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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/03

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 296-327).
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III
AVANT L’EXIL

Mme de Staël était partie pour Coppet dans les premiers jours de mai 1800. Bonaparte, qui préparait alors le passage de son armée par le grand Saint-Bernard, l’avait précédée d’une semaine en Suisse. À Genève, il eut une entrevue avec M. Necker. Suivant Mme de Staël, ce serait Bonaparte qui aurait désiré voir M. Necker, et en effet il lui avait fait parvenir, trois années auparavant, l’expression de son regret, de ne l’avoir point vu lors de son rapide passage à travers Coppet. Suivant d’autres, ce serait M. Necker qui aurait sollicité l’entrevue. Rien n’en témoigne, sauf cette phrase d’une de ses lettres à sa fille : « Je voudrais bien que le grand, le héros consul, vînt à Genève. » Mais il n’y a point là trace d’une sollicitation. La vraisemblance est que le désir de cette entrevue fut réciproque. L’admiration de M. Necker pour Bonaparte était trop grande pour qu’il ne désirât pas le rencontrer et M. Necker, bien qu’assurément un peu oublié des générations nouvelles, avait laissé cependant en France une réputation trop grande pour que Bonaparte, qui aimait à connaître les hommes, ne fût pas curieux de l’entretenir. Il ne subsiste malheureusement de cet entretien aucun récit contemporain et authentique. S’il fallait en croire Mme de Staël dans ses Dix années d’exil, M. Necker n’aurait trouvé rien de « transcendant » dans la conversation de Bonaparte, et s’il fallait en croire l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, Bonaparte n’aurait vu dans M. Necker qu’ « un lourd régent de collège bien boursouflé. » « Il ne savait même pas, aurait-il dit, comment on faisait le service avec des obligations du Trésor. » Mais il ne faut pas oublier que les Dix années d’exil, d’une part, et le Mémorial, de l’autre, datent d’une époque bien postérieure, où Mme de Staël avait des griefs contre Bonaparte, et Bonaparte des griefs contre Mme de Staël. Il convient de n’accorder qu’une médiocre confiance à ce double rapport qui pourrait bien avoir subi la double déformation de la rancune et du temps. Nous verrons tout à l’heure que l’admiration de M. Necker pour Bonaparte allait croissant. Il n’est donc pas probable qu’après avoir causé une ou deux heures avec lui, il se soit exprimé d’une façon aussi dédaigneuse. D’autre part, bien que Bonaparte dut, par la suite, concevoir une assez vive irritation contre M. Necker, il paraît cependant avoir toujours parlé de lui avec égards.

La conversation ne roula pas seulement entre eux sur des questions de finance, M. Necker en profita pour entretenir Bonaparte de la situation de sa fille et pour expliquer, atténuer l’opposition que Mme de Staël aurait marquée contre certains actes du Premier Consul. « Je ne blâme point qu’on critique le Gouvernement, lui aurait répondu celui-ci, pourvu qu’on le fasse avec convenance et modération. » Mais où s’arrêtait la modération et où commençait l’inconvenance ? Bonaparte et Mme de Staël ne plaçaient point la limite au même point. Aussi ne devaient-ils pas demeurer longtemps d’accord. Provisoirement cependant, une sorte de trêve semblait conclue et Mme de Staël pouvait au mois de juin écrire à Gérando que Bonaparte s’était montré aimable pour son père et pour elle.

Quelques semaines après, la victoire de Marengo portait au pinacle la gloire de Bonaparte. Haller, cet ancien trésorier de l’armée d’Italie qui, l’année précédente, voulait « avoir une affaire d’honneur avec Bonaparte, » parce que celui-ci semblait mettre en doute sa probité[1], épanchait son enthousiasme dans une lettre à Mme de Staël à laquelle il ne l’aurait sans doute pas communiquée aussi librement s’il n’avait pas eu le sentiment de trouver chez elle un écho :

On va encore appeler cela la fortune de Bonaparte, tandis que ce n’est que le résultat d’une combinaison parfaite, car la bêtise même de Mêlas était calculée, comme on peut calculer une comète. On ne se trompe pas lorsqu’on est arrivé à des données sûres sur les hommes. La vie de notre héros a de grands et beaux momens, mais il n’y en eut jamais un de cette grandeur : le sang épargné, ce malheureux Gênes rendu à lui-même, ces infortunées victimes de la barbarie stupide de l’Autriche arrachées à ses fers, cette armée qui défile à travers dix-neuf places fortes qu’elle remet sans avoir osé combattre, cette paix et ce calme rendus dans un instant à ces misérables peuples d’Italie, non, jamais il n’y eut tant de bienfaits, tant d’avantages réels d’une seule action et d’un seul homme.

Un correspondant, qui ne signait point et dont l’écriture m’est inconnue, allait même plus loin, et peu s’en fallait qu’il n’associât les habitans de Coppet à la gloire de Marengo :

C’est donc de Coppet, madame, que sont partis les foudres de guerre qui viennent de pulvériser l’armée de Mêlas et les ambitieux projets de mon bon ami le baron de Thugut (car il est bon que vous sachiez que je l’ai beaucoup connu). C’est à Coppet que Berthier a diné en se mettant en route avec son chef d’état-major Dupont et tous leurs aides de camp qui se sont collectivement et sommairement distingués. En vérité, madame, je suis ravi que Coppet et ses habitans se lient à cette remarquable campagne. Monsieur votre père a dû se rencontrer avec le Premier Consul à Genève. Et vous, madame, l’avez-vous vu ? Ah ! s’il vous connaissait comme moi, son goût pour tout ce qui est remarquable, le vôtre pour ce qui est grand, je dirai même extraordinaire, vous auraient bientôt rapprochés[2].

Mme de Staël elle-même cédait à l’enthousiasme. C’est l’expression dont elle se sert dans une de ses lettres de cette époque. Après tout un été et un commencement d’automne passés à Coppet, elle revenait à Paris apaisée dans son esprit d’opposition. Elle était heureuse d’y goûter « le plaisir de causer et de causer à Paris qui, je l’avoue, a-t-elle écrit, a toujours été pour moi le plus piquant de tous. » Elle s’empressait de rouvrir son salon et jouissait d’y voir, paisiblement réunis, des hommes autrefois ardemment divisés, républicains modérés, anciens constitutionnels, émigrés rentrés. Aux réunions qui se tenaient périodiquement chez elle, elle aurait pu appliquer ce que, durant cette période d’accalmie et d’apaisement des passions, elle écrivait à Joseph Bonaparte, en lui décrivant un bal auquel elle avait assisté : » Chez un officier russe, toutes les sociétés de Paris s’étaient réunies, l’aristocratie, la démocratie et, comme Ovide le dit de l’âge d’or, les loups paissaient tranquillement à côté des moutons[3]. »

La correspondance de Mme de Staël avec son père avait repris dès son retour. L’admiration de M. Necker pour Bonaparte allait croissant. C’était le moment où le Premier Consul, accepté comme médiateur par la Suisse, préparait un plan de constitution pour les cantons qui allaient constituer la Confédération Helvétique. M. Necker se réjouissait d’apprendre que Bonaparte donnait la préférence à un gouvernement fédératif à la tête duquel ne serait point placé un chef unique, et il ajoutait : « Il ne doit y avoir qu’un consul dans le monde, comme il n’y a qu’un Buonaparte. »

Quelques fragmens de ses lettres, durant l’hiver de 1801, vont encore nous le montrer judicieux appréciateur des événemens et sage conseiller de sa fille dont il s’efforçait de calmer les agitations.

3 frimaire.

J’ai reçu ta lettre du 24 où je vois avec plaisir la continuation de l’enthousiasme public et le tien propre. Je suis tout à fait en peine de ce que tu me dis sur ta santé et de tes insomnies. C’est ainsi que des maladies de bile arrivent. Il n’y a pas le sens commun à tes regrets. D’abord, je n’en crois pas la cause réelle, et puis, quand cela serait, qui peut s’affliger de n’avoir pas vu l’avenir ? Qui pourrait même croire assez à ses facultés pour voir bien le présent ? Souvent ce qu’on regrette eût fait notre mal et je pourrais très bien appliquer cette observation à ton cas particulier. Mais aujourd’hui, ce n’est qu’un mot de sensibilité et de morale que je t’adresse, et je l’accompagne de tous les sentimens que tu peux deviner.

Je reçois ta lettre du 2 nivôse. Quelle véhémence ! Quelle peinture désespérante ! Pourrait-on croire que tout cela est écrit par une personne qui fait envie à tout le monde du moment par sa situation et son éclat dans la société ? Je suis bien persuadé que tu exagères les exceptions qui se présentent dans ta route. Oh ! que tu es faible avec tant de raisons d’être forte et qu’importe que tu ne sois pas invitée aux fêtes publiques quand aucune raison ne peut être donnée de cette exception dont tu puisses être ni honteuse ni embarrassée.


Nivôse[4].

J’ai reçu fort régulièrement ce que tu m’as écrit le 8 et je gémis véritablement de voir que tu continues à être mécontente du fonds de ta santé tandis que ton être moral jouit si pleinement du danger auquel a échappé le protecteur de la France et de tous les gens de bien, et le tien particulièrement, car tu aurais eu ta grande part des risques dans un bouleversement.

J’étais ici ton médecin, pour toutes tes malingreries, et je regrette d’être privé de cette douce fonction/puisque tu n’as pas confiance à Portail. J’approuve infiniment ton projet de vivre dans l’obscurité. Laisse-toi chercher, tu le mérites bien, et apprends à mépriser. J’aime beaucoup dans ton roman[5] ce que tu te proposais de dire sur le charme qu’il y a à causer avec un ami dans toutes les situations, malheur comme bonheur.

Dans une lettre du 16 pluviôse, M. Necker porte un jugement assez sévère sur la politique anglaise, puis il ajoute :

Buonaparte saura bien profiter de toute cette politique. Et il est dans une position unique pour cela. Il agit par lui-même, n’a rien à craindre d’une faute parce qu’il n’a point de supérieur et que l’opinion même n’existe pas. Je ne sais même s’il se soucie de la ménager en paroles. Lucien avait paru vouloir la caresser et il paraissait s’y entendre, mais je ne serais pas surpris que cette sorte de gloire lui eût été interdite, car nous voulons cette dame exclusivement. Je suis toujours affligé, quoique je ne te le répète pas, de ton amour malheureux pour le général Consul, mais s’il fait le bonheur et la gloire de la France, tu auras un dédommagement.


