par ce moyen Sa Majesté reconnoîtroit mon innocence.

Le sieur de Richelieu mon frère, et le sieur de Pont-de-Courlay mon beau-frère, reçurent le même commandement et le même exil que moi : encore nous fut-ce une grande consolation de ne nous voir pas séparés, bien qu’ils ne le fissent pas à cette fin, mais pour pouvoir prendre garde à nous tout d’une même vue.

La Reine se plaignit bien haut de mon bannissement ; mais elle reçut des réponses absolues de refus, et en même temps tant de sujets de plainte pour elle-même, qu’elle eut sujet d’oublier celui-là. Je puis dire de moi avec vérité, èt sans blesser la modestie, que, quelque animosité qu’ils me portassent, ils me trouvèrent aussi peu dans les papiers de ceux qui manioient les affaires, comme convaincu d’avoir mal fait, que dans la chambre des comptes, comme ayant reçu des bienfaits en servant.

J’obéis à la Reine dans sa régence ; mais de qui tout le monde recevoit-il les volontés du Roi que de sa bouche ? Il n’y a personne qui ne doive connoître que le vrai serviteur doit redresser les volontés de son maître à une fin avantageuse pour lui, mais que lorsqu’il ne les peut conduire où il veut, il les doit suivre où elles vont. J’ai eu habitude avec le maréchal ; mais qui a jamais ouï parler que des civilités fussent des crimes ? Si c’est un crime, qui en est exempt ? Qui est celui dans l’état d’éminente condition qui ne soit coupable de cette faute ? Le sieur de Villeroy ne refusa pas d’entrer dans son alliance ; ce personnage n’a eu pour ennemis que ceux qu’il n’a pas voulu avoir pour serviteurs, ou qui, après l’avoir été, ont bien voulu conserver ses bienfaits, mais en perdre la mémoire.

Si on considère le temps, on trouvera que celui auquel il s’est enrichi est celui où les sieurs Brulart, de Villeroy et Jeannin étoient employés aux affaires, et qu’il n’a eu nulle dignité, ni office, ni nulle charge depuis leur éloignement. Ceux qui avoient pris racine du temps du feu Roi, qui tenoient le timon des affaires, pouvoient aucunement empêcher l’accroissement de cette plante ; il leur étoit aisé, vu qu’ils étoient en autorité dès long-temps, et qu’il n’y étoit pas encore, le feu Roi l’ayant contenu dans la simplicité de sa condition.

Si c’est un crime que d’être appelé de son temps aux affaires, où est l’innocence du sieur du Vair ? Si être sorti de charge contre son gré lui donne cet avantage d’être innocent, avoir voulu sortir par cinq fois avec instance et de mon propre mouvement, ne me doit-il pas donner la même qualité ?

Si ç’a été une violence que de prendre les armes pour empêcher les mauvais desseins des princes qui s’étoient unis contre l’État, pourquoi ceux qui les ont conseillés au dernier mouvement n’en sont-ils pas taxés ? N’est-ce pas le garde des sceaux du Vair qui a fait la première déclaration sur l’emprisonnement de M. le prince contre lui et ses adhérens ?

M. de Villeroy n’a-t-il pas dit souvent à la Reine, sur le progrès des armes du Roi, qu’il ne restoit autre chose qu’à les poursuivre, qu’il ne manquoit à ses conseils que de les faire exécuter ? Depuis la chute même de la Reine, il n’a pu dissimuler qu’on lui avoit cette obligation, et à ses nouveaux ministres, d’avoir ouvert le chemin de conserver l’État, et empêcher les troubles, ne trouvant rien à redire en leur conduite, mais seulement en l’introduction, n’estimant pas leur autorité légitime pour ce qu’elle lui étoit préjudiciable.

De m’accuser moi et mes compagnons d’être espagnols, pour ce que nous avons ménagé l’intelligence, comment le peut-on sans en convaincre ceux qui en ont fait et conseillé l’alliance ; qui, aux oppositions des princes contre ce dessein, ont toujours répondu qu’elle étoit nécessaire au bien de cet État et au repos de nos voisins ?

Mais avec quelle franchise ai-je dit mes sentimens au maréchal quand le service du Roi l’a requis ? Lors même qu’il s’agissoit des Espagnols, ne trouva-t-on pas une de mes lettres dans les papiers du maréchal d’Ancre, par laquelle, ledit maréchal m’ayant écrit, sur l’occasion de l’union que les princes firent à Soissons, qu’il étoit d’avis, puisqu’il se trouvoit tant de mauvais Français, qu’on eût recours aux étrangers pour maintenir l’autorité du Roi, et qu’il étoit temps à ces fins de se servir des Espagnols, qui seroient bien aises en cela de nous faire ressentir un effet avantageux de l’alliance de ces deux couronnes, je lui répondis qu’il se falloit bien donner de garde de se servir de cet expédient qui le rendroit odieux à tous les Français, qui prendroient ce prétexte pour dire qu’étant étranger il en voudroit introduire en France pour se rendre maître de l’autorité et de la personne du Roi ; que les bons Français étoient en assez bon nombre pour résister à ceux qui s’étoient éloignés de leur devoir ; qu’au reste tous les secours d’Espagne étoient toujours plus en apparence qu’en effet, ce qui faisoit que, outre qu’il n’étoit point nécessaire et qu’il n’étoit pas à propos pour s’en servir, quand on le feroit on n’en tireroit pas grand fruit ?

