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Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/16

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE XIII.

Institut d’Égypte. — Son objet. — Ses séances. — Ses travaux. — Vives altercations entre Bonaparte et le médecin en chef Desgenettes, membre de l’Institut. — Suite des opérations des membres de la Commission des Sciences et des Arts. — Contrariétés qu’ils éprouvent. — Ils emportent leurs matériaux, et se rembarquent.

Quand la conquête de l’Égypte parut consommée, le général en chef Bonaparte s’empressa d’organiser les savans, les gens de lettres et les artistes qui l’avaient suivi dans son expédition ; en conséquence il créa un Institut d’Égypte à l’instar de celui de Paris. Par un arrêté du 21 août (1798), il divisa le nouvel Institut en quatre sections, savoir : mathématiques, physique, économie-politique, littérature et beaux-arts. Trente-quatre membres y furent admis, et répartis dans chacune des quatre sections de la manière suivante :

Mathématiques : Andréossy, Bonaparte, Costaz, Fourrier, Girard, Lepère, Leroy, Malus, Monge, Nouet, Quesnot, Say.

Physique : Berthollet, Champy, Conté, Delille, Descotils, Desgenettes, Dolomieu, Dubois, Geoffroy, Savigny.

Économie-politique : Caffarelly, Gloutier, Poussielgue, Sulkowsky, Sucy, Tallien.

Littérature et beaux-arts : Vivant-Denon, Dutertre, Norry, Parceval, D. Raphaël, Redouté, Rigel, Venture.

Ces trente-quatre membres de l’Institut furent chargés principalement I° du progrès des sciences et des arts et de la propagation des lumières en Égypte ; 2° de la recherche, de l’étude et de la publication des faits naturels, industriels et historiques de cette contrée.

Dans la première assemblée, qui eut lieu le 24 août, M. Monge fut nommé président, le général Bonaparte vice-président, et M. Fourrier, secrétaire-perpétuel. Dans cette même séance, le général Andréossy lut un mémoire sur la fabrication des poudres ; M. Monge expliqua le singulier phénomène du mirage. On y nomma deux commissions, l’une chargée de composer un vocabulaire français-arabe ; l’autre de rédiger un tableau comparatif des mesures de France et des mesures égyptiennes.

Le local qu’on avait assigné à l’Institut était vaste et commode. Le général en chef ordonna la formation d’une grande bibliothèque, d’une ménagerie, d’un cabinet de physique, d’un observatoire, d’un jardin botanique, d’un laboratoire de chimie et de salles d’antiquités ; mais l’achèvement de tous ces établissemens utiles n’aurait pu avoir lieu qu’à la suite d’une colonisation complète.

Les mois étant divisés alors par décade, l’Institut tenait régulièrement ses séances le premier et le sixième jour de chaque décade. Ses travaux et les mémoires de ses membres étaient recueillis et publiés dans une feuille périodique intitulée la Décade Égyptienne.

Plus laborieux que la plupart des compagnies savantes, l’Institut d’Égypte enrichit bientôt le domaine des sciences et des arts d’une foule de découvertes et d’observations du plus grand intérêt.

Une commission composée de MM. Nouet, Méchain fils, astronomes ; Dolomieu, Geoffroy, Delille-Savigny, Cordier, Coquebert, naturalistes, et Gratien-le-Peyre, ingénieur des ponts et chaussées, fut chargée de visiter la partie orientale de l’ancien Delta, de déterminer par des observations astronomiques plusieurs points importans de la géographie d’Égypte, entre autres de Damiette et des ruines de Péluse.

En même temps le général en chef confia au général Andréossy le soin de reconnaître le lac Menzaléh et les parties les plus intéressantes de la province de Rosette.

D’un autre côté, M. Vivant-Denon et quelques savans et artistes aussi zélés et aussi courageux que lui, après avoir parcouru la province de Rosette et une partie du Delta, visitèrent le Saïd ou haute Égypte, qui renferme tant de superbes ruines et d’objets dignes de l’investigation des hommes les plus éclairés. Ce fut sous la protection des armes du général Desaix que MM. Denon et Dolomieu parvinrent à explorer la haute Égypte, pendant les actives et périlleuses expéditions de ce général. Chaque jour le porte-feuille de M. Denon se chargeait des dessins des plus précieux monumens de l’antiquité. Il décrivit d’abord les ruines de Denderach, ses quatre temples, et ce célèbre zodiaque, transporté depuis en Europe, et qui a été l’objet de tant de dissertations, les unes savantes, les autres erronées. M. Denon rapporta un manuscrit sur papyrus, chargé de hiéroglyphes et trouvé sous les bandelettes d’une momie.