21 pluviôse.

Ta cousine[6] est toujours pour toi ce que tu peux désirer ; elle prend une sensible part à ta position et bien plus cependant, ainsi que moi, à l’impression qu’elle fait sur toi. Je te blâme toujours et ta disposition à regarder comme fixe, comme invariable tout ce qui te fait de la peine, et je suis bien loin de juger de même nommément tes peines présentes. Comment ne peux-tu pas, en attendant des changemens, vivre heureuse même en fermant ta porte à tout le monde et vivant au milieu du tourbillon de Paris et voyant seulement Constant, Mathieu, Pictet, Nestor[7], et d’autres encore, mais pourquoi des personnes qui sont assez esclaves de la fortune pour croire faire un sacrifice en te voyant ? Élève-toi donc à ce que tu es, et fais une fois connaissance avec le sentiment consolateur qu’on nomme le mépris.

Je n’entends jamais parler du général Consul qu’avec éloge et l’on vit encore à Genève sur l’enthousiasme que tu as laissé pour lui à ton dernier séjour et il est vrai que, par sa vie héroïque depuis lors, il a bien vérifié tes prédictions. Serait-il possible qu’on cherche à lui faire des ennemis. Voici ce que je lis dans une lettre d’un homme arrivant de Bâle, et qui voit tout en beau : « Je n’ai pas trouvé chez les généraux dont j’ai vu plusieurs, non plus que chez les officiers et même les soldats l’enthousiasme pour (Bonaparte)… que je m’attendais. » Je vois avec plaisir qu’à Paris il n’y a rien de semblable, mais on y est tellement gens de singerie et d’imitation qu’on ne peut compter les hommages parmi les rentes perpétuelles, à commencer par M. Necker qui, à la vérité, était un bien petit héros auprès de Buonaparte.


21 ventôse.

Oui, il faut se réjouir de cette première fin de tant de malheurs, et honneur en soit au héros de la France et du monde[8]

Ta lettre du 16 m’est venue exactement, celle du 12 de même. Tu as bien besoin de venir chercher ici quelques paroles propres à ton caractère ou plutôt à cette imagination qui te désole. Je connais ce mal, mais pas au point où tu m’en parais possédée. L’éloignement des mêmes objets te soulagera déjà plus que tu ne penses.

On blâme universellement Tal. (évidemment Talleyrand) de ne l’avoir pas invitée à son bal (trois mots illisibles). Je n’en ai entendu dire mot à personne et l’on ne parlera pas davantage de la conduite de Pastoret. Adieu, chère Minette. Quel grand homme toujours davantage que Buonaparte !


24 avril[9].

J’ai reconnu au style et à l’écriture qu’une lettre charmante que j’ai reçue de l’Administration maternelle[10] était faite par Mme Pastoret et je te prie de lui témoigner ma sensibilité à ses expressions si délicatement choisies. Et, à cette occasion je voudrais aussi que M. et Mme Pastoret sussent ici que je prends à reconnaissance et avec toute la force de mon affection pour toi leurs procédés à ton égard. Que ne suis-je au temps de ma puissance pour le marquer efficacement, et, confident que je suis de ton caractère et de tes plus secrètes pensées, comme il serait aisé d’expliquer et de garantir qu’aucun reproche sérieux ne peut jamais t’être fait !

Adieu, chère Minette ; ton départ est donc fixé au 21 floréal que nous appelons ici le 11 de mai. Je voudrais qu’un beau printemps m’aide à te bien recevoir et à t’offrir avec mon amitié quelques compensations de ce Paris unique pour la jouissance de tout ce que la nature t’a donné en esprit et en talent. Peux-tu douter que je n’aie un plaisir extrême à te revoir. Ah que ne serait-il pas, ce plaisir, s’il n’était pas troublé par la connaissance de l’ennui que ce séjour te cause !

II

Mme de Staël arrivait donc à Coppet au mois de mai, partagée comme toujours entre la joie de retrouver son père et l’ennui que lui causait ce séjour un peu solitaire. Pour tromper cet ennui, elle cherchait à y attirer Fauriel, avec qui elle était entrée récemment en relation, et qui se rendait dans le Midi. Comme il s’excusait de ne pas s’être rendu à son invitation, elle lui écrivait :

Vos excuses sont inutiles. Elles sont plus que suffisantes pour un certain degré d’amitié, elles ne valent rien pour un certain degré de plus… Ce qui fait donc que, si nous parlons sérieusement, solidement, comme deux bons vieux hommes, je suis très reconnaissante de ce que vous êtes pour moi ; mais si je reviens à ma nature de femme, encore jeune et toujours un peu romanesque même en amitié, j’ai un nuage sur votre souvenir que vos argumens ne dissiperont pas[11].

Le nuage devait se dissiper cependant et Mme de Staël demeura dans les termes d’une amitié très cordiale avec Fauriel. Elle était sujette à ces susceptibilités, et, suivant la remarque très juste de Mme Necker de Saussure, « jamais les distinctions entre les diverses espèces d’attachement n’ont été moins marquées que chez elle. En elle la tendresse maternelle et filiale, l’amitié, la reconnaissance ressemblaient toutes à l’amour. » De là, dans quelques lettres d’elle qui ont été publiées dans ces derniers temps de droite et de gauche, des expressions excessives qui ont donné lieu à des interprétations peu bienveillantes. On ne saurait, en tout cas, mal interpréter les sentimens qu’elle portait au vieux Meister, l’ancien collaborateur de Grimm, le continuateur de la Correspondance littéraire et aussi l’ancien précepteur du fils de Mme Vermenoux, cette aimable femme à qui M. Necker avait fait la cour, et dont il avait fini par épouser la demoiselle de compagnie. Meister était demeuré l’ami du ménage. Il connaissait Mme de Staël depuis son enfance. Aussi entretint-elle avec lui, trente années durant, une correspondance affectueuse[12]. Après avoir longtemps vécu à Paris, Meister était établi à Zurich, son pays d’origine. Aussi Mme de Staël, qui continuait de travailler à son roman de Delphine, s’adressait-elle à lui, avec un souci de l’exactitude et de la couleur locale qui surprend un peu chez elle, pour lui demander des renseignemens sur un certain couvent de Seckingen, situé entre Bâle et Schaffouse, où elle voulait trouver un refuge pour son héroïne. « Le noviciat est-il long dans cet ordre ? lui écrivait-elle. Un évêque pourrait-il en dispenser ? » Et elle ajoutait : « Tous les détails que je pourrais savoir sur les règlemens de cet ordre, la liberté qu’il laisse, son histoire, qui l’a fondé ? le livre où on en parle, me seraient très utiles. « Dans une autre lettre, elle s’abandonnait à son « humeur boudeuse » qui ne trouvait pas beaucoup d’écho chez Meister, assez récemment revenu d’un voyage en France et « ennemi déclaré de toutes les révolutions. »

Que dites-vous de toutes ces paix, lui écrivait-elle, et de l’indifférence de Paris à côté des transports de Londres ? La paix était bien plus utile cependant à la France qu’à l’Angleterre. N’en concluriez-vous pas par hasard que la liberté est de quelque chose dans l’intérêt que les peuples prennent à leur destinée… Bonaparte, très en colère de l’impassibilité de Paris, a dit à ses courtisans réunis : « Que leur faut-il donc ? » Et personne ne s’est levé en pied, ou rassis, s’il était debout, pour lui dire : La liberté, citoyen consul, la liberté !… Vous voyez que je me laisse aller à mon mouvement naturel, mais je vais rentrer dans les chaînes et l’amusement, qui énerve aussi l’âme, et je me tairai six mois[13].

Mme de Staël rentrait volontairement « dans les chaînes, » c’est-à-dire à Paris, au mois de novembre. Durant les dernières semaines de son séjour, un dissentiment, le premier, s’était élevé entre elle et son père. « Ces séparations, écrivait-elle quelques années auparavant, sont le malheur de ma vie. J’aimerais mieux mourir que d’exister longtemps avec tant de peines. » Les mêmes peines se renouvelaient cependant, chaque année plus cuisantes. Aussi Mme de Staël avait-elle conçu la pensée de ramener son père avec elle à Paris. Rien à ses yeux ne s’opposait à ce dessein. Bien que tenue un peu à l’écart par le monde officiel, comme on dirait aujourd’hui, elle y avait passé à tout prendre un hiver et un printemps paisibles. Le Premier Consul ne témoignait vis-à-vis de M. Necker d’aucun sentiment d’hostilité depuis l’entrevue qu’ils avaient eue à Genève. Pourquoi M. Necker ne viendrait-il pas s’établir à Paris avec sa fille ? Mme de Staël le voyait déjà entouré d’honneurs, faisant l’ornement de son salon, visité, consulté peut-être par tous ceux qui prenaient part aux affaires et aidant ainsi sa fille à exercer cette influence et ce magistère politique auquel elle aspirait. Probablement dans les dernières semaines qui précédèrent son départ, elle s’ouvrit à son père de ce désir. Mais M. Necker, plus judicieux appréciateur de sa propre situation que ne l’était sa fille, ne voulut point entrer dans ce projet auquel Mme de Staël devait revenir, l’année suivante, avec une insistance que nous verrons. Cette discussion entre eux semble avoir ajouté à la tristesse de la séparation. Chaque départ était au reste un drame au cours duquel le père et la fille s’efforçaient de se dissimuler mutuellement la vivacité de leurs regrets. Sous le toit de Coppet, ils s’écrivaient, de chambre à chambre, mais ils ne se parlaient pas ou à peine. Ainsi en témoigne ce court billet que, la veille ou le matin de son départ, M. Necker adressait à sa fille :

Chère amie, j’ai cru remarquer avant-hier que tu approuvais le désir que j’avais d’éviter un dernier déchirement. Je t’embrasse du fond d’un cœur passionné pour toi. Je prendrai soin de tes dépôts et de ton ami ; tu lui as rendu, par ton charme et ton amitié, un sentiment de crainte qu’il avait perdu. Adieu, chère Minette, bon courage.

