Aller au contenu

Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 2/2

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Alphonse de BeauchampVernarel et Tenon (Tome 2p. ix-xxvii).


INTRODUCTION
HISTORIQUE ET POLITIQUE.


LE traité de Tilsitt avait réconcilié la Russie avec la France ; mais Bonaparte, qu’une opinion exagérée de sa puissance poussait incessamment à des projets ambitieux, conçut de bonne heure celui d’envahir la Russie, sans laquelle, comme il le disait souvent lui-même, le système continental n’était qu’une chimère. Ce fut surtout depuis la fin de 1810 qu’on put aisément reconnaître que cette grande pensée le dominait. Le cabinet russe ne fut pas le dernier à s’en apercevoir. Les conférences d’Erfurth, dont le but apparent était de cimenter le traité de Tilsitt, déguisèrent mal les véritables intentions du conquérant, et les dispositions hostiles qu’il fit bientôt sur tous les points de son vaste empire achevèrent de dévoiler le secret de son insatiable ambition.

Persuadé que le succès d’une entreprise aussi gigantesque dépendait des élémens qui devaient concourir à son exécution, il s’attacha à reculer de plus en plus les limites du territoire français, et à se concilier l’esprit des peuples qui, par leur position géographique, pouvaient opposer le plus grand obstacle à ses desseins. S’il ne parvenait pas à les entraîner, il voulait les forcer en quelque sorte de s’allier à son projet de domination universelle. Ce fut ainsi qu’il donna le duché de Varsovie au roi de Saxe, qui descendait des anciens rois de Pologne ; qu’il stipula que la ville de Dantzick, dont il avait fait une place d’armes, lui appartiendrait jusqu’à la conclusion de la paix maritime ; qu’il mit tous ses soins à entretenir les inimitiés existantes entre la Russie et la Porte ; qu’il refusa de signer avec l’empereur Alexandre une convention par laquelle il s’engagerait à ne jamais reconnaître le royaume de Pologne, sous le prétexte futile qu’un tel acte serait incompatible avec sa dignité. Enfin, après l’abdication de son frère Louis, roi de Hollande, qu’il avait forcé précédemment à lui céder la Zélande, le Brabant et la partie de la Gueldre située sur la rive gauche du Waal, il réunit à la France toutes les provinces hollandaises, le duché de Luxembourg, et celui d’Oldenbourg ; les villes anséatiques éprouvèrent le même sort.

Il serait impossible de ne pas voir, dans son mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, une conséquence du même système, un de ces actes long-temps prévus d’avance, par lesquels il préparait ainsi de longue main l’exécution de ses projets. Aussi déploya-t-il toutes les ressources de sa politique pour arriver à ce résultat, qui était pour lui de la plus haute importance. Désormais, rassuré sur le compte de l’Autriche, il crut ne devoir plus garder autant de ménagemens avec la Russie ; et quoiqu’il affectât encore, dans tous ses rapports diplomatiques avec cette puissance, de protester de son désir de conserver la bonne harmonie entre les deux empires, il ne fut pas difficile au cabinet russe de voir jour à travers le voile transparent qui cachait ses dispositions hostiles.

Il était bien évident que par ces protestations artificieuses Bonaparte ne cherchait qu’à gagner du temps, afin de terminer ses préparatifs et d’éloigner de l’empereur Alexandre tout soupçon d’une prochaine rupture.

La conscription de 1811, qui fut une infraction aux traités existans entre la France et la Russie, les armemens extraordinaires des Polonais du duché de Varsovie, et l’accroissement progressif de l’armée française d’Allemagne, dont le quartier-général avait été transféré de Ratisbonne à Hambourg, étaient autant d’indices des projets qu’il méditait.

L’empereur Alexandre vit alors le danger de plus près ; il jugea enfin qu’il était temps de faire aussi des préparatifs de défense, et il rassembla la majeure partie de ses forces sur la frontière occidentale de son empire.

Napoléon ne s’était pas attendu à trouver dans le cabinet russe cette prévoyance du danger dont il le menaçait ; il en fut alarmé ; ses affaires d’ailleurs prenaient de jour en jour en Espagne une tournure plus défavorable ; il sentit que ce n’était pas le moment d’éclater. Il eut recours encore une fois aux protestations de bonne amitié ; mais ce moyen était usé, et Alexandre, devenu défiant, se tint sur ses gardes.

