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Madame Adonis/01

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi et fils (p. 5-31).

I

Aux pieds du monstre ils avaient l’air de deux pauvres fourmis, et ils devisaient de leurs simples affaires de ménage, n’osant lever les yeux, car ces murailles énormes les intimidaient.

Louise, en robe d’automne d’un bleu violent, Louis, en complet de coutil gris pâle, se serraient l’un contre l’autre, très étonnés de se trouver libres pour tout un jour, sans maman Bartau, si exaspérante depuis quelque temps.

— Je t’assure, disait Louise, qu’on vivrait bien avec six mille francs. On aurait un appartement sur une cour, des chambres très chaudes et très commodes, ornées de jolies glaces. Je mettrais des rideaux bon marché, je connais les occasions de Paris, moi. Tu installerais ton bureau à ta guise : une lampe suspension, une grande bibliothèque, un canapé, des fauteuils de cuir vert ; il servirait de salon. Papa nous fournirait des meubles. Et quand nous voudrions des copeaux pour le feu de la cuisine, c’est ça qui serait économique ! On les ferait venir de Tours par wagons, hein ?…

— Oui, répondait Louis, mais maman Bartau ne veut pas. Elle a peur de Paris pour notre bourse et elle aurait l’idée de nous suivre, si elle voulait !… alors…

À cette phrase, il se retourna comme effrayé. Louise lui pressa le bras.

— Oh ! ce serait fort ! — Et elle eut une colère soudaine de pensionnaire échappée de son couvent :

— Nous suivre ? Est-ce que nous ne sommes pas assez grands pour marcher tout seuls ? Voici un an que nous sommes mariés. On sait son monde, je pense ! Tiens, Louis, tu es ridicule ! Tu la crains comme le feu. Vraiment, tu me fais pitié. À ta place, je prendrais le dessus, une fois pour toutes, et nous irions camper ailleurs. On mangerait à son aise. On sortirait le soir. On s’habillerait selon son goût. Ah ! quelle vie ! et nous resterions deux, rien que nous deux !

Ils étaient arrivés dans la rue de la Poste, une rue mal pavée, sombre, avec une rigole au milieu, des trottoirs boueux de chaque côté. La petite ville semblait morte. À part une chatte mendiante, qui longeait l’infect ruisseau pour chercher des croûtons de pain, aucun habitant ne se montrait. À ce coin d’Amboise, le ciel semblait complètement fermé. Les murs du château s’élançaient jusqu’au-dessus des toits, et une ombre éternelle enveloppait les maisons.

Sur le seuil de la porte, Louis s’arrêta :

— Il faut que je demande mon courrier. Maman a peut-être écrit.

Il entra, pendant que Louise se baissait pour caresser la chatte, une bête vilaine, aux oreilles pelées.

Maman Bartau avait écrit. Elle leur recommandait de ne pas payer la note de l’hôtel sans l’avoir sagement vérifiée ; ces gens d’Amboise ayant assez mauvaise réputation.

Puis, il faudrait lui rapporter une douzaine de poires à cuire, — elles passaient pour excellentes, dans le pays. — un morceau de fromage d’une espèce molle très particulière (pas trop fait…) et dire à Louise de mettre son jupon de moire de laine pour ne pas abîmer sa robe bleue. Elle terminait en les suppliant de ne plus s’attarder, car la scierie fonctionnait tout de travers, on vendait moins de douves, les planches s’écoulaient à peine, les ouvriers buvaient.

Il n’y avait que quarante-huit heures, pourtant, qu’ils étaient partis de Tours. Ils se repentaient même de la visite aux cousins de Blois qui avait diminué leurs vacances. Louis mit la lettre dans sa poche, impatienté. Il décacheta celle du contremaître « lui mandant par la présente qu’on encaisserait 625 fr. de la fin de mois, plus, pour report, trois billets à ordre des sieurs Chaulain et Lagaye, forestiers ». Une scie s’était cassée dans un nœud de chêne dur, un tonneau d’encre à rayer s’était perdu, bref, un bouleversement, une anarchie !… Comme le jeune homme se sentait un inexplicable besoin de respirer, il ne voulut rien dire de ces choses navrantes à Louise. Après tout, elle avait vingt ans et les chiffres ne sont pas gais. Mais le fromage, d’une espèce particulière, l’inquiétait beaucoup. On ne voyait pas d’épicerie. Où l’acheter ? Et les fermes devaient être loin. Du fromage qui serait trop fait quand on reviendrait chez soi, sûrement.

Louise lâcha l’animal pelé en murmurant avec dégoût :

— Ce n’est pas joli, cette rue ! Oh ! la province ! Ce chat m’a l’air de crever de faim. Il faut que ce soit l’anniversaire de notre mariage, tu sais… d’un peu plus, je ne monterais pas là-haut ! Je suis convaincue que nous allons payer cher à l’Hôtel des Voyageurs, c’est tout près de la gare, et il vient des Anglais, ici, probablement.

Louis, la voyant raisonnable, risqua le fromage.

— Cherchons un épicier ! dit-il avec un profond soupir.

— Pourquoi faire, un épicier ? Est-ce que tu veux m’acheter du chocolat pour finir le reste du pain que j’ai emporté du déjeuner ?… Il est deux heures, je le devine à mon estomac.

