Aller au contenu

Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/X

La bibliothèque libre.


LETTRE X.



Tout livre en Allemagne qui n’est pas en trois volumes in-folio est regardé comme nos brochures de deux ou trois feuilles d’impression le sont à Paris. Un auteur allemand, dont la matière ne sera pas vaste, s’il n’a ni commentateur ni glossateur, ne passe guère six ou sept volumes. Mais si un commentateur a pris soin de l’éclaircir, ses remarques font aller le livre Jusques au douzième volume. Il arrive quelquefois qu’on donne de nouvelles explications sur le commentaire. Alors un auteur fait une bibliothèque ; vous me demanderez de quoi sont remplis ces in-folio : Sunt verba et voces, prætereaque nihil.

Il n’est pas que vous n’ayez jeté les yeux sur le Theatrum vitæ humanœ en dix volumes énormes ; vous y trouverez moins de bonnes choses que dans la seule première feuille du dictionnaire de Bayle.

Il y a pourtant de grands hommes en Allemagne. Vous avez lu le traité de Jure belli et pacis, de Gratius[1] ; ouvrage utile aux princes et aux peuples : le Droit de la Nature et des Gens, par le baron de Pufendorff, qui était allemand, ne lui est pas inférieur, et on estime avec raison son Introduction à l’Histoire Universelle. Ces deux ouvrages n’ont rien de l’horrible chaos des livres des savans en us.

La poésie n’est pas faite pour les Allemands ; Pegase seul peut les inspirer ; les muses fuient une langue aussi dure. Charles-Quint disait que, s’il voulait parler à Dieu, ce serait en espagnol, à sa maîtresse en italien, à ses amis en français à ses, chevaux en allemand. Leurs comédies et leurs tragédies sont si mauvaises, qu’ils ne se donnent pas la peine de les voir représenter. Il y a des troupes françaises dans toutes les cours d’Allemagne.

Les beaux arts sont chéris et cultivés dans ce pays ; et, quoiqu’il n’y ait pas de peintres ni de sculpteurs d’une grande réputation, les étrangers qui excellent y sont parfaitement reçus. La musique y est fort aimée, et sur-tout l’italienne. C’est le goût de l’Europe entière. On n’y méprise pourtant pas la nôtre, et les Allemands ne se laissent pas aisément surprendre à la prévention.

Ils sont francs et honnêtes gens, braves soldats, remplis de candeur et de probité, incapables de se prévenir pour une nation plutôt que pour l’autre. Quoique nous soyons en guerre, la vérité n’en doit pas moins être dans la bouche d’un Français, qui fait gloire de l’aimer.



  1. Grotius est né en Hollande, mais a écrit cet Ouvrage en Allemagne.