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Madame Th. Bentzon/10

La bibliothèque libre.
P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 127-134).

X


Ce paisible quartier de la rive gauche fut presque toujours celui de Mme Bentzon. Mais diverses raisons de famille et aussi le besoin de mettre son travail à l’abri de dérangements trop fréquents la décidèrent, en 1895, à s’établir pendant de longs mois à la Ferté-sous-Jouarre, une de ces douces villes de l’Île de France, toutes parfumées de souvenirs historiques. Elle en aimait les environs gracieux. « Vous rappelez-vous ?… (écrivait-elle dans ses derniers jours), nos promenades aux bords de la Marne ? Je vivais alors ! ». Elle y avait souvent évoqué Bossuet, traversant la Ferté pour aller à l’abbaye bénédictine de Jouarre, visiter la sœur Cornuau et Mme d’Albert de Luynes, auxquelles il a écrit de célèbres Lettres de Direction. Le monastère fut détruit en 1793, mais le bourg de Jouarre domine toujours la vallée. Mme Bentzon se plaisait à y mener ses amis voir les belles cryptes du xi° siècle qui gardent les tombes encore plus anciennes, des premières abbesses.

La maison charmante où elle offrait une exquise hospitalité donnait sur un jardin ombragé. Mieux qu’à Paris, on y jouissait d’elle, car, après l’emploi laborieux de la matinée, elle était toute à ses hôtes. Elle a décrit avec poésie leurs excursions dans la campagne : « Nous descendons par des chemins rapides, tout au fond de la délicieuse vallée du Morin, encore fleurie presque comme en été. Je jouis des dernières fleurs des bois et des prés avec l’espèce de passion que l’on éprouve pour ce qui va finir et disparaître. Il y a un véritable tapis de bruyères sur les pentes escarpées. En les ramassant, une amie et moi, nous nous demandions comment de si charmantes fleurs pouvaient sortir du sol aride où c’est leur destinée de naître. Elles sont belles, disions-nous, parce qu’elles empruntent en haut le meilleur de leur vie. Il y a des plantes, qui vivent moins par leurs racines que par leurs feuilles ; les bruyères sont du nombre, elles absorbent tant de soleil, tant d’air pur, tant de rosée, qu’en elles le schiste gris et la terre grise deviennent des pétales roses et des étamines lilas. Ainsi la vie, si elle était ce qu’elle doit être, transformerait les faits, d’une si grande brutalité souvent, en créations idéales. Il s’agirait seulement de faire comme les bruyères ; il s’agirait de donner à chacun de nos actes un principe supérieur d’origine divine, en un mot de le faire partir de Dieu en nous… Au-dessous, dans les bois, il y a beaucoup de violettes frêles qui persistent longtemps jusque sous les feuilles mortes. Chères petites violettes, premières venues au printemps, promptes à éclore comme l’espérance, elles s’attardent en automne pour nous consoler ; leur enseignement n’est pas sublime, autant que celui des bruyères, mais il est si doux !… Elles réapparaissent comme les plus bienfaisantes, les plus féminines des fleurettes. Féminines à leur manière, mais dans le mauvais sens du mot, sont les colchiques qui plus bas, beaucoup plus bas, moirent de rose le vert tendre des prés humides au fond de la vallée du Morin. Oui, avec leur ton de chair exquis, leur élégante fragilité, elles font penser à de petites fées dansant des rondes folles et malfaisantes… Je ne vanterai jamais assez les haies vives de ce joli pays de Jouarre ; elles vont escaladant des deux côtés la pente rapide des chemins, entremêlant dans un fouillis inextricable l’aubépine, le prunellier, le genévrier, l’épine-vinette, la ronce. Ce sont des fruits de corail ou de rubis, de grosses perles noires, tout un écrin de couleurs diverses qui tente la main des enfants barbouillés de mûres jusqu’aux oreilles, et le bec des oiseaux, friands de ces petites baies qu’attendrit la première gelée blanche. La clématite s’emmêle follement aux rosiers sauvages, grimpe jusqu’à la plus haute branche des arbustes voisins, retombe en grosses houppes argentées et comme crépues ».

Ces jolies pages, perdues dans un magazine oublié, expriment le repos mêlé de douceur et de mélancolie que Mme Bentzon trouva d’abord à la Ferté. « Jamais ma santé n’a été si bonne, Dieu nous aide toujours de quelque façon. De plus en plus, je m’attache à la retraite d’où je vous écris et où rien ne vient rompre la monotonie de mes journées, sauf la présence éventuelle d’une amie. Selon toute probabilité, j’y passerai bientôt la plus grande partie de l’année[1] ».

Cette tranquillité ne devait pas durer. Des devoirs la réclamaient, trop impérieux pour qu’elle pût se soustraire aux appels continuels faits à son temps, à son dévoûment. L’éloignement de Paris devenait un obstacle, en n’étant pas, comme elle l’avait espéré, une défense. Combien d’inconnus mêmes se croyaient le droit de recourir à son inlassable obligeance, ce qui entraînait des visites, des correspondances, des démarches sans fin ; « Ah !.. chère amie, le cri de désespoir que vous poussez dans votre dernière lettre, je pourrais m’en faire l’écho. Et vous êtes jeune, vous avez tout l’avenir devant vous ! Tandis qu’on m’arrache à moi mes dernières années d’imagination et de forces intellectuelles[2] ».

Les travaux nombreux qu’elle publia, pendant cette période, ne trahissent cependant ni lassitude ni surmenage. Elle se retrempait dans le travail ; elle avait la faculté de s’y absorber, de s’en faire momentanément une atmosphère isolante. Tchelovek, qu’elle composa au milieu de maints soucis, est un petit chef-d’œuvre de verve caustique et d’analyse pénétrante. Ce roman ayant été réclamé par la Revue des deux Mondes avant la date convenue (1900), elle l’écrivit en deux mois, travaillant dix heures par jour. « On trouve généralement que c’est un de mes meilleurs, mais il m’a coûté cher !… L’Exposition venait à la traverse, l’obligation d’assister au Congrès des Œuvres et Institutions féminines dont j’étais l’une des vices-présidentes et qui a rassemblé, on peut le dire, des femmes intéressantes de toute la terre[3] ».

  1. Lettre à Miss Grace King.
  2. Lettre à Miss Grace King.
  3. Lettre à Miss Grace King.