Vers le Delta, MM. Malus et Fèvre reconnurent l’ancienne branche du Nil appelée Tanitique. MM. Bertholet et Fourrier visitèrent la vallée des lacs de Natron, et ils recueillirent des détails curieux sur leur singularité physique. Le général Andréossy leva la carte du lac Menzaléh. Le médecin en chef Desgenettes et ses courageux et fidèles collaborateurs étudiaient la topographie physique et médicale de l’Égypte. Toutes les parties de cette contrée célèbre que les victoires de nos soldats rendaient accessibles, étaient examinées avec autant d’ardeur que de soin. Le désert lui-même n’était pas sans richesses. On commençait à rassembler les matériaux et à poser les fondemens du grand monument littéraire qui a été élevé depuis par des savans français, à la gloire du peuple Égyptien.

Les savans s’étaient d’abord partagés dans leur opinion sur l’Égypte ; les uns la virent d’abord avec les sombres couleurs dont s’était servi Volney pour la décrire ; les autres la virent avec le prisme agréable dont s’était servi le voyageur Savary, pour embellir ses tableaux sur l’Égypte. Celui-ci trouva un imitateur dans le pittoresque Denon ; Volney eut le sien dans le général Reynier, comme lui détracteur de l’Égypte ; mais la première opinion vit insensiblement grossir ses prosélytes.

Une circonstance particulière rehaussa encore davantage l’Institut aux yeux du général en chef. Il avait donné pour habitation aux membres de la commission des arts, la maison de Kassim-Bey, qui est isolée. Le jour de la révolte du Caire, cette maison fut assaillie par les révoltés. Mais, grâces au courage et à l’activité des membres de cette commission, aidés seulement par leurs domestiques, elle fut mise à l’abri d’un coup de main. Les savans et artistes assiégés se défendirent avec courage jusqu’au moment où le général en chef leur envoya des troupes pour les dégager. Il honora cette belle défense en donnant le nom d’Institut à l’un des forts qui furent élevés pour tenir la ville du Caire en bride.

Le général en chef assistait assez régulièrement aux séances ; il proposait lui-même les questions dont il désirait que l’Institut s’occupât ; elles roulaient d’ordinaire sur des objets de géographie, d’antiquité et d’économie-politique. Les belles-lettres y étaient comptées pour peu de chose. M. Parceval était le seul qui eût, en quelque sorte, le privilége d’en entretenir l’assemblée ; de temps en temps il lisait des fragmens d’une traduction du Tasse. L’économie-politique occupait plus particulièrement le général en chef. Il voulait qu’on apprît aux Égyptiens à construire des moulins, à fabriquer du pain, à purifier les eaux du Nil, à se procurer des combustibles, des liqueurs fermentées, de la poudre à canon, et beaucoup d’autres objets qui leur manquaient ; il tenait surtout à ce qu’on leur apprît à se préserver du fléau de la peste.

Une administration générale sanitaire, dirigée par M. Blanc, organisa des lazarets dans les villes d’Alexandrie, Rosette et Damiette, et dans l’île de Roudah, afin de garantir de la contagion le Caire et ses provinces.

Le général en chef donna ordre au médecin en chef Desgenettes de visiter les hôpitaux du Caire, pour connaître le régime qu’on y suivait.

Il pressa auprès de l’Institut la composition des tables comparatives des mesures égyptiennes et des mesures françaises, du vocabulaire français-arabe, et d’un triple calendrier égyptien, cophte et européen.

