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Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/13

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE X.

Situation du Caire après sa révolte. — Fête militaire du premier décembre. — Amours de Bonaparte en Italie et en Égypte.

Après la révolte du Caire, le général en chef s’occupa essentiellement et avec chaleur de l’organisation de l’Égypte, et de la répartition des troupes françaises. Dans les provinces, l’effet de cette terrible compression se fit sentir également ; les troubles s’apaisèrent. Le général en chef fit embellir sa demeure, et orner le jardin qui touchait à son hôtel. L’administration éprouvant moins d’entraves, marcha d’un pas plus ferme et plus libre.

Le général en chef ordonna qu’on prît la cocarde tricolore ; il prescrivit aux fonctionnaires l’écharpe tricolore, et fit arborer le pavillon national sur tous les établissemens publics. Il ordonna en outre la formation d’une garde nationale, composée de tous les employés, de tous les individus attachés à l’armée, et en général de tous les Européens qui résidaient au Caire. La ville offrit désormais l’apparence de la plus complète soumission. L’industrie française s’y fit apercevoir ; on leva des ateliers, on ouvrit des boutiques, et un grand nombre de Français industrieux adoucirent les privations de l’armée. Il y eut des cafés et des restaurateurs à la française ; mais le vin était toujours d’une rareté excessive ; on n’en avait que ce qui échappait à la vigilance de la croisière anglaise. On imagina aussi de transporter dans la capitale de l’Égypte le simulacre du Tivoli de Paris, avec ses jardins, ses illuminations, ses billards, ses salles de jeu, qu’on établit à grands frais dans le palais d’un bey fugitif. Mais il fut impossible d’y organiser des bals : les femmes manquaient, ce qui rendait triste et monotone toutes nos distractions, tous nos plaisirs[1].

La rareté des femmes françaises faisait rechercher bien davantage le petit nombre qui avait suivi l’armée ; le besoin d’une compagne avec laquelle on pût s’entendre, prêtait des charmes à la moins jolie ; c’est ainsi que des vivandières, des femmes de soldats, furent érigées en maîtresses de plusieurs officiers supérieurs : d’autres s’attachaient à des femmes abandonnées des mameloucks, telles que des Géorgiennes et des Circassiennes ; quelques-unes étaient belles, mais d’un embonpoint qui contrastait trop avec la taille élégante et svelte de nos Françaises. Les femmes des mameloucks fugitifs était à notre disposition à un prix très-modéré ; mais, à vrai dire, ce n’étaient que de belles statues avec des formes peu gracieuses et peu séduisantes. Elles ne faisaient point l’ornement de nos fêtes, et n’auraient pu dans aucun cas suppléer au charme et à l’amabilité de nos Françaises sorties des rangs de la société. Celles-ci avaient été exclues de l’expédition avec une rigueur que peu d’entre elles étaient parvenues à éluder en changeant leurs habits de femme pour un costume d’homme ; mais celles qui s’étaient ainsi glissées au milieu de l’armée, étaient dévolues aux chefs de l’administration et aux généraux. Le général en chef lui-même n’était rien moins qu’insensible aux attraits du beau sexe ; c’est ce qu’on va voir dans l’épisode que je vais consacrer à ses amours en Italie et en Égypte :

Avant la prise de Mantoue, la marquise de Bianchi, dame d’une grande beauté, âgée de dix-huit à dix-neuf ans, se présenta devant le général en chef, en robe de soie noire, vêtement affecté aux solliciteuses italiennes ; elle réclamait vingt-cinq chevaux appartenant à son mari, et qu’on lui avait enlevés dans le Parmesan ; elle les obtint en échangeant faveur pour faveur.

Ensuite vint exprès de Venise pour faire l’ornement de l’opéra de Vérone, une virtuose di canto, appelée Ricardi, qui était reçue à l’académie de Florence. Elle plut au général en chef, et le lendemain elle reçut de Duroc une voiture avec un attelage de six chevaux ; mais elle refusa un rouleau de cent louis qui lui fut aussi présenté. C’était une petite femme d’une vingtaine d’années, vive et résolue, s’habillant souvent en homme sur la scène. Joséphine, très-jalouse, et qui était alors à Milan, parvint à la faire éconduire.

