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Madame Adonis/03

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J. Ferenczi et fils (p. 59-85).

III

La maison Bartau (douves en chêne) était située rue de l’Intendance, une rue de Tours très bien famée, seulement fort sombre et pleine de charcutiers. Entre deux boutiques, dont une charcuterie médaillée pour ses rillettes, s’ouvrait une grande porte cochère au-dessus de laquelle on lisait : « Bartau, échantillons de bois durs et de planches, douves pour tonneaux, copeaux à vendre », inscrit en lettres noires. Les bâtiments de devant contenaient les magasins, des salles remplies de poussière, où s’entassaient des bouts de soliveaux avec des planchettes de toutes les dimensions. Derrière les magasins, au fond de l’allée, on voyait une petite cour plantée d’un unique mûrier presque centenaire qui semait ses fruits mous et blancs sur la terre battue. L’habitation de la famille se dressait là : un ancien hôtel orné d’un écusson un peu gratté, ayant des barreaux à toutes ses fenêtres et l’aspect froidement propre d’une demeure honnête. Quand Louise y était venue pour la première fois, elle avait eu des crises de larmes, car elle ne se faisait pas une fête de tenir des livres dans l’atmosphère verdâtre de ce mûrier qui pouvait ainsi croître sans soleil. Les Bartau, cependant, aimaient jusqu’à l’idolâtrie ce coin obscur, leur berceau ou leur tombe. Louis prétendait qu’il s’y portait toujours bien, l’odeur des bois neufs assainissant les caves. Mme Bartau, elle, ne comprenait même pas qu’on eût besoin de croisées, car cela tient une place énorme dans les grosses murailles.

Le matin de leur retour d’Amboise, Caroline et sa belle-fille, venues en fiacre de la gare pour éviter un scandale chez le charcutier, se tinrent debout près du mûrier, attendant Louis qui était probablement aux magasins. On y voyait à peine ; une vague odeur de moisi régnait dans les coins, et des baquets, couverts d’une mousse un peu sinistre, placés sous les gargouilles, contenaient une eau de pluie donnant des émanations regrettables. Jamais Louise n’avait mieux senti qu’à ce moment du retour le besoin de respirer une bonne brise campagnarde, de boire un bon soleil sincèrement chaud. Elle baissait le front comme une coupable et tourmentait le manche de son ombrelle, tandis que Caroline, campée dans une attitude batailleuse, faisait cliqueter tous les petits objets d’acier suspendus à la chaîne fabuleuse de sa montre. Enfin il arriva, ce mari, qu’on espérait plus indulgent parce qu’il s’était passé de sa femme toute une cruelle nuit. Louise fit un pas avec une exclamation de repentir, Louis la regarda très fièrement.

— Madame ? dit-il, ayant l’air de ne pas la reconnaître.

Tout ce qu’elle préparait depuis Amboise pour lui raconter bien vite ses remords, ses aveux, ses tristesses de lui avoir désobéi, ses joies de le retrouver gentil et affectueux, tout s’envola dans l’arbre sombre, avec les pierrots qui se disputaient sur leur nid. Elle demeura immobile, la bouche béante, ne pouvant même plus pleurer. Il avait dit : Madame ! C’est que la maman Bartau voulait une punition exemplaire ; le premier sentiment de révolte chez une femme doit être étouffé net par la morale du mari ou c’en est fait à jamais de son autorité, elle lui avait monté la tête de toutes les manières et il avait promis, en solennel serment, de mettre un terme à ce dévergondage qui risquait, déclarait Caroline, de le rendre la fable de son quartier.

— Je te la ramène, cette effrontée, s’écria Mme Bartau, s’épongeant les joues comme si elle avait tiré la carriole à la place du cheval, je te la ramène, ta demoiselle Tranet, et je pense que tu vas lui expliquer ce que nous voulons, maintenant. Surtout, de la fermeté, mon garçon, ou tu en porteras un jour, c’est moi qui te le prédis…

À ce mot, le sang de Louis ne fit qu’un tour, il saisit le poignet de sa femme.

— Tu es une misérable ! dit-il les dents serrées, tu nous laisserais mourir de chagrin sans te préoccuper de nous enterrer ! Oh ! je suis aussi malheureux que possible, va, de t’avoir épousée… Je t’ai préparé une chambre à part, tu m’entends, vous m’entendez, mademoiselle Tranet ; ma mère a bien raison… vous êtes capable de me tromper, vous ne m’aimez plus !… Vous ne devez plus m’aimer, d’ailleurs, je ne le veux pas, car vous êtes une folle, sans pudeur, sans entrailles… Allez donc dans cette chambre, comme une étrangère à la maison… Tiens, je te défends de me regarder !

Et il la poussa brusquement vers la porte de la salle à manger, craignant encore la douceur si puissante de son regard bleu.

— Êtes-vous contente, ma mère ? demanda-t-il, lorsque Louise, toute chancelante, eut gagné l’entrée de la maison.

— Oui, tu as été brave, grommela Mme Bartau, mais parce que j’étais là, heureusement. Tâche de ne pas faiblir ; au bout de huit jours de ce régime, je te jure qu’elle s’amendera et ne songera plus aux parties de plaisir, ta demoiselle Tranet.

Dans la salle à manger, Louise trouva leur servante Marie, une vieille créature compatissante et laide, un genre de souffre-douleurs bon à tout, qui coulait des lessives avec l’eau de pluie recommandée par son irascible maîtresse, ne se plaignant ni de l’odeur écœurante de cette eau, ni de la lourdeur des baquets qu’elle remuait à elle toute seule malgré son âge.

