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Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/7

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE V.

Sur les chevaux arabes du désert.

Les chevaux de race arabe ont été de tout temps distingués par leurs belles formes et par leur qualité : ils sont généralement estimés en Asie ; mais il y a dans le désert des tribus en possession des plus belles races. Tels sont les Arabes qui se trouvent sur les bords de l’Euphrate et du Tigre, entre Bagdad et Bassora. Les cheiks ont grand soin de conserver ces races dans la plus grande intégrité, et sans aucune altération.

Les chevaux se divisent en deux classes, les nobles et les communs ; ceux-ci se croisent de toute manière, et forment l’espèce la plus nombreuse ; nous ne parlerons ici que de la première. Il se présente d’abord une observation sur un usage singulier qui paraît assez conforme à l’expérience : c’est que la généalogie des chevaux arabes ne se transmet que par les femelles ; la noblesse du mâle n’est qu’individuelle. Les Arabes disent : Telle jument est fille d’une telle. Ils ont grand soin que les races ne s’abâtardissent pas.

Lorsque les jumens sont en chaleur, ils les font couvrir par les étalons dont la famille est connue ; et lorsqu’ils envoient au vert, ils ont soin de les boucler. Dès que les jumens mettent bas, les chefs attestent la filiation du produit mâle ou femelle par une patente en bonne forme, et signée de plusieurs témoins. Celle d’un poulain, comme nous venons de le dire, ne passe point à ses descendans ; celle d’une pouline fait mention de tous les ascendans maternels. Ce certificat accompagne la vente des chevaux.

Il y a quatre races distinguées de chevaux arabes près de Bagdad, et dont j’ai oublié les noms. Leurs formes ont quelques différences qui n’échappent point aux maquignons ; ils n’ont pas besoin de voir des patentes pour savoir si une jument est noble, et de quelle écurie elle sort.

Les Arabes sèvrent leurs poulains après cinquante ou soixante jours de lait. Lorsqu’ils naissent dans les villes, et que l’on ne veut pas se charger de leur éducation, on les envoie chez les Arabes du désert. Le prix ordinaire, suivant leur expression, est de donner un pied du poulain, et quelquefois deux, c’est-à-dire qu’à deux ans on paie à celui qui en a eu soin le quart ou la moitié de l’estimation faite par devant experts.

Les Arabes font un grand commerce de chevaux ; ils les vendent à deux ou trois ans, et gardent les jumens, qui leur tournent à profit. On prétend aussi qu’ils les préfèrent par la raison qu’elles ne hennissent pas, ce qui les décèleraient dans leurs courses nocturnes. Les princes arabes ne montent que des jumens ; les Turcs, au contraire, ne se servent ordinairement que de chevaux entiers.

Le commerce que font les Arabes de leurs chevaux ne se borne pas au dehors, ils en ont un autre entre eux qui est assez singulier : ils vendent le ventre de leur jument sans en aliéner la possession ; tous les fruits appartiennent à l’acquéreur du ventre, hors la première pouline qui appartient au vendeur : l’acquéreur a aussi son droit de suite sur cette première pouline, et le vendeur sur le premier fruit femelle de celle-ci, etc. ; en-sorte que ces droits se conservent pendant des siècles.

Les Arabes commencent à placer la selle sur le poulain à l’âge de quinze à seize mois : il ne la quitte plus, pas même la nuit.

La forme des étriers est un carré long, de la longueur du pied, et un peu convexe ; ils ne passent pas le ventre du cheval, ce qui l’empêche de pouvoir se coucher sur le flanc. On le soumet ensuite à une autre gêne, en lui passant un bridon attaché d’assez près au pommeau de la selle, pour l’accoutumer à conserver la tête dans une position presque perpendiculaire : on le laisse ainsi tout le jour. C’est peut-être aussi pour cette raison que la mangeoire est élevée et profonde. Le cheval arabe ne connaît point le foin, ni la manière dont il est distribué aux chevaux en Europe. Sa nourriture consiste en cinq ou six livres d’orge, poids de marc, qu’on lui donne au coucher du soleil. Cette habitude le rend infatigable et patient toute la journée. Sous les tentes on l’amuse le jour avec de la paille d’orge coupée. Il s’ensuit de ce que je viens de dire, qu’un cavalier arabe portant en croupe soixante livres d’orge, parcourt le désert l’espace de dix jours. Des dattes et quelques livres de farine de froment, dont il se sert pour faire son pain, sont sa nourriture : il se sert pour cet effet d’un vase de cuir ou de bois. Une outre passant en travers sous le ventre, et attachée de chaque côté de la selle, abreuve lui et sa jument.

Les Arabes commencent à faire monter avant deux ans leurs chevaux par leurs enfans : ils se connaissent parfaitement puisqu’ils sont élevés sous la même tente. On ne leur donne que deux allures, le pas et le galop. On leur coupe la crinière, et on leur rase la queue pour qu’elle se fournisse davantage.

