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Madame Adonis/05

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J. Ferenczi et fils (p. 125-151).

V

Louise avait mis son petit chapeau neuf, boutonné sa courte confection de drap noir, et, toute satisfaite de cette heure de répit, elle était sortie au bras de son père. M. Tranet, joyeux de promener une jolie femme, étrennait, de son côté, un pantalon solennel.

L’air devenait plus froid, les feuilles, sur le Cours, tombaient lamentablement ; l’on commençait à sentir le premier souffle de l’hiver. Ils s’acheminèrent, tous les deux, de la rue de l’Intendance au bout de la Promenade qui donne en face de la Loire. Ce n’était pas un jour de musique militaire, et ils ne rencontrèrent presque personne, mais ils avaient, quand même, un aspect vainqueur. Tranet menaçait de sa canne tous les moineaux tournoyants dans les feuilles mortes. Louise ne perdait pas un pouce de sa taille. Comme ils se seraient bien entendus, le père et la fille, sans cette famille provinciale qui étouffait leurs élans, comme ils auraient ri des choses drôles qu’on leur faisait voir chez les Bartau !

— Dis-moi, mignonne, demanda Tranet, affectueusement curieux, pourquoi pleurais-tu, hier soir, à table ?

— Parce que je ne pouvais pas m’en empêcher.

— En voilà une réponse ! Ton mari n’est donc pas gentil pour toi ?… Tu sais, causons, puisque nous sommes au grand air. Je t’ai emmenée malgré les réflexions de la vieille… Je voulais nous dégonfler un peu le cœur.

— Mon pauvre papa, ce n’est pas la peine que je te tourmente. Tu en as bien assez sur le dos. D’ailleurs, nous ne les changerions pas… ni l’un ni l’autre. Louis serait le bonheur s’il n’écoutait pas toujours sa mère ; sa mère c’est le démon. Elle a fait la fortune, elle tient la maison, il doit se soumettre, et je ne le blâme plus.

— Il me semble qu’il est jaloux, ton Louis ! Louise frissonna.

— De qui ? Seigneur Dieu ! et pourquoi ? Je ne sors jamais.

— Enfin, qu’est-ce que c’est que cette histoire de stérilité que je n’arrive pas à débrouiller avec ce damne docteur ?

— Papa, je ne veux rien te dire… cette histoire ne regarde pas les hommes ! s’écria Louise s’emportant.

— Bien ! bien ! ne te fâche pas si vite, je croyais qu’un père… Ah ! je ne suis plus le maître de ma fille… sans cela, tonnerre, je te les retournerais… Je suis le failli, selon leur mot… et l’on me reproche le morceau de pain que je mange. Patience ! je réussirai un jour à nous sortir de cette cambuse et alors…

Il reprit un moment après avec une intonation naïve :

― Pourtant ! je ne suis pas de trop, je travaille, je me remue. Quand on gagne de l’or comme eux, est-ce qu’on doit être avare ? La chambre que j’ai ne leur sert plus depuis que tu n’es plus en pénitence, et je rends de fameux services à leur bonne, je t’assure. Mardi matin, je lui ai coulé la moitié de sa lessive, j’étais en nage. Je vais me fourrer dans leur cave pour soutirer leur vin, et je me dispose à casser leur bois tout l’hiver. Au fond, ça m’amuse de me battre avec l’ouvrage. Je suis content de leur prouver qu’un Parisien ne boude pas. Voyons, je te fais juge, est-ce qu’ils ont le droit de dire encore qu’ils m’ont retiré par charité ?

Il s’arrêta et se croisa les bras.

Louise s’essuya les yeux du coin de son petit mouchoir blanc.

— Oh ! non, papa !

— Est-ce que je ne gagne pas mon tabac du dimanche, par-dessus le marché ?

— Oh ! si, papa !

— Est-ce que le bourgeois doit toujours se moquer de l’ouvrier démocrate ?

— Papa, je t’en prie, ne faisons pas de politique ; moi, tu sais, je n’y connais rien.

Ils vinrent s’asseoir sur un banc, vis-à-vis d’un élégant hôtel entouré de grillages dorés.

— Tu n’y connais rien… petite malheureuse, pas moins que c’est le luxe de ces gens-là qui nous force à crever de faim ! ajouta-t-il, lui désignant l’hôtel, à travers les arbres.

Elle eut un amer sourire et ne répondit pas.

Maintenant, la jeune femme souffrait davantage, car elle comprenait que tout la cloîtrait dans son chagrin ; elle n’avait aucun recours contre la brutalité dont on la menaçait, et, trop fière pour la subir, elle se demandait comment elle se sauverait de sa prison.

