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Madame Th. Bentzon/7

La bibliothèque libre.
P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 76-102).

VII


Les années passaient. Celle dont j’ai raconté la jeunesse vaillante atteignait ce milieu du chemin de la vie où l’on s’arrête et se recueille. Elle écrivait : « Je voudrais oublier mon anniversaire, depuis qu’a sonné pour moi la quarantaine. Ce n’est pas le nombre des années qui effraie ma coquetterie. Mais avec la jeunesse, tant de bonnes choses s’en vont : la confiance, la gaieté par exemple, et le contentement de vivre qu’on éprouve sans avoir même beaucoup de raisons pour cela. Aussi, ne m’est-il pas agréable d’entendre tinter l’horloge du Temps. Je sens bien assez sa marche en moi-même[1] ».

Son travail excessif altérait déjà sa santé : « elle avait intellectualisé sa vie au suprême degré, terrible effort pour une femme[2] ». Mais son fils, élevé par elle avec un dévouement intelligent auquel la comtesse d’Aure s’était associée, inaugurait, par de premiers succès, une carrière d’écrivain et de naturaliste[3]. Et Mme Bentzon sentait la société de sa mère d’autant plus précieuse que l’ombre d’une séparation fatale se projetait sur leur étroite union. Elle écrit : « Ma mère s’affaiblit, après avoir été longtemps si forte. » Et ailleurs. « Nous venons de passer quelques jours dans la forêt de Fontainebleau, dont les grès disparaissaient sous de véritables gerbes d’or, tous les genêts étant en fleur. L’air pur et la promenade facile ont produit leur effet habituel sur ma mère qui reprenait bonne mine, quand il a fallu revenir à Paris. » Enfin : « Ma mère, depuis qu’elle va mieux, est très absorbée par ses séances chez une femme sculpteur de nos amies, qui me promet un buste très ressemblant. Puisque aucun portrait n’a été fait d’elle à l’âge de la beauté, je me réjouis d’avoir au moins ce reflet de sa vieillesse[4] ».

L’automne de la vie, meilleur que son printemps, apportait à Thérèse Bentzon, cette noble possession de soi qui, sachant ce qu’elle peut demander à la destinée, remerciant Dieu des dons reçus, se repose dans la satisfaction de la tâche accomplie et des résultats atteints. Tout à la fin, Mme Bentzon disait : « J’ai eu beaucoup de bonheur dans ma vie. » Pour qui sait de quelles épreuves cette vie fut traversée, ce mot est une révélation d’âme. Elle écrit encore (et combien d’entre nous devraient profiter de cette réflexion) : « Vous avez raison, rien ne vaut un travail intéressant pour absorber et éteindre les pensées tristes. Quand je vous dirai que, le soir, je me félicite quelquefois d’avoir échappé à ces coups de couteau intérieurs qui si longtemps m’ont frappée dans ma santé, dans la source même de la vie, vous comprendrez que j’aime l’étude[5] ».

L’amitié tenait une grande place parmi ses joies. Elle donnait beaucoup d’elle-même, avec une gracieuse bonté qui attirait les affections. Celles qu’accueillaient son cœur et sa pensée n’avaient jamais, malgré leur nombre, à craindre le changement ou l’oubli. Quelques personnes lui ont reproché d’être dominante ; d’autres ne l’ont jamais vue sous cet aspect, mais au contraire, acceptant et demandant même des conseils, ne donnant les siens qu’avec ménagement et délicatesse. Si elle dominait, c’était sans doute comme l’a dit une de celles qui l’ont connue le mieux, « affaire de charme, de talent et de finesse ! Elle n’est pas romancier pour rien ! Ce qu’elle veut, ce qu’elle aime, elle force les autres à le vouloir et à l’aimer. On a beau lutter, il faut se soumettre[6] ». Peut être sa nature, trempée par la lutte et les responsabilités, y avait-elle gagné une énergie de volonté, plus fréquente qu’on ne croit chez la femme. Mais elle y joignait une sensibilité toute féminine. « Cette température glaciale (écrivait-elle en 1879) menace de tout anéantir dans ce monde. Les cœurs sont à l’abri de ce fléau, n’est-ce-pas ?… Périsse le reste, il nous demeurera l’amitié ! C’est déjà un grand don de Dieu, un des plus grands[7] ».