Le sieur Servin, animé de la passion du temps et de ce que je n’avois pu satisfaire à quelques intérêts qu’il avoit prétendus pendant que j’étois au maniement des affaires, n’oublia rien de ce qu’il put pour faire prendre cette lettre et quelques autres en mauvais sens. Mais l’équité de messieurs de la cour, qui trouvèrent fort mauvais qu’il requît, en ces occasions, un ajournement personnel contre moi, et qui se moquèrent de ses conclusions, me fut un authentique témoignage de l’approbation qu’ils voulurent donner à ma conduite. Qui ne sait la querelle que j’eus avec lui, pour le détourner de la résolution qu’il avoit prise d’envoyer les gardes à Soissons, et laisser le Roi désarmé en un temps si difficile, lui représentant que ce procédé pourroit irriter le Roi contre lui, et donner pensée au peuple qu’il le vouloit avoir absolument entre ses mains, ce qui pourroit lui apporter beaucoup de préjudice ? Comme les princes furent réduits à l’extrémité, je maintins toujours, contre ses avis, que le Roi les avoit assez châtiés en faisant voir qu’il le pouvoit faire.

Quels conseils donnai-je à la Reine depuis que je fus hors de la cour, si ce n’est qu’elle ne devoit avoir aucun sentiment des choses passées, et que le maréchal et sa femme s’étoient attiré leurs malheurs et leurs peines par leur mauvaise conduite, bien que non par leur crime ; que tout ce qu’elle avoit à faire étoit de se gouverner si modérément que ses actions présentes justifiassent celles du passé, faisant paroître une si grande différence entre elle possédée par la maréchale d’Ancre, et non possédée, qu’on jugeât clairement que tout ce qu’on pourroit remarquer d’odieux au passé venoit de ses conseils ?

Mais tout cela n’empêcha pas que, par une haine qui est toujours aveugle, et partant à l’égard de laquelle toutes les raisons sont inutiles, et pour s’assurer dans l’anxiété de la crainte en laquelle ils vivoient, ils ne voulussent, à quelque prix que ce fût, me voir hors du royaume, au préjudice du service que j’étois obligé de rendre au peuple que Dieu m’avoit commis, comme ils m’empêchoient déjà de rendre au Roi celui auquel j’étois tenu.

Je passai toute l’année en cet exil, quoique, mon frère étant devenu veuf durant ce temps, je les suppliasse de lui permettre de faire un petit voyage en sa maison pour mettre ordre à ses affaires, et de me prescrire un lieu proche d’eux tel qu’ils voudroient, n’en exceptant aucun, où je pusse demeurer pour caution de ses actions et des miennes, me soumettant encore, outre cette assurance, à recevoir de la part de Sa Majesté telle personne qu’elle auroit agréable, pour avoir égard à nos comportemens. Mais cela fut en vain.

En même temps qu’ils m’envoyèrent en Avignon, ils resserrèrent Barbin, et lui ôtèrent cette ombre de liberté qu’ils lui avoient donnée dans la Bastille, disant qu’il en abusoit, et qu’au lieu d’écrire des lettres de simples complimens à la Reine, il tramoit avec elle des menées préjudiciables au service du Roi. Dès le lendemain qu’ils l’eurent resserré, ils lui envoyèrent le sieur de Bailleul et un autre conseiller d’État pour l’interroger. Il refusa de répondre, pour ce qu’il croyoit que le sieur de Bailleul étoit encore maître des requêtes, et se défioit que les commissaires alloient bien vite en des procès criminels ; mais, lui ayant dit qu’ils étoient conseillers d’État, lesquels ne font le procès à personne, et qu’ils étoient seulement venus pour ouïr et faire écrire par le sieur d’Andilly, qui étoit commis pour cet effet, ce qu’il auroit à dire sur quelques lettres et mémoires qu’ils lui présenteroient, et que ce n’étoit qu’une affaire domestique dont le Roi vouloit avoir la connoissance, il consentit de répondre.

Lors ils lui représentèrent les copies des lettres qu’il avoit écrites à la Reine, et celles que la Reine lui avoit envoyées, et le vouloient rendre grandement criminel par ses lettres, les prenant en sens qu’ils vouloient, non au sens des paroles auquel elles étoient conçues ; et, entre autres choses, interprétoient ce que nous avons dit qu’il lui avoit mandé, que ce qu’elle savoit qu’avoit dit Déageant lui montroit qu’il étoit temps qu’elle agît, qu’ils vouloient entendre par là qu’il falloit qu’elle fit tuer Déageant, comme s’il n’y avoit point d’autres moyens que de tuer Déageant, et que sa mort servît beaucoup aux affaires de la Reine. Enfin, quand il eut expliqué cette affaire, il les éclaircit de ce doute, comme il fit de tous autres, leur remontrant que le dessein de la Reine étoit de voir le Roi par le moyen et les bonnes grâces de Luynes, et que, pour ce sujet, elle y employoit M. de Montbazon son beau-père et M. de Rohan son parent.

Ils vinrent plusieurs jours de suite l’interroger, et, au sortir d’avec lui, s’en alloient chez le chancelier et le garde des sceaux du Vair, où quelques-uns, choisis du conseil, les attendoient et délibéroient sur sa déposition. Les accusations étoient frivoles, les défenses étoient fort solides : le chancelier et le garde des sceaux, quoiqu’ils fussent ses ennemis, ne furent pas d’avis, non plus que le président Jeannin, qu’on passât plus outre en cette affaire, laquelle ils jugeoient ne pouvoir réussir qu’à son honneur. Luynes, qui espéroit avoir des moyens de la faire passer pour bonne, et venir à bout de faire porter le jugement selon sa passion, voulut qu’on continuât le procès. Il est vrai qu’il le pressoit quand il pensoit avoir assez de juges gagnés, et l’arrêtait quand le jugement lai paroissoit incertain.