— Gourmande ! fit-il en riant.

Ils dénichèrent une échoppe, toute noire comme la rue, enfoncée sous un auvent moyen âge, où il y avait des œufs, du beurre, des bocaux remplis de bonbons ridicules, du fromage de gruyère sali par les mouches. La femme acheta son chocolat, le mari désigna timidement le gruyère.

— Mais je l’ai en horreur ! s’écria Louise ahurie.

— C’est pour maman, expliqua-t-il très vite, un petit cadeau, tu comprends !… Elle me demande un fromage de l’endroit. Ma foi, je lui dirai que nous n’avions pas le temps de le chercher. Toi, ça te porterait sur les nerfs, n’est-ce pas ? Et puis, en chemin de fer…

Elle éclata :

— Quelle fantaisie, mon Dieu, mon Dieu ? Du fromage qu’on promènera toute la journée ! Mais elle a le diable au corps, ta mère ! Certainement, achetons-lui du gruyère. Tant pis ! ce sera sa punition.

— Madame, ajouta-t-elle, en tirant la marchande par sa manche, mettez-m’en pour deux francs cinquante : je veux qu’elle se régale, moi !

Et ils durent s’embarrasser d’un prodigieux morceau de vieux gruyère enveloppé dans du papier jaune.

L’épicière regardait ironiquement ces amateurs… Des étrangers, sans doute…

Louise marchait seule, d’un air furieux. Elle ne voulait plus discuter, et elle pensait qu’elle finirait par faire un malheur. Elle retournerait chez son père, à Paris, sans rien dire. Oui, le papa Tranet la recevrait bien, il était sur sa faillite, à la vérité, mais elle l’aiderait à débrouiller ses comptes et elle serait sérieuse. On irait au spectacle, le dimanche, elle retrouverait ses amies de pension et elle sortirait, pour la messe, dans des fiacres très convenables. Plus de belle-mère Bartau ! Plus de l’existence monotone de Tours ! Elle laisserait là les bandes de tapisseries qui s’allongent comme des serpents apocalyptiques. Avait-on jamais vu une ville où on ne reçoit pas « rapport à la médiocrité de sa fortune ? » Il n’y a qu’à Paris où on peut être très riche avec la médiocrité, et elle ferait des économies.

Louis, gêné par le gruyère qu’il n’osait pas introduire dans le petit sac de sa femme, boudait, en arrière.

Il en voulait aux Parisiennes de rester jolies et bavardes, malgré le mariage. Cependant, comme il adorait ça qui trottait devant lui, si décidé et si fier, ça, né dans les splendeurs de la capitale et témoignant d’une noblesse incontestable !… tandis que les Bartau, enrichis à force de lésiner, ne sachant pas faire faillite, tenus en brides par une maîtresse commerçante, la maman, une liardeuse et une ex-institutrice pleine de préjugés… les Bartau, ils n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de ces minuscules souliers Molière ! Les Bartau ? des acheteurs de gruyère par obéissance, quoi !…

Près de la poterne du château, Louise demanda le gardien pour visiter les tours et l’intérieur qu’on réparait. Elle s’assit contre la margelle d’un vieux puits en jetant son ombrelle à terre, car elle ne se souciait plus d’avancer. Ce voyage de seconde lune de miel, qu’elle s’était promis si joyeux, lui semblait à présent désespérant à cause du fromage, et elle se croyait moins amoureuse de son mari parce qu’il voulait absolument le porter. Au lieu d’un gardien, il leur arriva une espèce de perche, vêtue de cachemire noir (toujours le reflet de la rue), et cette concierge, très cérémonieuse, s’enquit de leur nom.

— M. et Mme Bartau, de la maison Bartau (douves en chêne), de Tours, déclara Louis sur un ton qui n’admettait guère de réplique.

La concierge eut un sourire méchant.

— Vous voulez voir le château de Monseigneur ?

— Quel Monseigneur ? riposta Louis, s’imaginant souvent qu’il devait être républicain.

Alors, froidement, avec une inclination de la tête, la créature antique reprit :

— Son Altesse le comte de Paris, c’est Monseigneur pour moi et pour ceux qui veulent visiter ses appartements. Monsieur !

— Sans doute ! ajouta Louise se relevant, je l’aime beaucoup, le comte de Paris… et nous verrons tout, n’est-ce pas, Madame ?

Le pacte était conclu entre les deux femmes. Louis se résigna. Du reste, la politique n’est de mise qu’au café. Il dirait Monseigneur si cela faisait plaisir à Louise.

On passa sous une voûte énorme, et brusquement, après toutes ces ombres, ils furent baignés de lumière, entourés de fleurs, avec du ciel et des oiseaux plein le front.

— Le jardin, dit la dame noire du château d’Amboise.