Mme de Staël ne partait pas seule cette fois. Elle avait pour compagne de route sa plus chère amie, Mme Necker de Saussure, la fille du grand naturaliste, qui avait épousé le fils du frère aine de M. Necker, celui que dans ses lettres il appelle souvent Germani. Bien qu’elle trouvât assurément dans cette compagnie un adoucissement à sa douleur, cependant, du premier relais de poste après la frontière, elle adressait à son père cette lettre qui n’est qu’un long sanglot.

Morez, vendredi soir.

Hélas ! cher ange, je n’ai à t’entretenir que de sentimens douloureux. Cette route, tant de fois parcourue dans ce sens avec des souvenirs toujours déchirans, me retrace ce que j’ai souffert, pour ajouter à ce que je souffre. Je ne puis concevoir comment je suis partie sans avoir rien obtenu de toi, et si je retournais, le seul charme de ta présence m’ôterait la force de te demander même la vie, si mon insistance te déplaisait. Pourquoi voudrais-tu donc abuser de ce charme ? Change-t-il rien au fond du cœur, et quand vingt fois ta grâce angélique enchaîne la plainte sur mes lèvres, en dévore-t-elle moins mon âme ? Ah ! je te l’affirme, cette vie de séparation est impossible, et j’aimerais mieux, comme je ne sais quel jeune homme chez les anciens, m’ensevelir sur les limites des deux patries, qu’éprouver encore ce que j’ai senti cette fois. Je ne suis point mobile, mais ton empire, mais ta perfection, mais ta nature céleste, compriment souvent ce que je ne cesse jamais de désirer. Ah ! j’ai pour toi le plus tendre, le plus passionné des sentimens ; veux-tu l’empoisonner par le malheur ? Je ne t’admirerai pas moins si tu me refuses, mais chaque douleur s’unira à ton souvenir, tandis que ta présence fait naître à tous les instans une nouvelle jouissance. Penses-y ; rien ne peut concilier mon bonheur avec la séparation, rien, jamais rien, et quand tu m’auras soulevée quelquefois, je retomberai toujours dans le désespoir. Que suis-je loin de toi ! Sans toi, mon être intérieur se désorganise, et l’autre vie, si elle existe, c’est à toi seul que je puis la devoir.

Ma pauvre cousine, toute aimable et toute douce, s’est coupé le doigt assez cruellement à la cure, en se servant à l’inverse de ces couteaux qui plient ; penses-y pour n’en avoir pas ; — ta grosse fille ne s’est fait aucun mal, elle en avait assez d’ailleurs. — Nous attendons mon cousin, je finirai ma lettre après l’avoir vu.

J’ai été un peu plus contente de ce que m’a dit le cocher. En lui remettant mon billet, il m’a assuré qu’il aimerait mieux être tué que te verser et je l’ai bien confirmé dans sa préférence, car, moi aussi, j’aimerais mieux me tuer que de te voir verser, et je vaux bien Richer.

Mon cousin arrive, cher ami ; il me dit qu’il t’a vu ; je voudrais, à chaque poste, rencontrer un visage qui eût vu le tien, le tien qui est le plus noble, le plus expressif que je connaisse. Adieu, ange, ange à moi sur cette terre ; n’oublie pas le dernier mot que tu m’as écrit ; j’y pense sans cesse.

De Poligny, la première petite ville que l’on rencontre, au sortir des montagnes du Jura, elle écrivait encore à son père :

Samedi soir.

Me voilà hors des montagnes, cher ami, mais nous avons eu la fin de journée la plus pénible grâce à l’insigne personnalité de mon cousin qui, voulant avoir des chevaux là où il n’y en avait pas, nous a fait mettre des rosses indignes et qui reculaient dans les montagnes. Oh ! comme j’ai pensé à toi ; je regardais les nuages, et il me semblait que je te parlais ; si tu avais été là, quelle aimable colère aurait calmé la mienne ! Le petit Albert était gentil[14] ; on voyait qu’à dix-huit ans il n’aurait pas souffert qu’on tyrannisât sa mère. Mais je me sentais perdue et tremblante, non du danger qui n’était pas grand, mais de cet isolement de tout secours en sortant d’auprès de toi dont l’intérêt enveloppe ma vie. Adieu, ange.

Dimanche à 5 heures du matin.

Nous sommes raccommodés, ton neveu et moi, et aussi il est resté lui-même trois heures au milieu des bois pour prix de son égoïsme, et il a promis de nous laisser passer. Mais j’avais besoin de m’adresser à mon gros chat pour qu’il vînt en pensée au secours de ma colère. Adieu, mon ange à moi, qui m’aime mieux que les autres et que j’aime plus que tout au monde.

Pour quelle raison ces deux lettres sont-elles les seules de l’année 1801 qui aient été conservées ? Je ne saurais le dire. Une seule chose est certaine, c’est que les autres ont été égarées ou détruites. Pour suivre Mme de Staël, il nous faut maintenant retourner à la correspondance de M. Necker, qui allait la reprendre avec régularité, et dont je continuerai d’extraire les fragmens qui me paraissent de nature à présenter quelque intérêt général.

Sans date.

Je ne t’aurais pas écrit aujourd’hui, ma chère Minette, si je pouvais différer de t’exprimer par quelques mots l’émotion que m’a causée ton billet de Poligny. Je te vois sans cesse sur le penchant de cette montagne regardant le ciel et pensant à ton ami, à lui ton protecteur, non par ses droits, mais par ses ardentes prières. Je voudrais aussi remplir auprès de toi toutes les places où l’on peut te servir de sauvegarde ; il n’en est aucune que je rebutasse, aucune qui ne me fût chère.

J’ai eu quinze jours de très bonne force, et puis des malingreries morales et physiques m’ont enlevé mon tems. Heureusement qu’il n’est pas nécessaire, comme autrefois, à la chose publique. Mon voisin qui rêve aux corneilles a fait une République platonique après avoir discuté ce qui est, et en vérité ce n’est pas tellement mal qu’avec un an de travail, il ne pût en faire quelque chose, mais il faudrait pourtant qu’un homme de plus d’esprit s’en mêlât[15]. Je crois toujours que ce n’est pour personne le tems d’écrire et pourtant je me reconnais juge imparfait de certaines circonstances. Et de plus, tout est cultivé, ce me semble, en serres chaudes, ce qui avance ou dénature les saisons. Je crois beaucoup au tems et à la nécessité de lui laisser sa part : c’est ce qu’on ne voit pas assez au milieu du mouvement de Paris où l’on est alors disposé à croire que les causes et les effets se touchent.

Je pense comme toi et tous les jours davantage que Bonaparte est un homme unique, et c’est l’acclamation de l’Europe. Combien les Anglais me paraissent effacés et par leurs résolutions et par leurs hommes et par leurs manières ! M. Pitt figurait bien là, mais sa pernicieuse et opiniâtre adhésion à la guerre continentale a perdu les finances ; il a fait ce que la France, surabondamment forte en hommes, devait souhaiter qu’il fit. On a craint, dit-on, la descente, mais on la craindra bien davantage, quand la marine de France sera plus forte.

Le cardinal Caprara soupant tête à tête avec Mme Grand, quelle initiative de religion que de telles manières ! Elles ne ressemblent pas à celles de Luther et de Calvin, mais le tems seul fait voir que les arbres ne s’élèvent que des racines[16].


17 novembre.

Tu auras toujours une navigation difficile entre les deux promontoires, mais il est impossible de sacrifier à l’incertain la considération actuelle et cette compagnie vers laquelle ton goût te porte et qui seule peut te sentir et te bien louer. Pauvre petite, te voilà dans la vaste mer et mes regards t’y suivent, car, avec l’esprit des siècles, tu es toute enfant par le caractère. Tu me fais des caresses charmantes ; reste-moi fidèle comme je te le serai.

Quelqu’un revenu de Paris a dit que Madame Buonaparte tenait depuis quelque tems beaucoup plus à distance les personnes admises chez elle.


1er décembre.

Il me semble que le brillant de la gloire du héros va en augmentant. Mon cynique voisin (?) disait hier que ce brillant lui faisait mal aux yeux mais je le traitai rudement. Et tous ces émigrés ! quel changement de décoration[17] ! Je viens de voir Bonstetten[18] allant de Berne à Genève. Il m’a fait des tableaux plus que des récits. Je pense que tout l’intérêt est à Reding dont il loue l’esprit et le courage. Au reste, tout dépend dans cette République comme dans les autres de la volonté connue ou devinée de Buonaparte. Jamais homme n’a eu une autorité plus étendue, car il y a une vaste atmosphère de lui au delà de l’univers auquel il commande directement…


6 décembre.

Je reçois ton billet du 8 avec la lettre qui y était jointe. Il est nuit, et je n’ai pu lire avec tous mes soins toutes les phrases de cette bête et impertinente production. Je suis très offensé, mais, de grâce, toi, ne dis rien et garde-toi de donner à cette Dame les honneurs d’une explication parmi les siens et les ébats de son ridicule héroïsme. Il faut étouffer cela par un mépris silencieux et ta cousine doit se garder d’aucun éclat ; libre à elle de se retirer doucement. Il faut savoir se vaincre pour son intérêt quand on ne peut rien obtenir par la bataille. Je pense que ta cousine n’aura pas laissé paraître qu’elle t’avait instruite. Tu es, chère amie, condamnée à l’envie ; elle prendra des armes contre toi où elle pourra, mais tes nombreux amis, ton salon même, sans rien dire de ta renommée, seront plus forts que ces petites insurrections de l’amour-propre fâché du bruit que tu fais. Appelle-moi, je le veux bien, mais pour un plus grand combat.

La dernière lettre que j’ai de toi est du 12 frimaire. Ta mélancolie me fait une peine extrême. Ta situation n’est-elle pas établie ? Il est certain que cette manière de te laisser dire par ta cousine tous les petits propos qui te concernent est un agacement continuel. C’est, comme tu le dis fort bien, écouter aux portes, et cela ne vaut rien pour le bonheur. Quelle gaucherie que tout cela. Ah ! sans doute, tu aurais besoin d’une sauvegarde. Et moi j’aurai ? besoin d’une force agissante égale à mon sentiment pour toi.


26 décembre.