Tandis qu’il se comportoit si violemment en sa conduite, il essayoit de gagner une bonne réputation par autre moyen. Il fit révoquer la paulette, par arrêt du conseil du Roi, dès le commencement de l’année, continuant néanmoins la vénalité, pour gratifier, disoit-il, les officiers, et leur donner le moyen d’accommoder leurs affaires.

En février, il fit donner un autre arrêt au conseil en faveur des pères jésuites, par lequel il leur fut permis d’ouvrir leurs écoles au collége de Clermont, selon le désir qu’ils en avoient depuis leur rétablissement, et la poursuite que, depuis la mort du feu Roi, ils en avoient continuellement faite, sans avoir néanmoins pu jusqu’alors surmonter les grandes difficultés qui s’y étoient rencontrées, et, principalement l’opposition de l’Université, laquelle encore en cette occasion ne se rendit pas, et, voyant que c’étoit une résolution prise, et qu’ils ne gagneroient rien au conseil, fit deux décrets, par lesquels elle empêchoit qu’aucuns écoliers ne pussent aller en leur collége. Mais les jésuites en ayant fait plainte, par un autre arrêt du 26 d’avril lesdits décrets furent cassés.

Le Roi, d’autre côté, demeura ferme pour l’exécution de l’arrêt qu’il avoit donné en son conseil, en faveur des ecclésiastiques de Béarn, les rétablissant en leurs bénéfices, et remplaçant aux ministres le revenu d’iceux sur son domaine du pays, de proche en proche ; car ceux de la religion prétendue réformée, qui avoient reçu commandement d’envoyer des députés pour voir procéder au remplacement desdits biens ecclésiastiques, ne pouvant goûter de se voir dessaisir du bien réel qu’ils avoient, et être remis sur la bourse du Roi, voulurent tenir en Béarn une assemblée pour cela, composée des trois États dudit pays et des députés des églises prétendues du haut Languedoc et de la basse Guienne, afin d’intéresser tout le parti huguenot en cette affaire. Ce que Sa Majesté sachant, elle commanda à Lescun, qui étoit venu vers elle pour la lui faire agréer, de se retirer, et leur dire qu’il la leur défendoit : ce qui fit qu’ils résolurent de la faire en la ville de Castel-Jaloux au premier de mai. Mais le Roi ayant donné commandement au parlement de Bordeaux et chambre de l’édit à Nérac, de procéder contre ceux qui y assisteroient, comme contre perturbateurs du repos public, les consuls de ladite ville, et ceux qui avoient charge des autres places de la Guienne tenues par les huguenots, refusèrent de l’y recevoir : autant en firent ceux de la ville de Tonneins, où, au refus de ceux de Castel-Jaloux, ils pensoient aller. De sorte qu’ils furent contraints de retourner en Béarn pour être hors du ressort de Bordeaux, et choisirent Orthez pour leur assemblée, qu’ils convoquèrent au 15 de mai. Le Roi fit une déclaration, par laquelle il déclaroit criminels de lèse-majesté tous ceux qui s’y trouveroient ; mais, nonobstant cela, ils ne laissèrent pas de la tenir, parce qu’ils avoient le parlement du pays à leur dévotion.

Le commissaire du Roi y arriva pour l’exécution dudit édit de la main levée et remplacement ; il y fut traité comme en terre ennemie ; il reçut mille outrages de paroles par les écoliers d’Orthez qu’on suscita contre lui, sans que le parlement ni le sieur de La Force, gouverneur, y missent aucun ordre ; et ledit parlement, par l’arrêt du 29 de juin, refusa de procéder à la vérification dudit édit, et ordonna que très-humbles remontrances seroient faites à Sa Majesté, pour la supplier de laisser les choses en l’état qu’elles étoient. Le Roi, en ayant eu avis, envoya une jussion audit parlement, sur laquelle ils donnèrent seulement un arrêt interlocutoire, suppliant Sa Majesté de pourvoir à la conservation des droits de ses sujets de la religion prétendue réformée.

Il prit aussi soin des affaires d’Italie, de peur que l’accusation qu’il faisoit contre la Reine et les ministres qui avoient gouverné sous son autorité, d’avoir trop incliné vers l’Espagne, ne fût rétorquée contre lui-même. Il envoya Modène pour aider à M. de Béthune à poursuivre l’exécution des traités de Pavie et d’Ast ; et pour ce qu’il fâchoit aux Espagnols de rendre Verceil contre leur coutume, et que don Pedro retardoit de jour en jour, le Roi fut contraint de parler hautement à l’ambassadeur d’Espagne, et lui dire que, quelques troubles qu’il eût en son royaume, il ne laisseroit pas de passer les monts pour faire tenir la parole qui lui avoit été donnée : ce qui fit tel effet, que le 15 de juin Verceil fut rendu, et les choses promises exécutées de part et d’autre.

Semblablement aussi furent exécutées toutes les choses promises par le traité qui avoit été fait entre les Vénitiens et l’archiduc Ferdinand, pour la pacification des troubles qui avoient été entre eux.

Toutes ces choses, qui témoignoient un soin et du zèle pour la justice, la religion et la gloire du Roi, donnoient aux peuples, et à ceux qui ne savoient pas le secret du cabinet, bonne estime du gouvernement, et leur faisoient désirer qu’il demeurât en la main de ceux qui l’avoient.