Les travaux et les séances de l’Institut l’occupaient d’une manière particulière ; mais il en troublait souvent la paix par son esprit de despotisme : il ne voulait souffrir aucune contradiction, et lorsqu’il énonçait lui-même une opinion, il permettait bien rarement qu’on la combattît. Un jour, le médecin en chef Desgenettes s’étant engagé avec lui dans une discussion sur un point de chimie, le général en chef, irrité de trouver le docteur en opposition avec ses idées, leva la séance en disant : « Je vois bien que vous vous tenez tous par la main ; la chimie est la cuisine de la médecine, et celle-ci la science des assassins. » Desgenettes, le regardant fixement, répliqua par ces mots : « Et comment définirez-vous, général, la science des conquérans ? » L’esprit républicain dominait dans cette assemblée comme dans l’armée.

L’examen de la question du canal de jonction de la mer Rouge à la Méditerranée tint d’abord le premier rang parmi les travaux dont l’Institut d’Égypte eut à s’occuper. On a vu que Bonaparte lui-même était allé visiter ce point si important de géographie, et qu’il s’était fait accompagner de MM. Monge, Bertholet, Costaz et Lepère. Sortis de Suez le 31 décembre, ces savans et le général avaient couru au nord pour découvrir les vestiges de l’ancien canal, et après l’avoir reconnu enfin, ils l’avaient suivi sur environ cinq lieues, jusqu’à l’entrée des bassins des lacs amers, où il se terminait. À son retour au Caire, le général en chef fit fournir aux ingénieurs tous les moyens nécessaires pour un long séjour dans le désert, afin de pouvoir y faire avec facilité les opérations de levée de plan et de nivellement.

Pendant l’expédition de Syrie, l’Institut poursuivit des recherches intéressantes. Ce fut dans la première séance après le retour du général en chef, qu’eut lieu, entre le général et le médecin en chef Desgenettes, cette seconde et si vive altercation dont on a tant parlé.

Il faut remonter à l’une des circonstances de l’expédition que j’ai déjà indiquées pour mieux faire connaître le grave débat dont je vais rendre compte ; c’est un préliminaire d’autant plus indispensable, qu’il se rattache à l’une des actions les plus condamnées et les plus condamnables de la vie politique et militaire de Bonaparte. Il s’agit de l’empoisonnement des pestiférés de Saint-Jean-d’Acre et de Jaffa.

J’ai déjà dit que lorsque le général en chef se décida, malgré lui, à lever le siége de cette première place, il conçut l’horrible dessein de se défaire, par une préparation d’opium brusquement administrée, des malades français pestiférés ou blessés sans espoir de guérison, et dont le transport à la suite de l’armée paraissait ou impossible ou pernicieux. À cet effet, il en fit l’ouverture au médecin en chef Desgenettes, alléguant les dangers de la contagion, la prétendue nécessité de l’empoisonnement ; et ajoutant que, dans une semblable situation, il regarderait comme son bienfaiteur celui qui, pour lui épargner les angoisses d’une mort certaine, viendrait hâter le terme de sa déplorable existence. Le médecin en chef combattit avec courage les argumens du général, et il finit par lui dire que s’il désapprouvait comme simple individu une pareille mesure, à plus forte raison, comme homme public, comme médecin en chef de l’armée, il ne voulait ni ne pouvait entrer pour rien dans une résolution qui lui paraissait non-seulement odieuse, mais contraire aux lois divines et aux devoirs de l’humanité. Refroidi par cette réponse énergique, le général en chef n’insista plus, et dit seulement au courageux Desgenettes et avec un ton d’ironie : « J’avais, docteur, une tout autre idée de vos principes philosophiques ; mais je vois que je me suis trompé. » Au moment où le docteur se levait pour prendre congé, Berthier, qui était présent, ayant été interpellé par Bonaparte, manifesta le même opinion que Desgenettes, de sorte que le général n’osa point alors mettre son projet à exécution ; au contraire, tous les malades et blessés, sans distinction, furent d’abord transportés à la suite de l’armée en retraite, et le général en chef donna, ainsi que je l’ai déjà rapporté, ses propres chevaux pour faciliter ce transport.