Dans son innocence d’enfant, elle ne niait pas leur droit à la martyriser ainsi, mais elle ne se sentait pas le courage d’abdiquer certaine pudeur. Des feuilles sèches glissèrent sur ses épaules, elle les contemplait, rêveuse. Il lui aurait fallu si peu de chose pour chanter, babiller, rire, s’orner de nœuds de rubans, aimer à se faire coquette, uniquement pour son jeune mari. Que lui aurait importé l’hiver ou le printemps ? Elle se serait toujours arrangée de façon à ce qu’il fit bien chaud dans son petit cœur. La lune de miel s’effaçait, devenait rousse, dans leur vilain horizon couvant les tempêtes, il y avait des glaçons entre leurs lèvres, et, dès qu’on essayait de réagir, le fantôme de maman Bartau se dressait tout de suite. Était-ce la même histoire maussade dans chaque ménage de province ? Les médecins avaient-ils, devant les alcôves des époux amoureux, les mêmes ordonnances révoltantes ? Une voix secrète lui disait que non, et qu’une fatale méchanceté de vieille femme était seule capable d’inventer de pareils supplices. Se sauver ? Son père demeurant avec elle, où en prendrait-elle le prétexte ? Implorer son mari une seconde fois ? Ne lui avait-il pas répondu qu’il voulait la paix et que toutes ces tracasseries féminines étaient ridicules ? Il approuvait une opération très raisonnable, en somme, et qui ne lui représentait qu’une formalité naturelle. Certes, on ne la visiterait pas malgré elle, on attendrait qu’elle consentît tout simplement comme le doit faire une excellente épouse destinée à faire une excellente nourrice. Un matin elle s’était réveillée avec une décision irrévocable : elle ne céderait pas, elle ne céderait jamais.

Si maman Bartau, jadis, s’était laissée torturer pour le plaisir d’être plus sûre de son sexe, elle, Louise, ne doutait pas du sien, et elle aurait bien des bébés tout comme la première provinciale venue. Elle avait eu une crise de larmes et de rire dans les bras de son mari, lui jurant qu’elle l’aimait follement, mais qu’elle avait peur de ce médecin… une peur atroce.

— Puisque tu es jaloux à propos de rien, à ta place, je serais jaloux de lui ! dit-elle en se blotissant contre Louis, comme elle savait se blottir quand elle désirait l’attendrir.

— Un vieillard ! C’est une injure qui ne l’atteint pas, Louise, avait déclaré le jeune homme, fronçant les sourcils.

— Ne me gronde plus, petit chat, ne me gronde plus, je serai bien obéissante… dès que je serai habituée à cette idée. Ah ! tu ne m’aimes pas comme tu m’aimais il y a quelque temps. Tu m’embrasses en restant tout distrait. Que me reproches-tu, Louis ?

— J’ai des ennuis d’affaires, voilà tout, et tu deviens coquette… Tu t’es arrangé un chapeau, tu as garni ton corsage avec des galons de jais. Dans notre position et avec la charge de ton père, ce n’est pas de mise, ma chère.

Le grand cheval de combat, c’était être ou n’être pas de mise, chez maman Bartau. Une fleur que l’on se posait au creux de la gorge, une dentelle que l’on cousait autour de ses manches, des petits souliers découverts avec une rosette, une boucle, des bas à jour, tous ces détails pervertissants n’étaient pas de mise. Trop embrasser son mari, affecter une joie désordonnée, sauter à pieds joints, s’amuser à caresser le chat jaune, n’étaient pas de mise. Et, ce matin-là, Louise, après avoir eu des rires en essayant de retenir son mari au lit, sous la spécieuse raison qu’il ne faisait pas encore clair, eut des larmes quand il parvint à s’éloigner. Louis retombait dans la crainte salutaire de maman Bartau. Il lui devait de nouvelles déférences, car elle tolérait le failli sans trop de colères, et il flattait ses manies qui étaient le bois dur et les douves de chêne. Louis apaisait sa conscience inquiète de jeune commerçant ami du calme : il faut préserver ses sens de tous les troubles possibles, lorsqu’on veut diriger son magasin par soi-même. Le monstre, l’autre, rentrait dans l’ombre peu à peu. Il lui suffisait de dormir sa nuit pleine et de moins s’occuper de Louise pour que ce misérable spectre s’évanouit avec son cortège de fantastiques chimères. La femme n’est point le vrai Dieu de l’homme, c’est le livre de la comptabilité qui mérite toutes ses dévotions. À force de scier du bois vert pour le revendre sec, il se ferait une jolie réputation de notable dans le quartier ; on achèterait, à l’âge mûr, une villa près de la Loire, en rase campagne ; la mère s’éteindrait doucement, le beau-père se rangerait, les garçons et les filles s’établiraient, l’une épouserait un sous-préfet, l’autre guetterait la demoiselle d’un percepteur… il jouirait de la vie des champs entre une robuste femelle épanouie aux honnêtes maternités et des enfants sans imaginations folles, ne rêvant que ce qu’avait rêvé leur modeste père. Des enfants ! La prédiction du docteur Rampon lui revenait alors, une créature qui n’a « ni poumons ni bassin… » oui, pourquoi ce marmot tardait-il si longtemps ? Et cet appétit du plaisir que pronostiquait aussi ce brave médecin… et le retour annoncé, le retour certain de l’autre ? Louis n’était pas plus heureux que Louise, décidément. Nul ne peut être heureux ici-bas, mais vaut-il mieux une catastrophe qui dure un jour qu’un ennui éternel ?