Il y avait là des massifs de pivoines pourpres d’une orgueilleuse beauté, et ce jardin, en terrasse, était tout vallonné comme si le sol se fût jadis plié, sous la traîne de cour d’une reine capricieuse. La chapelle, posée au bord de l’abîme, présentait un aspect de vieux bijou oublié, par hasard, le long de la balustrade. Ses sculptures grises, fines comme des dentelles dont les mouvements fous se seraient immobilisés dans une épaisse poussière, vous faisaient rêver de femmes avant de porter votre idée à Dieu. Oh ! les mignons pages qui avaient dû s’ébattre tout autour, courant avec les lévriers de leurs belles ! Là-bas, le colossal donjon rappelait les pendus des guerres de religion, et les fenêtres à croisillons obscurs, et les entrées trop étroites, bien basses, tellement basses qu’un roi avait failli, dans la nuit de l’histoire, les démolir d’un coup de tête, et les petites tourelles étourdies, ornées des coquetteries italiennes, et les cheminées colossales pleines de nids d’oiseaux de proie, offraient leurs souvenirs mystérieux comme des énigmes, leurs initiales princières rougies par les lichens secs, ou le sang des crimes majestueux.

— Je vais le mettre au fond de ton sac ! murmura Louis Bartau, de la maison Bartau (douves en chênes), de Tours.

Il parlait de son paquet jaune. Louise, dignement, acquiesça du geste. En présence de semblables merveilles, il serait décent de faire disparaître le fromage.

La dame noire, raide et presque muette, impeccable dans son héraldique fidélité à son seigneur moderne, peut-être descendante des anciens Valois par une ancienne jardinière, jetait sur eux, les pauvres jeunes mariés, une ombre solennelle qui acheva de les rendre respectueux. Ils se mirent à marcher sur la pointe du pied. C’était comme une maman Bartau de rencontre, cette concierge du château royal ! Elle avait une robe si noire, un bonnet à la Marie Stuart si blanc, et ses yeux verts étaient si verts, qu’ils en prirent peur, un instant.

— Que lui donneras-tu ? demanda tout bas Louise.

— Cinq francs !… Regarde donc comme elle est bien habillée et quelle figure en casse-noisette. On dirait un revenant du temps des grandes conjurations. Je ne peux pas lui donner moins…

— Voilà un voyage qui nous coûte cher. Ta mère va nous gronder durant des semaines !… Alors, reprit Louise après une minute d’anxiété, tu crois aux histoires de France, toi ? Moi, j’ai appris tout ça pour la forme, sans en admettre un mot… comme pour le catéchisme. Les Parisiens ne sont pas bêtes. Je pense que ces rois et ces reines étaient bien tranquilles dans leurs habitations et qu’ils ne s’amusaient pas à pendre des gens à la croisée pour se gâter le point de vue… Dame ! quand on est roi et qu’on peut faire autrement, n’est-ce pas ?

Louis se contenta de sourire, sans hasarder une réponse pédante. Il n’était d’ailleurs pas éloigné de penser comme Louise.

— Ici, déclara la concierge, toujours digne, c’est l’entrée de la fameuse galerie qui mène au fameux escalier. Sa Majesté la reine Catherine se rendait à la messe vers six heures du matin, tous les jours. Son page favori portait la queue de sa robe et son missel enrichi de pierres précieuses… les seigneurs suivaient.

La voix aigre de la dame résonna étrangement sous la voûte, et, très effarés, les deux Bartau regardèrent, au loin, s’ils ne verraient pas venir le cortège imposant. Il tombait une fraîcheur mortuaire des arceaux tout revêtus d’herbes légères qui tremblaient ; l’haleine de cette reine Catherine flottait le long des béantes ogives. Les bruits confus arrivaient, de la ville couchée aux pieds des monstrueuses assises du château, et ces bruits, en s’élevant, se réduisaient à de délicates vibrations : quelques harpes éoliennes infiniment douces, des soupirs d’âmes dolentes. Au delà des galeries, on voyait le rempart formant un angle dans l’atmosphère toute bleue, et puis, plus rien, le vide, l’horizon, un morceau de montagne, loin, très loin, couvert d’arbres petits comme des jouets d’enfants.

— Quelle chaleur ! dit Louise s’essuyant les joues avec son mouchoir.

— Il va faire un bon orage et nous serons trempés pour regagner la gare ! répondit Louis qui n’aurait pas voulu manquer le train puisque « la scierie marchait de travers, maintenant, et que les ouvriers buvaient ! »

— Tant mieux ! nous coucherons à Amboise ; cela prouvera que nous ne sommes pas des machines, que nous avons une volonté.

— Oh ! Louise, je t’en prie… elle serait capable de nous rejoindre demain matin… Tandis qu’avec la douzaine de poires que j’achèterai dès que nous saurons s’il y a de la place dans la valise… et… le chose… dans ton sac… elle sera très contente, je t’assure.

— C’est au milieu de la salle des jeux que l’on transporta Charles VIII expirant, psalmodiait, d’un ton nasillard et hautain, la dame en noir ; il ne voulut pas être mis au lit, il mourut entouré de ses courtisans qui sanglotaient. Voici le linteau de pierre que son front heurta. Il est tout usé des coups de poing que lui donnèrent les seigneurs, tant leur chagrin fut rare et aveugle !

— Pourquoi n’ont-il pas exhaussé la porte, c’eût été bien plus pratique, objecta Louis, plongé dans l’ébahissement au sujet de ce chagrin rare et aveugle.