Arriva de Gènes à Milan Mlle Campini, danseuse de dix-sept ans, qui passait pour une vierge, étant continuellement sous la garde de sa mère. Elle devait danser dans un ballet d’action et de caractère où elle remplissait le rôle de la fille de l’empereur d’Allemagne. Voici quel était le sujet du ballet. La jeune princesse devait épouser un prince polonais qu’elle n’aimait pas, ayant, au contraire, une inclination secrète pour un jeune officier des hussards de l’empereur. Elle lui donne un rendez-vous dans les jardins de la cour. Le prince polonais averti se cache dans le jardin ; les deux rivaux se rencontrent dans les ténèbres, et se battent ; le prince polonais est tué, et on arrête son meurtrier, qui est condamné à mort. Son cœur devait être apporté à l’empereur dans un bassin d’argent. Le prisonnier forme un projet de révolte avec les troupes chargées de le garder ; les soldats s’arment contre l’empereur, et au moment où l’on vient au château impérial présenter le cœur du jeune meurtrier qui est censé sur un bassin d’argent recouvert d’une draperie écarlate, les soldats tournent le bassin, et laissent voir aux yeux de l’empereur la partie convexe en forme d’écusson, et portant écrits ces mots en transparent : La Liberté ou la mort ! À la faveur de ce coup de théâtre, la princesse paraît au milieu des soldats armés, offrant l’écharpe tricolore à l’empereur, et lui conseillant de la ceindre. L’empereur hésite, il se rend enfin, jetant et brisant son diadème et son sceptre. Ce fut à l’une de ces représentations que les grâces et les beaux grands yeux de Mlle Thérèse Campini firent la conquête du conquérant de l’Italie. Cette intrigue, alimentée par beaucoup d’argent et des cadeaux magnifiques, dura plus d’un mois.

À Mlle Campini succéda la fille d’un pelletier du midi, qui avait épousé un certain Caula, patriote piémontais, pendu en effigie, et qui, réfugié en France, disait assez gaîment : « J’avais bien froid le jour que je fus pendu. » Ce jour-là il passait le mont Cenis pour venir se jeter dans les bras de la république-mère. À l’époque de la première invasion de Bonaparte, il se rendit à Milan avec sa femme, qui plut un instant au général. On la vit à Turin portant le portrait du héros suspendu à une chaîne d’or autour de son col. Elle avait une mise singulière, un gilet brodé et des pantalons de tricot couleur de chair, à la manière de nos danseuses de l’Opéra. La canaille la suivait, et faisait foule pour la voir.

En Égypte, Bonaparte forma d’autres amours. Il se délassa d’abord avec quelques femmes de beys et de mameloucks ; mais ne trouvant avec ces belles Géorgiennes ni réciprocité ni aucun charme de société, il en sentit tout le vide, et regretta plus que jamais, et les lascives Italiennes, et les aimables Françaises. On n’en citait que deux dans l’armée qui eussent pu mériter les soins et les hommages du général en chef. L’une était la femme du général Verd***, qui avait suivi son mari habillée en aide-de-camp ; mais, éprise du général Kléber, elle passait pour être sa maîtresse. L’autre s’appelait madame F*** ; c’était la femme d’un capitaine au 20e régiment de cavalerie, d’autres disent d’un officier d’artillerie, variante qu’on peut expliquer, cet officier ayant passé, je crois, d’une arme à une autre. Quoi qu’il en soit, madame F*** était une petite femme d’une vingtaine d’années, gentille, rondelette, spirituelle ; elle n’était pas dépourvue d’une certaine éducation ni d’amabilité, quoiqu’elle eût été d’abord couturière. Très-attachée à son mari, elle avait bravé les dangers et toutes les privations pour le suivre à la faveur d’un déguisement dans une expédition lointaine et périlleuse. Aussi le mari et la femme étaient-ils cités comme offrant le modèle de la plus tendre union. Leur destinée semblait être de jouir long-temps du bonheur le plus doux, le bonheur domestique. Il en fut autrement. Par l’effet d’une imprudence cette heureuse union vint se briser devant l’écueil le plus redoutable. À la suite d’une revue générale des troupes que passa le général en chef avec le plus grand appareil militaire, on lança sur la place El-Békir un aérostat qui étonna beaucoup les Égyptiens. La journée se termina par une fête, un grand feu d’artifice, et un bal au Tivoli français d’Égypte. Soit que pour l’ornement du bal, ou pour tout autre motif, on se fût proposé d’y attirer avec les femmes des principaux négocians français du Caire, celles qui avaient suivi l’armée, et qu’on jugeait présentables, le fait est que le capitaine F*** fit l’imprudence de conduire sa jeune femme au bal de Tivoli. Le général en chef la remarqua beaucoup, et il s’en fit lui-même remarquer en ne cessant pas de jeter les yeux sur elle, et en lui faisant même quelques-unes de ces prévenances qui d’ordinaire séduisent et captivent les femmes quand elles partent d’un personnage éminent.