Voici ce que j’ai lu dans une lettre de Paris : « La maison de Mme de Staël est plus brillante que jamais et tout ce qu’il y a de plus marquant, de plus saillant vient y porter son tribut d’hommages. » J’ai joui de ce récit, et puis je gronde un peu ma chère Minette de ce qu’elle me réserve toujours la part mélancolique. Encore si je pouvais y faire du bien, je n’envierais rien.

On accourt à Lyon pour voir le héros, l’homme unique, ainsi que tu l’appelles[19].

III

Cette lettre de. M. Necker est la dernière de l’année 1801. L’année 1802 devait voir la reprise des démêlés de Mme de Staël avec Bonaparte et le commencement de ses épreuves.

Le pouvoir et le prestige de « l’homme unique « allaient croissant chaque jour ; mais chaque jour aussi sa main se faisait sentir plus lourde. Au cours de l’année 1801, il avait supprimé plusieurs journaux dont l’indépendance le gênait. Il ne voulait plus de la liberté de la presse. Au début de l’année 1802, il supprima l’opposition parlementaire dont il ne voulait pas davantage. À son instigation, le Sénat, usant de son droit constitutionnel, fit sortir du Tribunat vingt et un membres qui s’étaient signalés par leurs critiques de certaines dispositions législatives proposées par le Premier Consul. Les principaux étaient Benjamin Constant, Daunou, Chénier, Ginguené. Tous comptaient parmi les amis de Mme de Staël et les habitués de son salon. Elles les vengea d’un mot spirituel. Quelqu’un ayant dit devant elle que le Tribunat avait été « épuré : » « Vous voulez dire écrémé, » répliqua-t-elle. Le mot fut rapporté à Bonaparte. À la première impression, l’épigramme ne lui déplut pas parce qu’elle avait d’un peu dédaigneux pour les membres conservés du Tribunat, qui n’avaient guère l’heur de lui plaire davantage. Mais à la réflexion il s’en offensa. Son irritation s’accrut d’un autre propos attribué à Mme de Staël, bien qu’en réalité le mot eut été fabriqué par Rœderer, et que Mme de Staël n’eût probablement fait que le répéter avec complaisance. On sait l’aversion que Bonaparte professait contre ceux qu’il appelait les idéologues et ses fréquentes sorties contre eux. Mme de Staël l’aurait traité d’ « idéophobe. » « Cela sent sa Mme de Staël d’une lieue ! s’écria-t-il quand le propos lui fut rapporté. C’est gentil. Ah ! elle veut la guerre. Idéophobe. C’est gracieux ! Pourquoi pas hydrophobe ? » et, achevant de s’emporter, il dit à Lucien Bonaparte, en présence de son frère Joseph, témoin de la conversation : « Avertissez cette femme, sans plus tarder, que je ne suis ni un Louis XVI, ni un Reveillère-Lepeaux, ni un Barras. Conseillez-lui de ne pas prétendre à barrer le chemin, quel qu’il soit, où il me plaira de m’engager ; sinon, je la romprai, je la briserai ; qu’elle reste tranquille, c’est le parti le plus prudent[20]. »

Nul doute que cette conversation n’ait été rapportée à Mme de Staël par Lucien ou par Joseph Bonaparte, plus vraisemblablement par ce dernier, qui se montra toujours pour elle, comme nous le verrons, un ami fidèle et un protecteur impuissant. Plus prudente, Mme de Staël aurait tenu compte de cet avertissement. Elle n’en fit rien. « Je crois bien, dit-elle dans les Dix années d’exil[21], que je me laissai aller à quelques sarcasmes. » Son imprudence alla même plus loin. Il est difficile de savoir dans quelle mesure elle fut, sinon complice, du moins confidente du peu sérieux complot qui s’ourdissait dans l’ombre au profit de Bernadotte et dont le but était de le porter à la place du Premier Consul. Plusieurs des compagnons d’armes de Bernadotte cherchaient à se mettre d’accord avec lui et à trouver un moyen d’exécution. « Pendant que toute cette négociation très dangereuse se conduisait, continue Mme de Staël, je voyais souvent le général Bernadotte et ses amis. C’était plus qu’il n’en fallait pour me perdre si leurs desseins avaient été découverts. » Les archives de Coppet ne m’ont fourni aucune lumière sur ce point obscur. Si elles portent trace en effet des relations de Mme de Staël et de Bernadotte, et si ces relations sont attestées par une fort belle miniature qui est probablement un don de Bernadotte lui-même, les documens qui témoignent de ces relations sont d’une époque très postérieure. Il est difficile cependant de croire que Mme de Staël ait été laissée dans une ignorance complète de ces vagues desseins. À tous les points de vue, elle passa donc un hiver et un printemps fort agités. De ces agitations, nous allons trouver de nouveau le contre-coup dans la correspondance de M. Necker, et nous y verrons en même temps que cependant rien ne portait atteinte à l’admiration du père et même de la fille pour « le héros. »

1er janvier.

Ta lettre du 7 nivôse m’a soulagé après celle du… J’ai beau connaître tes accès de véhémence, la plume à la main, il m’en reste toujours une impression pénible. Le moral devient de plus en plus mon dominateur, et je suis au-dessous de ce qui est dans mes expressions. Je vois toujours revenir, à cinq heures et demie du matin, les choses qui m’ont saisi même très passagèrement, dans la journée, et quand j’éprouve ce que de petites choses me font aujourd’hui, j’ai peine à croire que de grandes ne surpassent pas mes forces… Je reviens à toi. N’as-tu donc aucun secours dans tes blessures de détail ? Es-tu, comme moi, sans aucun confident, sans aucune aide ? Passe pour un vieillard ; il doit s’y attendre ; mais toi qu’il est si doux de suivre dans les plus légers sentimens, se lasserait-on de te secourir ?

J’ai su des détails charmans de société dans une lettre de ta cousine à sa mère. Elle reste au coin de sa cheminée et tu voltiges de triomphe en triomphe ! C’est elle qui est sereine et c’est toi qui te plains ! Quelle fatalité ! Mes vœux, mes tendres vœux et tout ce qui est en moi.


Sans date.

On attend à tout moment de savoir quand le Consul partira pour Lyon. Je voudrais pour ma part qu’il ne se mît pas en route dans ces mauvais temps, mais que fait le mauvais temps à quelqu’un qui a passé et repassé les plus hautes montagnes ? mais c’était pour des causes plus importantes, autant du moins qu’on en peut juger du parterre.

Si le Consul envoie de nouvelles lois au Corps législatif, il va trouver tout facile, et les Finances, le Concordat, l’éducation, seront des sujets importans, les Finances surtout en ce moment. Y aurait-il pensé en frappant comme il a frappé ? Quel habile homme dans toute la force du mot !

15 janvier.

Je m’associe sincèrement à tes nouvelles peines. Songe cependant que si des événemens que tu croyais heureux t’ont causé tant de chagrins, d’autres, que tu juges avec raison bien différemment, peuvent amener des sentimens inattendus.

On débite icy qu’on a muré les soupiraux des caves et les fenêtres du rez-de-chaussée de l’hôtel où le grand Consul doit demeurer. Voilà bien des agitations, ce me semble, et de plusieurs genres. Et chacun glose à sa manière. Je reviens à mon amie et je l’invite à la sérénité. Qu’elle regarde l’horizon et non pas les rues.


17 janvier.

Je ne t’écris qu’un mot pour te dire que j’ai reçu à la fois tes billets du 20 et du 22. Nous ne savons rien de Lyon que les témoignages ardens d’enthousiasme prodigués au Premier Consul et qui le récompensent de ses travaux et de son dévouement à la gloire et à la prospérité de l’État. J’aime à voir comment tu lui rends justice, nonobstant ton chagrin sur le projet d’élimination du Tribunat dans lequel un de tes amis pourrait bien être compris. On a trouvé ici sa dernière opinion fort sage et fort mesurée.


23 janvier.

On écrit de Lyon que le Consul a le plus grand succès, qu’il surprend par la variété de ses connaissances, qu’il entretient la nuit même les Cisalpins pour couler à fond l’affaire de la Constitution. On dit que la France conservera une autorité quelconque sur la Cisalpine. Pelet de la Lozère a été le Préfet le mieux traité : il a soupe avec sa femme le premier et le second jour avec M. et Mme Buonaparte. D’Eymar n’est pas de retour[22]. Chose assez singulière et certaine, il a parlé en confidence du Concordat avec doute qu’il achevât l’affaire.


2 février.

J’ai vu la personne dont je t’ai parlé. Le bien qu’on lui a dit de moi consiste en généralités, en paroles d’estime, et j’ai inutilement demandé qu’on se souvint de quelques mots particuliers, mais il n’y en avait aucun relatif à ma créance. On ne peut oublier les services que j’ai rendus en 1788. Encore c’est en pressant que j’ai obtenu cette particularité qu’on a peut-être inventée pour répondre à ma curiosité, — curiosité certes, qui n’était que pour toi. Et je me suis hâté de demander ce qu’on avait dit de toi : c’est une critique de ton goût pour les affaires, et une justice rendue à ton esprit et à ton bon cœur. L’ami m’a assuré que, s’attendant à de l’aigreur, il a été très satisfait…

Il est dans l’enchantement de la conduite de Buonaparte ; il a été étonné de la multiplicité de ses connaissances sur l’administration. Il n’a nul doute que le Concordat ne soit mené à sa fin.


9 février.

Hier encore, j’ai encore parlé à d’Eymar et j’ai vu clairement qu’il avait été presqu’étonné de la manière douce dont le Consul lui avait parlé de toi et il m’a confirmé qu’il n’avait aperçu aucun symptôme d’irritation contre M. C. et, partie sentiment, partie vertu, il m’a parlé comme étant décidé à ne pas diminuer envers lui d’empressement. Combien je sens ta position présente. Je crains que tu ne donnes des conseils contre toi par générosité. Je suis bien loin de blâmer ce sentiment, mais il ne faut pas aller jusqu’à se méprendre sur les véritables intérêts de ses amis pour leur montrer un dévouement plus entier. Adieu, chérie.


20 février.