Le père Tranet dessinait des cocottes avec sa canne sur le sable de la Promenade. Il songeait qu’à Paris il y a des omnibus qui vous changent de monde pour six sous. Vous ne trouvez pas les caractères gentils à votre table ? Vous grimpez en voiture et vous allez voir un camarade à Belleville, laissant là les aristos du faubourg Saint-Germain. Et quelles amusantes petites noces on se paye au premier numéro d’une rue, quand, aux derniers numéros, on ne sait même pas que vous existez ! Allez donc suivre une ouvrière, rue de l’Intendance. Pourtant, c’est une grande ville, Tours. Ah ! le sacré Paris, un genre de grandeur unique !

Louise, mélancolique et cependant très flattée par sa confection de drap, dont elle avait agrémentée la pauvreté de toutes les garnitures qui n’étaient pas de mise, regardait si des dames des environs ne viendraient pas de ce côté pour lui faire un compliment. Dans la vaste allée plantée d’arbres énormes, personne Et ces arbres vous avaient des allures de bourgeois riches qui ne regardent rien. Les hôtels se rangeaient à la queue leu leu, très fermés, très égoïstes. La vie de famille, jalouse de ses doux mystères, ne laissait rien transpirer au dehors. Était-on gai, était-on triste ? Personne ne sortait avec une chanson ou avec des larmes. Un prêtre avait seul traversé le Cours pour se rendre à la cathédrale. Sa figure hermétique n’avait pas révélé la moindre émotion. Et cette atmosphère de province, paisible comme une atmosphère de tombeau, pesait de tout son poids sur la tête fine de la mignonne Parisienne.

— Quel désert ! soupira-t-elle.

— C’est crevant, voilà mon avis ! déclara le père Tranet.

— À part la musique du dimanche et la foire du 14 juillet, on ne rencontre plus de foule.

— La principale rue, les quais sont toujours comme ça ?

— Non, il y a des boutiques et des équipages, mais maman Bartau prétend que ces spectacles corrompent la jeunesse.

— Si nous nous y promenions, hein ? demanda Tranet, désireux de fronder l’autorité, de loin.

— À quoi bon, je ne suis pas curieuse et nous pourrions rencontrer des voisins. On le répéterait.

— Moi, j’ai bien envie de prendre un bock.

— Oh ! papa, cela ne se fait pas… dans le petit commerce… Songe donc.

— Mais quand on a soif ?

— On n’a pas soif dehors.

— Est-ce que tu n’as pas de galette sur toi ?

— Si papa, j’ai deux francs, seulement maman Bartau m’a questionnée avant que je sorte pour savoir ce que j’emportais.

— Quelle harpie, nom d’un rabot ! Moi, je n’ai plus un centime, ce sacré pantalon m’a tout mangé. Ensuite, hier, j’ai dû envoyer au gratte-papier qui s’occupe de ma faillite, une procuration sur du timbré. Les frais de poste et le timbre… quarante sous de fichus !

— Nous ne pouvons pas nous plaindre, car ils te diraient d’aller ailleurs.

— C’est encore joli qu’ils me conservent pour tortiller leurs planches… Enfin, que diable ! il y a de l’air en province, ça me remet du cœur au ventre, tiens !

Il aspirait la brise de ce mois d’octobre pluvieux et froid, il la buvait comme un gamin rageur essayant de se prouver à lui-même qu’une tranche de pain sec sent la confiture. Les Parisiens, si faillis qu’ils soient, apprécient toujours la fraîcheur de l’air ; c’est même la seule chose qu’ils apprécient sincèrement en province.

Louise ajouta d’un ton dolent :

— Quand on a de l’air pur, on est sauvé, n’est-ce pas ?

Soudain, le père Tranet fit une exclamation. — Du monde !

Louise regarda dans la direction du palais de justice. On apercevait comme un point noir.

— Je parie que ce sera encore un curé, dit le père.

— Je parie, moi, que ce sera une dame, dit la fille.

Et, très charmés de la distraction, ils se penchèrent pour surveiller ce promeneur. Le point noir grossissait. Dame ou curé, il avait une robe longue, la démarche virile.

— Hein ! j’ai gagné ! s’écria Louise frappant dans ses mains fluettes gantées de fil d’Écosse.

— Pas du tout… un curé, riposta l’entêté.

— À preuve qu’il tient une ombrelle, monsieur.

— C’est juste… mademoiselle, oh ! les femmes, ça verrait une cerise sur un mât de cocagne !

La dame arrivait rapidement. Elle n’avait pas la tournure d’une provinciale, et quelque chose de bizarre se dégageait de son costume.

Elle portait une tunique de satin noir, très sévère de forme, bordée d’une frange de jais comme d’un torrent de gouttes d’eau. Svelte, mince, sa tête, devant dépasser toutes les autres têtes, était coiffée d’une toque de fourrure s’unissant à une merveilleuse chevelure brune. Une Parisienne, seule, pouvait paraître ainsi le front nu tout en ayant un chapeau. Jamais la provinciale ne saura sacrifier la richesse d’un paquet qu’elle se met sur les cheveux à l’harmonie de son visage. Cette femme-là savait, sans être belle d’une beauté ordinaire, se coiffer selon son type de louve. Elle se couronnait de fourrure avec une crânerie féline qui lui faisait pardonner son nez, en bec d’aigle, sa lèvre relevée par un rictus mauvais, ses yeux mi-clos et sombres, ressemblant à des yeux de chatte hystérique.