Le général en chef enflammé, et songeant aux moyens de posséder l’objet de ses désirs, se servit de son aide-de-camp Junot pour se ménager une première entrevue. Voici l’anecdote qu’on raconte à ce sujet : Junot fut chargé d’inviter madame F*** à déjeuner chez lui avec son mari. Elle arrive et trouve cinq couverts. Bientôt on entend les trompettes annoncer le général en chef, qui survient avec Berthier. Il questionne d’abord le mari sur son avancement, puis s’efforce de devenir aimable. Vers la fin du déjeuner, Junot, qui s’était concerté, laisse tomber, par une feinte maladresse, une tasse de café sur la robe de madame F***. Elle pousse un cri, et, cédant aux instances de Junot, passe dans un cabinet voisin, soit pour changer de robe, soit pour faire enlever la tache. Junot entretient le mari tandis que le général en chef, qui a feint de sortir et de se retirer avec Berthier, passe furtivement dans le cabinet. En y entrant, il se jette aux genoux de la jolie Française, qui, comprenant aussitôt ce qu’on voulait d’elle, résiste au vainqueur, verse des larmes, et n’en paraît que plus intéressante. Bonaparte, touché des sentimens et de l’innocence de cette jeune femme, n’ose rien brusquer, et sort en lui jurant amour et constance. Elle résiste encore long-temps à ses poursuites ; lettres d’amour, protestations, riches cadeaux : tout est employé pour séduire la jeune Française, dont l’esprit romanesque s’exalte, et qui se croit appelée à fixer l’âme fière d’un héros. Elle cède enfin ; et le goût, l’attachement de Bonaparte survivent à la possession. Trois jours après F*** est mandé au quartier-général ; on lui donne le grade de chef d’escadron, et en même temps une mission auprès du directeur Barras, et un mandat de 6,000 francs à toucher au Trésor. Il part, est fait prisonnier, et apprend du commodore Sidney-Smith, qui le fait remettre à terre, que sa femme est la maîtresse de Bonaparte. Il est au désespoir, et il intéresse les officiers de son régiment, qui s’élèvent hautement contre l’injure faite à un de leurs camarades. On croit devoir éviter l’éclat et le scandale, ou du moins parer aux inconvéniens de l’un et de l’autre. Que fait le général en chef ? il décide sa maîtresse à se séparer de son mari, et fait prononcer son divorce devant un des commissaires des guerres de l’armée. Une seconde mission, ou peut-être la même, renouvelée avec un ordre impératif, éloigne du Caire l’époux récalcitrant et dépossédé.

Tout ceci est raconté diversement par d’autres personnes de l’expédition. F***, qui était en détachement, n’aurait eu que mille écus pour remplir l’objet de sa mission. Pris par les Anglais dans sa traversée, il aurait été jeté de nouveau sur la côte ; mais les officiers de son régiment ne voulant plus le recevoir, l’accusant d’avoir vendu sa femme au général en chef, il se serait battu en duel, et n’en serait pas moins resté sans activité au Caire, recevant toujours son traitement. Il est certain que soit alors, soit plus tard, le divorce fut prononcé.

Le général en chef avait logé sa maîtresse à la droite de la maison dite Elfi-Bey, sur la place El-Békir. Là, on la voyait couverte de bijoux avec des vêtemens somptueux, portant, le portrait du héros ; et lui, les cheveux de l’héroïne.