M. et Mme de Noailles sortent de chez moi. Ils ont parlé de toi, de tes succès, de la manière du monde la plus animée et la plus satisfaisante pour moi. Ils m’ont dit que tu avais tout vaincu, tout subjugué dans la société et qu’il n’y avait plus de malveillans pour toi ; que l’éclat de ton esprit était tel que Mme de Tessé disait qu’elle voudrait être reine pour avoir le droit de te commander de venir parler près d’elle ; que de plus tu étais devenue très prudente et que tu étais la première à rejeter les conversations de politique ; que chez les Suard la maison était pleine les jours où l’on savait que tu devais y venir. Je sais bien que M. et Mme de Noailles ne rapportent tout cela que par ouï dire, mais ce n’est que mieux. Enfin il n’y a eu aucun mais dans leur discours, et c’est la femme surtout, elle qui regarde moins vaguement que son mari, qui a surtout parlé. Ils m’ont fait un brillant tableau de l’embellissement physique de Paris, les Tuileries, le Muséum, l’Opéra, la place nouvelle devant les Tuileries, les gardes consulaires, les revues du quintidi ; c’est bien assez ce me semble pour satisfaire les étrangers et pour les attirer, mais le tableau de la société m’a plu ; de même cette simplicité forcée des personnes qui avaient autrefois un rang et un état distingués et qui sont rappelés par leur costume et par leurs habitudes à tout ce qu’ils ont perdu et qui seraient aisément chagrins d’une autre manière de la part de tel et tel : cette vanterie d’indifférence au présent avec un amer souvenir du passé, ces conversations qu’on porte avec contrainte vers tout ce qu’il y a de plus innocent, etc. J’ai bien vu par des mots échappés qu’ils étaient du grand nombre de ceux qui me croiraient déplacé à Paris, mais je n’ai jamais le courage de personnalité nécessaire pour les mettre sur cette question et c’est un sentiment que j’éprouve constamment ici comme ailleurs, sans exception et partout. Les personnes dont je viens de parler auraient pu me donner un autre exemple, car ils vivent en eux d’une manière formidable. Ils se trompent, ce me semble, pour leur bonheur en venant chercher un établissement dans ce pays. Ils n’y trouveront point à l’épreuve le remplacement de Paris, mais dans ce moment ils ont un éloignement pour leur situation précédente que je ne puis concevoir.

4 mars.

Le bon P.[23] est venu me voir ce matin, enchanté d’une lettre qu’il venait de recevoir de toi du 8. Il fronçait le sourcil sur un bruit qui s’était répandu d’un concordat avec le Pape, mais dont les conditions ne peuvent être telles qu’on les débitait, et avec le Consul, sur le connu je juge l’inconnu.


12 mars.

J’ai toujours présent, en prenant la plume pour t’écrire, que tu m’as demandé une décision sur notre grande question avant ton départ, et cette idée m’afflige et m’abat. Car il faudrait auparavant que je t’entretinsse longuement après m’être entretenu sans cesse avec moi-même, et je me sens découragé de toutes manières. Ton oncle, à qui j’ai beaucoup parlé, causera avec toi, mais, dis-moi pourquoi tu veux ce que tu appelles un oui ou un non avant ton départ ? Nous nous faisons malheureux l’un l’autre et je ne t’accuse point, car j’entre dans ta situation de tout mon sentiment, mais tu ne veux voir qu’une seule chose. Je suis aussi dans ce moment en mélancolie physique à cause de cette affection rhumatismale qui s’affaiblit avec lenteur et qui m’oblige à un régime sévère ; tout cela n’est que chronique et le médecin me dit guéri.


Partie le 20 mars.

J’ai reçu ta lettre du 20 ventôse, finie le 22. Quel froid de tristesse y apparaît ! Ne reçois-tu donc aucun secours de tout ce qui t’entoure ? Je quittais Mme Browne[24] lorsque je l’ai reçue et nous avions passé une heure à parler de toi. Tu lui paraissais une femme comblée des faveurs de la Providence. Mais il est vrai qu’elle faisait surtout la récapitulation des divers charmes de ton esprit sans pareil et de tes succès universels. Elle me dit en parlant des Pictet qu’ils lui parlaient de toi comme elle l’aimait, qu’ils lui avaient dit l’autre jour qu’à ton esprit, à tes grâces, il fallait ajouter encore trois mérites que ton plus ardent ennemi ne pourrait te contester : de n’avoir jamais dit du mal de personne ; de n’avoir jamais abandonné un ami ; de n’avoir jamais négligé l’occasion de rendre un service. Qu’est-ce que toutes ces défaveurs d’un moment près de si beaux hommages ?

Un M. Dugald Stewart, un Écossais vivant à Edimbourg, a nouvellement publié un livre ayant pour titre : Philosophy on human life et, en parlant de l’influence de l’imagination sur le caractère, il avoue ne pouvoir rien dire de mieux sur ce sujet que deux ou trois pages de tes lettres sur Rousseau et il les transcrit littéralement. Quel malheur seulement que Mme Luci ou Lucé[25], — je n’ai pas pu lire le nom, ce qui rend mon jugement un peu hasardé, — quel malheur que Mme Luci ou Lucé ne te présente pas à Mme Buonaparte ; c’est là tout ce qui manque à ton éclat. Tu vis au milieu d’individus que tu renverserais d’un coup d’aile, mais comme tu leur laisses voir que tu as deux pieds comme eux, ils te traitent de pair à pair dans l’ordre commun de la vie. Je suis persuadé que tu donnerais toute ta réputation ou au moins la moitié pour un salon bien entretenu et tu serais une folle.


1er avril.

Tu changes ma petite date ; elle est comme de raison la très obéissante servante des tiennes, car elle n’est pas réglée comme les tiennes par la nécessité. Pauvre Minette qui gouvernerais le monde et qu’une petite loi, toute de sa façon, subjugue ; si toutefois il y a, entre tes colonnes un petit passage ouvert au raisonnement, je dirai qu’en ayant devant soi un pays qu’on déteste, il faudrait au moins achever le semestre à Paris car c’est une mesure aussi fort spacieuse, du moins parmi nous gens de la terre et à part l’autorité de la lune et de ses différentes phases, car celle-là est d’un ordre supérieur.

Je voudrais que le dernier mois que tu destinerais à Paris tu essayasses, sous le prétexte d’un départ peu éloigné, d’une vie moins étendue, d’une vie où Paris et la société de quelques gens d’esprit pourraient te suffire. Je me souviens d’une définition du bonheur que répétait sans cesse le Premier Président d’Aligre, « une bonne santé, l’aisance de son état. » Il appliquait uniquement ce dernier mot à la fortune et je le trouverais d’un plus grand sens encore rapporté à la vie sociale. Il ne faut pas y prendre une étendue qui tienne dans l’inquiétude, mais tracer sa ligne au contraire de manière à n’avoir pas à songer sans cesse à la défendre. On s’étend ensuite selon les circonstances et tu peux faire tout cela sans rien perdre en bonne société : enfin je crois que pour ton bonheur, il y a quelque chose à changer à son système actuel.

Je te conseille sur la politique de t’en tenir à ce que tu sais très bien faire : l’éloge de ce qui est louable ; pense à beaucoup de choses.


Partie le 13 avril.

Je ne doutais pas que le danger de la descente aurait décidé l’Angleterre à la paix. Si cela n’est pas, comme quelqu’un l’assure, je me perds en admiration de l’habile négociation de Buonaparte ; faire céder aux Anglais tout ce qu’ils ont dans la Méditerranée et qu’ils ne reprendront jamais, le Cap de même, probablement la Martinique aussi, et les laisser tout ébahis d’avoir Trinquemale qu’avec leur puissance dans l’Inde ils étaient sûrs d’avoir quand ils voudraient ; ébahis de même de garder la Trinité isolée sur les côtes des (mot illisible) et qu’on leur reprendra un jour ou l’autre par quelque expédition secrète. Tout cela est bien extraordinaire, Buonaparte a trouvé dans Addington le second Mêlas. Enfin ces mêmes Anglais laisseront punir le Turc par Buonaparte s’il est vrai que les Autrichiens sont lâchés sur la Bosnie et la Valachie. Je crois l’Angleterre considérablement baissée. On dirait qu’ils bornent leur gloire à réussir dans un emprunt. L’opposition n’osera pas jouer ses grands jeux sur cette paix parce qu’elle est populaire.

20 avril.

Il me semble que, dans l’affaire du Concordat, il y a tout ce que l’art sait faire. C’est le je ne sais quoi du sentiment qui y manque et il est là peut-être aussi important qu’en amour. Je trouve que dans la même circonscription Portalis a déployé beaucoup d’esprit et de talent et de tous ses ouvrages c’est à mon gré le plus complet. Quant à Lucien[26], j’aime toujours son libre essor. Je lirai deux fois son discours et celui de Portalis, qui vaut mieux, seulement une.

Je ne sais rien de Genève que par Germani et Coindet, et, à les entendre, aucune impression n’a été saillante. Il me semble que le compte des protestans est le plus facile à faire. La bonne catholique Mme Malingre n’est pas contente ; les Despaux, religieux à plus gros grains, sont fort satisfaits. Il y aura bien à faire encore à tout cela. Mais, comme tu le dis très bien, le génie de Buonaparte vient à bout de tout.


29 avril.

Ne crois point, quand je te fais part des choses qui me reviennent et qui peuvent te plaire, que je ne fasse très bien la distinction des transeuntibus, mais il n’est jamais indifférent de savoir comment on nous voit à quelque distance. Souvent nous nous voyons nous-mêmes de trop près et nous nous grossissons l’effet que fait sur les autres la chose pénible dont nous sommes continuellement occupés. Ah ! que je voudrais être ton (mot illisible) et vivre près de toi ! Je gagerais ma tête de réduire à peu de chose ce qui te paraît tout, tantôt en t’entraînant à voir plus exactement les objets, tantôt en te forçant à t’élever au-dessus d’eux, tantôt en te conseillant une conduite et surtout en te persuadant bien de ta valeur supérieure et de l’impossibilité des efforts contre toi, si tu montrais moins tes frayeurs. Mais il est des oppositions dans notre esprit et dans notre caractère qui exigent malheureusement bien des combats. Pauvres nous, combien j’y ai pensé et j’y penserai encore en songeant aux fatalités qui nous empêchent d’être heureux l’un par l’autre autant que je le désirerais si vivement. Pauvres nous, je désespérais de le l’entendre dire pendant ma vie. Cependant, ne crois pas qu’un mot de douceur ferme aucune des chances que mon imagination cherche à recueillir pour obéir à mon désir extrême de faire tout pour toi.