La guerre entre la Russie et la Porte ayant recommencé en 1811, Bonaparte ne vit plus de motifs pour cacher ses projets.

Au commencement de 1812, tout présageait l’explosion prochaine dont l’Europe était menacée. Les forces immenses que le conquérant avait à sa disposition annonçaient que cette explosion serait terrible. Indépendamment des ressources militaires de la France, l’Italie, Naples, la Suisse, la Hollande, les princes de la confédération du Rhin et le duché de Varsovie étaient ses alliés ou plutôt ses tributaires. À l’exception de la Russie, de l’Angleterre et de la Turquie, il ne restait en Europe d’autres puissances indépendantes que le Danemarck, l’Autriche et la Suède. Bonaparte ne négligea rien pour les attirer à son alliance.

Il n’eut pas de peine à réussir auprès du Danemarck ; mais la coopération de ce royaume ne pouvait être d’aucune utilité pour lui.

L’Autriche eût bien voulu rompre une alliance qui n’était ni dans sa politique, ni dans ses intérêts ; mais elle s’était en quelque sorte engagée, par le mariage de l’archiduchesse Marie-Louise, à faire cause commune avec la France, jusqu’à ce que les événemens vinssent lui rendre son indépendance. Elle fournit à Bonaparte trente mille hommes et soixante canons.

Les tentatives qu’il fit auprès de la Suède échouèrent complétement. Bernadotte, s’identifiant aux intérêts de sa nouvelle patrie, repoussa toute proposition, et pour maintenir son indépendance, il se détermina au contraire à s’unir étroitement à la Russie.

Quant à la Prusse, sa destinée était inévitable. Depuis la désastreuse bataille d’Iéna, cette monarchie, jadis si florissante, n’existait plus. Toutes ses places fortes étaient au pouvoir des troupes françaises. Le traité de Tilsitt les lui rendit, à l’exception de la ville de Dantzick ; mais cette restitution ne la mit pas en situation de rompre ses chaînes ; elle n’en resta pas moins tributaire de la France.

Sa position en 1812 n’était pas plus brillante. Cernée de tous côtés par les troupes du duché de Varsovie, par celles de Saxe et par l’armée de Davoust qui, en quelques marches, pouvait être rendu à Berlin, elle voyait encore les Français établis dans le cœur de ses États, et ne pouvait songer à secouer le joug d’une alliance qu’elle supportait depuis cinq ans. La Prusse ne pouvait se dissimuler qu’elle risquait, en cherchant à se soustraire à la coalition, d’en devenir la première victime. Elle dut en conséquence travailler à unir ses intérêts à ceux de la France.

Ce qui semble extraordinaire au premier abord, c’est que les propositions réitérées que Frédéric-Guillaume fit adresser à Bonaparte à ce sujet, furent toujours reçues dédaigneusement par cet homme insatiable. Mais cette conduite s’explique par l’intention qu’il avait manifestée d’anéantir la monarchie prussienne, dans la crainte que si le sort des armes lui était contraire, elle ne devînt pour lui un ennemi d’autant plus redoutable, qu’elle avait plus à se plaindre de la domination française. Ce projet fut long-temps sa pensée dominante. Enfin, au commencement de 1812, de nouvelles considérations prévalurent, et il consentit à recevoir l’alliance que la Prusse lui offrait. Il fut convenu que Frédéric-Guillaume mettrait à la disposition de la France, pour être employé contre la Russie, un corps de vingt mille hommes et soixante pièces de canon, et qu’il fournirait en outre à l’armée française tous les objets nécessaires à sa subsistance pendant son passage à travers les États prussiens.

Ce fut peu de temps après la conclusion de ce dernier traité avec la Prusse, que l’armée française d’Allemagne pénétra dans ce pays en s’avançant par sa gauche et par le centre jusqu’à l’Oder, et par sa droite jusqu’à l’Elbe. C’était évidemment se mettre en état d’hostilité avec la Russie, puisque cette puissance avait exigé, comme condition sine qua non de toute négociation, l’intégrité de la monarchie prussienne, et l’entière évacuation de ses places fortes.