La selle porte en avant à cause de la position du cavalier qui tient les étriers assez courts ; elle diffère de beaucoup de celle des mameloucks du Caire, et très-peu de celle de notre cavalerie légère. Il ne m’appartient pas de décider ici quelle est l’espèce de selle qui donne au cavalier la meilleure assiette ; mais en examinant les armes des Arabes du désert, il paraît que leur manière de monter leur est avantageuse. Ils se servent de javelots qu’ils tiennent sous la cuisse, de lances et de sabres. Le maniement de ces trois armes les oblige de se soulever pour s’en servir avec succès.

Les Arabes, comme tout le monde sait, font la guerre en attaquant et en fuyant. Leur position en selle leur donne la facilité de se courber sur le col de leur jument, pour éviter la lance et le javelot. Ils les accoutument à courir à toutes jambes, et à s’arrêter court, pour pouvoir se retourner sur-le-champ et présenter la lance à l’ennemi. Un des premiers mérites des jumens arabes étant de savoir fuir à propos, ils les font poursuivre, lorsqu’elles sont jeunes, la lance sur leur croupe. Elles sont tellement accoutumées à ce manège que, lorsqu’elles sentent un cavalier après elles, il ne faut que leur lâcher la bride pour les faire disparaître.

La lance du cavalier arabe est un bambou de la Chine, noueux, léger et élastique, de douze pieds de long, terminé par un fer pointu et bien acéré, au-dessous duquel est une houpe de soie noire ; elle n’est point immobile dans leurs mains, comme celle de nos anciens guerriers ; lorsqu’ils attaquent, ils la tiennent à un tiers de fer, la lancent en la laissant glisser entre leurs mains, sans cependant s’en dessaisir.

Le cavalier arabe est si svelte, qu’il s’élance à cheval en se soutenant sur sa lance.

Les Arabes ont une très-bonne coutume pour maintenir et conserver les pieds de leurs chevaux ; lorsqu’ils ont fait quelque course, et que l’animal est en moiteur, ils ne l’attachent jamais qu’ils ne l’aient fait promener doucement à la bride un bon quart-d’heure ; ils la lui laissent ensuite une heure ou deux à la selle avant de lui donner à manger.

Ils ont un talent particulier pour faire concevoir les jumens ; lorsqu’ils s’aperçoivent qu’elles entrent en chaleur, ils les montent trois ou quatre jours de suite pour les fatiguer, et diminuent leur ration pour les affaiblir. Ils se conforment au sentiment de Buffon : ce naturaliste pense que les femelles les moins vives sont celles qui retiennent le mieux.

Les Arabes gardent des étalons pour leurs jumens ; ils sacrifient des chevaux de quatre à cinq ans à cet usage. En général, l’on ne fait pas saillir les chevaux de monture ; ils deviennent trop mutins, lorsqu’ils sentent les jumens.

On prépare la jument avant de lui présenter l’étalon. Après l’avoir attachée par les pieds, déferrée de ceux de derrière, le maréchal prend un morceau de savon qu’il introduit avec le bras dans le vagin de la jument ; il le lave aussi profondément qu’il peut, et redresse l’entrée de la matrice, si elle se trouve tortueuse. L’on m’a même assuré un fait que je me refuse à croire ; c’est que lorsqu’ils s’aperçoivent qu’une jument est stérile, ils sortent la matrice hors du vagin, raclent de petits points noirs qui s’y trouvent, et quelquefois même recousent de petits trous. Aussitôt que l’étalon a quitté la jument, on jette sur la croupe de celle-ci un baquet d’eau fraîche, et on la promène au galop. On s’aperçoit à trois ou quatre mois si la jument est pleine. Voici ce que j’ai vu pratiquer : on présente le flanc de la bête au soleil, et lorsqu’il est échauffé, on lui jette de l’eau fraîche sur le ventre, à l’origine de la cuisse. La contraction qu’éprouve la mère dans ce moment se propage à la matrice, et fait remuer le fœtus.

Chaque Arabe a son cheval, et l’entretient à peu de frais. Le prix varie suivant la qualité : les communs se vendent, lorsqu’ils sont jeunes, depuis 50 francs jusqu’à 120 francs (monnaie de France) ; ceux de race vont de 1,000 à 10,000 francs. Pour les jumens, elles sont toujours d’un tiers plus chères que les chevaux ; celles d’un grand prix ne se vendent pas pour l’ordinaire entièrement ; le maître se réserve le ventre, c’est-à-dire la première portée, comme je l’ai dit plus haut.

Les chevaux arabes qui sont soignés dans les villes ont une belle allure et de la grâce ; ceux du désert ont l’air humble, et sont assez maigres ; un cheval étoffé nuirait à l’Arabe pour ses incursions.

La vitesse et la légèreté de la course mettent une grande différence parmi les chevaux ; mais malgré les fables et les fanfaronnades des Arabes, il s’en faut bien qu’ils aient la vitesse des chevaux destinés aux courses en Europe : ceux-ci parcourent deux mille toises en quatre minutes, ce qui fait les trois-quarts du vol de l’hirondelle.

La taille des chevaux arabes est plus basse en général que celle des chevaux de France ; mais elle est plus uniforme : ils ont de la ressemblance avec les chevaux limousins, à part la croupe qu’ils ont plus étoffée que ceux-ci.

Le cheval arabe se distingue d’abord par la petitesse de son sabot, et par la sécheresse de ses jambes.

On en voit de tout poil, hors le noir.