IV

Comme on a pu le voir par certains passages de ces lettres, un dissentiment s’était élevé entre M. Necker et sa fille. Voici en quoi consistait leur différend.

Ce partage de sa vie entre Paris et Coppet, ces séparations annuelles devenaient de plus en plus insupportables à Mme de Staël. Aussi avait-elle conçu le dessein de ramener son père avec elle à Paris. Mais ce n’était pas seulement son amour filial qui lui avait suggéré cette pensée. Elle se figurait que la présence de son père auprès d’elle, la considération dont il serait environné, lui viendrait en aide au milieu des difficultés de sa vie, l’entourerait d’une protection bienfaisante, déjouerait les malveillances dont elle se sentait l’objet et l’aiderait par d’utiles conseils à échapper aux périls dont elle se sentait environnée. Elle rêvait plus. Les attaques, les injures, les calomnies dont son père avait été abreuvé ne lui avaient pas fait oublier complètement les beaux jours de la Révolution où il était l’idole de tout un peuple. Elle espérait qu’il éprouverait le bénéfice de l’apaisement des passions, qu’un revirement de l’opinion publique s’opérerait en sa faveur et qu’il verrait se produire un retour de sa popularité d’autrefois. Elle le voyait déjà sollicité de donner son avis non pas seulement sur les affaires financières, distribuant des conseils à ceux qui viendraient les lui demander, et pratiquant à Paris même cette « magistrature de vérité, » suivant une expression dont elle-même devait se servir, que, de Coppet, il s’était efforcé d’exercer par ses écrits politiques. Au retour de M. Necker à Paris, son cœur, son intérêt, son orgueil filial trouveraient donc tout à la fois leur compte, et elle apportait à obtenir l’acquiescement de M. Necker à ce projet l’ardeur passionnée qu’elle déployait pour tout ce qui était l’objet d’un désir de son cœur.

M. Necker ne partageait pas ces illusions ; il se rendait mieux compte à quel degré, aux yeux des nouvelles générations, il était un homme du passé, combien les idées et les principes politiques auxquels il était demeuré fidèle répondaient peu et mal à l’état présent des esprits, et jusqu’à quel point, aux yeux de ceux qui ne l’avaient jamais vu, ou qui l’avaient oublié, il apparaîtrait, ne fût-ce que par son aspect extérieur, avec la coiffure poudrée et bouclée qu’il n’avait jamais cessé de porter, comme un personnage archaïque et démodé, comme un revenant. Mais il lui était pénible de refuser quelque chose à sa fille, dont les instances répétées le jetaient dans une perplexité douloureuse. Les archives de Coppet contiennent trace de ces perplexités. C’était l’habitude de M. Necker, quand il avait quelque parti à prendre, de coucher par écrit, les unes après les autres, les raisons dans les deux sens et de ne se décider qu’après en avoir fait en quelque sorte l’addition et la balance. C’était ce que M. Necker appelait s’entretenir avec lui-même. Les archives de Coppet contiennent le manuscrit de plusieurs de ces entretiens, sur grand papier, à mi-marge, d’une écriture qui n’est pas celle de M. Necker, mais avec de fréquentes corrections ou additions de sa main. L’un de ces manuscrits débute ainsi :

Ma fille désire, avec ardeur, avec passion, que j’aille m’établir à Paris. Ce vœu de sa part est naturel. Le premier motif est le sentiment qui nous attache l’un à l’autre et l’aide dont je lui suis encore par son entière confiance et par mes conseils. Enfin, pour elle comme pour moi, chacune de ces séparations est cruelle.

Il énumère ensuite les principales raisons qui militent en faveur de ce séjour à Paris : épargner à sa fille la fatigue d’un voyage annuel ; lui permettre, en demeurant toute l’année à Paris, d’élargir encore le cercle de ses relations au lieu d’être obligée de les suspendre pendant plusieurs mois, et augmenter ainsi l’influence et l’éclat de son salon ; étendre sur elle une protection qui ne serait pas sans efficacité contre l’hostilité persistante des personnes en puissance et en crédit ; enlever aux malveillans le prétexte de dire qu’elle devrait aller rejoindre son père, et, en venant au contraire s’établir avec elle, transformer par avance son éloignement éventuel en un véritable exil ; enfin facilités plus grandes pour gérer sa fortune et en particulier poursuivre le recouvrement des deux millions laissés, par lui, au Trésor.

Mais après avoir énuméré ces raisons, M. Necker passait à l’examen de celles qui s’opposaient à son retour et elles lui paraissaient infiniment plus fortes. Il n’ignorait ni la rancune tenace que lui portaient les émigrés, même ceux qui étaient rentrés en France et qui persistaient à voir en lui l’auteur de la Révolution, ni la haine dont le poursuivaient encore les Jacobins, autrefois combattus et depuis lors dénoncés par lui dans ses ouvrages. La retraite où il vivait avait peu à peu amorti ces rancunes et ces haines. Mais qu’il vint à reparaître sur un grand théâtre, aussitôt elles se réveilleraient, et Mme de Staël elle-même en ressentirait aussitôt le contre-coup. Quant à l’aide qu’il pourrait lui prêter, et à la protection dont il pourrait l’environner, c’était une pure illusion. Son retour serait mal interprété. On y verrait une rechute d’ambition et la pensée qu’il serait en crédit auprès des hommes au pouvoir, que les Consuls le viendraient voir, qu’ils prendraient ses conseils, n’était qu’une chimère.

L’un des trois, écrivait-il, me reviendra peut-être[27], et s’il faut que j’aille aux Tuileries lui rendre sa visite, s’il faut qu’on m’y voie passer, appuyé sur mon bâton, s’il faut que j’y traverse la foule, ne fût-ce qu’au milieu des cours, ne fût-ce qu’en montant l’escalier, le rouge me montera au visage en songeant que ce n’est pas le vrai rôle, le rôle d’un ancien ministre du Roi, n’eût-il pas même été signalé par un caractère fier ou honorable.

Ce retour à Paris, non seulement ne relèverait pas son crédit, mais diminuerait sa considération. Il apparaîtrait comme un monument du passé, mais comme un monument dégradé. Il décrivait ses infirmités, ses dents mauvaises qui lui rendaient difficile de causer en mangeant, sa corpulence et ses jambes enflées qui le feraient paraître ridicule. Il lui en coûterait de se montrer en cet état et d’apparaître comme un personnage grotesque aux yeux de ceux qui ne l’avaient jamais vu.

Des mobiles plus élevés achevaient de le déterminer. Il avait grande répugnance à quitter le tombeau de sa femme.

Un sentiment qui échappe au raisonnement, écrivait-il, m’attache à un dépôt qui a été mis sous ma garde, et que tant de souvenirs, tant de pensées habituelles me rappellent. Mon amie n’a pas exigé de moi de rester dans le lieu où notre tombeau serait placé, mais je suis bien sûr qu’elle ne l’aurait jamais quitté si j’étais mort le premier, et sans cesse nous avons parlé ensemble de la réunion de nos cendres.

Enfin il terminait par cette considération qui n’était pas sans noblesse :

Je tiens encore à ma retraite par le sentiment intime que je m’y suis amélioré. J’y ai fait des réflexions sur le monde, sur moi-même, sur les autres, sur les grands rapports de l’homme avec une cause suprême, et ces réflexions ont perfectionné mon caractère, ont épuré mon ambition. Quelle transition de tout cela à Paris, à Paris encore tel qu’il est ! Quelle transition vers la fin de la vie, et lorsqu’on a le plus besoin des sentimens qui doivent servir à nous consoler de notre décadence et à nous préparer à la mort ! Oui, dans ma retraite, j’ai posé des pierres d’attente, pour la route qu’il me reste à parcourir. Que deviendra tout cela, si je vais me placer au milieu de son tourbillon ?

Aussi, en fin de compte, se décidait-il à ne pas donner suite au vœu formé par Mme de Staël, et le printemps arrivé, il la laissait partir pour Coppet.


V

Mme de Staël se mettait en route dans les premiers jours de mai. Elle emmenait avec elle M. de Staël. Mais le voyage devait finir tragiquement.

Depuis quelques années, le lien conjugal s’était distendu entre Mme de Staël et son mari, avec lequel nous l’avons vue entretenir une correspondance si active, durant les années de la Révolution et du Directoire. Lui-même, au cours de sa carrière diplomatique, avait subi plus d’une vicissitude. Investi d’abord, après l’assassinat de Gustave III, de la confiance du Régent, le duc de Sudermanie, il avait négocié pour le compte de celui-ci avec la République française plusieurs traités avantageux. Puis il était tombé dans une demi-disgrâce, et avait été obligé d’aller présenter sa propre défense à Stockholm. Les relations de la Suède avec le Directoire s’étant altérées, il reçut l’ordre de quitter de nouveau Paris, et resta deux ans sans fonctions. Il avait été renommé cependant ambassadeur en 1798. Mais, en mai 1799, il fut remplacé définitivement par le baron Brinnkman. Sans fortune personnelle, M. de Staël n’avait pour vivre que son traitement d’ambassadeur, et les revenus de la dot de sa femme, depuis longtemps entamée. Libéral, généreux jusqu’à la prodigalité, il ne sut pas proportionner son train de vie à ses ressources et tomba dans de graves embarras d’argent. Son contrat de mariage lui avait garanti une pension de 20 000 francs du gouvernement suédois au cas où ses fonctions d’ambassadeur lui seraient retirées. Mais cette pension de 20 000 francs n’était payable qu’en Suède. S’il séjournait en France, elle était réduite à 10 000. Or M. de Staël ne voulait pas retourner en Suède. Aussi ses embarras d’argent allaient-ils croissant. Ils avaient été rendus notoires par la saisie qu’avait fait pratiquer chez lui Mme Clairon, en vertu d’engagemens singuliers qu’avait pris vis-à-vis d’elle M. de Staël, et qui font plus d’honneur à sa délicatesse et à sa générosité qu’à sa prévoyance[28]. Bonaparte dans une lettre à son frère Joseph s’est exprimé durement à propos des embarras où Mme de Staël laissait son mari. Il ne savait pas que M. Necker était intervenu à deux reprises pour régler les affaires de son gendre, et que, s’il avait cru devoir, en 1800, provoquer une séparation de biens, il ne s’était cependant pas désintéressé de la situation de M. de Staël ; il continuait à négocier, tant avec lui-même qu’avec ses créanciers, des arrangemens dont la conclusion ne laissait pas d’être difficile. Sur les entrefaites, M. de Staël fut frappé d’une attaque d’apoplexie, qui le mit hors d’état de s’occuper de ses affaires. Émue de cette situation, Mme de Staël se rapprocha de lui. N’écoutant que son cœur, elle voulait se charger elle-même du règlement des affaires avec les créanciers et, pour soustraire M. de Staël à cette situation pénible, le ramener à Coppet. M. Necker se montra d’abord peu favorable à ce projet. Le 9 avril, il écrivait à sa fille :