Nommer tous les amis de Mme Bentzon, même en ne parlant que des morts, serait impossible. À ses liens de famille ou de jeunesse, la vie en avait ajouté beaucoup d’autres, la rapprochant, à l’étranger comme en France, de personnalités remarquables à qui l’unissait vite une conformité intellectuelle ou morale, resserrée par l’attrait, mêlé d’admiration, qu’elle inspirait. Il en fut ainsi jusqu’à ses derniers jours, où elle disait : « Le bonheur que les événements ne m’ont pas donné, je l’ai trouvé souvent en moi-même et de chères affections m’ont empêchée de compter avec mes chagrins[8] ».

Toutefois, parmi ces amitiés nombreuses, il en est une plus étroitement liée à son souvenir. Elle-même a dit, dans une exquise préface aux Lettres de Gabrielle Delzant, la parenté d’âme et de choix qui l’unit à cette charmante femme, de quinze ans plus jeune qu’elle. À la veille d’épouser M. Delzant, que Mme Bentzon et sa mère connaissaient depuis l’enfance, Mlle de Caritan fut en 1878 présentée à la femme de lettres dont la renommée déjà établie l’intimidait un peu. Une affection réciproque jaillit spontanément entre elles, et pas un nuage n’avait troublé leur intimité constante, quand la mort la rompit après plus de vingt-cinq ans. Depuis 1885, Thérèse Bentzon passa près de M. et Mme Delzant, de reposantes et douces vacances dans ce qu’elle nomme « leur paradis gascon, » cette vieille maison de Parays, parfumée de lavande, dont elle a délicieusement décrit les alentours sauvages et brûlés du soleil, « avec les tours croulantes plantées sur des collines basses, les petites villes fortifiées, sans grand nom dans l’histoire, et cette campagne sans eau, sentant bon le romarin, le fenouil et le serpolet[9]. » De cette Gascogne, elle qui a vu tant de beaux paysages, elle dit être « possédée. » Ce sont des promenades à Lectoure « au milieu des souvenirs sanglants des Armagnacs, parmi les débris romains qui se mêlent aux monuments gothiques de la domination anglaise. » C’est un pèlerinage à Notre-Dame d’Esclos, « toute blanche et jolie non loin de la pierre druidique qu’on nomme « pierre de menterie », de laquelle on dit que sont sortis tous les Gascons. La campagne embaumée de chèvrefeuille vibre nuit et jour du chant des rossignols[10] ».

La gaîté spirituelle de Thérèse anime tout autour d’elle. « Il fait bon vivre dans son rayonnement » — et Mme Delzant ajoute : « Elle est la meilleure compagne de voyage ; elle marche en avant, elle est pleine de grâce. Une fois partie rien n’altère sa bonne humeur. L’imprévu est le bien accueilli[11] ».

D’autres fois, les après-midi brûlants se passent dans la bibliothèque ; grimpées sur de hautes échelles, les deux amies « butinent près du plafond », cherchant dans les rayons les livres rares, entremêlant leurs lectures de réflexions. Dans son journal, Mme Delzant note leurs conversations familières : « Thérèse s’assied près de ma table : — « Je vous ai dit hier qu’il ne fallait pas toujours parler des devoirs. J’ai peut-être eu tort ; il n’est pas mauvais d’habituer ceux qui nous entourent à réfléchir sur ces sujets graves et à les compter pour quelque chose ». — Ne parlons pas cependant trop de nos mérites et de nos devoirs, deux mots que Thérèse supprimerait volontiers de son vocabulaire ». Ennemie de l’emphase, il lui semblait tout simple d’accomplir son devoir sans en parler.

Cette demeure hospitalière de lettré et de bibliophile est remplie de belles choses anciennes. « L’acacia de Thérèse » sert de paravent à la fenêtre où elle travaille ; il y a « un grand laurier blanc que la lune éclaire surnaturellement ». Thérèse Bentzon a composé là quelques-unes de ses meilleures œuvres, situées en ce pays d’Armagnac, empruntées à ses mœurs et à ses traditions.

Revenue à Paris, elle reprenait sa vie active, son travail souvent écrasant, malgré des ménagements devenus nécessaires. Elle y retrouvait aussi ses amis, ses relations littéraires, les distractions intellectuelles que ses lettres effleurent au passage, d’un mot rapide : soirées au théâtre, solennités académiques : la réception de Pasteur faisant preuve, dans son éloge de Littré, « d’une scrupuleuse orthodoxie et l’éblouissante réponse de Renan, pleine d’inconséquences, de contradictions comme à l’ordinaire, mais d’une incomparable séduction quant à la forme[12] » ; vernissages des Salons où elle admire Henner, Puvis de Chavanne et ajoute « Les idées démocratiques et les romans réalistes n’ont rien inspiré de bon. Les sources de l’Art sont plus haut ; la plupart ne savent où les trouver en ce temps de fermentation et d’orage où nous vivons[13] ». J’aime aussi à saisir au passage un joli reflet de ces dernières années ensoleillées, dans cet aimable mot à l’amie qui n’oublie jamais son goût pour les fleurs : « Votre envoi m’est arrivé au moment où je partais pour aller dans le monde, un monde très intime, le seul où je me hasarde, et j’ai pu me parer de vos merveilleuses roses jaunes qui ont été enviées de toutes mes amies[14] ».