Mais, arrivés à Jaffa, d’autres difficultés se présentèrent pour l’évacuation des pestiférés, soit sur Damiette par mer, soit sur El-Arich par terre. On redoutait à la fois pour l’armée, la peste, la disette et les privations. Le général en chef revint avec sa ténacité ordinaire à son affreux projet de Saint-Jean-d’Acre. Il convoqua pour le mode d’exécution un comité secret, et l’on sent bien qu’il se garda d’y appeler le médecin en chef Desgenettes. Là, il renouvela sa proposition d’administrer du poison aux pestiférés et aux malades sans ressource, se fondant sur le sort affreux réservés aux victimes si elles tombaient vivantes entre les mains des féroces soldats de Djezzar, qui allaient occuper Jaffa dès que l’armée l’aurait évacuée. Les membres du comité secret furent, dit-on, unanimement de l’avis du général en chef, qui chargea le pharmacien Rouyer de la préparation connue sous le nom de laudanum de Sydenham ; mais l’opium manquait ; un médecin turc en fournit, et les potions furent administrées. Ici l’on diffère sur le nombre des victimes ; les uns le font aller au-delà de cinq cents ; d’autres, qui, témoins de toute l’horreur qu’avait inspirée cette action infâme, se sont efforcés de l’atténuer, prétendent que la préparation ne fut administrée qu’à une trentaine de pestiférés ; que plusieurs même eurent une crise salutaire qui les sauva, et que seulement quinze ou dix-huit succombèrent. Il est certain que, parmi ceux qui furent sauvés si miraculeusement, quelques-uns se réfugièrent, après le départ de l’armée, à bord des bâtimens anglais qui croisaient sur la côte, et que là ils racontèrent ce qui s’était passé à Jaffa, et les dangers qu’ils avaient courus. Voilà pourquoi les Anglais furent les premiers à faire connaître à l’Europe les affreux détails, et du massacre des prisonniers turcs à Jaffa, et de l’empoisonnement de nos malades dans la même ville, à notre retour de Saint-Jean-d’Acre. Il est évident que dans l’origine on a grossi et amplifié quelques détails, mais le fond des choses n’est que trop vrai, et dès à présent l’histoire peut les réduire à leur juste valeur.

Comme il avait été impossible de tenir secrète la dernière de ces deux actions, que l’horreur qu’elle avait inspirée s’était manifestée dans l’armée, et que d’un autre côté on savait avec quel noble courage le médecin en chef y avait refusé sa participation, ce dernier put remarquer, au retour de Syrie, par l’accueil froid que lui fit le général Bonaparte combien il lui gardait de ressentiment. Déjà les hommes du comité secret, appréciant les dispositions du général en chef, et redoutant les divulgations qui pourraient l’irriter, mettaient en question les talens de Desgenettes, et discutaient la conduite, comme médecin en chef, de celui qui avait eu le courage de s’inoculer la maladie pestilentielle qui ravageait l’armée. On s’était même déjà concerté pour faire rédiger par les membres dévoués de l’Institut un travail sur la peste, qui rejetterait sur ce fléau mal connu, et trop tard étudié, le non succès du siége de Saint-Jean-d’Acre, et les malheurs de l’expédition.

À peu de distance, l’Institut fut convoqué, et le général en chef proposa lui-même la nomination d’une commission qui se chargerait du travail qu’on avait en vue, et dont on exposa le programme. Monge, président de l’Institut, crut qu’il y aurait trop d’affectation à ne pas comprendre le médecin en chef dans la liste des commissaires. Celui-ci, s’apercevant du piége, vit qu’on voulait le forcer de sanctionner par sa signature un récit controuvé et apocryphe. Dans sa réponse, il s’expliqua de manière à révéler une partie de sa pensée à ce sujet. Il s’établit alors une espèce de discussion, dans laquelle Bonaparte eut recours aux lieux communs tant rebattus contre la médecine et contre les médecins, qu’il traita de charlatans et de croque-morts. La tête du médecin en chef s’échauffant au milieu d’un nombreux auditoire où il avait beaucoup d’amis, il repoussa des sarcasmes déplacés, en faisant voir que le charlatanisme en politique et dans l’art de la guerre était bien autrement pernicieux et fatal à l’humanité que le charlatanisme dans l’art de guérir, qu’on ne pouvait d’ailleurs appliquer à des hommes dévoués qui avaient fait leurs preuves. Après avoir ajouté que le mépris des principes de morale conduisait aux actions criminelles, il fit entrevoir qu’il s’était noblement refusé de se faire le meurtrier de ceux qu’il était chargé de sauver, faisant allusion à l’empoisonnement des malades de Jaffa, et en même temps au massacre des prisonniers turcs. Le général en chef, pâle de colère, voulut imposer silence à l’énergique orateur ; mais ce fut en vain ; Desgenettes continua sur le même ton, malgré les instances du président qui l’invitait fraternellement à se taire, et malgré les sommations du général qui le lui enjoignait d’une manière impérieuse. Ce fut alors que les amis de Desgenettes firent entendre dans l’assemblée les mots de despotisme oriental, de gardes armés jusque dans l’enceinte d’une société savante et paisible. En effet, plusieurs guides du général en chef l’avaient accompagné jusque dans la salle des séances. Cette scène très-vive durait encore, que Desgenettes se recueillant, dit avec plus de calme ces belles paroles qui ont été rapportées en ces termes :