Luynes ne perdoit pas ce temps favorable à l’avancement de sa grandeur et à l’établissement de sa maison. Il échangea la lieotenance générale du gouvernement de Normandie, qu’il n’avoit prise, l’année passée, que pour être avec plus d’autorité en l’assemblée des notables à Rouen, pour le gouvernement de l’Île-de-France et des villes de Soissons, Noyon, Chauny, Coucy et autres, qu’avoit le duc de Mayenne, auquel il fit donner le gouvernement de Guienne avec celui du Château-Trompette, et de quelques autres places dans le Bordelais que le colonel d’Ornano tenoit, lequel on récompensa d’une charge de maréchal de France et de ladite lieutenance générale de Normandie.

Il eut encore La Fère et Laon, par la remise que lui en firent le duc de Vendôme et le marquis de Cœuvres, qui en étoient gouverneurs. Comme il s’élevoit et se fortifioit d’un côté, il parachevoit de ruiner, tant qu’il pouvoit, le parti qui lui étoit contraire, à opprimer Barbin et à lui faire condamner toute la conduite de la Reine. Ce procès faisoit un grand bruit à la cour, et sembloit qu’il y eût eu des menées capables de renverser toute la France : on sollicitait, de la part du Roi, les juges avec instance, comme on avoit fait ceux de la maréchale d’Ancre ; on demandoit gain de cause et non justice.

On mêla en cette affaire quelques personnes qui, par leur imprudence, avoient fait quelques écrits mal digérés sur le sujet de Luynes et des affaires du temps. Durand fut mis prisonnier pour ce sujet, et un nommé Sity, florentin, qui avoit été secrétaire de l’archevêque de Tours, frère de la maréchale d’Ancre. Un même livre fut imputé à tous deux, et même peine leur fut ordonnée d’être rompus et brûlés avec leurs écrits en la Grève, et un frère dudit Sity, qui n’avoit fait simplement qu’en transcrire une copie, fut pendu. Ils essayoient, par ces condamnations, de souiller Barbin et quelques autres particuliers qu’ils mêloient avec lui par leur sang, confondant leurs accusations qui sont entièrement différentes. Plusieurs autres sont pris prisonniers ; les uns sont mis à la Bastille, les autres au Fort-l’Évêque, et tous à dessein d’être conduits à la mort. Bournonille et Persen sont du nombre, et au lieu de geôliers qu’ils étoient gardant les autres, ils deviennent prisonniers eux-mêmes. Les Luynes avoient un vieux dessein d’ôter Bournonville de la Bastille, et à Persen la garde de M. le prince. Depuis ils avoient conçu quelque mauvaise volonté contre eux, parce qu’ils avoient vu des lettres de Barbin et de la Reine, par lesquelles il paroissoit que Bournonville lui étoit favorable, et que la Reine en avoit du ressentiment de bonne volonté vers lui.

Ils essayèrent premièrement de tirer de gré Persen du bois de Vincennes, et lui firent offrir de l’argent pour cela, lui représentant qu’y ayant apparence qu’il fût coupable de toute la menée de Barbin, ils ne vouloient pas enfoncer cette affaire, mais qu’ayant soupçon de lui, il n’étoit pas raisonnable aussi qu’ils lui confiassent la garde de M. le prince. Il répondit des paroles assez hautaines, sur lesquelles ils le firent mettre à la Bastille, et Bournonville aussi, et établirent en sa place le sieur du Vernet, parent de M. de Luynes. On feint qu’ils ont voulu mettre en liberté M. le prince, et, par ce moyen renverser l’État, tenant sa sortie la perte au royaume. Quoiqu’ils n’eussent pas peu contribué à la chute de la Reine, on les accuse de désirer son établissement auprès du Roi, et on les traite comme criminels. L’on arrête madame du Tillet, femme de condition, sur de simples soupçons ; on mène des religieux à la Bastille aussi librement qu’en leur couvent ; on la remplit de toutes sortes de personnes, nulle condition ni qualité n’étant capable de mettre à couvert ceux qui étoient jugés avoir quelque empreinte d’affection pour la Reine dans le cœur ; on s’attaque à tout le monde. Ceux de la faveur soupçonnent le duc de Montbazon, beau-père du sieur de Luynes, et avec raison si la plupart de ceux qui sont maltraités sont coupables, puisqu’ils ne sont chargés d’autres crimes que d’avoir discouru avec lui des moyens de faire faire, par l’intervention de son gendre, une action glorieuse au Roi, en rappelant sa mère au grand avantage de son État et de ses favoris.

Déageant prit toutes les réponses que Barbin, Bournonville, La Ferté qui étoit au duc de Rohan, les deux hommes de Barbin et un sergent de la Bastille avoient faites, et les communiqua au sieur Lasnier, conseiller au grand-conseil, qui, après les avoir vues et communiquées à quelques-uns de ses amis, lui promit qu’il feroit donner un arrêt de mort contre eux. Luynes, ayant su cette bonne volonté, fit dresser une commission au grand-conseil pour leur faire leur procès. Lasnier et La Grélièrc sont les rapporteurs de cette affaire ; Barbin demande, comme secrétaire du Roi, d’être renvoyé au parlement ; il en est débouté, et est ordonné qu’il procédera devant le grand-conseil. Luynes en envoya querir tous les juges l’un après l’autre, et leur recommanda cette affaire. Lasnier tous les soirs alloit chez lui lui rendre compte de ce qui se passoit, et, pour s’acquitter promptement de sa promesse en laquelle il étoit engage, il le vouloit juger sur les réponses qu’il avoit faites aux conseillers d’État dont nous avons parlé, quelques protestations qu’il fit qu’il leur avoit répondu comme devant personnes qui ne venoient point là pour lui faire son procès, et partant qu’il ne s’étoit pas expliqué autant qu’il devoit faire quand il étoit question de le juger. Mais il insista si fort à ce que la demande qu’il faisoît d’être ouï plus amplement là-dessus fût rapportée au grand-conseil, qu’ils le firent, et on lui accorda ce qu’il désiroit.