La dame en noir remua les épaules, car il y a des hommes dont les réflexions sont un tissu de mesquineries, vraiment ; surtout dans le commerce. Elle leur fit sonder la profondeur du puits de la tour et leur expliqua, d’une voix brève, qu’on y lançait, autrefois, les gêneurs venus pour visiter, non le château, mais les maîtres.

— Heureusement, ajouta Louis avec une grosse dose de fierté, que le gouvernement actuel a comblé les oubliettes, hein ?

— Monsieur, riposta la vieille fille, le gouvernement actuel n’a rien à combler chez nous ; Monseigneur est libre de réparer son château comme il l’entend.

On devinait qu’elle aurait baissé les restes du pont-levis plutôt que de tolérer chez eux le gouvernement actuel.

Louise apporta tout de suite sa goutte de vinaigre.

— Et c’était bien plus gentil de supprimer les voleurs que de perdre de l’argent à les nourrir ; vous avez raison, Madame !

— Des voleurs ! reprit plus complaisamment l’irascible concierge, on ne traitait ici que des gentilshommes et les rois ne gaspillaient pas leur temps à pendre ou à mettre aux oubliettes de simples manants !

— Tiens ! se contenta de faire Louise, interloquée par cette logique.

Ils avaient achevé de visiter les dépendances, ils entrèrent dans la forteresse et, dès la première chambre, ils rencontrèrent des maçons, des sacs de chaux, des pièces de bois.

— Je vais salir ma robe ! s’écria Louise qui, décidément, en avait assez.

Un grand jeune homme, vêtu d’une blouse, la casquette en arrière, donnait des ordres à l’équipe des manœuvres, et, selon les volontés sacrées de Mgr le comte de Paris, les travaux étaient menés bon train. Louise s’arrêta devant lui. Elle flairait quelqu’un de sa nation.

En effet, il la salua dans un pur dialecte parisien.

— Ma foi, ma petite mère, c’est comme aux dominos, blanc partout ! dit-il gaiement, poussant un sac près du mur.

— Un artiste !… grommela Louis de mauvaise humeur parce que le pantin lui semblait admirer sa femme du coin de l’œil.

— Monsieur Carini ! fit la concierge avec emphase, un noble d’origine italienne. Il a obtenu le prix de Rome, l’année dernière.

Dans son admiration, soufflée par la reine Catherine probablement, la vieille fille ne voulait pas s’apercevoir que son artiste italien avait tout à fait les manières d’un voyou.

— Oui, Madame, Hector Carini, sculpteur en villégiature chez Son Altesse Sérénissime le comte de Paris, futur héritier des couronnes, tonna le jeune homme avec l’air de M. Duflos, de la Comédie Française, des couronnes que je sculpte sur cet écusson ! — Et il leur désignait, dans l’intérieur d’une cheminée monumentale, les armes des princesses depuis si longtemps défuntes.

— C’est qu’il ne rira pas ! se dit Louise, de plus en plus abasourdi.

— Monsieur Carini, minauda la vieille fée aux yeux verts, vous m’obligeriez en faisant voir les curiosités à ces personnes, je vais les attendre à la poterne droite. Il faut que je sache si Monseigneur nous envoie des instructions nouvelles.

Et, d’un pas souverain, elle se retira pour descendre dans sa logette, creusée en plein rocher, hors les murs.

M. Carini adressa un signe d’intelligence au jeune ménage.

— Elle est un brin folle, vous savez ! dit-il.

— Parbleu ! soupira Louis, je m’en doute ! C’est scandaleux pour la République de faire tenir ses propriétés par des…

— Tais-toi donc, bégaya Louise, si on le lui répétait, elle nous écorcherait davantage.

Carini, le sculpteur, avait une trentaine d’années il était fort mince, très élancé, très brun, avec un nez trop grand, des yeux tout clignotants, par cette habitude qu’ont quelques travailleurs sur pierre, de se défier des éclats, et il possédait un teint bistré lui donnant une certaine expression italienne, à la rigueur.

— Un bohémien ! déclara Louis entre ses dents.

— Non un bohème ! rectifia la jeune femme plus au courant des choses artistiques.

— Il n’y a pas de différence ! bougonna Louis, lequel voyait toujours un artiste, voleur, de mœurs suspectes et graissant ses bottes avec des couennes de lard, ou, à défaut, avec l’huile qu’il économisait sur les sardines de son déjeuner.

— Il faut vous dire, Madame et Monsieur, continua le sculpteur en s’approchant de l’embrasure d’une croisée qu’il fleurdelisait depuis le matin, que la plus drôle des curiosités de l’endroit est encore cette bonne vieille femme-là ! Elle est amoureuse du comte de Paris aussi vrai que je m’appelle Carini tout court. Elle est demeurée pucelle pour ne pas s’exposer à s’emballer pour un républicain. Elle est riche et sa mère a servi la famille du comte, autrefois… Ça se perd dans le lointain, vous savez !… Elle conserve un portrait du prince à côté de son lit, un lit en damas orange, Madame, et à baldaquin de dais de procession. Ce portrait, mangé aux rats, était ressemblant quand ce brave comte avait vingt ans. Elle s’imagine que c’est toujours lui ! Et il n’est pas extraordinaire, je vous assure, ce vestige ! Elle parle de la reine Catherine, aux intimes, en disant « Sa Majesté » et de Louis XI comme d’un homme bien calomnié par les intransigeants. Après tout, elle est heureuse, elle met une heure à faire un pas, car elle porte des demi-queues, dans les pelouses, pour ramasser les pommes tombées. Elle agrafe son corsage avec une antique boucle de souliers de Charles X en brillants et elle doit se fabriquer un joli magot derrière le monument d’Anne de Bretagne… À propos d’Anne de Bretagne, Madame, c’est sa fenêtre que j’arrange. Examinez ces herminettes… Quand on pense que cet affreux vandale qui possédait le château, avant le comte, avait couvert ces merveilles sous des boiseries peintes. Le misérable !…