« Je sais Messieurs, je sais, général, puisque vous êtes ici autre chose que membre de l’Institut, et que vous voulez être le chef partout, je sais que j’ai été porté à dire avec chaleur des choses qui retentiront loin d’ici ; mais je ne rétracte pas un seul mot ; je ne crains aucun ressentiment ; et je puis vous dire comme Philippe le médecin dit à un autre homme comme vous, Alexandre ; car mon existence, à laquelle on a pu voir que je ne tenais pas beaucoup, ne peut être désormais compromise : Sacro et venerabili ore spiritus trahitur ; et je me réfugie dans la reconnaissance de l’armée. »

Cette séance n’eut point d’autres suites, parce que Desgenettes jouissait en effet à l’armée de la popularité la plus honorable, et qu’il avait d’ailleurs beaucoup d’amis dans les états-majors, et dans l’Institut même. Quelques jours après, passant devant le front de plusieurs demi-brigades, qui venaient de faire l’exercice aux portes du Caire, dans une plaine, il fut accueilli par les officiers et les soldats avec les plus flatteuses acclamations.

Les détracteurs du général en chef, car il avait beaucoup d’ennemis, ajoutèrent que les attentats que Desgenettes avait eu le courage de lui reprocher en plein Institut n’étaient pas les seuls dont il se fût rendu coupable ; qu’avant même l’expédition de Syrie, il avait fait étrangler à Rosette un certain nombre de Français et de cophtes attaqués de la peste, pour se débarrasser de ces dangereux malades. Je n’ai jamais été à portée de décider si cette accusation terrible était fondée ou non.

Quoi qu’il en soit, les créatures du général en chef s’empressèrent de faire réorganiser l’Institut, qui avait perdu plusieurs de ses membres. La mort avait moissonné le général Caffarelli, Horace-Say, chef du génie, et M. Venture, membre de la section des lettres. D’un autre côté, le commissaire ordonnateur Sucy et le célèbre chirurgien Dubois, dégoûtés du climat de l’Égypte, étaient repartis pour la France, Moins heureux que Dubois, l’ordonnateur Sucy ayant touché en Sicile, y fut lâchement assassiné. On remplit la plupart de ces vides : M. Bourienne, secrétaire du général en chef, fut choisi pour remplacer M. Sucy ; on remplaça M. Horace-Say par M. Lancret ; M. Larrey, chirurgien en chef de l’armée, fut choisi pour succéder à M. Dubois ; et enfin M. Ripault fut appelé à succéder à M. Venture.

Le voyage de M. Denon dans la haute Égypte ayant fortement excité la curiosité, plusieurs membres de la commission des sciences et arts manifestèrent le plus grand empressement d’aller aussi visiter la terre qui fut le berceau des arts, et explorer ses antiques monumens. Ils projetaient de procéder à leur étude circonstanciée sur les lieux mêmes, et là, de chercher à en assigner l’origine et le but dans un examen rigoureux. La demande formelle en fut faite au général Bonaparte à l’époque où il méditait d’abandonner l’armée, afin de repasser furtivement en France.