Il se plaignoit incessamment de ce qu’on ne lui parloit point du sujet pour lequel on l’avoit mis prisonnier ; qu’il avoit été dans le conseil du Roi sous le gouvernement de la Reine, et avait eu la charge des finances dont il avoit disposé absolument ; qu’on l’accusât là-dessus, et qu’on l’interrogeât s’il y avoit délinqué ; que c’étoit une grande honte de l’avoir emprisonné et ne lui parler pas du sujet pour lequel on lui avoit fait ce traitement, mais lui faire son procès seulement pour ce qu’il avoit fait depuis qu’il étoit détenu à la Bastille, qui n’étoit que ce que le plus religieux capucin eût pu faire, de moyenner la réconciliation du Roi et de la Reine, laquelle il ne savoit pas avec quelle conscience on lui pouvoit imputer à crime de lèse-majesté.

Cependant on donnoit, d’autre côté, ajournement personnel à plusieurs domestiques de la Reine, à Chanteloube, à Codony et à Selvage, dont les deux derniers étoient des plus nécessaires auprès de sa personne. Il est vrai que la cour, ayant honte du peu de fondement avec lequel on les avoit accusés, les renvoya absous. Ils venoient néanmoins aux fins qu’ils prétendoient, puisqu’ils ne vouloient qu’étourdir le peuple et lui donner une impression apparente de quelque grand crime, puisque tant de gens de condition, et ceux-mêmes qui approchaient le plus près de la Reine, y étoient embarrassés.

On ne châtie pas seulement les actions, on examine les paroles, on devine les pensées, on suppose des desseins. Si on parle, on prend pied sur des mots innocens, on donne un sens préfix à des paroles indifférentes. Si on se tait, on impute le silence à crime, estimant qu’on couvre quelque chose qui ne se dit point. Temps déplorable où il y a égal péril à parler et à se taire ! Si on va, tout voyage est mal interprété, et on suscite des traîtres et des espions qui suivent à la piste pour découvrir des nouvelles. Tous ceux qui sont pris sont interrogés, et, ce qui est une chose inouïe et qui fait horreur à y penser seulement, on force les dépositions le plus qu’on peut pour mettre le nom de la Reine en des procès, ayant pour but de l’envelopper en la perte des autres.

À la contenance des juges, il est aisé de voir qu’ils sont assis, non pour ouïr ceux qui comparoissent devant eux, mais pour les condamner, non pour instruire leur procès, mais pour ordonner de leur supplice. Enfin ils sont tous jugés. Ceux qui avoient écrit des choses qui leur déplaisoient sont condamnés, comme nous avons dit des autres qui sont accusés pour être serviteurs de la Reine ; ceux à qui ils en veulent le moins sont déclarés innocens et remis en liberté ; les autres passent pour coupables.

Le fait de Barbin est remarquable. Ils lui en vouloient avec une grande animosité, à cause de la passion qu’ils voyoient qu’il avoit au service de la Reine, et sa fidélité qu’ils n’avoient jamais su ébranler. Ils firent tout ce qu’ils purent pour le faire condamner : il n’y eut juge à qui ils ne parlassent ; mais Dieu fut le plus fort : les plus gens de bien de la compagnie, reconnoissant son innocence et désirant le délivrer, ne crurent pas en avoir un meilleur moyen que de le condamner à un simple bannissement, craignant quelque autre violence plus grande de la part de Luynes. Mais le nombre des autres qui étoient gagnés étoit si grand, qu’il ne laissoit pas de passer d’une voix à la mort si un des juges qui opinoient ne se fût évanoui ; car on l’emporta hors de l’assemblée, et on attendit que ses esprits fussent revenus. Peut-être avoient-ils opinion que celui-là dût opiner contre lui ; revenu qu’il fut et rentré en la compagnie, il commença à opiner en ces mots : « Messieurs, vous voyez en quel état j’ai été. Dieu m’a fait voir la mort, qui est une chose si terrible et effroyable, que je ne me puis porter à condamner un innocent, comme celui-ci déequi il s’agit. J’ai ouï quelques opinions qui vont au bannissement ; s’il y en a quelqu’une plus douce, je prie le conseil de me le dire afin que j’en sois. » Et à l’heure même quasi tous les jeunes conseillers furent d’avis de son bannissement. Tous les présidens, hormis le sieur de Bercy, et quasi tous les anciens conseillers à qui on avoit parlé et que l’on avoit mandés au Louvre pour cet effet, se prêtèrent à la passion de ses ennemis.