Louise joignit les mains.

— Est-il possible ?

— La galerie de la tour, madame, était vitrée, comme si les créneaux d’une tour moyen âge se vitrent, mort et passion !… Pourquoi pas Hernani aux Batignolles ? ma pauvre petite dame… quand je suis venu, je me serais arraché les cheveux. Et il a fallu que Désambres et moi (Désambres, c’est un frère que j’ai qu’on appelle ainsi pour le distinguer, ajouta vivement le sculpteur)… que Désambres et moi nous pâlissions sur des cartons du temps où les poules avaient des dents de sagesse ! Oui, ma petite mère, un massacre ! Des anachronismes de haut en bas !… Des saletés à rendre toutes nos brosses imberbes !… Et les architecs en auraient eu la danse de Saint-Guy !… Nom de nom ! Les copains n’en pouvaient plus ! Eh bien, ça se désosse, peu à peu !… Ça redevient un brave donjon, le cœur sur les murs !… Un coup de râpe à droite et une ciselure à gauche… nous voilà de notre époque. Enfoncés les ignorants et les gratte-pierres municipaux ! Gnia qu’un prince du vrai sang pour en faire faire du mauvais aux petits sous-préfetaillons de l’arrondissement ! Aussi ce que je le gobe, mon Mécène !

Et le sculpteur, enthousiasmé, s’enleva brusquement, à califourchon sur la barre d’appui d’un croisillon. Il ne se souciait guère de promener ce ménage à travers les escaliers et les galeries, mais, comme la petite femme était jolie dans son ingénue coiffure de blonde, il espérait les intéresser aux choses de la sculpture.

— Nous ne pouvons pas écouter ce Monsieur jusqu’à minuit, murmura Louis nerveux, si nous allions plus loin ?

— Il m’amuse, moi ! déclara Louise qui adorait ce genre de discours où les Batignolles se mêlent agréablement à l’utile.

— Mais tu ne le connais pas, il a l’air presque fou !

— Allons donc ! Un Parisien !…

— Merci pour eux ! Le vilain monde !

Louis finit par s’asseoir, mélancolique, tenant le sac de sa femme entre ses genoux. Non, les voyages de noces ne lui réussissaient guère ! Tout quitter, les affaires, la maman, son café, pour venir causer avec une espèce de singe, laid à faire trembler, qu’elle devait trouver beau !… un monsieur de Paris, un artiste ! En vérité, la maison Tranet (meubles de salle à manger et chaises de paille) élevait bien ses filles !… Surtout quand il n’y en avait qu’une, de fille !… Et il flairait un orage, il se sentait mal aux nerfs.

Louise monta sur une échelle pour suivre le travail de M. Carini. Elle remarqua les longues mains expertes du sculpteur qui désagrégeaient avec des soins attendrissants une très petite fleurette aux contours encore indécis, puis, brusquement, la fleurette sembla s’épanouir sous ses doigts, et on put reconnaître une marguerite.

— Ah ! c’est heureux, les artistes !… dit-elle, presque les larmes aux yeux.

— Votre mari l’est davantage ! riposta Carini plus bas.

— Je ne comprends pas !…

— D’avoir une petite poupée comme vous à déshabiller.

— Monsieur !…

Et Louise, déconcertée, car jamais son mari ne la déshabillait, redégringola de l’échelle.

— Il faudrait voir les créneaux ! fit-elle en s’adressant à Louis, un peu confuse. Mais au moment où elle sautait par terre, elle eut un geste ébloui.

— Oh ! avoua-t-elle, subjuguée, le joli garçon !…

Louis, indigné, faillit la secouer d’une furieuse manière. Est-ce qu’elle allait faire des déclarations d’amour devant lui, à présent : Louise ne bougeait plus, la tête tournée vers la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin aux pivoines, du côté de la chapelle.

— Désambres, mon frère ! annonça le sculpteur d’un air mystérieux et clignant des paupières pour dissimuler ses malices.

Louis, à son tour, se pencha sur la croisée.

Cela, oui, c’était un joli garçon, il fut obligé d’en convenir.