Elle savait sa mère atteinte par l’âge et l’usure de la vie, mais, fermant les yeux à des possibilités qu’elle croyait éloignées, elle disait : « Nous n’envisageons pas l’avenir sous des couleurs trop sombres. À chaque jour suffit sa peine[15] ». La mort inattendue de la comtesse d’Aure, qu’une pneumonie enleva en quelques jours, fondit sur sa fille comme un brusque orage dans un ciel rasséréné. Par une triste coïncidence, elle mourut dans la nuit du 14 octobre (1887), fête de cette Thérèse qui lui devait tant, mais qui lui avait tant donné, par un échange rare, même entre mère et fille. Plus tard, sa douleur, devenue de celles qui s’identifient avec notre être même, lui permettra d’écrire : « J’ai la ferme confiance que ma bien-aimée mère nous protège auprès de la Bonté Infinie qui attend là-haut toutes les âmes et d’abord les âmes d’élite. Grâce à elle, le fardeau ne dépassera jamais nos forces[16] ». Mais au premier instant, ce fut un de ces arrachements où les cœurs profonds donnent leur mesure.

« Vous savez », écrit Mme Delzant à une amie commune, « qu’elle est héroïque. Dans la douleur où nous sommes, nous avons conscience d’assister à un spectacle admirable. Elle habite là où habite sa sainte mère. Nous sentons qu’elle n’est plus à nous, que nous devons l’aimer sans espoir de retour, qu’elle ne pense qu’à mourir, que le devoir, le désir d’être digne de la bien-aimée perdue, la retiennent seule au milieu de nous. Je n’oublierai jamais cette femme glacée, les yeux secs et brillants, s’avançant vers moi tête haute et me disant d’une voix saccadée : « Tout est fini pour moi, je suis morte avec elle. Ne me demandez pas de vivre ; mon portrait est dans son cercueil et moi aussi. » Cette amertume n’a pas duré. Dieu et sa mère la soutiennent. Le travail vient aussi à son secours. Demain elle recommence. Cette semaine s’est passée à écrire des lettres, brûler des papiers, ranger des reliques. Elle est amaigrie, pâle, très faible, elle tousse, et pourtant elle va bien malgré tout ».

Sa vie lui semblait sombrer dans un abîme. Elle était véritablement frappée, et désormais ses forces descendront une pente graduelle sur laquelle la retiendront seuls, pendant vingt ans, son extrême vitalité intellectuelle et le sentiment d’être utile. La tendresse protectrice qui l’avait enveloppée, la communion constante des cœurs, tout disparaissait, la laissant privée de soutien. Jusqu’à la fin, son âme demeura voilée de ce deuil. Il est remarquable qu’on ne trouve dans ses romans aucune figure maternelle idéale et complète, alors qu’elle avait eu, qu’elle fut elle-même, une mère incomparable. Elle en a tracé quelques ébauches, mais cette image lui était sans doute trop sacrée pour en faire un usage littéraire.

Deux ans après, seule à Barbizon, pendant que son fils entreprenait un long et important voyage scientifique en Asie centrale et jusqu’au Pamir, elle écrivait : « Dans ce refuge, j’ai tardivement retrouvé la santé, le calme et la possibilité du travail. J’y suis arrivée malade de corps et d’âme, mais la forêt fait son œuvre et l’absolue solitude rétablit en moi l’équilibre… Combien peu de gens comprennent la puissance de la solitude sur les malheureux ! Une journée passe comme un rêve. À six heures, je suis debout ; je travaille jusqu’à onze heures et demie ; je sors deux heures après le déjeuner ; je rentre travailler, et après dîner, jusqu’à neuf heures du soir, je me promène encore dans cette plaine de Chailly que Millet préférait à la forêt. Elle est superbe en effet, par ces belles soirées que les paysans emploient à construire leurs immenses meules de blé si pittoresques. Je les regarde s’évertuer jusqu’à la nuit close, en causant avec eux, puis je vais me coucher, tombant de sommeil, car j’ai fourni sept heures de travail et j’ai beaucoup marché. La forêt, tandis que je m’y promène sans jamais rencontrer personne, me donne d’excellents conseils, me dit des choses très sages, très calmantes, et parfois, à un tournant de chemin, près d’une roche où nous nous sommes reposées ensemble, je crois voir ma pauvre maman. Elle est partout dans ces bois qu’elle aimait tant. Allez !… je ne suis pas seule ! Morts, absents, est-ce que les êtres que j’aime le plus ne sont pas habituellement invisibles, quoique très proches[17] ».