As-tu pensé, en examinant l’idée d’amener ici M. de Staël, que tu renforces ainsi tes liens hors de Paris ? Tu craignais qu’on ne dise : Qu’a-t-elle à faire ici ? Et au contraire tu aurais pris avantage dans la question si tu avais placé dans ta propre maison M. de Staël et si tu avais toujours eu à dire, dans tous les cas : Je dois être ici pour soigner M. de Staël. Ainsi, en ne considérant l’affaire que sous un rapport, tu mets contre toi ce que tu pourrais mettre pour toi. Je n’ai pas apprécié tout de suite ces considérations. T’auraient-elles échappé de même ? C’est aussi une chose bien scabreuse que cet appel à tous les créanciers pour qu’ils aient à faire leur déclaration, et si la somme de leurs réclamations et de leurs créances est très considérable, est-ce après en avoir eu la connaissance authentique que tu peux emmener avec toi leur débiteur ? Et cependant, si tu as fait bruit de cette dernière résolution, pourras-tu dire convenablement que tu y renonces, parce que les dettes de M. de Staël sont trop étendues ? Ce mélange des idées sensibles avec les calculs tourne toujours au détriment des derniers devant le tribunal de l’opinion. Enfin, c’est une affaire à mûrir et à consulter davantage, et je ne vois pas de motif pour hâter le départ de M. de Staël.

Mme de Staël tint bon. M. Necker finit pardonner son consentement, et elle partit en emmenant M. de Staël dans sa chaise de poste. Ils cheminaient à petites journées pour ménager les forces du convalescent. Le 8 mai, ils s’arrêtèrent à Poligny. Dans la nuit du 8 au 9 mai, M. de Staël fut frappé d’une nouvelle attaque d’apoplexie : on le trouva au matin inanimé dans son lit. Toute seule dans cet endroit perdu, Mme de Staël dut accomplir elle-même toutes les formalités nécessaires pour pouvoir au moins ramener un cercueil. Quelques jours après, le triste cortège arrivait à Coppet. M. de Staël fut enseveli dans le cimetière de la paroisse.

Mme de Staël fut très émue de cette mort. À une lettre de condoléance que lui adressait Pictet de Rochemont, elle répondait avec simplicité et dignité :

Il est vrai que j’ai ressenti un sentiment de douleur beaucoup plus vif que celui que j’aurais ressenti dans toute autre circonstance. Je me faisais un vrai bonheur de lui payer en soins ce que je n’avais pu lui donner en sentimens. J’avais passé six semaines à ne faire autre chose qu’arranger ses affaires, et je voulais lui présenter pour résultat sa pension de Suède et la nôtre, c’est-à-dire 16 000 livres de rente, dégagées de toute retenue. Je me donnerai encore de la peine et je ferai des sacrifices pour que ses dettes soient payées ; mais je n’ai plus de plaisir dans ce devoir. Enfin je suis très affectée de cette mort, et je ne me consolerai jamais de n’avoir pu le rendre heureux quelque temps quand il s’était de nouveau livré à moi, et qu’il m’avait retrouvée, lorsque ses mauvais amis l’avaient abandonné. À ce sentiment s’est joint l’horreur d’être seule avec lui, seule avec ses tristes restes. Je n’avais jamais vu la mort de si près et j’ai éprouvé pendant vingt-quatre heures les impressions les plus douloureuses et les plus fantastiques en même temps… Adieu, adieu. Comme la terre tremble sous nos pas ! S’il n’y avait pas une autre vie, quel misérable rêve serait celle-ci[29] !

L’été de 1802 fut consacré par Mme de Staël à préparer la publication de son roman de Delphine qui parut en automne simultanément à Genève et à Paris. L’éclatant succès de ce roman lors de son apparition, le discrédit et l’oubli complet où il est tombé aujourd’hui sont un des signes les plus frappans de la mobilité et de la variation des goûts en matière de littérature romanesque. Sans doute, dans le succès de Delphine, il faut faire la part de la curiosité. Sous certains rapports, c’était un roman à clef. On cherchait les ressemblances parmi les principaux personnages qui composaient l’entourage de Mme de Staël : on les nommait tout bas, et même probablement tout haut. On s’appliquait à percer le déguisement sous lequel elle s’était efforcée de dissimuler quelques-uns d’entre eux. C’est ainsi que la malignité publique ayant cru découvrir Talleyrand sous les traits de Mme de Vernon, cette femme indolente qui ne se donnait que rarement la peine de vouloir, mais que, son parti une fois pris, rien ne détournait de son but, Talleyrand lui-même se vengea par ce mot : « On dit que dans son roman Mme de Staël nous a peints, elle et moi, déguisés en femme. » C’était bien elle-même en effet que Mme de Staël avait peinte en Delphine, c’était bien ses générosités, ses ardeurs, ses idées sur la société, sur la religion qu’elle lui prêtait. En lisant Delphine, on croyait entendre encore cette conversation prodigieuse qui était le plus éclatant de ses dons, et par laquelle elle ravissait et subjuguait tous ceux qui l’entendaient. Mais ces raisons, un peu secondaires, ne suffisent pas à expliquer un succès pareil. Il faut reconnaître que l’amour s’exprime, suivant les temps, de façon singulièrement différente. La langue qu’il parle par la bouche de Delphine et de Léonce, et qui nous paraît si ampoulée, est bien celle que parlaient les amans d’alors, puisque ces effusions lyriques n’amenaient un sourire sur les lèvres d’aucun railleur et l’on peut s’étonner que ce sentiment éternel s’exprime de façon si changeante et si éphémère. Cette enflure, qui nous semble insupportable, fait tort à bien des observations sur la société qui sont spirituelles et fines, à certaines scènes qui sont jolies au point de vue du cœur ; ainsi celle où Delphine, trahie par Mme de Vernon, lui reproche d’avoir méconnu « sa première amitié, sentiment presque aussi profond que le premier amour. » Ce qui nous ennuie ou nous fait sourire dans Delphine intéressait et passionnait autrefois. Les archives de Coppet sont pleines de lettres de félicitations adressées à Mme de Staël. De ces lettres je n’en veux extraire qu’une ; elle est de cette exquise Mme de Beaumont, dont M. Beaunier a fait revivre tout récemment la délicate figure et qui, plus que personne, devait, ce semble, apprécier la mesure et la réserve dans l’expression des sentimens :

J’ai voulu, ma chère petite, avant de vous remercier, avoir recueilli la partie de l’opinion publique qui peut me parvenir, et elle pénètre bien lentement dans ma retraite. Un bien assuré ne donne pas de grandes jouissances. Aussi je ne vous parlerai pas de l’enthousiasme de Mme Hocquart, de sa mère, de Mme de La Briche et de tous ceux qui, vous aimant et aimant les romans, ne demandent pas mieux que de le dire. Vous ne pouvez douter de ces sortes de suffrages, mais que M. de Vaines dise : l’auteur de Delphine réunit souvent l’esprit de Voltaire à l’éloquence de Rousseau, que l’abbé Morlet (Morellet) dévore un roman moderne, qu’il le loue avec éclat ; que plusieurs personnes dont l’autorité est d’un grand poids, placent Delphine parmi les romans classiques, cela mérite, ce me semble, d’être compté.

Je ne sais rien du faubourg Saint-Germain, mais ceux mêmes qui se piquent d’une critique sévère, conviennent d’un grand talent, exaltent l’esprit, commencent à aimer ou aiment davantage l’auteur de Delphine. Hier, en retrouvant par hasard un échantillon de l’ancien monde, je me suis écriée : Delphine, comme Charlotte dans Werther, s’écrie : Klopstock. En effet, quelle vérité de peinture et que j’aurais voulu pouvoir ajouter à vos tableaux celui de cette même société jugeant l’ouvrage célèbre d’un auteur célèbre. Je ne vous dis rien du jugement des puissances parce que je l’ignore absolument. Je n’ai pu joindre la seule personne en état de m’en instruire.

J’espère, ma chère petite, que cette lettre ne vous trouvera plus à Coppet ou au moins qu’elle vous trouvera prête à en partir. J’ai une extrême impatience de vous revoir et de parler enfin avec vous de cette Delphine qui est bien aimable.

M. de Chateaubriand doit vous écrire pour vous remercier, puisque, ne pouvant vous convertir, il est forcé de vous admirer.

Chateaubriand écrivait en effet à Mme de Staël une longue lettre qui a été publiée ici même[30]. Dans cette lettre, il adressait à l’auteur quelques critiques qui n’étaient pas sans fondement. Mais il la louait d’avoir prêté à l’amour un langage aussi éloquent, lorsqu’elle fait dire à la dévote Mathilde de Vernon ces mots : « Je ne sais si Dieu permet qu’on aime autant sa créature. » Et il ajoute cette réflexion singulière : « Quoi que vous en puissiez dire, il n’y a que les cœurs religieux qui connaissent le vrai langage des passions. » L’auteur d’Atala n’avait guère qualité pour reprocher à l’auteur de Delphine de faire parler à l’amour une langue un peu ampoulée. Quant aux » puissances, » pour parler comme Mme de Beaumont, Mme de Staël ne tarda pas à connaître leur sentiment. La critique officielle se déchaîna contre elle avec violence. L’ouvrage avait déplu au maître. Il le déclarait antisocial. Celui qui devait, quelques années plus tard, en user si cavalièrement avec la pauvre Joséphine, avait été choqué de l’apologie du divorce. Au lendemain du jour où il venait de signer le Concordat, il avait été offusqué du parallèle entre la religion catholique et la religion protestante, tout à l’honneur du protestantisme. Enfin, bien qu’il fût en paix avec l’Angleterre, cependant l’éloge des Anglais que contenait le livre ne pouvait que lui déplaire, car c’était rendre hommage à un pays libre, et lorsque Mme de Staël dédiait Delphine : à la France silencieuse, cette dédicace contenait une critique et un regret. Aussi, ne pouvant plus interdire la publication du livre que la censure avait autorisée, essaya-t-il, sans y réussir du reste, d’en entraver le succès. Il obtint de l’électeur de Saxe que la vente en fût interdite à la foire de Leipzig. En même temps, il lâchait contre elle les écrivains dont il disposait. Dans un article violent jusqu’à la grossièreté, Fiévée dénonçait l’ouvrage et l’auteur, qu’il traitait d’intrigante et de sans-patrie. Le Journal des Débats la prit à partie également. Mme de Staël fut très blessée de ces attaques ; elle n’ignorait point d’où partaient les coups et se sentit personnellement menacée, comme elle l’avait été deux ans auparavant, au lendemain du discours de Benjamin Constant. Aussi n’osa-t-elle pas venir se mettre sous la main du maître irrité, et elle prit son parti de passer à Coppet l’automne et l’hiver de 1802 à 1803.