Dans ce fond de féerie, où le style flamboyant de la chapelle mettait une saveur de pays factice, d’un royaume de prince charmant, où les pourpres merveilleuses des fleurs, la grâce des branches d’arbres, le sable des allées, unies comme des rubans d’or, et la limpidité du ciel, évoquaient une saison magique dont le secret ravissant est à jamais perdu, se tenait un chasseur, en veste courte de velours brun, s’appuyant sur son fusil, la mine dédaigneuse, et pourtant l’œil brillant d’un feu bizarre. Un chien épagneul s’étirait au milieu du gazon de la pelouse, des hirondelles traçaient leurs cercles interminables, quelque fois, trop épanouie, une pivoine s’éparpillait dans sa corbeille, ainsi qu’un flot de sang.

Tout ce que la terre renfermait de séductions poétiques s’enlaçait pour servir de cadre au chasseur idéal, et le vrai seigneur d’Amboise ce devait être lui, cet homme de vingt-cinq ans qui avait dérobé, sans doute, aux ombres des mignons d’Henri III la piquante désinvolture de son attitude. Coiffé d’une toque ornée d’une plume d’aigle, il portait la guêtre de cuir russe et le carnier à mailles de soie, comme un élégant boulevardier, mais la veste, cette veste bien juste, sentant son pourpoint d’une lieue, ce pantalon d’une étoffe si collante qu’on l’aurait facilement pris pour un maillot, et enfin ces gants de daim qu’on devinait musqués, le créaient gentilhomme de cour.

Louis, un peu mastoc dans son complet de toile grise, se demandait de quel bois il était fabriqué, ce frère d’un sculpteur de pierre… et, chose singulière, son admiration l’empêchait de repartir en fureur. Louise arrangeait son mantelet avec une coquetterie instinctive. Il lui faudrait du temps pour revenir de son éblouissement, et elle en causerait encore à Tours… où les hommes sont très ordinaires, pas seigneurs Henri III du tout.

— Dépêche-toi ! cria du haut de son croisillon, l’aîné qui jouissait de leur surprise, toujours clignotant.

Le chasseur traversa la pelouse, monta les degrés d’un perron et vint droit au jeune ménage, avec une grande nonchalance.

— Que désirez-vous, Madame ? interrogea-t-il en tournant le dos à Louis fort vexé.

— Nous voulons voir les créneaux… murmura Louise tortillant le manche de son ombrelle, et la concierge nous a laissés…

— La vieille folle est allée chercher une missive royale, fit Carini, et tu serais un ange si tu te consacrais deux minutes à ces visiteurs !

— Volontiers ! répondit le beau Désambres, et il retira seulement sa toque d’un air ennuyé.

Le mari poussa la femme du coude.

— Il n’est pas aimable, ce freluquet ; qu’en dis-tu ? Est-ce qu’il élèverait des serins dans sa casquette ?

— Mais il a une voix charmante ! Oh ! quelle voix ! bégaya Louise, dont les joues se coloraient de plus en plus.

On gagna le sommet de la tour, celle-là même qu’un vandale avait ornée d’une galerie vitrée. Ils se trouvèrent au sein des nuages et la jeune femme eut une exclamation de terreur.

― Monsieur, Monsieur ! fit-elle se cramponnant au bras de son compagnon, j’ai le vertige !…

Par un mouvement peut-être irréfléchi, le chasseur prit la taille de Mme Bartau, pendant que Louis ouvrait des prunelles énormes. Lui aussi avait le vertige. Quand il était gamin, cela lui revenait maintenant à la mémoire, il ne pouvait regarder du haut d’une certaine lucarne du grenier maternel sans que ses cheveux se dressassent droits et que ses ongles eussent envie d’égratigner la muraille. Est-ce qu’il allait faire sa bête devant ce gandin d’opéra-comique ? Le chasseur causait de son ton toujours harmonieux :

— Mais, chère Madame, il n’y a aucun danger, le plancher est solide sous nos jambes, il a près de mille ans et il durera bien quelques secondes encore, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de vous porter. Voyez la splendeur de la Loire, comme elle roule avec impétuosité ses flots jaunes à reflets de vermeil. Est-ce beau, cette nature qui attend l’orage ! Voyez là-bas ce manteau de fourrure sombre qui se déploie et va, tout à l’heure, voiler le soleil rouge. Derrière le château, il ne nous reste plus qu’un pan de satin bleu, chatoyant et clair, Bientôt il tonnera… vous aurez peur pour de bon, chère Madame.

— Et je n’ai pas de parapluie ! interjeta Louise qui se laissa presser contre l’épaule du jeune homme.

— Tu ne veux jamais de parapluie parce que tu dis que ça te gêne, bougonna Louis, n’osant pas marcher le long des créneaux et se collant contre le mur, à défaut d’une épaule amie.

— Fi donc ! c’est vulgaire, les parapluies, s’écria le chasseur indigné. Madame a raison, et, d’ailleurs, je ne sais rien de doux comme une averse d’orage, ce sont des aigrettes de fluide électrique qui vous chatouillent la peau sans vous mouiller. Lorsque je suis libre, je m’étends sur le gazon des pelouses et m’abandonne au vent, à la pluie, au tonnerre. Il me semble que c’est à moi qu’on en veut là-haut et cela me rend fier ! N’est-ce pas, Madame, que si vous étiez ici (et il la serrait davantage) vous ne craindriez pas un petit bouleversement de la nature ?

Décidément il s’humanisait, ce garçon.