Par le même arrêt, qui fut du 30 août, Bournonville fut condamné, comme criminel de lèse-majesté, à avoir la tête tranchée ; Persen et madame du Tillet à s’abstenir de la suite de la cour et de la prévôté de Paris pour l’espace de cinq ans. On bannit hors du royaume, pour le même temps, le sieur de La Ferté et un des serviteurs de Barbin, l’autre étant renvoyé absous, et le sergent de la Bastille, qui avoit servi Barbin à faire porter ses lettres, fut condamné à être pendu. Ils ne tirèrent cet arrêt à conséquence que pour Barbin, faisant donner grâce aux autres, d’autant qu’ils avoient ce qu’ils vouloient, qui étoit la Bastille, la garde de M. le prince et la condamnation de Barbin, par laquelle ils prétendoient justifier sa prison, et couvrir les injustices et violences avec lesquelles ils avoient procédé contre lui.

Néanmoins, sa condamnation leur sembla trop douce. Il fut banni par ses juges, plus pour l’ôter de la main de ses ennemis qu’en intention de leur plaire. Mais cette peine ne satisfait pas leur passion ; la crainte qu’ils ont de ce pauvre infortuné fait qu’ils lui commuent son bannissement en une prison rigoureuse : chose du tout contraire à la nature des grâces, qui remettent de la peine au lieu de l’augmenter.

Ce bruit venant aux oreilles de la Reine lui perça le cœur d’une douleur très-sensible ; joint qu’elle sut que, comme on étoit sur le jugement de ce procès, le chancelier, le garde des sceaux et le président Jeannin s’étant accordés à témoigner qu’il falloit étouffer cette affaire et ne la pas poursuivre à l’extrémité comme on faisoit, Luynes dit qu’il n’eût jamais cru que M. le chancelier, premier ministre de l’État, eut favorisé une personne qu’on pouvoit dire l’unique ennemi de l’État. L’autre lui répliquant qu’il désiroit savoir de quelle personne il parloit, il dit qu’il étoit bien aisé de l’entendre, et qu’il parloit de la Reine-mère, qui devoit être considérée comme la plus puissante, voire la seule cause des désordres.

Ces injures atroces qui blessoient Sa Majesté, et tant d’infâmes artifices desquels on se servoit pour divertir d’elle l’affection du Roi, lui redoublèrent l’ennui qu’elle ressentoit de son absence, et l’obligèrent de se servir des copies de lettres que Barbin lui avoit envoyées, il y avoit long-temps, pour le Roi, M. de Luynes et le duc de Montbazon, par lesquelles, se plaignant à Sa Majesté des déplaisirs qu’elle recevoit, elle la supplioit qu’elle pût aller à Paris pour, étant plus proche d’elle, lui rendre plus facilement compte de ses actions, et prioit Luynes de l’assister en ce juste désir, et de la délivrer de servitude, et le duc de Montbazon d’y porter l’esprit de son beau-fils. Le Roi fut touché de ces lettres ; mais ils le détournèrent de lui donner contentement par mille artifices, ne lui représentant pas seulement que, si elle vient, il n’aura plus d’autorité, mais qu’ils appréhendent même que sa vie ne soit pas en sûreté, le désir de régner étant tel en eux, qu’il n’y a lien de sang, de raison ni de justice, qui puisse arrêter leur fureur.

D’un côté ils mesurent le péril qui leur pourroit arriver de la présence de la Reine à l’atrocité des injures qu’ils lui avoient faites, et ne peuvent prendre d’elle assurance, quelque promesse qu’elle leur fît ; d’autre part, demeurant leur ennemie, ils vouloient avoir lieu de la faire paroître tout autre qu’elle n’étoit, et, pour ce sujet, essayoient de la tenir éloignée, d’autant que les objets sont peu souvent et difficilement vus de loin tels qu’ils sont en effet. Ainsi ils représentent au Roi important à sa vie, à sa gloire et au bien de son État, ce qui ne l’est qu’à leur fortune, et lui font passer leurs propres intérêts pour siens ; et d’abondant encore, craignant que tous leurs artifices ne fussent pas assez forts pour arrêter les vrais sentimens de la nature, et que la Reine, assurée du bon naturel du Roi, ne vînt à l’imprévu, ils envoyèrent des troupes à l’entour de Blois pour lui boucher le passage.

Davantage, on lui défendit de plus sortir de Blois. Les promenades lui sont désormais limitées, les conversations bornées à certaines personnes qu’ils tenoient tout à eux ; nul ne la peut voir, quoique son chemin soit au lieu de son séjour, sans permission expresse ; celui qui la demande se rend suspect de crime ; celui qui fait gloire de ne la voir pas, quoiqu’en passant, est estimé d’une fidélité éprouvée, digne de récompense.

On envoie diverses personnes vers elle pour lui détacher de l’esprit la pensée qu’elle avoit de voir le Roi, et ainsi l’en empêcher non-seulement par force, mais encore volontairement. Modène et le père Arnoux lui sont envoyés pour cet effet, tous deux séparément ; ils y travaillent puissamment à divers voyages qu’ils y font : comme l’un met en avant les considérations d’État pour l’en détourner, l’autre lui propose qu’elle ne le pouvoit entreprendre avec conscience, vu le mal qui en arriveroit au public. Entre autres raisons, on ne craignoit point de lui dire que si cela arrivoit la France étoit perdue, parce que son arrivée contraindroit de mettre M. le prince en liberté pour la contrecarrer, et que de cette opposition naîtroit la ruine de l’État. Ils la menacent de pire traitement ; on parle de la chasser hors de France ; enfin on l’intimide de sorte que sa bouche fut contrainte de proférer ce dont son cœur étoit bien éloigné, et de promettre par serment, sur les saints évangiles, qui à cet effet lui furent présentés par le père Arnoux, qu’elle n’iroit jamais vers le Roi si on ne l’envoyoit querir premièrement, et, en cas qu’elle y vînt, ne lui donneroit point de conseils, ni ne se mêleroit d’aucune affaire.