Tous les corps destinés à faire partie de cette expédition gigantesque s’ébranlèrent simultanément dans le courant d’avril. Les immenses préparatifs qui se faisaient depuis long-temps reçurent une nouvelle activité.

J’étais à Hambourg lorsque toutes ces choses se passaient. J’avais été attaché en qualité de directeur à l’intendance générale de l’armée. À cette époque, les projets de Bonaparte n’étaient plus un mystère, mais on en parlait diversement. Les plus sages regardaient cette entreprise comme une témérité ; d’autres en avaient une idée bien différente : pleins de confiance dans la valeur éprouvée de l’armée française et dans les talens militaires de son chef, ils présageaient un succès facile et des résultats de la plus haute importance.

J’avais dans cette ville des relations avec plusieurs personnes qui étaient, ainsi que je l’ai su depuis, très au courant du but de cette grande expédition. L’une d’elles me confia un jour un manuscrit qui était intitulé : Plan de Napoléon. Je ne pus le conserver assez long-temps pour en prendre copie, mais il m’a été facile d’en retenir les principales dispositions. Elles sont d’autant plus curieuses, que la plupart des versions auxquelles donnèrent lieu ces immenses préparatifs, sont aussi ridicules qu’invraisemblables, et que, parmi les écrivains qui ont tracé les événemens de cette campagne de Russie, aucun n’en a connu le véritable mobile, et n’a pu en assigner le but d’une manière positive.

Je n’oserais toutefois assurer que ce plan fût réellement celui que Napoléon avait adopté ; mais j’ai du moins quelques raisons de croire qu’il l’eût préféré à tout autre, si le succès eût couronné son entreprise, parce qu’il s’associait davantage, dans son imagination envahissante, avec ses idées de domination universelle.

Il est incontestable que de toutes les puissances dont il pouvait redouter l’influence, l’Angleterre était celle qui lui portait le plus d’ombrage, à cause de sa prépondérance maritime. Il est donc permis de penser que l’expédition dirigée contre la Russie ne devait point se borner à l’occupation pure et simple de cet empire. Ce résultat, quelque brillant qu’il eût été, n’était point de nature à satisfaire une ambition qui aurait visé à reculer les limites du monde, si la chose eût été possible. Il voulait enlever à la Grande-Bretagne le sceptre des mers ou le briser entre ses mains ; il voulait, une fois maître de la Russie, procurer à la France le commerce de l’Inde, si florissant dans les temps anciens, languissant et presque anéanti dans les temps modernes, par l’effet de la concurrence de l’Angleterre.

Ce projet était vaste, mais il n’était certainement pas impossible à exécuter. Dominer le monde par la puissance du commerce était d’ailleurs une idée qui devait trouver de nombreux partisans. Aussi m’a-t-on assuré que les bases de ce plan avaient été indiquées par les principaux négocians de Hambourg et des villes anséatiques.

Il consistait à établir, soit à Hambourg, soit à Lubeck, ou sur tout autre point, un vaste entrepôt de produits maritimes qui, étant tirés de la Pologne et non de la Russie, et arrivant par des flottages intérieurs, auraient été distribués de la même manière dans tous les ports de la marine impériale. Hambourg paraissait éminemment propre à devenir le siége de cet immense entrepôt. Fondée par Charlemagne, qui voulait en faire un rempart formidable contre les invasions des peuplades du Nord, cette ville était, à l’époque de sa réunion à la France, une cité opulente et l’une des plus fortes places de change de l’Europe.

On avait fait entrevoir à Napoléon la possibilité d’appeler, sur ce même entrepôt, le commerce de la Perse, de l’Inde et de la Chine, susceptible d’être rétabli, relativement au nord, sur un pied approximatif de ce qu’il était avant la découverte du cap de Bonne-Espérance, lorsqu’il avait son cours par le territoire russe et le Holstein ; d’en réserver le monopole à la France à l’égard de la majeure partie du continent ; d’enlever à l’Angleterre le petit nombre de débouchés que le système continental laissait à ses productions asiatiques ; enfin, de se préparer les moyens de pénétrer, les armes à la main, jusqu’au cœur des établissemens anglais dans l’Inde.