Ce souvenir constant, elle le portait encore dans un vieux château de la Sarthe qui avait vu ses joyeuses vacances d’enfant et dont elle aimait la paix bienfaisante. « Tous les jours, je suis en extase devant les couchers de soleil où les masses magnifiques des hautes futaies se détachent si noires sur le ciel rose. » Elle y trouvait « la poignante douceur de parler du passé » et au douloureux anniversaire « dormant ou éveillée, de repasser les détails d’un irréparable malheur[18] ».

L’année précédente, c’était Parays qui avait abrité son premier été de solitude, Mme Delzant décrit son ravissement en apercevant au loin, durant une excursion, les sommets des Pyrénées, et aussi le plaisir que lui fit un bouquet de roses. « Elle le prit, l’agitant, lui parlant, me donnant pour la première fois l’idée qu’une fleur peut émouvoir, consoler, aider ». Au jardin, elle disait à son amie qui voulait couper une rose : « Laissez-là ! elle s’effeuillerait », comme elle eût défendu une créature vivante.

Quand elle fut partie, seule et triste, Gabrielle Delzant retrouva dans sa chambre son Nouveau Testament qui s’ouvrit de lui-même à cette page, souvent relue, de l’Évangile de saint Jean. « Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez la paix en moi. Vous aurez à souffrir des afflictions ; ayez confiance, j’ai vaincu le monde ».

Son âme avait cherché l’unique appui solide. Les pensées qui la dominèrent alors, se reflètent dans le beau roman de Constance, qui porte l’empreinte de la cruelle séparation dont il fut précédé. Elle l’écrivit à Parays en 1890, et y mêla cette Gascogne qu’elle aimait. C’est dans la vieille ville de Nérac et dans sa campagne souriante que se débat ce drame secret d’une conscience. Déjà, dans Un Divorce, elle avait montré l’impossibilité pour une seconde femme de prendre, près d’enfants, la place de leur mère vivante, et à ses yeux, le droit des enfants primait tout autre droit. Mais il n’existe pas dans Constance ; cependant, entre la jeune fille et l’homme qu’elle aime, le divorce de ce dernier ne saurait supprimer l’infranchissable barrière. Une voix intérieure plus forte que sa volonté vacillante, dit à Constance qu’il n’y a pas de mariage en dehors de la loi divine. Et cette voix dit encore que « de nos jours il arrive qu’on ait à donner plus que sa vie pour sa foi ». Peu importe la nature du sacrifice : avenir, bonheur, affections, nous ne pouvons le refuser, nous le voulons malgré nous-mêmes. Si dur que soit ce renoncement, nous en sommes récompensés parce que « chacune de nos œuvres a en dehors de nous un retentissement profond, tant pour le bien que pour le mal[19] ». Dans cette abnégation de soi, on goûte des joies austères qui rayonnent au-delà de notre monde. Th. Bentzon eût pu donner comme épigraphe à Constance ce qu’elle disait d’elle-même : « Dieu tient compte de la bonne volonté. Je le crois, puisque n’ayant pas d’autre vertu, je me sens aidée malgré tout et à chaque instant, à travers mes épreuves[20] ».

Ces mots touchants témoignent de l’humilité confiante et fervente sur laquelle s’édifiaient ses profonds sentiments religieux, avec une simplicité que peu de personnes ont soupçonnée chez cette intellectuelle, simplicité qui lui dictait ces lignes à une jeune amie : « Voici un petit chapelet que Gabrielle Delzant m’a rapporté de Rome autrefois et qui a été béni par le Pape Léon XIII ; gardez-le jusqu’à votre complet rétablissement. Je sais par expérience qu’on revient beaucoup au chapelet, quand on souffre[21] ». Et une autre fois, accablée de graves inquiétudes pour son fils malade, elle écrira : « Dimanche, j’ai communié avec la confiance que votre foi me communique… Figurez-vous qu’avant que vous me parliez de cette neuvaine, j’étais entrée, en revenant de visiter le tombeau de ma mère, dans l’église Notre-Dame des Champs, et que j’avais prié devant l’autel, évidemment populaire en ce quartier, de Notre-Dame des Sept Douleurs. Elle intercédera pour nous[22] ».