Alors Louise risqua sur sa personne un examen sérieux, tandis que Louis, navré d’avoir aperçu tout en bas de la tour une charrette, comme un point, tournait le dos. Il ressemblait à son frère, le beau Désambres, sauf le teint ; son nez, moins grand, avait la même forme en bec d’oiseau de proie, ses yeux, magnifiques, très noirs, se dilataient comme ceux des félins, et, derrière des cils de femme, ils n’étaient pas fort timides. Sa bouche, relevée aux coins par la virgule célèbre des bouches païennes, gardait une expression d’ironie amère. Qu’avait donc fait à cet Antinoüs la destinée traîtresse ? Et ses vestes de velours fauve, son fusil damasquiné, son chien superbe ne lui appartenaient-ils pas ?… N’habitait-il pas, en artiste choyé, une demeure digne de lui ? Ne possédait-il pas un nom charmant et un frère qui avait eu le prix de Rome, l’année dernière ?

Elle lui souriait, inconsciente, la pauvrette, ne s’imaginant pas faire mal, elle croyait l’avoir déjà vu. Où cela ? Peut-être en rêve. Dans le couvent des Ursulines, à Passy, Louise Tranet se rappelait que, durant les nuits orageuses, elle rêvait, les yeux ouverts, d’un futur mari, et, comme elle avait seize ans, elle le choisissait, ce prince de contes de fée, très bouclé de cheveux, très blanc de teint, avec de jolies mains douces, une voix de cithare, des lèvres carminées, une taille svelte, un pied de jeune page. C’était, pour toutes ces raisons qu’une fois sortie de pension, un an après, elle avait épousé Louis Bartau, le fournisseur de bois de la maison Tranet et Cie, un garçon aux cheveux châtains, taillés en brosse, aux naïfs yeux gris, un peu carré de stature.

Un malaise mystérieux l’envahissait. Soit vertige, soit orage, elle se sentait vibrer comme une lame de métal.

— Monsieur, vous me serrez trop ! dit-elle à mi-voix.

— Je pensais, répliqua-t-il avec une légère impatience, que cela ne vous était pas désagréable… puisque vous avez peur !

Il la lâcha et elle se crut perdue, près d’une échancrure béante de la tour, les bras ballants, les orbites agrandies.

— Oh ! c’est bien vrai, j’ai peur !

Le chasseur se mit à rire, et, d’un seul bond, il se dressa sur les créneaux. Sa silhouette se détachait dans la lumière et il planait là-dessus comme un de ces aigles sauvages dont il avait pris quelques plumes pour orner sa toque de jeune fou.

— Et moi, dit-il, je suis condamné à ne pas savoir ce que c’est que ce sentiment, si féminin et si gracieux, quand on est blonde, pour l’éprouver, quand on est blonde comme vous, Madame.

Louise se mit à pousser des cris perçants. Elle aurait juré que tout lui manquait à la fois : la tour, son mari, sa vertu et la vieille maison Bartau ! Louis, croyant à une attaque de delirium tremens de la part du chasseur, s’élança, le saisit dans ses bras et le déposa en lieu sûr.

— Sacrebleu ! monsieur l’artiste, gronda-t-il, il faudrait vous soigner, car c’est rudement dangereux, une monomanie de ce genre !

Étourdi, Désambres se secoua, puis toujours ironique :

— Je passe mon temps à cet exercice, tous les matins, en fumant des cigarettes… Eh ! cher Monsieur, la gymnastique est le meilleur remède contre l’obésité, affirma-t-il.

Louis n’était certes pas gras, mais il avait de la santé à en revendre et cela l’inquiétait, de temps en temps.

— Je le disais bien, songea-t-il, des bohémiens, des sauteurs !

Malgré sa colère de bourgeois désorienté, il ne pouvait s’empêcher de constater, tout au fond de sa conscience, que ce gredin était beau comme une fille. Louise avait les genoux brisés. On aurait dit qu’elle venait de faire une course effrayante. Un éclair sillonna les nuées.

— Le drame va nous dérouler enfin ses plus intimes péripéties, continua Désambres, s’accoudant, nous sommes aux premières loges, Madame, pour savoir si, vraiment, il est un Dieu dans le tonnerre. Voici le manteau sombre qui enveloppe l’horizon et la Loire devient terne, les collines semblent se rapprocher de nous, les masures d’Amboise se pressent, anxieuses, les unes contre les autres, sous l’ombre gigantesque du château. Le gerfaut protégera ses petits. Je devine, sur le pont que le vent fait trembler, un paysan chargé d’un sac de blé, lequel paysan s’arme d’un signe de croix. Oh ! cette vapeur brûlante vous grise comme un vin pur ! La pierre elle-même a des frissons, ils vous gagnent et vous transportent ! Je voudrais avoir, dans les bras, à ces moments suprêmes, toutes les femmes et tous les hommes de la création pour les lancer à ce fleuve, leur stupidité attachée à leur cou. Où est donc l’amour indestructible qui se formerait entre la nature terrorisée et un éclair du ciel vainqueur ?… Madame, l’amour est mort depuis la mort des Titans… nous ne pourrons plus escalader les nuages…

Très doucement, la main dans la main, Louise et Louis s’étaient retirés. L’accès le tenait ferme, le pauvre monsieur, il avait un fameux grain !