— Du courage, murmura la bonne, vous serez mieux couchée… n’est-ce pas ? De ce temps d’orage, on n’est pas tranquille quand on est deux, et puis ça ne durera guère. Monsieur vous aime, je le sais, moi, je l’ai vu pleurer hier soir en rentrant pour lui faire sa couverture.

Louise ne répondit rien, elle monta dans sa chambre, une petite pièce toute nue, passée à la chaux. Il y avait un lit de fer, une chaise de paille, la statue de la Vierge ornée d’une couronne d’antique oranger très piqué des mouches ; la fenêtre, sans grands rideaux, s’ouvrait sur l’arbre, ce mûrier en cage, dont l’aspect répandait une tristesse soporifique. La jeune femme tomba sur son lit, les bras abandonnés, l’œil fixe. Qu’aurait-il pensé, le fou d’Amboise, qu’aurait-il pensé d’un semblable dénouement ?…

Une existence nouvelle commençait pour Mlle Tranet. Jusque-là elle avait dirigé Louis, et la maison Bartau s’était ressentie un peu de sa direction. Maman Caroline n’avait plus le choix des confitures que l’on mangeait au dessert, elle préférait les pruneaux à la mélasse, et, Louise les ayant déclarés meilleurs au sucre, Marie, leur bonne, les faisait toujours au sucre. Depuis son mariage, Louis prenait quelquefois des allures de fanfaron de vice, il parlait d’amourettes devant les clients et assurait qu’à Paris il y a des gens qui divorcent facilement. Marie élevait souvent la voix pour insinuer que l’eau de pluie, après tout, gâte peut-être le linge quand elle sent mauvais et qu’on pêche des rats morts dedans.

Bref, un certain vent de luxure régnait sous le mûrier social.

Mais l’escapade inqualifiable de Mlle Tranet venait. Dieu merci, à temps, pour permettre une prompte réaction. Le soir, la jeune femme, au dessert, demanda timidement s’il restait des biscuits, car elle était d’une gourmandise rare.

— Non ! riposta maman Bartau, il y a votre fromage de gruyère, si vous en voulez ! Du reste, je ne crois pas qu’on mange du dessert à chaque repas, chez M. Tranet. Quand on marie sa fille sans une chemise et sans un sou, on devrait bien l’élever mieux que ça !…

Louise jeta sa serviette sur la table et sortit. Louis leva, devant ses yeux, le Phare de la Loire, qu’il essayait de parcourir. Ah ! le temps était loin où ils se disaient, à voix basse, qu’ils avaient été destinés l’un à l’autre depuis leur naissance, car on les avait baptisés devant le même saint : Louis, Louise. Comme cette banalité, cent fois répétée, avait le don, jadis, de les émouvoir !…

La vie continua ainsi, monotone, durant une longue semaine ; Caroline menait le ménage, rognant sur les dépenses habituelles toutes les chatteries glissées par la jeune épousée dans les menus. Louis se rendait le matin aux magasins, traversant la cour sans lever la tête vers la croisée de la petite chambre.

Il recevait les commis-voyageurs et les clients d’un air distrait. Le grand livre, qu’elle apprenait à feuilleter autrefois, l’intéressait moins à présent. Augmenter la fortune ? Pourquoi faire, puisqu’elle ne chantait plus ? Ils avaient acheté un piano dans les enthousiasmes de la lune de miel, et déjà maman Bartau parlait de le revendre, sans perte, car il était encore comme neuf.

Est-ce que la punition n’était pas assez forte ?

Louise avait repris ses bandes de tapisseries, un ouvrage colossal, des fauteuils pour le salon où on n’entrait jamais que le jour de l’an. Elle comptait ses points, le canevas se couvrait de fleurettes multicolores, et le chat, le gros chat jaune qui ne voulait plus la quitter, ronronnait, à ses pieds, dans la corbeille aux pelotons. Louis, de temps en temps, saisi d’une impatience fougueuse, laissait les livres et son bois, il traversait la cour, très vite, comme un homme qui a une chose grave à débrouiller. Il savait que la croisée de la petite chambre, du côté gauche, restait ouverte ; il l’apercevait et il fronçait les sourcils. Pourquoi ne se plaignait-elle pas ? Est-ce qu’elle devenait muette ? Peut-être cette existence-là lui plaisait davantage. Les femmes de Paris sont si drôles ! Une variété de leurs hystéries, bien sûr. Non, elle ne se plaignait pas du tout ! Il voyait ses cheveux blonds voltiger au-dessus de la tapisserie. Elle portait toujours ses petits peignoirs d’indienne qu’elle se fabriquait elle-même, des peignoirs si simples et si perfides, moulant ses hanches et sa jolie gorge de fillette épanouie dès le premier baiser. Une fois, il s’arrêta machinalement sous cette croisée ouverte.

— Grande bête ! lui cria Mme Bartau, en le poussant par les épaules.

— Eh bien ! c’est possible, soupira le jeune homme, mais elle me fait de la peine… elle ne se plaint pas, vous conviendrez qu’elle n’a pas mauvais caractère, maman.

— Tu veux dire qu’elle n’a pas de cœur.

— Oh ! pas de cœur ! Elle n’ose pas revenir… que feriez-vous à sa place ?