Avant son départ, il ne voulut pas laisser à un autre le privilége d’ouvrir aux sciences et aux arts une carrière si féconde. Il présida lui-même à la formation de la commission chargée d’aller explorer la haute Égypte, où se trouvait déjà comme ingénieur-géographe, à Esneh, M. Jomard, dessinateur patient et infatigable. La commission fut divisée en deux sections, dont la première eut pour chef M. Fourrier, secrétaire perpétuel de l’Institut, et la seconde le géomètre Costaz. Les généraux Desaix et Belliard reçurent tous deux l’ordre de protéger de tous leurs moyens les études et les recherches des membres de cette commission exploratrice. Enfin, pour dernière marque de faveur et de confiance, le général en chef donna aux savans qui se rendaient dans le Saïd, en leur faisant ses adieux, une série de questions, qu’il les pria de faire aux naturels du pays, sur l’agriculture, les produits industriels, l’histoire ou plutôt les traditions, etc. ; questions à la solution desquelles il parut attacher un grand intérêt.

Ces savans partirent du Caire le 20 août 1799, et arrivèrent à Philœ, limites de l’Égypte et de l’Éthiopie, le 11 décembre suivant. Là ils projetèrent de donner encore plus d’intérêt à leur voyage, en se portant jusque dans l’Abyssinie, pour explorer le pays des Barabras, qu’on assurait être rempli de vestiges et de monumens aussi curieux que ceux de la Thébaïde ; mais tandis que Mourad-Bey lui-même leur faisait donner l’assurance de concourir à leur entreprise et de la protéger, le général Menou, qui venait de remplacer le général Kléber dans le commandement de l’Égypte, découragea tellement les savans voyageurs, qu’ils finirent par renoncer à leur nouveau projet de voyage. Deux membres de la commission seulement, MM. Coutche et Rozières, se mêlèrent à une caravane d’Arabes de Tor, et visitèrent le mont Sinaï ; tandis que M. Martin, après avoir été à Benasouf et dans le Fagam, traitait lui-même avec une autre tribu d’Arabes, qui l’escorta jusqu’au lac Mœisr, dont il fit tout le tour.

Loin de trouver protection dans le nouveau général en chef, les membres de la commission, après la perte de la bataille du 21 mars, appelée par les Anglais bataille d’Alexandrie, et par les Français, bataille de Canope, furent repoussés du quartier-général, et forcés d’aller se renfermer dans la citadelle du Caire ; quelques-uns même, arrêtés à Alexandrie, où ils étaient pour des recherches, furent renvoyés à Ramaniéh, d’où ils se transportèrent de suite au Caire, dont la citadelle devint pour eux une sorte de maison d’arrêt.

La peste ayant fait peu de temps après de grands ravages au Caire, les membres de la commission, pour se soustraire à de si graves dangers, furent autorisés par le général Beliard à se rendre à Alexandrie, qui était exempte de la contagion. Là, ils obtiennent la permission de partir pour la France ; mais les Anglais les obligent de rentrer dans le port d’Alexandrie. Le général en chef, Menou, ne veut plus les y recevoir et les menace de les faire couler à fond. Ils retournent à l’escadre anglaise, qui, à son tour, les menace de les jeter à la côte, s’ils ne rentrent pas dans le port ; et ils ne doivent leur salut qu’à sir Sydney-Smith. Le général Menou consent enfin à les recevoir dans Alexandrie.

Quand le sort de l’Égypte fut décidé, et que Menou se vit forcé d’accepter les articles de la capitulation offerte par les Anglais, ce général souscrivit à la disposition suivante : que la commission des sciences et arts n’emporterait aucun des monumens publics, ni manuscrits arabes, ni cartes, ni dessins, ni mémoires, ni collections, et qu’elle laisserait le tout à la disposition des généraux et commandans ennemis.

Indignés, les membres de la commission protestèrent contre une telle violence et un tel abus du droit des gens ; ils établirent en fait que leurs manuscrits, leurs dessins et leurs collections étaient leur propriété individuelle, dont personne n’avait le droit de disposer.

Les représentations auprès du général Menou ayant été sans effet, les membres de la commission députèrent vers le général anglais MM. Delille, Savigny et Geoffroy, qui, renouvelant leur protestation et leurs plaintes contre une violence contraire à toutes les lois des nations civilisées, déclarèrent que, si l’on persistait à vouloir s’emparer de ce qui était leur propriété particulière, ils jetteraient plutôt à la mer le fruit de quatre années de travaux, qui dès lors serait perdu, non-seulement pour la France, mais pour l’Europe.