Elle avait, plié sur le bras, un magnifique manteau de loutre, dont l’envers double de satin violet, lançait des reflets d’améthystes. Son ombrelle, malgré le temps pluvieux, était en soie blanche fourmillante de dentelles crémeuses et légères. Cette note, très douce, vous étonnait au milieu de ce costume un peu funèbre, quoique d’une élégance incontestable. Et elle n’avait pas un bijou, pas une chaînette de montre, rien qu’une perle noire fermant le col, si luisante, qu’on la devinait dans l’étoffe, mais si noire, qu’on ne se doutait guère de sa miraculeuse valeur.

— Mâtin ! murmura le père Tranet ébloui, ce qu’il est cossu, ton curé !

Louise s’était dressée, la bouche béante.

— Oh ! ce n’est pas possible !

— Hein ? pas possible ! Est-ce que tu l’as déjà vue, cette dame ?

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Louise joignait les mains contre sa poitrine bondissante.

— Tableau ! dit Tranet ravi, une amie de pension, peut-être ? Présente-moi, tu sais.

La dame s’était arrêtée devant eux, indécise ; elle dévisagea le père et la fille avec un aplomb souriant.

— J’ai besoin d’un renseignement, mon cher monsieur, dit-elle d’une voix vibrante. Je cherche la rue de l’Intendance. Pouvez-vous me l’indiquer ?

— Madame est Parisienne ! se hâta de répondre le père Tranet, je l’entends à son accent ; nous aussi ; comme ça se rencontre ! Ici, on parle plus gras, bien que je ne veuille pas médire de l’accent des Tourangeaux. La rue de l’Intendance, c’est la nôtre, justement. Prenez à gauche, tournez à droite, longez le palais… et vous y êtes… Votre serviteur, madame.

— Merci, monsieur. Bonjour, mademoiselle. La dame passa.

Louise n’avait pas proféré une syllabe ; elle avait l’air bouleversé.

— Tu es muette ? fit Tranet désorienté, moi j’espérais que vous alliez jaboter, histoire de l’examiner de plus près. Un beau morceau de femme, hein ? Si elle a quarante ans, elle ne les paraît pas. Un peu maigre, un peu grande… Mais du chic, oh ! un chic épatant ! Ton docteur raconterait qu’elle n’a ni hanche ni bassin… le vrai chic !

Louise ne se tenait plus sur ses jambes, elle s’affaissa, pâle comme une morte.

— Ah çà ! une émotion ? Tu te lèves, tu t’assieds, tu ouvres la bouche, tu écarquillés les yeux. Voyons, ma fillette, explique-moi la chose, je garderai tout, nom de nom !

— Papa ! elle lui ressemble comme si c’était lui ! souffla-t-elle.

— Tonnerre ! j’aurais dû me figurer ça immédiatement. Ah ! elle lui ressemble ! Alors, c’est donc sa sœur ? Le drame se corse… Louise dis-moi tout, je te jure que… — Puis, avec vivacité, il exécuta un furieux moulinet. — Non ! je ne veux rien savoir, ma fille, car j’étranglerais l’aristo, tout failli que je suis… Je flairais du grabuge, mais je ne croyais pas que tu trompais ton époux ; c’est honteux, voilà mon sentiment.

Louise secoua la tête.

— Je n’ai jamais trompé mon mari, cher père.

— Donc, tu as envie de le tromper, ma fille.

— Je crois que je deviens folle… oh ! ce n’est pas possible !

Ils se mirent à arpenter la promenade bras dessus bras dessous pour se calmer. Tranet ne savait plus s’il devait partir en guerre ou s’il devait la consoler. Louise avait reçu comme le choc d’une hache dans le front.

— Rentrons ! balbutia-t-elle, je suis sûre que la dame va chez nous !

— Qu’irait-elle y faire, puisqu’elle ne te connaît pas, ma petite, et ce n’est point du monde à maman Bartau, je présume.

— En effet, elle ne me connaît pas… Crois-tu vraiment que ce soit sa sœur ? interrogea-t-elle, l’œil égaré.

— Je le parierais, répliqua Tranet qui pataugeait de bon cœur dans la ténébreuse aventure.

— Mon père, j’ai peur.

— Tu n’as pas fauté ; alors, quoi ?

— Oh ! je ne me reproche rien, seulement, j’ai peur…

Ils se dirigèrent vers le palais de justice et remontèrent la rue.

Maman Bartau donnait la pâtée à ses poules, derrière le vieux mûrier, quand ils firent irruption sous la voûte.

— Il y a du nouveau, dit Tranet d’un air important.

— Du nouveau, dans le magasin ?

— Oui, une dame très chic que nous vous avons envoyée, Louise…

La jeune femme, toute tremblante, lui pinça le coude.

— Je ne la connais pas, dit-elle en baissant les paupières.

— Une inconnue, reprit Tranet, elle nous a demandé son chemin, et nous venons de la voir dans le vitrage causant avec le petit.

Louise n’eut pas la force d’attendre dans la cour le résultat de cette visite extraordinaire. Elle se retira chez elle, tandis que maman Bartau, de son pas de gendarme, se rendait au magasin. La dame en noir était là, debout devant Louis qui remuait des morceaux de chêne et lui expliquait la manière de s’en servir.