— Moi, je serais revenue !

— Vraiment ?

— J’aurais demandé pardon, et j’aurais eu la paix, quoi.

Louis s’étonna. Si maman Bartau permettait ce retour, c’est qu’il était dans les habitudes morales, et Louis fut très taquiné par ce manque de savoir-vivre de la part de sa jeune femme.

Il tint encore bon pendant quatre jours, puis, le cœur en feu, le cerveau malade, une nuit, il se faufila vers la chambre de la pénitente. Il dirait que c’était elle qui avait entamé la négociation et personne, du reste, ne pourrait le nier.

Devant sa porte, il s’arrêta, palpitant. Son intention formelle était de poser quelques questions indifférentes. Aurait-elle envie de sortir sur le Cours ? Voulait-elle qu’ils allassent ensemble à la scierie mécanique ? C’était assez loin, dans la banlieue, et elle se faisait toujours un grand bonheur d’y aller à deux visiter les commandes, gourmander les ouvriers ; il se rappelait même qu’elle s’était, un matin, roulée à travers les copeaux mis en tas, prétendant que cela sentait très bon.

Il poussa doucement la porte et la referma plus doucement encore.

Louise ne dormait pas, mais elle s’était couchée les yeux fixés sur la vitre où un mince filet argenté nuançant les barreaux, lui apprenait que la lune vagabondait dans l’immensité. À quoi rêvait-elle ? Sa tête charmante se renversait sur son oreiller, tout auréolée de ses cheveux fous, son bras blanc pendait le long de la couverture. Comme elle avait un peu de moiteur sur la peau, sa chair brillait, semblable au satin d’une robe nuptiale.

Louis s’avança, bouleversé.

— Tu ne dors donc pas ? demanda-t-il à voix basse, il est onze heures ; ce n’est pas raisonnable !

Elle n’eut aucune peur, mais elle éprouva seulement un espèce de tressaillement douloureux.

— Que voulez-vous, monsieur ? lui dit-elle du même ton qu’il avait dit : Madame ! le jour de son retour d’Amboise.

Alors Louis oublia complètement ses résolutions de calme et de douceur indifférente. Il se précipita au chevet de ce lit où elle accomplissait sa pénitence, si dure pour lui, l’époux naïf, et il ne trouva que ce mot qui résumait tous les reproches qu’il aurait dû lui adresser :

— Pardon !

Il l’enleva de ses draps, l’assit sur ses genoux, et la dévorant de caresses il bégaya des phrases inouïes.

— Je suis un brutal, c’est bien vrai… ne me tiens plus rigueur. Maman et toi vous ne vous entendez pas, je le comprends. Elle est vieille, tu es jeune… ensuite elle n’a pas été élevée à Paris ! Je m’imaginais que tu reviendrais… tu m’as boudé… ce n’était pas ma faute. J’ai tant souffert dans ce grand lit, tout seul. Je t’appelais dès qu’un meuble craquait, pensant que c’était toi, et tu boudais… Oh ! ces quinze jours à ne se rencontrer qu’au dîner, ne pas pouvoir s’embrasser devant elle ! Ma femme, ma pauvre Louise !

Comme une petite bête souffrante qui ne veut plus qu’on la touche, elle se repliait dans sa fine chemise et cachait ses cheveux dans ses deux mains jointes.

— Louise, je te supplie de me pardonner.

— Je ne t’en veux pas, Louis ! C’est moi qui ai tort.

— Mon Dieu ! comme tu es froide !… Tu ne m’aimerais plus, toi que j’aime tant… toi que j’ai désirée pour être la mienne en dépit de ma mère et des autres, ma Louise, ma jolie Louise blonde ?

Positivement, elle embaumait la fraise, cette petite femme, et il se grisait à la respirer sortant toute nue de sa couchette.

— Laisse-moi, je suis bien… j’ai fini par m’habituer, vois-tu. Tu as tant tardé ! D’ailleurs, je n’ai, ici, que ce qu’on me donne. Je suis tombée chez vous n’ayant ni argent ni robe, et ce coin de chambre est encore trop de luxe pour Mlle Tranet.

Elle allait maintenant lui lancer à la figure toutes les sanglantes phrases de maman Bartau et ce serait désespérant.

Il se renversa avec elle sur le lit.

— Tais-toi, ma chérie, tu me fais du mal… Égratigne-moi si cela t’amuse, mais ne me dis plus de pareilles choses. Hélas ! que vais-je devenir entre vous deux ?… Elle prétend que si je ne te gronde pas, tu essayeras de me tromper !

Un sourire mystérieux éclaira la physionomie mélancolique de la jeune femme.

— Et c’est pour cela que tu m’as renvoyée de notre chambre… c’est pour cela que tu m’as abandonnée là-bas dans l’auberge d’Amboise ?

— Tais-toi donc ! je t’aime, je te garde. Rien ne peut plus nous séparer, je te le jure… Louise Louise… te souviens-tu de la tour, la grande tour du château où tu avais si peur ?

Et il lui baisait le cou en la serrant follement.