Cette fermeté ébranla le général anglais Hutchinson, qui, se désistant de ses prétentions sur ce point, laissa la commission et les savans français maîtres de ce qui leur appartenait en propre. Ainsi furent sauvés tant de précieux matériaux.

Ainsi c’est à la détermination de nos ennemis que nous sommes redevables du seul fruit que nous ayons retiré de l’expédition d’Égypte, expédition qui nous coûta une brillante armée presque entière, une flotte prise ou brûlée, et Malte restée au pouvoir de ces mêmes Anglais qui étaient parvenus à nous expulser de cette conquête.

Nos savans rapportèrent de ce berceau des sciences et des arts, de cette terre classique enfin, des conquêtes plus durables : partageant les peines, les privations de nos soldats, ils réussirent à rassembler tous les matériaux qu’ils avaient recueillis, et ils en ont formé depuis un monument magnifique : plus étonnant qu’aient jamais produit le burin et la typographie réunis, étale aux yeux de la France et de l’Europe tous les trésors de l’architecture antique et les plus précieux débris de l’ancienne Égypte.

L’art de l’Imprimerie fut sans contredit ce qui excita le plus l’étonnement et l’admiration des habitans de l’Égypte depuis notre arrivée dans leur pays. Ce fut une des choses qui en les frappant le plus, fit d’autant plus d’impression sur eux, qu’elle leur était totalement nouvelle. Les principaux membres du divan, entre autres les cheiks El-Modhy, El-Fayoumy, El-Saony, etc., vinrent plusieurs fois à l’imprimerie nationale, dirigée par le sieur Marcel, et y virent exécuter avec un plaisir mêlé de surprise (telles ont été leurs expressions), les divers procédés qui y étaient employés pour l’impression, soit du français, soit des différentes langues orientales. Le cheik Mohamed-El-Fâsy, qui avait vu l’imprimerie de Constantinople, et plusieurs Syriens qui connaissaient celle qui est établie dans le couvent maronite de Kiesrouen, partie des montagnes qui composent l’anti-Liban, furent également étonnés de la célérité et de la précision avec laquelle les ouvriers français exécutent leurs opérations et leurs mouvemens ; d’après leur témoignage, on ne procède qu’avec beaucoup de maladresse et de lenteur dans les deux imprimeries dont nous venons de parler, et qui sont les deux seuls établissemens typographiques de l’Orient.

Le cheik El-Bekry n’avait point encore vu l’imprimerie nationale ; il vint visiter cet établissement en ma présence, étant moi-même chargé de l’accompagner. Après avoir contenté sa curiosité en examinant les divers ateliers, il provoqua quelques détails et quelques explications sur l’art même de l’imprimerie.

Entre autres questions, il demanda si la France renfermait beaucoup d’imprimeries ; s’il en existait un grand nombre dans les autres parties de l’Europe ; en quels pays elles étaient le plus multipliées, etc. Lorsqu’on eut satisfait à toutes ses demandes, il s’informa encore s’il y avait des établissemens typographiques en Russie, et parut fort étonné de la réponse qui lui fut faite, que cet état n’avait commencé à se policer réellement, et à se civiliser, que lorsque l’imprimerie y eut été introduite. Il demanda alors quelle influence l’imprimerie pouvait avoir sur la civilisation d’un peuple, et parut comprendre et goûter les raisons qu’on lui en donna, surtout celles qui étaient tirées I° de la facilité de multiplier et de répandre à un très-grand nombre les exemplaires des bons ouvrages, qui, manuscrits, ne peuvent être connus que d’un petit nombre de personnes ; 2° de l’impossibilité que tous les exemplaires puissent se perdre ou être supprimés totalement par aucune espèce d’événement, ce qui pouvait arriver aux meilleurs manuscrits. Il dit alors qu’il existait une grande quantité de bons livres arabes, dont la publication serait infiniment utile à l’Égypte, où ils étaient ignorés du plus grand nombre, et qu’il désirait sincèrement qu’ils pussent être répandus par la voie de l’imprimerie. Il se retira en disant que toutes les sciences venaient de Dieu, et que lorsque Dieu le voulait il n’y avait aucune chose que les hommes ne pussent entreprendre, et dans laquelle ils ne pussent réussir.