Cela est d’autant plus important à dire que certains lecteurs la croyaient protestante, uniquement parce que ses travaux l’ont conduite à parler d’œuvres littéraires ou sociales en pays protestants, avec cette vive sympathie qu’elle portait à tout ce qui l’intéressait. Elle répondait en souriant à une américaine qui lui exprimait cette persuasion : « Oh non !… Je suis catholique, toute catholique !… » Et dans une autre conversation, elle déclarait impossible, à son avis, que l’étant, on pût avoir la pensée de cesser de l’être.

Aussi jouissait-elle de voir revenir au catholicisme, comme à leur centre, tant de grands et nobles esprits, ses contemporains. Cela ne l’empêchait pas de chercher, dans les croyances très diverses de ceux qui l’approchaient, la marque divine du Bien. Sa clairvoyance généreuse savait la découvrir, même en des âmes qui paraissaient fermées à l’idée religieuse. Avec ceux de ses amis qui appartenaient aux Églises chrétiennes séparées, elle s’appliquait à mettre en relief les ressemblances plutôt que les divergences entre sa foi et la leur, persuadée que la meilleure manière de travailler à l’union est d’abord de s’efforcer de s’estimer et de se comprendre. Constance, où figurent des protestants et des catholiques, est caractéristique de cette largeur d’âme. Pour elle, le sentiment religieux intense était à lui seul un mérite des plus élevés.

Précisément parce qu’elle fût l’opposé d’une libre-penseuse, on peut dire d’elle ce qu’elle a si bien dit de Gabrielle Delzant : « Aucune femme n’eût pareil sentiment de la liberté. Elle y tenait pour elle-même et l’accordait pleinement au prochain, en donnant volontiers ce nom à ceux qui différaient le plus de convictions avec elle… Dès le xviie siècle, on trouve de ces chrétiennes aimables qui portèrent dans le monde les grâces d’une haute et lumineuse intelligence ; mais ce qui, chez celle-ci, était bien moderne dans le meilleur sens du mot, c’était une individualité très ferme qu’elle ne laissa jamais entamer, c’était aussi le respect qu’elle avait des croyances, des opinions d’autrui, tout en conservant l’intégrité de sa foi et la solidité de ses principes[23] ». En traçant ce beau portrait, Mme Bentzon a fait aussi le sien.

Elle rencontra, au début, dans son milieu littéraire, certains adversaires des croyances chrétiennes. Son œuvre prouve qu’elle n’en subit pas l’influence. Habituée à entendre de tout temps discuter librement autour d’elle les questions religieuses les plus complexes, inclinée d’ailleurs par son métier de critique à tout examiner, elle les discutait parfois, y apportant les tendances libérales de sa pensée ; mais la soumission à l’Église était le fondement de son âme droite et pénétrée de foi. Et son cœur admirable intervenait toujours, « avec son abandon d’enfant à la Providence, avec son idée de la douleur expiatrice, car c’était surtout dans les crises douloureuses et les moments d’épreuves, qu’elle se montrait vraiment grande, parce que vraiment croyante[24] ».

Après la mort de sa mère, à laquelle sa pensée ne cessa plus d’être unie dans cet au-delà mystérieux où elle la sentait vivante et protectrice, jaillissent sous sa plume des pages comme celle-ci : « Que Dieu épargne votre malade, si ce n’est sa volonté de l’enlever peut-être à de grandes souffrances, à de grandes épreuves, car que savons-nous de la vie qui attend nos chers malades guéris ?… La vie a tant de pièges et tient tant de menaces en réserve ! Chère amie, livrons-nous à la Providence de Dieu. Un prédicateur de la Semaine Sainte disait qu’il n’y a pas de meilleure position que d’être crucifié avec Jésus. Vous êtes sur la Croix, plus près de Lui que ne l’étaient ses plus aimés, réduits à pleurer à ses pieds[25] ».

  1. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  2. Miss Grace King à Mme P. Fliche.
  3. M. Édouard Blanc a fait d’importants travaux et voyages scientifiques. Il est mort en 1923.
  4. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  5. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  6. G. Delzant.
  7. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  8. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  9. Th. Bentzon, Préface aux Lettres de G. Delzant.
  10. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  11. G. Delzant.
  12. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  13. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  14. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  15. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  16. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  17. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  18. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  19. Constance.
  20. Lettre à Mme P. Fliche.
  21. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  22. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  23. Th. Bentzon : Préface aux Lettres de Gabrielle Delzant.
  24. Mlle de la Vaissière : Conférence au Lycéum.
  25. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.