Mais elle, tout d’une pièce, se redressa, l’œil méchant :

— Laisse-moi ! Louis… c’est trop tard… je pense à un autre !…

Le jeune homme lança une exclamation terrible. Elle se blottit au fond du lit, étonnée de l’effet que sa vengeance produisait. Comme il était pâle, à présent, comme il tremblait et comme ses doigts se crispaient nerveusement ! Peut-être bien qu’elle avait été trop loin. Certes, elle y pensait souvent à ce fou, mais pas en amoureuse, elle se distrayait de cette aventure, voilà tout, en se rappelant qu’elle avait été fort courageuse et aussi raisonnable que devant son mari. Hélas ! comme un aveu de cette sorte changeait un homme, en une seconde ! Et la vilaine vengeance qu’elle avait inventée là !

— Louis, murmura-t-elle, c’est pour rire… tu m’as fait pleurer, je voulais te faire pleurer… ne va pas croire… Louis !

Il s’était levé, tout blême, les bras croisés, le regard empli d’une lueur de fièvre.

— À un autre ! répéta-t-il comme un écho.

Il se mit à arpenter la chambre d’un pas saccadé. Subitement, il se sentit un nouvel individu, des voiles se déchiraient, des abîmes se creusaient. Une souffrance atroce lui cerclait les tempes, s’introduisant peu à peu dans son crâne et menaçant déjà de faire fondre sa cervelle.

À un autre ! Eh ! sans doute, il n’était qu’une brute ; la Parisienne se montrait la plus forte. Sa mère l’avait bien prévu, sa mère qui lui disait : « Elle n’a pas de cœur ! » Le médecin ajoutait : « Elles sont nerveuses, prenez-y garde, ces petites filles de Paris ; elles ont, de naissance, tous les vices connus. » Sans doute, elle pensait à un autre ; cet autre, elle le rencontrait n’importe où… elle l’entendait, elle devait se livrer à lui quand le mari s’absenterait, ne fût-ce qu’une minute. Est-ce que ces choses sont reculées par l’amour d’un idiot comme lui, Louis Bartau ? Il fallait ne pus s’étonner à son tour ! Tiens ! il avait voulu une Parisienne !… Il l’avait complète, avec son cortège de vices mystérieux, avec ses traîtrises de chaque nuit, de chaque jour. Elle le tromperait, ou elle l’avait déjà trompé. Quand ? Comment ? Pour qui ? Et il marchait plus vite, les yeux brûlants, les poings fermés. C’était un plancher solide manquant tout d’un coup sous ses pas. C’était Je plafond s’écroulant, le vieux mûrier qu’on déracinait devant lui, la maison Bartau déposant son bilan, une maladie, un cauchemar…

Et elle le regardait arpenter sa chambre, toute grelottante à présent d’une peur atroce, car elle ne reconnaissait plus son Louis dans ce fiévreux tournant sur lui-même en un délire navrant.

— Je voulais plaisanter ! dit-elle au bout d’un quart d’heure d’anxiété.

— Plaisanter ? hurla-t-il, et il vint droit à son lit, s’arrêta, les prunelles comme deux braises. Ah ! vous vouliez plaisanter ! Est-ce que je ne le sens pas depuis longtemps, ce malheur que vous me réserviez pour me punir de ma sottise ? Est-ce que vous ne deviez pas me tromper parce que je dormais loin de vous ? Non, rien ne m’étonne… Seulement, je saurai son nom ; vous allez me le dire, Louise, tout de suite !

Elle se mit à genoux dans ses draps.

— Louis, je te jure… tu es fou… je n’ai jamais aimé que toi !

Il lui saisit les poignets, la secoua :

— Son nom ? Il faut me dire son nom… C’est un Parisien, n’est-ce pas ! Peut-être un officier. Il y en a ici qui ne font rien, et, naturellement, ils débauchent les femmes… Peut-être c’est un amour qui date d’avant notre mariage, un client du père Tranet ? Répondez donc !… Je m’en doutais, voyez-vous, et, d’ailleurs, je vous aimais trop… je viens de le comprendre ; quand vous m’avez dit : Je pense à un autre, tout a craqué en moi… et je me demande si vous êtes encore ma femme.

Elle eut un gros sanglot.

— Je t’en supplie, murmura-t-elle, je ne savais pas que je te causerais tant de mal !… Louis, puisque je te répète que c’était pour rire… j’ai voulu me venger un peu, voilà tout…

Il sembla se calmer et s’assit près d’elle.

— Oh ! je suis plus malheureux qu’un chien ! dit-il, laissant tomber sa tête sur la poitrine de la jeune femme.

Elle l’embrassa, se faisant douce et petite auprès de son chagrin, lui caressant les joues avec des mèches de ses cheveux.

— Louis, tu oublieras cela… et nous serons, désormais, toujours unis, toujours amoureux… comme là-bas, dans la chaumière d’Amboise !

— Et si c’était durant cette nuit passée loin de moi que tu m’as trompé ! s’écria-t-il soudain, se reculant d’elle en un mouvement d’horreur.

Elle rougit, se prit à frissonner. Bien que la chambre fut obscure, il devina cette rougeur et il la sentit trembler.

— Louise, implora-t-il, dis-moi le reste… Ce n’est pas ta pensée qui est à un autre, c’est aussi ta personne ; il faut bien que les Parisiennes rendent leurs maris très ridicules… pour se dédommager de vivre en province… le médecin le croit et les médecins sont des gens expérimentés… ils n’épouseraient pas des Parisiennes, eux !…

— Mon amour, tu bats la campagne, je t’assure. Ton médecin est comme ta mère ; ils veulent tous nous séparer, dans ce pays méchant.

Elle essayait de l’attirer contre elle, presque joyeuse de cette ivresse jalouse qui lui rendait l’amant à la place du mari, mais il se dégagea vivement.