Bien que ces choses outre-passassent tout devoir et tout exemple, et que ces assurances fussent telles, que, jointes à la force qu’ils avoient en main, il semblât qu’il fût superflu d’en demander davantage, néanmoins la connoissance de leur crime, qui est toujours craintive, et ne peut trouver de sûreté, les fit passer plus avant, et désirer d’elle la déclaration suivante, qu’elle donna au père Arnoux, écrite et signée de sa main, en un autre voyage qu’il y fit exprès pour ce sujet.

« Marie, par la grâce de Dieu, reine de France et de Navarre, mère du Roi. Dieu qui sait l’intérieur de nos pensées, ayant par sa divine providence voulu, pour faire voir à un chacun la pureté des nôtres, et pour nous relever du doute auquel nous étions que des gens mal affectionnés n’eussent rendu par leurs calomnies ordinaires le Roi mal satisfait de nous, qu’il plût au Roi, notredit sieur et fils, touché de son bon naturel, nous faire pleinement entendre et confirmer par ses lettres, et de la bouche du révérend père Arnoux, de la compagnie de Jésus, et son confesseur ordinaire, la pureté de son ame, sa prudente conduite au gouvernement de son État, et son amour singulier en notre endroit : nous qui, conformément à nos souhait, avons ressenti, par sa venue, des preuves de cette affection qui nous fait espérer toute sorte de bon traitement, le Roi notre seigneur et fils étant inviolable en ses promesses, pour reconnoissance de la joie que nous en avons, et pour en rendre un chacun bien informé, et de nos bonnes et sincères intentions à y correspondre par une bonne conscience et union de volonté, avons fait et faisons au Roi, notredit seigneur et fils, devant Dieu et ses anges, les soumissions, protestations et promesses ci-après déclarées : De n’avoir pour maintenant ni pour l’avenir, non plus que j’ai eu par le passé, désir ni pensée qui ne tendent à la prospérité et avancement de ses affaires, au bien, repos et grandeur de son État, et de lui vouloir rendre les devoirs et obéissance qui lui sont dus comme à notre roi et souverain seigneur, résignant toutes nos volontés en ses mains. De n’avoir aucune correspondance dedans ni dehors le royaume, en chose quelconque qui puisse préjudicier à son service, désavouant toutes personnes, de quelque état et qualité qu’elles soient, qui, sous notre nom et autorité, se voudroient ingérer d’aucunes pratiques et menées, ou feroient aucune chose contre la volonté du Roi, notredit seigneur et fils, et la nôtre. D’avertir aussitôt le Roi, notredit seigneur et fils, des rapports et ouvertures contraires à son service, et de ceux qui nous les auroient faits, au cas qu’il y en eût de si téméraires ; de déférer et faire connoître ceux qui seront ainsi mal affectionnés, même de nous joindre, si besoin est, à la poursuite qui sera faite contre eux, pour en ordonner ensuite la punition exemplaire. De n’avoir aucune volonté de retourner à la cour, que lorsque le Roi, notredit seigneur et fils, nous l’ordonnera, désirant, non-seulement en cela, mais en toutes autres choses, observer religieusement ses commandemens. Que si nous avons souhaité avec passion ce voyage, ç’a été pour avoir l’honneur de le voir, et pour lui faire connoître, par nos déportemens pleins de respect et d’obéissance, que l’on nous avoit blâmée sans sujet, n’ayant eu aucun désir de nous mêler d’affaires, comme l’on l’avoit voulu faire accroire au Roi, notredit seigneur et fils, qui doit régner seul, et qui peut, par sa prudence mieux que par l’entremise de qui que ce soit, gouverner son État avec la justice et réputation qui y est requise, reconnoissant que les bonnes qualités et inclinations qu’il y avoit dès son jeune âge, nous avoient été autant de promesses des effets qu’il y fait reluire de sa prudente conduite. Nous finirons par une vérité tirée de notre cœur, qui est que si la conservation du Roi, notredit seigneur et fils, dépendoit de notre perte, nous y consentirions, pour lui témoigner que nous l’honorons plus que nous ne nous aimons nous-même. Et afin que cette déclaration puisse être notoire à un chacun, nous avons convenu qu’il en soit expédié plusieurs copies, pour être publiées si notredit seigneur et fils le désire. Fait à Blois le troisième jour de novembre 1618. »

Tout cela ne suffit pas encore ; ils la veulent resserrer davantage, et font dessein de la mettre dans le château d’Amboise. Ils demandent le gouvernement de Normandie dont elle étoit pourvue ; on parle même de la faire entrer dans un monastère, et le sieur de Villesavin, qui étoit un des siens, mais affidé à la faveur, lui propose d’y entrer de son mouvement.

Tant de mauvais traitemens qu’elle n’eût jamais pensé, lui en font encore attendre d’autres pires qu’elle ne se pouvoit imaginer, croyant que leur malice trouveroit tous les jours de nouveaux moyens de lui faire du mal, puisqu’ils lui en avoient déjà tant fait, dont il n’y en avoit point d’exemple en personne devant elle. En ces tristes attentes, sans espoir de mieux, elle passa le reste de l’année sans autre compagnie que de ses larmes et soupirs.