— Ceci, disait-il, est du cœur, madame, du cœur aussi dur que de la pierre. Il est échantillonné depuis vingt ans. Pour travailler au maillet, c’est le meilleur bois, il ne fait ni éclat ni brisure. Vous en faut-il beaucoup ?

La dame souriait d’un singulier sourire.

— Vous vous entendrez avec mes frères. Ils m’ont dit qu’ils vous connaissaient, monsieur Bartau, répondit-elle sans regarder le bois.

— Ah ! mais oui, faisait Louis, conservant toujours la patience polie du marchand, même quand il ne se rappelait plus, mais oui… je crois bien… le château d’Amboise !

Madame Bartau intervint.

— Est-ce que vous désirez de gros morceaux ?

— Mes frères prendront tout ce qu’il y a ici, déclara-t-elle gracieusement.

Alors cette étrangère inspira un profond respect à maman Bartau. Elle lui avança une chaise.

— Une sérieuse commande, madame ; vous aurez des facilités de paiement.

— Je paierai comptant, c’est mon habitude ! répliqua la nouvelle cliente.

Louis n’en revenait pas. Et quand elle sortit par la porte vitrée qui donnait sur la rue, elle les salua si cordialement, que leur conquête fut achevée.

— Voilà, dit maman Bartau, une fameuse cliente. Elle ne veut même pas examiner la marchandise. D’où tombe-t-elle ?

— Elle est à Tours pour sa santé. Ses deux frères, deux sculpteurs, sont dans les réparations d’Amboise. Je les ai vus, ces gens-là… l’un est une espèce de gâcheur de plâtre, avec une casquette en arrière, l’autre est fou… je crois. Je ne sais pas autre chose.

— Penses-tu qu’elle paiera comptant ?

— On ne peut juger de rien.

À l’heure du dîner, ils regagnèrent leur vieille maison. Sur le seuil de la salle à manger, le père Tranet les arrêta d’un air mystérieux :

— Louise à la migraine.

— Comment, la migraine ? Elle est allée se promener pourtant toute la journée, murmura le mari.

Et il monta jusqu’à la chambre conjugale.

Louise était étendue sur le lit, les yeux clos, les joues rouges ; ses petites mains se crispaient dans les draps avec des mouvements nerveux.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda le jeune homme impatienté.

— Viens plus près, dit-elle timidement, et elle passa ses bras autour des épaules de son mari.

— Tu sais, avoua-t-elle, que le docteur Rampon est venu. Je lui ai promis pour demain matin… Je veux tout ce qu’on voudra, moi, seras-tu satisfait ?

Louis ne put s’empêcher de sourire.

— Voilà le secret de ta migraine, pauvre chérie ! Comme tu es donc romanesque… pour une petite consultation. Enfin, c’est très gentil de ta part, et notre mère te fera meilleure mine.

Ils s’embrassèrent. Louise pleurait.

— Je tiens à te faire plaisir à toi surtout, en ce moment, je crois qu’un reproche de toi me rendrait malade.

— Tu es exagérée, ma mignonne !

— Non, je ne suis pas exagérée, seulement j’ai peur, je suis inquiète, ma tête se trouble… À propos… qu’est-ce que c’est que cette belle dame ?

— Quelle belle dame ?

— La dame en satin noir.

— Curieuse ! C’est une cliente qui achète du bois dur pour les travaux d’un château. Des cheminées sculptées, m’a-t-elle dit. Elle est très bien.

— La reverra-t-on ?

— Non, ce sont ses deux frères qu’on reverra ce soir. Un monsieur Carini et un fou… le fou d’Amboise, tu sais ?

— Ce soir ! Mon Dieu… mon Dieu… ses deux frères ! Elle t’a certifié que c’étaient ses deux frères ?

— Mais, ma petite amie, elle n’a pas eu besoin de me le certifier, car je n’avais aucune raison pour en douter. Décidément, la fièvre te tourmente.

En ajoutant ce mot de fièvre, comme il était cependant charmé par sa subite obéissance, il tira de son agenda une carte.

— Voilà son nom, si cela t’amuse de le lire.

Louise se jeta sur la carte et lut :

Marcelle Carini Désambres

Ainsi, dans cette famille, le frère et la sœur portaient le même prénom. L’étrange famille ! Louise ne pouvait détacher son regard de ce carré de papier.

— Je te remercie, murmura-t-elle machinalement.

Le dîner, ce soir-là, fut plus triste qu’à l’ordinaire. Maman Bartau regrettait de n’avoir pas augmenté tout de suite les vieux morceaux de chêne dur, car il faudrait vingt ans pour en refaire de pareils. Louis songeait qu’une belle toilette, quand on sait la mettre, et qu’on a de la fortune, est, en somme, une chose agréable. Il avait des retours pleins de mauvaise humeur sur la médiocrité du petit commerce, qui ne permettait pas certain luxe.

Le père Tranet, immobile devant son assiette, ruminait des inventions nouvelles, et avait la rage de couper la nappe du bout de son énorme eustache.

Louise, l’air effaré, quêtait un sourire de la mère ou du fils, car elle s’était juré de devenir comme une pâte molle entre leurs deux volontés.