— Non, non. Il ne faut pas m’ensorceler… je vois clair… tu me trompes… c’est un autre que tu crois embrasser.

Alors, comme épouvanté de ce qu’il avait crié, il se sauva, refermant la porte, et descendit dans la cour. Sous le gros mûrier, il s’affaissa en pleurant à chaudes larmes.

— Maintenant, balbutiait-il, je ne la gêne plus, elle peut, tout à son aise, penser à l’autre…

À partir de cette nuit funeste on ne reparla guère de reprendre l’existence commune, si douce en son humble médiocrité d’amour. Louise n’osa jamais revenir sur la phrase malencontreuse qu’elle avait prononcée, et Louis abandonna tous les projets de réconciliation pour aller s’étourdir au café. Grave changement dans ses habitudes. Il ne sortait ordinairement que les jours fériés, histoire d’échanger quelques idées politiques entre gens du même monde. Le lendemain de la scène fatale, il partit dès la fin du déjeuner.

— Où vas-tu ? demanda impérieusement maman Bartau, oui flairait un complot.

— À mes affaires ! répondit le jeune homme en tortillant d’un geste nerveux sa serviette.

— Tu ne lis pas le Phare ?

— Non …j’en ai assez du Phare, c’est un modéré, il se répète toujours, ce journal, et j’aime le changement, moi.

Il prit son chapeau, arrangea son nœud de cravate et partit.

— Mon Dieu ! soupira la pauvre Louise, qui avait envie de se jeter à son cou.

— Quoi ? fit Caroline d’un ton aigre. Est-ce qu’il y a encore des mots ? Quel purgatoire, votre ménage ! On pourra dire que vous me le procurez sur la terre, vous deux ! Mais quand les mariages sont mal assortis…

La servante hochait la tête en ôtant la nappe.

— Certes, l’oiseau s’est envolé ! dit-elle, voulant expliquer à sa manière que l’amour ne chantait plus dans la maison.

Louis se dirigea du côté de la Poste. Là, devant une petite place plantée d’arbres verts, il y avait un café, orné d’une tonnelle en glycine, modeste et propret, où les consommations ne poussaient point aux disputes. Louis demanda un verre d’anisette, puis l’Intransigeant.

On le crut en colère.

— Comme ça, lui décocha la patronne, une espèce de vieille cuisinière retirée, on s’offre des vacances aujourd’hui ? Pourquoi n’avez-vous pas amené Madame ?

Cette réflexion tomba dans son malheur comme un coup de fouet.

Il bredouilla quelque chose de très bête :

— Ma femme… elle n’est pas habillée !

Depuis leur tentative de rapprochement il la voyait toujours à demi nue, les cheveux épars, les seins hors de sa chemisette blanche, une vision de femme perverse, enfin.

Le docteur Rampon arriva, le médecin de la famille ; il eut un haut-le-corps.

— Tiens, ce bon monsieur Bartau ! Le collégien qui fait des siennes… Est-ce qu’on est fâché avec la maman, qu’on ne veut plus de son café de la semaine.

Et il s’assit derrière Louis, lui frappant le dos de sa large main velue.

— J’ai la migraine ! souffla le patient.

L’Intransigeant recélait, ce matin, tout exprès, semblait-il, des monstruosités conjugales. C’est étonnant comme les journaux s’entendent pour accumuler les faits divers scandaleux ! Il y avait des femmes surprises dans des hôtels borgnes, des rendez-vous troublés à minuit par des revolvers vengeurs, des lettres anonymes, des suicides de maris jaloux. Et toutes ces horreurs enflammaient davantage le cerveau du malheureux garçon.

— Hum ! mon cher Bartau, vous n’êtes pas bien… les pommettes rouges, les yeux caves, la respiration courte… voyons ce pouls ?

Le médecin, lui aussi, flairait des symptômes perturbateurs.

Il se pencha :

— Mme Bartau jeune est-elle plus gentille ? Exaspéré, Louis se retourna sur sa chaise.

— J’aurais mieux fait de me casser une jambe que de la rencontrer, cette créature !

Très intéressé, M. Rampon s’accouda.

— Du calme, mon ami, du calme… tout doit s’arranger, que diable… mais vous l’avez voulue, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas la faute de votre digne maman… une femme de valeur, celle-là, que vous n’apprécierez que lorsque le travail l’aura mise au cimetière… une bien belle nature… il vous fallait sa pareille ; seulement elles sont rares. Les Parisiennes n’ont ni poumons ni bassin… j’emploie les termes crus, nous sommes seuls. Eh bien ! mon jeune ami, une femme qui n’a ni poumons ni bassin ne sera pas une bonne épouse !… C’est gentil à l’œil, c’est croustillant comme un joli gâteau, et c’est usé en un an… Parlez-moi des hanches de la mère Bartau, sacrebleu… En voilà une qui était demandée… nous sommes de la vieille école tous les deux, et si j’avais eu ma clientèle à l’époque… nom de nom !… Sans compter que la Parisienne est pleine de vapeurs, de berlues, de songeries. Je ne m’exprime pas ainsi pour vous blesser, mon jeune ami, car ce qui est fait est fait. Ne récriminons plus… mais votre demoiselle Tranet ne me revient pas du tout, et, au sujet de sa dernière folie, j’ai lu un bouquin sur les anciennes possédées de Loudun… des hystériques… où il était question d’une spécialité analogue… des créatures voulant partir en ballon dès qu’on les morigénait. La science a marché, nous savons à quoi nous en tenir. Cependant que de comparaisons, mon jeune ami ! Il faut du bromure, beaucoup de bromure et des enfants, beaucoup d’enfants. La civilisation est un fleuve impétueux…

Louis connaissait de longue date le discours sur la civilisation, il interrompit le docteur avec une phrase navrée :

— Croyez-vous qu’elle me trompera ?