— Lorsque le temps se brouille, murmurait le mari, j’ai souvent ouï dire qu’il ne faudrait pas les contrarier…

— Quel dommage ! soupirait Louise, il a une voix si musicale ! S’il allait refaire son exercice ?… brrou… j’en ai chaud.

Et, dans un besoin de ne plus penser à l’horreur d’une pareille chute, elle se suspendit aux épaules de Louis.

Celui-ci respirait comme au sortir d’un cauchemar sinistre. Il étreignit la jeune femme avec passion.

— Ma chérie ! ma chérie ! répéta-t-il très étonné de la retrouver intacte, toujours blonde, toujours sienne…

Ils étaient dans une complète obscurité, redescendant le chemin de la tour pour aller à la poterne qui ouvrait sur la ville et où les attendait la dame héraldique. Ils se tenaient encore par la main, échangeant de rares paroles émues.

— Hein ! quelle vue, là-haut ! et l’orage !

— Bah ! nous resterons encore une nuit si tu crains de voyager par le mauvais temps. Tu sais bien que je fais ce que tu veux !

— Et maman Bartau ?

— Elle grondera, tant pis !

— Et les affaires de la scierie ?

— Elles chômeront !

— Mais, j’ai une ombrelle, ça servira de parapluie peut-être !

Soudain une chauve-souris s’envola et vint heurter le front de Louise qui portait son chapeau, les brides nouées, à son bras.

— Ah ! le vilain animal ! il prédit le malheur !

Louis éclata de rire.

— Sotte !… je vais la tuer !

Il mit le talon dessus, car elle était tombée, palpitante. On entendit un cri d’oiseau, un petit grincement de dents de rat et il y eut un peu de sang sur la poussière.

— Pourquoi l’as-tu tuée ? dit Louise fronçant les lèvres avec une moue.

— Parce qu’elle te faisait peur… moi je ne les déteste pas, les chauves-souris, répondit-il, livrant tout son cœur dans ce naïf aveu d’homme tendre.

— Tu m’aimes donc bien ? interrogea-t-elle brusquement, l’arrêtant d’un élan spontané.

— Oh ! que oui, mignonne ! s’écria-t-il, et il la souleva du sol pour mieux lui baiser les yeux.

À ce tournant de la spirale obscure où un carrosse flanqué de dix cavaliers aurait pu dévaler sans encombre, de larges toiles d’araignées centenaires lambrissaient les murs. Des mascarons diaboliques se penchaient à chaque clef de voûte et il régnait un silence absolu. Par une meurtrière étroite on devinait l’orage épouvantable, et, un instant, une fulguration, mince comme une lame de couteau d’argent, se glissa jusqu’aux amoureux enlacés. Ils avaient, à présent, un bien autre vertige : maman Bartau en aurait frémi ! Le sac de Louise était allé rejoindre la chauve-souris. Son chapeau roulait tout seul dans la poussière. Louis, la tête perdue, ne voulait rien savoir.

— Ma robe ! ma robe neuve, suppliait-elle, se débattant.

— Je t’en achèterai une plus neuve ! mon amour !…

― Mais tu vas me décoiffer. Seigneur ! si on arrivait… Est-ce que cette concierge est encore loin ?… Oh ! je t’assure que tu es aussi fou que les deux sculpteurs ensemble ! Louis. je te défends de faire ça… Oh ! non… ce serait trop imprudent !… On nous conduirait en prison, si on nous voyait… je te jure que cette femme est par là… tiens, j’entends du bruit !…

Le jeune marié étouffait ses rires… elle finit par rire aussi.

— Que les hommes sont bêtes ! déclara-t-elle vaincue…

Les lois conjugales ne prévoient pas ces aventures électriques ni les obscurités délicieuses des escaliers féodaux. Et le silence régnait plus profond. L’antique poussière qui avait ravi aux pas furtifs de la folle cour des Médicis comme une douce odeur d’ambre et de vanille, les recouvrait de sa grise fumée. La chauve-souris morte, ses ailes lugubres pour jamais arrêtés dans leur essor, est-ce qu’il n’était point permis d’aimer selon son caprice ? Dehors, l’orage, le vent, l’éclair. Là, derrière le formidable rempart des rochers et du donjon, l’amour très humble de deux jolis atomes ne se souciant pas plus des regards maudits que deux moineaux francs ne se soucient d’une chemise brodée.

Louise défripa sa robe bleue. Ainsi les poules vont lissant leurs plumes. Louis envoya une chiquenaude sur sa cravate, et on ramassa le sac d’un côté, l’ombrelle de l’autre.

La raison sociale Bartau-Tranet avait eu, ma foi, son spasme poétique, grâce à on ne savait quel concours de circonstances bizarres.

Sur le seuil de la poterne, la dame redoutable les examinait.

— Combien vous dois-je ? demanda Louis avec une gravité sournoise.

— Rien !

— Comment, rien ?

Louise, très rose, devint pourpre.

― …À la condition, grommela la curieuse vieille fille, que vous ne direz pas de mal de Monseigneur le comte !

Et elle les chassa du paradis avec un geste digne de l’ange exterminateur.