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Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/IV

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LETTRE IV.



Le premier amant de la Mariette fut le comte de Mirand. Elle était danseuse à l’opéra de Toulouse, lorsqu’il devint amoureux d’elle. Il fut bientôt aimé. Aussi le méritoit-il par sa figure, par son esprit, et par les manières qu’il avait pour elle. Ces bonnes qualités ne le mirent cependant pas à couvert de ses infidélités.

La première que sa maîtresse lui fit fut en faveur d’un Albanais nommé Marc, venu à la suite de l’ambassadeur de … Il la vit, il en devint amoureux. Il étoit riche et bien fait. En faut-il davantage pour émouvoir une fille de l’opéra ? Amour, tu perdis Troyes. Or, précieux métal, que tu gagnes de cœurs ! Le comte fut sacrifié, et l’Albanais obtint autant de rendez-vous qu’il en voulut.

Il sembla que le ciel voulût faire tomber sur lui la perfidie de sa maîtresse. L’ambassadeur… devint amoureux d’elle, et trouva mauvais qu’un gentilhomme de sa suite voulût disputer le cœur d’une femme qu’il aimait. L’Albanais ne croyait point que l’amour exigeât des égards ; et, quand il l’aurait cru, il était trop amoureux pour en avoir. La haine et le dépit agissant sur l’ambassadeur, il l’accabla d’injures, et le toucha si fort que l’Albanais s’oublia jusqu’au point de porter la main sur son maître. Celui-ci jura de le faire périr. Il se plaignit au ministre. L’infortuné amant de la Mariette fut réduit à se sauver ; et, quelque temps après, se trouvant sans argent dans le cœur du royaume, où il se tenait caché, il fut obligé de s’engager. L’ambassadeur étant retourné à… Marc crut pouvoir reparaître. Il était soldat, et n’avait pas un sou pour se dégager. Heureusement son capitaine était de Toulouse. La Mariette, touchée du souvenir des plaisirs passés obtint son congé absolu. N’ayant plus aucune ressource, il se mit danseur à l’opéra. Vous l’avez revu depuis à Marseille, où la Mariette arriva peu après. Elle y fit, au bout de huit jours, la conquête d’un nommé Bouisson, à qui, pendant dix-huit mois, elle a fait plus verser de pleurs que les eœurs de Phaéton n’en répandirent.

Il aimoit véritablement, et n’était point du tout aimé. Comme il payait excessivement, il passait pour l’amant en place. La Mariette avait soin de lui choisir bon nombre de substituts. Le chevalier d’Albert-Saint-Hippolite était le premier. On prétend même qu’il était le maître du cœur, et que les autres, ainsi que Bouisson, n’étaient faits que pour apporter à l’offrande. Son départ pour Lyon fut un coup de poignard pour son amant. Le pauvre garçon fut près d’un an à pouvoir se consoler.

Elle n’était point d’une pareille affliction. Aussi ne fut-elle pas long-temps sans faire un nouvel amant. Elle choisit Terrasson, conseiller à la Cour des Monnaies, qui jouissait de trente mille livres de rente. Quoiqu’il fût marié, cela n’empêcha pas que ses affaires ne fussent bientôt conclues. Mais ce fut si malheureusement pour lui, que dans deux ans il fut réduit au point d’abandonner sa femme, ses enfans, et de faire une banqueroute de plus de cinq cent mille livres.