— Heu ! heu ! On a soigné des cas plus sérieux que le sien… j’ai entendu des confessions bien stupéfiantes de femmes ayant des maris dévoués, fidèles, beaux garçons, et acceptant l’amour d’un domestique… des femmes ayant tout pour être heureuses chez elles, vous m’entendez, mon cher ?

Le docteur Rampon ne causait pas chaque matin avec des gens disposés à l’écouter. Quand il trouvait Louis, qu’il avait mis au monde, et sur lequel il exerçait une ancienne influence d’ex-prétendant à la main de Caroline, sa mère, il ne le lâchait plus. D’ailleurs, ce jeune mari avait besoin d’une direction ; l’hygiène conjugale lui demeurait encore trop antipathique pour qu’on le laissât patauger sans les salutaires avis de la Faculté.

— Docteur ! si je l’aimais moins, cela me serait égal…

— Votre mère y passerait, mon cher Bartau, elle ne supporterait pas un affront de ce genre à votre maison. Nous veillerons… nous sommes là… et le bromure…

— Elle dit qu’elle ne sent rien, qu’elle n’est pas malade. À la vérité, docteur, elle ne mange guère, mais elle trotte comme une souris, elle est délicate, je l’avoue, elle déteste la cuisine de ma mère. Elle ne comprend pas qu’on mette du pain dans le potage…

— Quand une femme ne mange pas de soupe on peut la croire capable de choses excentriques, mon ami : la soupe est la santé. Je ne voudrais pas garder chez moi une femme de complexion amoureuse qui ne mangerait pas de soupe. Avec leurs modes parisiennes, ils nous abrègent la vie ; moi, je ne dîne pas au restaurant à cause de leur sacré potage… une lavasse à travers l’estomac.

— Docteur ! si on pouvait la forcer à dormir… elle penserait moins.

— Elle pense donc ? fit M. Rampon abasourdi.

— Hélas ! dit Louis, fronçant les narines.

Le docteur le considérait à présent d’un air de pitié. Un homme qui possède une femme rêveuse, voilà bien les effets de notre civilisation !

— Mon petit, ajouta-t-il gravement, vous l’avez voulu. Les jolies filles ne manquaient pas ici et vous avez été la chercher au diable. Nous y veillerons tant que nous pourrons… mais je ne suis pas sous son traversin, moi.

La semaine s’écoula dans des alternatives cruelles. Louise pâlissait, Louis maigrissait, la maman Bartau ne décolérait pas, accusant la pauvreté des Tranet, le manque de trousseau et le désordre des gens toujours prêts à faire faillite. La situation commençait à être connue du charcutier qui, les poings sur la ceinture, philosophait avec la bonne.

— C’est donc une lune rousse ? On ne les voit plus ensemble !

— Ils font lit à part, monsieur.

— Vraiment ? moi, je comptais vendre bientôt des saucisses à leurs mioches.

— Monsieur Chinard, c’est une désolation et la bourgeoise a la tête à l’envers.

— Une demoiselle de Paris si gentille !

— Un garçon si rangé, une perle !

Louise avait entamé la broderie de son deuxième fauteuil. Son métier installé à côté de sa fenêtre, ouverte dans l’espoir de voir quelque chose, elle s’asseyait des journées entières, distribuant les fils des laines sans trop s’occuper de leurs nuances. Elle attendait un geste, un mot, un clin d’œil qui lui rappelât qu’on aimait tout de même sa pauvre petite femme, et il restait impassible, souffrant à crier, mais ne voulant plus le lui laisser deviner, car elle pensait à un autre ; c’était bien fini de rire entre eux deux. Un matin ils allèrent à la scierie pour respirer un peu et maman Bartau les accompagna, s’appuyant sur le bras de son fils, orgueilleusement, comme un être à jamais reconquis. Ils se dirent des insignifiances, évitant devant elle de sembler tristes. Louise avoua que la Touraine était un beau pays et que l’hiver tarderait cette année là ; Louis déclara que les bois durs rendaient davantage tandis que les planches à bâtir s’écoulaient moins vite. On retrouva les tas de copeaux, mais ni le jeune homme ni la jeune femme n’eurent le désir de se rouler dessus. Les ouvriers risquèrent quelques plaisanteries qu’on arrêta tout de suite par des regards sévères ; et quand on revint rue de l’Intendance, on était plus raide qu’au départ, on ne pensa même pas à saluer M. Chinard debout au seuil de sa charcuterie. Un dimanche, Louise eut une idée sublime, elle était si tourmentée et si nerveuse qu’elle finissait son fauteuil dans un gâchis effroyable. Elle faisait des fleurs vertes et des feuilles bleues comme hantée par la robe solennelle de sa belle-mère ; lâchant son aiguille, elle saisit une plume et écrivit à son mari. C’était jouer un jeu terrible, elle savait que maman Bartau décachetait toutes les lettres, mais elle s’était assuré le dévouement de leur vieille bonne.