À la veillée, M. Rampon s’annonça par un éternuement formidable. Il arrivait presque chaque jour très enrhumé, très bavard, toujours pessimiste, torturant Tranet qu’il prenait de plus en plus en grippe.

— Eh bien !… quoi… ce changement de ministère, personne ne s’en occupe ? gronda-t-il lorsqu’il fut installé sur le meilleur fauteuil.

Tranet leva le front. Il était plongé dans un travail méticuleux. Il collait des planchettes de sapin pour ériger un moulin à vent, lequel moulin devait servir à moudre le café. Une idée qui le tenait depuis longtemps : réunir l’utilité à l’élégance. Au lieu du vulgaire tourniquet dont on la détestable habitude de se servir dans les cuisines bourgeoises, offrir à la cuisinière ébahie une machine vraiment séduisante, un moulin à vent. Le toit s’enlevait : on introduisait le café en grains, on tournait la grande roue à claire-voie et la poudre tombait par une petite porte cachée sous un feuillage peint. Seulement, Marie, leur bonne, voulant tourner la grande roue, l’avait, d’un coup de pouce trop brusque, mise par terre, et elle n’avait jamais pu dénicher la fameuse porte cachée sous le feuillage peint.

— Je vous dis, monsieur, que c’est inutile, votre jolie affaire… une cuisine n’est pas un salon. Gardez ça pour l’étagère de la jeune dame.

— Non, Marie, avait répondu l’inventeur du tonneau de luxe, je perfectionnerai et vous serez la première à me prier de prendre un brevet.

Il perfectionnait, le brave homme.

— Votre ministère, docteur, je m’en moque, non d’un rabot ! s’écria-t-il, ajustant ses planchettes.

— Vous vous moquez de tout, objecta aigrement Caroline, qui remaillait un pied de bas.

Louis, n’aimant guère les discussions politiques, et sentant de nouveaux orages dans l’atmosphère, s’empara de son livre de caisse.

— Il faut bien, belle-maman, si on ne veut pas crever de dépit. Quand j’étais à Paris encore, je croyais au peuple, mais ici, je ne le vois plus, le peuple, moi. On sait les ministères trop tard. Chez nous, à Belleville, j’allais chez un marchand de vin de mes amis, un bon barricadeur de jadis, et là, nous étions toujours prêts à nous mettre sur les rangs. Les uns lisaient le journal de Rochefort, les autres celui des ministres, et quand il y en avait qui dégringolaient, de leurs ministres, on les citait à notre tribunal, un comptoir de zinc pesant plus de mille kilos, nom de nom ! Là-dessus, on vous les arrosait que c’était une bénédiction. Il venait quelquefois un rédacteur du journal à Rochefort, un gentil copain, gai comme un écureuil. On lui expliquait ses idées sans fioritures, il prenait des notes, payait une tournée, levait le coude sans faire de manières. Et on était tout épaté le lendemain de trouver ses idées dans les colonnes imprimées. À Paris, nous appelons ça faire le peuple souverain… Mais ici… pas de réunion d’orateurs. D’abord, personne ne sait boire proprement une consommation avec sa réciproque. On n’en pince pas pour Rochefort, je crois, et, quand on discute, c’est toujours contre des modérés qui ont peur de cracher un mot raide. Je respecte l’opinion d’un chacun, mais, sacré tonnerre ! qu’est-ce que ça fait aux modérés qu’on préfère le pétrole à la bêtise ?

Le docteur sursauta. Caroline haussa les épaules selon son habitude.

— Le pétrole toujours conduit les gens à la faillite, monsieur Tranet, dit-elle de son ton le plus froid.

— Ce qui conduit au pétrole, c’est de voir des hôtels ruisselants de dorure et des femmes couvertes de satin, des aventurières, quoi ! se récria M. Tranet.

Puis, brusquement, il retroussa ses manches.

— Regardez-moi un peu ça, fit-il désignant son moulin à vent raccommodé, regardez-moi ça ! Si j’étais un richard, j’irai trouver le nouveau ministère, et je lui donnerais un pot-devin pour qu’il patronne une manufacture de ce joujou. Ça ne ressemble à rien. Pourtant, avec un capital de cent mille francs, un atelier sérieux où l’on n’embaucherait que des frères sans travail ayant tous l’idée de bousculer un jour le père Grévy, on ferait sa fortune et on aurait une armée de soldats reconnaissants prêts à donner des coups de torchon de tous les côtés. On se mettrait à leur tête pour gagner d’abord sa pauvre existence et ensuite à l’Élysée où ils exécuteraient un nettoyage général. Hein ! vous riez ? Chez nous, à Belleville, les amis auraient tous adopté mon invention pour leur bourgeoise, histoire de me réchauffer le cœur.

— Monsieur Tranet, je vais réfuter vos arguments politiques par l’opinion de Marie que voici avec la vaisselle, déclara le docteur gonflant ses joues, sûr d’avance de son triomphe. Marie, approchez-vous, ma brave femme.

La servante déposa la pile d’assiettes propres qu’elles rapportait de sa cuisine dans le buffet de la salle à manger, et elle se frotta les mains contre ses hanches.

— Qu’est-ce que cet objet-là interrogea solennellement le docteur Rampon.