Sur la fin de l’année, le cardinal de Savoie vint en France pour remercier le Roi de l’assistance royale que le duc son père avoit reçue de Sa Majesté, et lui demander Madame, sa seconde sœur, en mariage pour le prince de Piémont, laquelle lui fut accordée sans qu’on en envoyât demander le consentement à la Reine sa mère, qui tint ce traitement plus cruel qu’aucun qu’elle eût reçu jusqu’alors, lui étant fait en une chose si intime comme lui étoit Madame, sa fille.

Durant cette année, l’empereur Mathias, qui avoit, il y avoit un an, fait élire l’archiduc Ferdinand roi de Bohême, à la charge qu’il ne se mêleroit des affaires du royaume qu’après sa mort, fit le même du royaume de Hongrie en sa faveur. Mais, incontinent après, Ferdinand se saisit de la personne du cardinal Clezel, chef du conseil dudit Empereur, en haine, ce disoit-on, de ce qu’il s’étoit opposé tant qu’il avoit pu aux susdites démissions de l’Empereur, mais sous prétexte qu’il fomentoit un soulèvement très-grand qui étoit survenu en Bohême, où tout le peuple s’étoit révolté contre l’Empereur, sous la conduite du comte de Thurn, à raison de quelques temples que ceux qu’ils appellent évangéliques, c’est-à-dire communiant sous les deux espèces, avoient voulu faire bâtir en quelques terres ecclésiastiques qui ne les avoient pas voulu souffrir, et avoient été soutenues de l’Empereur.

Ce soulèvement vint si avant qu’ils tinrent en mai les États contre la volonté de Sa Majesté Impériale, jetèrent ses conseillers du haut en bas par les fenêtres du château de Prague, ensuite prirent les armes, firent une armée, se défendirent contre celle que l’Empereur envoya contre eux, se rendirent maîtres de la Bohême, Silésie et Moravie, et reçurent promesse d’assistance des protestans d’Allemagne et des états de Hollande.

Le roi Ferdinand et l’archiduc Maximilien, supposant que le cardinal Clezel, comme nous avons dit, connivoit avec eux, le firent arrêter à Vienne, le 20 de juillet, au retour de Presbourg, où il avoit servi ledit Roi en son assomption au royaume de Hongrie. Et afin de conserver, au moins en apparence, selon ce qui se pouvoit en telles rencontres, — l’honneur dû à sa dignité en l’arrêtant, ils lui firent prendre un bonnet et un vêtement noir, le firent monter en un carrosse, et l’envoyèrent par relais de carrosses jusqu’en Tyrol. De ce pas ils allèrent trouver l’Empereur, qui ne savoit rien de ce dessein, et aimoit uniquement ledit cardinal, et lui dirent qu’ils l’avoient fait arrêter parce qu’il vouloit troubler l’union qui étoit entre eux, ce qu’il reçut avec autant de déplaisir que la foiblesse et la maladie en laquelle il se trouvoit l’obligèrent à témoigner le contraire. Ce lui fut un bien petit échange des maux qu’il avoit faits à l’empereur Rodolphe son frère, du ressentiment desquels il étoit mort.

La mort du cardinal du Perron, qui arriva en septembre, est bien digne de clore cette année, et sa mort et sa vie méritent d’être remarquées. Il étoit d’une maison noble de la basse Normandie, né toutefois en Suisse, dont il se glorifioit à cause de la fidélité de la nation. Son père fut ministre, et mourut le laissant jeune. Il vint à la connoissance de la vérité peu de temps après, et eut cette bénédiction de ramener sa mère au giron de l’Église. Dès l’âge de vingt ans il parut comme un prodige d’esprit et de science, et fut choisi par le roi Henri iii pour un de ses lecteurs, et de ceux qui faisoient devant lui des discours sur les matières qu’il leur proposoit, où il excella tellement qu’il n’y avoit personne qui osât se comparer à lui. Après sa mort, le roi Henri IV venant à la couronne, et l’hérésie tenant le dessus, il la confondit en une conférence qu’il eut à Mantes, l’an 1592, avec le ministre Rotan, qui étoit un homme insigne entre les hérétiques ; depuis lequel temps ils fuirent toujours la lice avec lui, et n’osèrent comparoître où il étoit ; ce qui ne donna pas peu de branle à l’esprit du Roi pour l’incliner à se ranger à la religion catholique. Il fut depuis envoyé à Rome par Sa Majesté pour obtenir de Sa Sainteté l’absolution de son hérésie. À son retour il fut fait évêque d’Evreux ; l’an 1601 fit la célèbre conférence de Fontainebleau, en laquelle il emporta une telle victoire contre l’hérésie que le Roi, qui jusques alors étoit chancelant, se confirma en la foi, et le pernicieux livre de du Plessis-Mornay contre la messe perdit toute créance, même envers les hérétiques. Peu après il fut fait cardinal, et envoyé à Rome pour y servir le Roi, où étant il fut fait archevêque de Sens et grand-aumônier de France. De là revenant en France l’an 1607, il composa les œuvres que depuis sa mort nous avons vues en lumière. C’étoit un homme doux et sans fiel, facile, bienfaisant et libéral, froid de son naturel, et difficile de mettre en train de parler ; mais, quand il étoit échauffé, il ne pouvoit être épuisé ni se taire ; tenant en cela, ce semble, de la France de laquelle il avoit tiré sa première origine, et de la Suisse en laquelle il étoit né. Il mourut très-chrétiennement d’une suppression d’urine, assisté de l’évêque de Nantes et du père Bérule, supérieur général des prêtres de l’Oratoire, n’ayant autre regret en sa mort que de n’avoir pas résidé en son archevêché.