Marie remit la lettre à son jeune maître avec des signes d’intelligences dignes d’une soubrette romantique.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria celui-ci, elle lui a écrit à l’autre ?

Il ne fût qu’à demi rassuré lorsqu’il lut la suscription : Pour Louis Bartau ; et, le cœur bouleversé, il s’enferma dans son bureau.

Durant cinq ou six pages, la mignonne épanchait son désespoir, implorait un pardon qu’elle méritait, expliquait-elle naïvement, puisqu’elle n’était pas coupable, et demandait, en cas de refus, à retourner chez son père, ne voilant pas s’étioler dans une douloureuse solitude.

Mme Bartau se présenta comme il lisait, les joues en feu, l’épître de la petite amoureuse trop privée de caresses. La mère avait l’aspect fort maussade, elle lui tendit encore une lettre ; c’était la journée des missives importantes.

— Tiens ! du papa Tranet, il se décide à nous répondre. Et ses affaires marchent-elles mieux ? dit Louis dépliant le papier.

Caroline haussa les épaules.

— Je lui en souhaite, des affaires ! il est dans la marmelade jusqu’aux oreilles ! Mais il a voulu épouser une Parisienne, celui-là aussi.

— Comment ?

Louis parcourut, très inquiet, la lettre en question. Le père Tranet racontait, dans un langage plein de fougue, une faillite extraordinaire qui le conduirait à la Morgue, prétendait-il, s’il ne réduisait pas ses ennemis à néant. M. Tranet voyait toujours les choses d’une façon tragique. Un bon homme, au fond, mais tout en coup de vent, selon l’expression de Caroline. Sorti des ateliers d’un tonnelier de Tours, il avait voulu, avec un petit magot, entreprendre un commerce colossal : des chaises de paille au meilleur marché possible, élégantes, unissant la légèreté à la solidité, et il avait ouvert, rue Saint-Maur, un vaste magasin. Malheureusement le père Tranet aimait le cotillon, il n’eut pas plutôt assis son commerce sur des chaises qu’il prit feu pour une chanteuse de café-concert. Première débâcle. Mais c’était un homme de ressource, M. Tranet, il réagit par le tonneau de luxe ! Une bien belle invention, du reste. Il avait remarqué que les marchands de vins décorent volontiers leurs officines de tonneaux en bois ciré, cerclés de cuivre. Il inventa le tonneau de palissandre, le tonneau en bois de rose, et les cercles dorés, argentés ; il en envoya à toutes les expositions. Le tonneau de luxe, quoique assez agréable à fabriquer, présentait cependant un désavantage, c’est qu’il revenait très cher et ne laissait qu’un modique bénéfice. Deuxième débâcle. Alors M. Tranet se maria. Négligeant les beautés du pays natal, il épousa une demoiselle entre le ziste et le zeste, ayant peut-être fait beaucoup parler d’elle dans un certain arrondissement de Paris, mais fort inconnue dans tous les autres. Une poupée pleine de gracieux dehors, un peu pâlote, gazouillant comme une serine. Elle lui donna, l’année suivante, une petite fille et une grosse ambition. M. Tranet eut le désir ardent de se faire décorer pour le tonneau de luxe ! Il s’associa avec un commis-voyageur ; au bout de quelque temps, le tonneau de luxe était enfoncé, mais la jeune femme avait sans doute imaginé une nouvelle industrie, car, partie avec le commis-voyageur pour l’Espagne, elle y demeura cinq ans. M. Tranet gardait sa fille, en fermant les yeux. Quand on veut attraper le ruban, il ne faut pas s’agiter à travers un scandale ridicule. Mme Tranet revint, ayant mangé tous les tonneaux expédiés, plus le commis-voyageur qu’on ne retrouva jamais. Troisième débâcle. M. Tranet avait un cœur d’or, il pardonna. D’ailleurs, la pauvrette était cruellement punie, elle revenait phtisique, déjà pâle, elle rapportait la teinte des morts sur son léger profil d’oiseau. Elle mourut un an après son retour au logis conjugal, et Tranet la pleura en s’arrachant des touffes de cheveux. On mit la fillette en pension. Le veuf, une fois son mouchoir séché, courut de nouveau le guilledou. De la province, les vendeurs de bois lui crièrent de faire une fin plus honnête, mais ce diable d’homme avait le goût des aventures. Il alla en Angleterre proposer un tonneau de luxe, système à pompe, la joie des ivrognes. Ce récipient, en ébène, cerclé de nickel, fonctionnait dans les verres du comptoir par des tuyaux biscornus imitant les vrilles de la vigne et il servait, à la fois, madère, xérès ou malaga. Un prodige : célérité, embellissement, utilité, tout était vraiment réuni dans ce tonneau, dont on n’espérait plus voir le fond. À Londres, M. Tranet et sa cargaison firent la connaissance d’une miss avenante, directrice d’une taverne bien notée. Le digne homme, toujours galant, offrit son modèle qu’on accepta, et, successivement, les yeux railleurs de cette miss aidant, les petits tonneaux s’alignèrent sur les comptoirs. Désormais Tranet tenait une idée faire fonctionner lui-même les pompes en vrilles de vigne. Exquise, cette idée, et la miss, plus exquise encore. Ils s’associèrent, légalement pour le commerce, illégitimement pour l’amour. Une affaire superbe où tout était à gagner, rien à perdre. Au bout de deux ans, la miss se maria avec un marchand de gin, et les petits tonneaux, qu’on avait oublié de mentionner sur une facture, tant la galanterie de Tranet était bien française, demeurèrent intacts au marchand de gin, qui pria leur fabricant d’aller trafiquer chez des gens moins scrupuleux que lui en matière d’honneur. La femme, elle, ajouta un trait malicieux : elle déclara que Tranet lui avait fait la cour ! Tranet s’arracha beaucoup de mèches en cette pénible occurrence, puis il rentra en France, dégoûté des petits tonneaux de luxe. Pourtant il risqua des signatures au sujet d’un merveilleux projet de ciel de lit lumineux. Il s’agissait d’éclairer d’une lueur douce un transparent de soie bleue ou rose placé au milieu d’un ciel de lit ordinaire. Il lança la chose chez une cocotte du meilleur monde. Naturellement, il lui fit cadeau du transparent, et de méchantes langues, dans son atelier, dirent qu’il avait jugé lui-même de l’effet par une belle nuit de printemps. Il est dommage que les idées neuves ne reçoivent pas tout de suite leur entier perfectionnement. Le ciel de lit, qui s’annonçait comme un luxe désormais indispensable, mal joint au plafond de la cocotte, dégringola sur elle… et sur un autre ; il y eut inondation d’huile, feu aux rideaux, attaque de nerfs, cris, jurements, émeute des locataires et descente de police.