— Ma foi, monsieur, répondit la bonne après une légère hésitation, c’est un moulin à vent.

— Vous voyez, mon cher Tranet, qu’elle ne prendra jamais cela pour un moulin à café. Le bon sens populaire, heureusement, sait faire prompte justice de vos utopies. Vous avez des illusions qui n’attrapent que des fous de votre sorte. Vienne une cuisinière calme, et votre moulin à café prend sa véritable destination, il ne moud plus que du vent, monsieur Tranet.

Mme Caroline hochait la tête. Ce docteur, quel logicien !

— À mon tour ! rugit le père Tranet.

— Marie, cette manivelle moud-elle oui ou non du café ?

— Ma foi, monsieur, balbutia la vieille bonne qui avait un faible pour Tranet, je crois bien que oui… je pécherais si je disais le contraire. Vous en avez fourré par le toit et il en est sorti par la petite porte… mais la roue s’est démontée, alors… je n’ai pas vu la fin.

— Bravo ! Marie, s’exclama Tranet, vous venez de parler comme un ministre modéré ne parlerait pas. Nom d’un rabot ! Elle n’a pas vu la fin ! Comprenez-vous, monsieur le docteur ? Est-ce que nous savons la fin de la grande machine ? Peut-être qu’un jour elle moudra son café malgré sa figure de moulin à moudre le vent.

— Les gens d’Amboise ne sont pas encore là ! glissa Louis à l’oreille de sa mère. Une affaire manquée, je le crains. Il est dix heures.

— Monsieur Tranet, reprit-il tout haut, allez donc fermer le vitrage sur la rue, je vous prie, puisqu’on ne revient pas.

— Il faut attendre, riposta Tranet poursuivant son idée. Une machine qui manque de vin et d’argent ne peut rien moudre.

— Est-ce que vous faites aller vos moulins avec du vin, monsieur Tranet ? remarqua le docteur. Vous dépeuplerez la France dans toutes vos orgies d’ivrognes. Pourquoi les femmes sont-elles stériles ? Parce que vous buvez trop. Pourquoi vos hommes sont-ils libertins ?…

La tirade fut interrompue par le bruit d’une canne heurtant les vitres de la porte.

— Ce sont eux ! dit M. Bartau se levant.

— Lui ! souffla Louise dont les joues, de rouges qu’elles étaient, devinrent très blanches.

Le docteur et son adversaire restèrent l’un en face de l’autre, les poings crispés sur le malheureux moulin, cause innocente de leur fureur. La bonne courut ouvrir.

— Excusez, messieurs, balbutia-t-elle, le chemin est noir… mais on arrive tout de même, puisque la porte cochère n’est qu’à pousser. Excusez, messieurs, vous venez pour le bois ?

Caroline quitta son fauteuil, cérémonieuse.

— Entrez donc ! Nous sommes en famille, ces messieurs se reposeront bien un instant Mettez-vous… Marie, les chaises du salon !

Ils pénétrèrent dans la salle. Louise recula jusqu’au fauteuil du docteur. En effet, c’était lui, le fou d’Amboise, accompagné de son frère, le grand sculpteur mal corné.

— Monsieur Bartau ? demanda ce dernier de sa voix gouailleuse.

— J’ai eu l’honneur, dit Louis en saluant, de vendre à Madame votre sœur, aujourd’hui, pour trois cent soixante francs de bois dur. Les cœurs de chêne sont débités en grosses souches non équarries. Désireriez-vous les examiner avant leur livraison à domicile ?

Hector Carini s’assit gaiement.

— Jamais de la vie, par exemple ! du bois est toujours du bois, et ma sœur s’y connaît, je pense. Nous apportons les ors, voilà tout.

Il posa sur le tapis de la table une pile de pièces de vingt francs que maman Bartau se mit en devoir de compter.

— Il nous en faudra davantage, si ce cœur est très dur, murmura doucement le plus jeune frère.

Tout le monde le regarda, sauf Louis qui rédigeait une facture détaillée. Caroline eut un sourire bienveillant à son adresse.

— C’est miraculeux comme il est beau, ce garçon ! pensa-t-elle.

Et Tranet marmotta :

― Quel petit gommeux !… Louis est absolument fichu s’il ne lève pas le nez.

M. Rampon fronça les sourcils.

— Vous êtes Parisiens ? dit-il, de mauvaise humeur, car ces pantins lui avaient coupé le fil de son discours.

— Un peu moins que provinciaux, beaucoup plus que Parisiens, répliqua ironiquement le gommeux : nous sommes artistes.

— Oh ! oh !

Il se fit un grand silence.

Marie, sur un signe de maman Bartau, apporta la cave aux liqueurs. Un marché pareil ne se conclurait pas sans quelques petits verres de cassis. Et puisqu’ils voulaient racheter de ce vieux cœur dont il était si difficile de se débarrasser…

— Messieurs, il ne fait pas chaud, ce soir, vous allez boire une goutte avant de partir.

Hector regarda son cadet. Celui-ci acquiesça d’un geste aimable.

— Nous boirons toutes les gouttes que vous voudrez, répondit-il avec un franc éclat de rire.