Il était question en outre de donner à la France un second entrepôt dans le Midi. Il en devait résulter un nouveau système commercial bien approprié à la situation actuelle du continent. Ce nouveau système devait embrasser tous les produits et tous les besoins ; suppléer à l’ancien commerce de la France avec l’Inde ; remplacer, par des institutions agricoles, celui des colonies ; donner aux produits d’échange européens un cours naturel, facile et non interrompu ; resserrer le système continental, et hâter la chute de l’Angleterre.

Des exemples anciens étaient invoqués à l’appui de ce système. Alexandre, roi de Macédoine, avait lié à son plan de conquête de l’Inde des vues commerciales. Il fonda Alexandrie et lui donna une position d’où elle pouvait commander le commerce de l’Inde par la Méditerranée, le Nil, le golfe Arabique, le golfe Persique, l’Indus, l’Euphrate et le Tygre. Par là, il ouvrit au commerce des routes nouvelles, des débouchés jusqu’alors inconnus. Une de ces routes s’est maintenue pendant long-temps, et a contribué à la richesse de l’Égypte jusqu’après la découverte du cap de Bonne-Espérance. L’autre, long-temps exploitée par les Vénitiens, convient à la situation de l’Europe, et peut procurer au Nord des avantages inappréciables, que les circonstances n’ont pas encore permis d’apercevoir d’une manière certaine pour le Midi.

Pélénus, roi de Spire[1], est le seul qui, des bords de la Méditerranée, ait pénétré militairement par terre jusqu’au Bengale, où il voulait rétablir les immenses rapports commerciaux qui avaient autrefois existé entre l’Inde et ses États. Il poussa ses conquêtes jusqu’à l’embouchure du Gange, et prouva, par cette expédition hardie, qu’il était possible d’arriver avec une armée jusqu’aux lieux où se trouve aujourd’hui la capitale des possessions anglaises dans l’Inde.

Depuis le VIIIe jusqu’au XIVe siècle, le port de Sleswick, sur la Baltique, limitrophe du Holstein, et ceux de Winaska, de Wisby et de Lubeck, furent successivement les entrepôts du commerce asiatique, par la mer Caspienne et par la mer Noire.

Pendant que la ville de Lubeck était pour le Nord le centre du commerce asiatique, les Génois et les Vénitiens, qui étaient parvenus par les croisades à connaître aussi le commerce de l’Inde, l’attirèrent successivement à eux, et en obtinrent tout ce qu’exigeaient les besoins du Midi.

Les premiers maîtres du faubourg de Péra donnèrent pour routes à leurs nouvelles exportations, d’une part Cambaye, l’Indus, Candahar, la Bulgarie, le fleuve Oxus, la mer Caspienne, le Wolga, le Tanaïs, la mer Noire, les Dardanelles et la Méditerranée ; de l’autre, le golfe Persique, Bassora, le Tygre, Trébisonde, la mer Noire et la Méditerranée.

Les Vénitiens, de leur côté, privés du passage important des Dardanelles, eurent recours à une autre route qui avait été autrefois celle des Romains et des Égyptiens. Elle partait de l’Indus, et conduisait au golfe Arabique, puis à Alexandrie, et de là dans toute la Méditerranée.

Des événemens désastreux signalèrent le déclin de ce vaste commerce. La Perse, en proie à des guerres intestines, n’offrit plus de communications assurées. Ivan Ier, grand-duc de Moscou, attaqua et détruisit l’entrepôt de Nowogorod. Il s’empara de quatorze millions en or, qui furent transportés à Moscou. Constantinople fut prise par les Turcs ; le passage par les Dardanelles fut perdu pour les Génois, et la navigation par le cap de Bonne-Espérance remplaça ces diverses routes.

Catherine II essaya de ressusciter ce qui n’existait plus. Elle entreprit, sur les côtes méridionales de la mer Caspienne, une expédition qui avait le commerce de l’Inde pour objet ; tant ce commerce importait à la richesse de la Russie ! tant cette habile souveraine savait apprécier les avantages immenses qui devaient en résulter !