Tranet, ainsi que tous les innovateurs, succomba sous le poids du ciel de lit manqué. La cocotte se refusa à lancer une machine perturbatrice. Elle faillit même compromettre le brevet par un procès scandaleux. M. Tranet dut s’asseoir économiquement sur ses dernières chaises de paille… et ce fut lors de cette juste pénitence que le jeune Bartau, de la maison Bartau (douves en chêne), de Tours, vint à Paris pour placer du bois dur chez le père de Louise. Le mariage de ces enfants s’organisa selon les habitudes du papa Tranet.

— Vous me plaisez… elle vous plaît… je vais la retirer tout à fait du couvent et vous l’épouserez dans six mois !… avait dit l’excellent homme, en frappant sur l’épaule de son marchand de bois. Quant à Louise, qui était en vacances dans le magasin, elle s’était contentée de sourire, car elle avait des coquetteries terribles pensant oui et laissant croire non. La mère Bartau, remplis d’une vieille haine contre ce fou de Tranet, un homme porté sur les choses du libertinage, refusa d’abord son consentement. La dot de la fille n’était qu’une perspective de faillite que le père allait sûrement faire, mais Louis se montra si têtu qu’il fallut bien céder.

Tranet leur unit les mains dès que Mme Bartau eut lâché sa permission solennelle, et il leur cria :

— Mes enfants, vous pouvez vous embrasser dans les coins si cela vous amuse. À votre place je ne perdrais pas de temps. Vive la bagatelle !

Heureusement pour la vertu de Mlle Tranet que M. Bartau avait été élevé en province !

Ce matin-là, Louis, après la lecture de ses deux lettres, déjeuna fort mal. Louise n’osait pas lever les yeux, Mme Bartau bougonnait. On ne disait rien ; c’est le propre des petits commerçants de réfléchir à des choses très simples pendant très longtemps. Dans la faillite du père, Louis ne voyait guère que le caractère amoureux de la fille. Un caractère charmant, somme toute. Est-ce qu’elle se plaignait ? Au contraire. Elle n’attendait qu’une bonne heure de quiétude pour s’élancer vers son mari. Alors, si on lui pardonnait son exclamation « je pense à un autre ! » une pure gaminerie, du reste !… De son côté, Caroline énumérait tous les déboires de ce coup de vent de Tranet. Voilà un homme qui en avait trituré des affaires véreuses ! Le mauvais drôle ! Au lieu d’épouser une sorte de Mme Bartau bien chaste et sachant toujours compter.

Brusquement, Louise se leva et rompant le silence de leur sombre salle à manger :

— Madame, dit-elle en retenant ses larmes, je crois que cela ne peut pas durer. Je veux retourner avec mon pauvre papa. Je gêne tout le monde, ici, et je ne suis qu’une bouche inutile, je le comprends. Vous ne me reprocherez plus le pain que je mange et les robes que Louis m’a données, je les laisserai dans ma chambre en partant. Mais n’essayez pas de m’enfermer, je sens que je serais capable de passer par les fenêtres. J’ai mis une dépêche au télégraphe avant le déjeuner pour lui dire de venir me chercher. Jamais mon père ne m’a rien refusé. Il viendra et je lui proposerai de remplacer sa demoiselle de caisse puisque je sais diriger des grands livres, grâce à vos conseils. J’ai toujours vu de l’argent chez papa. Il y en aura bien sûr pour moi comme pour lui. Laissez-moi m’en aller.

Elle acheva dans un sanglot.

Caroline pinçait la bouche avec un mauvais sourire.

Louis contemplait tristement la jeune femme qui se cachait la figure sous sa serviette.

— Ton père, déclara-t-il enfin, prenant un ton solennel de circonstance et se faisant violence pour demeurer sévère, car il s’agissait maintenant de dignité commerciale, ton père, ma chère amie, est à la tête d’une grosse faillite et je crois qu’il n’a pas le loisir de s’occuper de tes caprices, au moins pour l’instant.

— Une grosse faillite ! répéta maman Bartau comme un glas.