Ces jeunes gens n’étaient point mélancoliques et point trop fiers. Ils avalèrent le cassis en faisant des mines émerveillées.

— C’est divin ! du nectar ! Où se fabrique cette liqueur enchanteresse, madame ? demanda le plus jeune, se dégantant pour faire couler un rubis sur son ongle.

— Mais, dans une casserole ! dit maman Bartau avec une touchante modestie.

Louise se pencha un peu. Sa blonde tête sortit de l’ombre. Hector Carini l’aperçut.

— Je vous demande pardon, madame, je ne vous reconnaissais pas… Oh ! très drôle, madame Bartau… la visiteuse d’Amboise qui avait si peur du tonnerre ?

Louise bégaya une phrase inintelligible. Ses yeux avaient rencontré les yeux du fou.

— C’est madame elle-même, riposta vivement le cadet, comment as-tu fait pour ne pas reconnaître ce visage de Greuze ? Moi, je ne l’ai jamais oublié.

— Atout ! gronda le père Tranet, de moitié par hasard dans ce jeu terrible.

Louise se laissa tomber sur une chaise vis-à-vis de l’être énigmatique, aux façons félines, qui l’épouvantaient, tout en l’attirant, comme certains chats savent attirer de pauvres roitelets transis. Oui, c’était bien lui, le fou, mais moins fou assurément. C’était lui se présentant à l’heure des rêveries dangereuses à l’heure des tristesses décourageantes, lui, qui avait décidé ce coup de théâtre, après de longs mois de savantes tergiversations, lui qui lançait un brusque rayon dans une âme encore tout obscure ! Et la jeune femme se sentit au milieu d’un abîme. Elle ne poussa ni plainte, ni cri, elle étendit les bras, résignée, s’abandonnant déjà tout entière aux délices infinies et diaboliques qu’on éprouve à faire le mal quand on a lutté en vain contre d’horribles tentations.

— Tu ne bois pas ? demanda Louis poussant sa main inerte.

— Non, merci, je n’aime guère le cassis, tu sais !

— Pour plaire à maman, voyons ! et il appuyait sur ses doigts très lourdement.

Elle se révolta.

— Je te dis que non !

— Madame est peut-être souffrante ? objecta Marcel Carini ne la perdant plus de vue.

— Oh ! ma belle-fille est toujours souffrante, dit Caroline d’un ton amer.

Les deux artistes se levèrent. Hector se rangea du côté du mari, tandis que Marcel demeurait du côté de la femme. On sortit : le père Tranet portait la lampe pour éclairer la cour, maman Bartau reconduisait le docteur, et Marie, la bonne, se dirigeait vers la voûte pour ôter les barres. Louise se traîna aussi jusqu’à la porte de la salle. Il lui fallait passer près de lui, le frôler, s’arrêter…

— Madame, supplia le satan, se composant un visage anxieux, qu’avez-vous, de grâce !… Est-ce moi qui vous effraie, qui vous rends toute pâle comme si vous alliez mourir ?… Madame, je meurs moi-même… pardonnez-moi.

La voix était tellement douce qu’on eût dit la voix d’une femme. Louise dut marcher à sa gauche et il lui saisit les doigts, dans ce noir intense de la cour. Ah ! il n’appuyait pas, lui, il n’était pas brutal, ce prince charmant.

— Madame, ajouta-t-il, en remontant du poignet à l’épaule par des caresses rapides, délicates, qu’elle devinait sans pouvoir s’en offenser, Madame, ignorez-vous que je vous aime toujours… que je vous adore… et que je vous quitte pour ne plus vous revoir, probablement. Ma sœur sera bien heureuse, elle, car elle habite ici et elle vous reverra…

— Votre sœur ?

— Oui, la dame qui me ressemble tant.

— Oh ! c’est vrai, elle vous ressemble à croire…

— Chut ! Soyons prudents… On se retourne. Écoutez-moi, Louise, cherchez à la revoir… pour qu’elle puisse me parler de vous. Adieu, mon amour !… Adieu !

— Marcel, où es-tu ? criait le sculpteur qui avait déjà franchi la porte cochère.

— Je te suis, répondit le jeune homme, et, d’un bond, il rejoignit son frère, après s’être humblement incliné devant Louise.

La pauvrette avait le cœur glacé. Il ne reviendrait plus ! Le doux roman finissait là, dans cette nuit sinistre. Il ne reviendrait plus ! Et il lui disait cela en l’entourant de ses caresses fluides pour qu’elle le pleurât durant l’éternité. Marcel ! Marcel Carini ! Marcel ! Et il ne lui serait jamais permis de l’appeler, à travers ses larmes ; elle était mariée, l’amour d’un autre, c’est le fruit défendu !

— Demain matin nous nous lèverons de bonne heure, annonça le mari en rentrant chez eux.

— Pourquoi ? interrogea Louise tombant du haut de son rêve.

— Mais parce que le docteur doit passer, dès l’aurore, sa petite inspection… ma chérie. J’espère que tu ne nous bouderas plus à ce sujet. Hein ? c’est bien tout réfléchi… Maman voudrait des marmots plein la maison, tu comprends ; si, par extraordinaire, il y avait une cause de stérilité déterminée, nous ne lui dirions rien pour ne pas la fâcher davantage.