Elle s’habillait fréquemment en habit de général, allait aux promenades sur un cheval arabe dressé pour elle, et suivie par les aides-de-camp. Il est faux qu’elle ait accompagné Bonaparte en Syrie ; mais elle en recevait des lettres très-tendres, où il lui faisait part de ses regrets et de ses traverses avec une sorte d’abandon qui rendraient ces lettres bien précieuses aujourd’hui. Cette confiance et cet amour se soutinrent, et à son retour il se montra si épris qu’il n’hésita point de promettre à sa jeune maîtresse de faire prononcer son divorce avec Joséphine, dont il n’avait point d’enfant, et de l’épouser elle-même si elle le rendait père. Il aurait tenu parole si cette dernière condition s’était réalisée. Sa jeune maîtresse favorisa involontairement son évasion de l’Égypte, en restant au Caire avec son train de maison, tandis qu’il lui assurait et disait publiquement qu’il allait faire une tournée dans le Delta. On voit que chez lui l’amour fut toujours subordonné à sa passion principale, l’ambition. Sa maîtresse, courroucée de son départ furtif, en était inconsolable ; elle exhalait son chagrin en plaintes amères, quand un poète français, membre de l’Institut, lui adressa les couplets suivans, dont la poésie n’est pas merveilleuse, mais que je reproduis comme un essai de notre muse française dépaysée sur les bords du Nil.

Air : Je suis Lindor.

Consolez-vous, aimable Cléopâtre,
Quand votre amant délaisse vos appas ;
Il court sans vous dans d’autres climats :
Faut-il encor que votre cœur l’idolâtre ?

Un cœur jaloux des dons de la victoire,
Ne peut long-temps brûler du même amour ;
Votre héros l’éprouve sans détour ;
Il n’est constant qu’à l’amour de la gloire.

De vos beaux yeux essuyez donc les larmes.
Pour ne plus craindre un semblable tourment,
Rendez heureux un moins illustre amant
Qui sache mieux apprécier vos charmes.

Dans tous les temps le danger fut extrême
Pour la beauté d’aimer trop un héros :
L’ingrat Thésée abandonne Naxos,
Et fait périr Ariane qu’il aime.


Dans ce climat une autre Cléopâtre,
Bien avant vous subit le même sort ;
Elle implora le secours de la mort,
Et la reçut sur son sein d’albâtre.

Mais, vous, vivez ! et que votre présence
Fasse pour nous le charme de ces lieux ;
Quand vos attraits frappent ici nos yeux,
Qui peut se croire éloigné de la France ?

En partant, le général Bonaparte avait ordonné à son écuyer Vigogne de payer toutes les petites dettes de sa maison, et d’abandonner le reste, ainsi que les meubles, à Mme F***, à l’exception toutefois d’un riche ameublement qui devait rester au général Kléber. Madame F*** fit au nouveau général différentes visites comme pour venir réclamer ce qui lui était laissé. Kléber lui dit : « Je vous plains, Madame, d’avoir été abandonnée par un amant aussi illustre ; je ne chercherai point à augmenter vos regrets en vous chicanant sur ce qu’il a pu vous laisser ; je vous remets le tout, ne voulant rien avoir à démêler à cet égard. »

Inconsolable du départ de Bonaparte, madame F*** épia l’occasion de repasser en France. Elle eut recours à Junot, qui était resté aussi en Égypte ; il consentit à la faire embarquer à bord de l’America, l’un des transports français, avec lui, avec son aide-de-camp Lallemand, le musicien Rigel, Corences fils, et d’autres. À la sortie du port d’Alexandrie, le bâtiment tomba au pouvoir des Anglais, qui amenèrent tous les passagers à bord du Thésée. Junot fut envoyé à Mahon, et les passagers furent renvoyés à terre. Quant à madame F*** elle demanda et obtint d’être ramenée en France, où elle avait l’espoir de jouer un grand rôle, sachant déjà que Bonaparte s’était emparé du gouvernement ; mais à son arrivée à Marseille, elle reçut défense de se rendre à Paris. Enfin elle en obtint l’agrément, et vécut long-temps dans un château que lui acheta Bonaparte à deux lieues de la capitale ; sa maison y était montée sur le pied de 25,000 livres de rente. Son divorce ayant été régularisé, elle se remaria avec M. R**, qui fut nommé par Bonaparte consul à Saint-Ander. Là, s’étant séparée de corps et de biens de son second mari, elle se jeta dans des affaires de commerce, chargea des bâtimens à son compte, eut un comptoir au Brésil, y fit de fréquens voyages et de très-bonnes affaires.

  1. Le Tivoli du Caire était tenu par le sieur Dargeavel, employé dans l’administration civile du pays conquis. Le sieur Conté, chef du corps des Areosticos, établit des usines et des manufactures de tous genres. De leur côté, les sieurs Champy père et fils établirent des ateliers pour la fabrication de la poudre à canon.
    (Note de l’Auteur.)