En 1801, Paul Ier, à qui on soumit un plan relatif au rétablissement du commerce de l’Inde, l’examina avec la plus sérieuse attention, et y puisa l’idée d’aller attaquer les Anglais dans leurs possessions de l’Inde.

Ce plan embrassait tous les rapports que la situation géographique de la Russie lui permettait d’établir avec ces riches contrées. Il avait pour objet de faire revivre ce commerce par la mer Noire, par la mer Caspienne, et par la route d’Orenbourg. Cette route, qui est celle que suivent les caravanes, fut choisie par l’empereur Paul pour la marche de son armée. Il se fit en conséquence tracer par l’auteur du projet un itinéraire depuis Orenbourg jusqu’à Calcutta ; et trois mois après, vingt-cinq mille Cosaques, une nombreuse artillerie, et trois mille chameaux, se trouvèrent réunis à Orenbourg. Paul Ier pensa que les Cosaques convenaient mieux que toute autre troupe pour le pays qu’il avait à parcourir.

Le secret de cette expédition fut si scrupuleusement observé que la première division de l’armée était déjà en marche depuis trois jours, lorsque le premier avis en fut apporté à Saint-Pétersbourg, et qu’aujourd’hui même on en connaît à peine les principales circonstances.

Sur ces entrefaites arriva la mort de Paul Ier, qui fut immédiatement suivie de la paix avec l’Angleterre ; et l’armée reçut l’ordre de rétrograder.

Tels sont les exemples qu’on citait en faveur du plan commercial et militaire de Napoléon, et je ne doute pas qu’il ne l’eût mis à exécution si son expédition eût réussi.

Les successeurs de Pierre le Grand au trône de la Russie n’avaient fait que continuer le système dont il avait démontré l’utilité ; certes, le conquérant de ce vaste empire n’aurait pas dédaigné d’entrer dans cette voie de prospérité pour les peuples qu’il aurait associés à sa fortune et aux destinées de la France.

Les productions de la Russie sont indispensables aux puissances européennes ; d’où il suit que cet empire est comme un immense magasin de contrainte qui appelle impérieusement dans ses ports les navigateurs et les acheteurs. Depuis 1762 jusqu’en 1777, l’exportation s’est accrue d’un à sept.

Le commerce asiatique est la réunion de celui de la Perse, de l’Inde et de la Chine.

Pierre le Grand avait conclu un traité de commerce avec la Perse, et jeté les bases d’un autre traité plus avantageux encore avec la Chine.

La France, eu égard à sa position continentale, ne pouvait-elle pas obtenir par le commerce de l’Inde, fait avec les moyens bornés que comportent les communications par terre, des avantages qui eussent balancé ceux que l’Angleterre retire de la contrebande ? Désormais privée de toute consommation en Europe, et n’ayant plus que la stérile ressource de dépenser les produits qu’elle tire de l’Inde, ou de les vendre en Amérique, la Grande-Bretagne aurait infailliblement perdu l’un de ses plus puissans élémens de richesses, et n’aurait pu racheter cette perte par aucun système de compensation : c’était ce que Napoléon ambitionnait de tous ses vœux, et sans doute il n’eût pas laissé échapper l’occasion d’appauvrir et d’humilier une puissance rivale.

Je répéterai ici ce que j’ai déjà avancé. J’ignore si ce plan, tel que ma mémoire me le rappelle, eût été celui que Napoléon eût voulu suivre ; mais je sais très-positivement qu’il lui avait été présenté, et qu’à Hambourg on en parlait comme d’un projet sagement combiné, et qu’on y rattachait d’immenses résultats. Il paraît même qu’on avait proposé à Napoléon la création de nouvelles villes anséatiques, telles que Revel, Riga, Memel, Kœnisberg, Gothembourg, Stettin, Stralsund, et les plus fortes places maritimes d’Espagne. Chacune de ces villes aurait eu une junte commerciale composée de négocians, sous la surveillance des consuls français. Cette association était représentée comme devant réveiller sur le continent l’esprit mercantile, et contribuer à entraver le commerce anglais. C’était un boulevard inexpugnable sur lequel devait s’appuyer ce nouveau genre de domination.

  1. Ville d’Allemagne.