Ce parti lui avait coûté. Au mois de septembre, elle s’était efforcée de déterminer Camille Jordan[31], avec lequel elle était en correspondance fréquente, à partir avec elle pour l’Italie. Camille Jordan, nouvellement marié, se dérobait. Elle entreprenait alors diverses excursions à l’Ile-Saint-Pierre, ou dans le canton de Vaud, en compagnie de deux Anglais dont elle avait fait la connaissance, lord John Campbell et son ami Robertson[32]. Au cours de l’une de ces excursions, elle adressait à son père cette courte lettre :

Morges, samedi soir.

Je ne peus pas t’exprimer assez, mon ange, combien je suis touchée de cet envoi que tu m’as fait, mon impression a été si vive, que j’en ai eu un battement de cœur. Dis-moi, je te prie, si toute ma tendresse, toute mon affection est digne d’un caractère tel que le tien, si grand et si bon, couvrant des ailes de son esprit ce qu’il y a de plus sublime et entrant dans les plus petits détails par son cœur. Lord John est allé à Lausanne, ce qui fait qu’il ne saura que demain ce message unique ; mais je cède à Mr Robertson le plaisir de t’écrire quelques lignes.

Quelques lignes de Robertson terminaient en effet la lettre.

De retour à Coppet, elle y attirait ses nouveaux amis qu’elle réunissait à quelques personnes distinguées de la société de Genève. Elle donnait des diners, des soupers en leur honneur. Un jour, arrivant à l’improviste, ils la trouvaient dirigeant un bal d’enfans qu’elle terminait « par une danse pour la vieille génération. » Ou bien, inaugurant les représentations qui devaient rendre célèbre, quelques années plus tard, le théâtre de Coppet, elle s’essayait dans le rôle de Phèdre, et lord John Campbell parle avec admiration « de sa puissance comme actrice, » et aussi de « sa puissance de conversation qui attirait alors une foule d’hommes, parmi les plus distingués de l’Europe. » Il reconnaît cependant que « ses manières sont sans affectation, et il admire ses yeux noirs et expressifs[33]. »

Le séjour de Coppet continuant cependant à lui paraître morose, elle alla, au début de l’été de 1803 faire un séjour à Genève dans la maison Turettini. Elle se rapprochait ainsi de ses deux amies intimes, Mme Necker de Saussure et Mme Rilliet-Huber. Mais à Genève non plus qu’à Coppet, elle ne trouvait ni charme ni repos. « La belle ambassadrice meurt d’ennui et de tristesse, écrivait à lord John Campbell Mme de Saussure, la belle-fille du grand physicien. Elle passe sa vie entre Coppet et Genève et ne trouve nulle part les ressources qu’il faut pour son cœur et son esprit[34]. » M. Necker, pendant ce temps, demeurait tranquille à Coppet, se bornant à aller voir de temps à autre Mme de Staël à Genève. Deux lettres de celle-ci vont nous montrer à quelles agitations elle demeurait en proie.

Tu as mis dans ta lettre une phrase qui m’a coûté et me coûtera longtemps des larmes. Je ne puis vivre qu’en rassemblant tous les exemples, toutes les probabilités qui confondent nos vies, et, si l’on m’ôtait ce repos contre lequel mon imagination ne lutte que trop, je détesterais l’existence. Tu es mon seul appui sur la terre. Considération, fortune, direction, bonheur, religion, tout est là pour moi. J’ai des affections ailleurs, je n’y ai point d’appui et jamais être n’a eu plus besoin d’un autre. Il faut donc, il faut que j’espère les mêmes années et c’est du fond du cœur que je souhaite que les miennes s’abrègent pour nous rapprocher plus sûrement. — Ce rhume dont tu as la bonté de t’occuper est presque passé ; j’ai eu à la place cette nuit des douleurs d’entrailles assez vives et de la fièvre. J’ai fait venir Butini et il m’a prouvé que ce n’était rien ; en effet je suis mieux depuis les petits remèdes qu’il m’a fait prendre. Ce que tu me dis sur la cité est le seul argument possible, mais tout le monde s’accorde à ne rien savoir avant mercredi. — Dans quelle situation nous allons être en Suisse[35] ! Y as-tu pensé, mon ange ? sais-tu que les officiers du génie qui sont ici parlent de fortifier Genève ? Tout cela pourrait bien être absurde, mais je vois qu’ici on est affecté. Mon oncle et moi nous trouvons bien qu’il faudrait penser à changer de demeure, mais ma chère cousine ne se hâtera pas.

Adieu jusqu’à mardi, mon ange tutélaire ; fais que nos liens ne se dissolvent jamais ; je crois quelquefois que la vie est l’œuvre de la pensée. Cette nuit, quand je souffrais beaucoup, j’étais résolue à te prier de venir, sûre que je ne mourrais pas si tu étais là. Mais toutes ces idées étaient l’effet du mal de nerfs ; à présent, j’ai repris presque l’état de la santé. Adieu, adieu.


Ce lundi soir.

J’ai reçu une lettre de Lyon, de Mathieu, cher ami. Il est donc certain qu’il arrive demain à 4 ou 5 heures, et je compte sur toi mercredi matin. Permets-tu que je te prie de venir assez tôt après les lettres pour que je puisse envoyer un homme à cheval à Coppet porter une réponse, si c’était d’Ulm qu’une lettre m’arrivait ? J’ai des nouvelles de Neuchâtel où ils sont tous espérant se sauver, mais ne se pressant pas selon leur noble coutume. Le Préfet m’a paru inquiet et même choqué des propos qui se tenaient dans les cercles de Genève. L’animosité augmente contre les Anglais et devient tout à fait nationale. Il paraît que le Consul revient à Paris plus tôt qu’on ne croyait. Il y a des gens qui disent que de l’inquiétude sur Paris en est la cause. Je ne sais pas ce que cela veut dire et n’y crois pas. — Combien j’ai repensé à ce que j’ai lu ; c’est plus extraordinaire en son genre, que tout le reste de tes écrits, mais cela a pénétré mon cœur d’une nouvelle tristesse. C’est une idée du ciel que de tels sentimens, qu’un caractère comme le tien, et cela sert à empoisonner toute relation et à donner cependant un désir continuel d’en avoir une ; enfin rien n’a jeté mon âme dans un tel trouble ; c’est au delà des sentimens et des pensées que j’avais parcourus dans mes réflexions et dans mes rêveries, et, si cela étend l’existence, cela multiplie la douleur[36]. Adieu, cher ami, garde Frédéric ou renvoye-le-moi suivant qu’il te conviendrait ou non de m’envoyer quelqu’un après les lettres, s’il n’était pas dans tes arrangemens d’être ici à onze heures ou onze heures et demie. Pardon encore de cette faiblesse ; je tâcherai de la faire passer, mais on ne peut rien sur la douleur ; tant que sa griffe vous tient, il faut souffrir. — Adieu encore, être surnaturel ! Quel courage veux-tu qu’il y ait pour rien quand tant de perfections ne donnent pas de bonheur.

À cette lettre elle ajoutait ce post-scriptum où se trahit son trouble :

Cher ami, Christin vient d’être arrêté par M. de Barante[37], qui l’avait vu hier dans ma voiture, comme agent de l’Angleterre. Ses papiers saisis, son argent, etc., lui conduit au secret. J’ai vu M. de Barante ; ce qui me regarde dans une affaire aussi simple est, à ce que je crois, tout à fait nul, mais je suis excessivement affectée du sort de Christin. Je te déclare que la France me devient tout à fait insupportable, ou la vie, si ce n’est pas la France. Je te prie de faire affranchir cette lettre pour lord John, de faire mettre celle pour Neuchâtel à la poste et d’envoyer à Nyon celle de M. Markow pour qu’elle ne soit pas timbrée de Coppet. Mon ange, un tel monde n’est pas fait pour ta fille, adieu.

Ce Christin, dont Mme de Staël annonce l’arrestation, est un personnage assez obscur, Neufchâtelois d’origine, qui avait été employé par l’ambassadeur de Russie en France, M. de Markow. Après avoir été tenu quinze jours au secret à Genève, dans des conditions très rigoureuses, il fut transféré à Paris et enfermé au Temple où il subit une longue détention, au cours de laquelle Mme de Staël se montra très bonne pour lui. Elle l’avait reçu fréquemment au château de Coppet. Cette arrestation, qui la troublait assez naturellement, car elle pouvait se croire compromise, faisait partie de tout un ensemble de mesures violentes auxquelles le Premier Consul s’était déterminé pour marquer sa rupture avec l’Angleterre. Ces mesures avaient pour conséquence de disperser la petite société anglaise au milieu de laquelle se complaisait Mme de Staël et de lui rendre, par là, plus pénible encore la prolongation de son séjour en Suisse. Aussi allons-nous la voir s’informer de tous côtés si les obstacles qui s’opposaient à sa rentrée à Paris ne pourraient pas être levés. Mais elle devait au contraire apprendre que ces obstacles étaient plus difficiles à franchir encore qu’elle ne pensait et qu’à la mauvaise humeur du maître contre la fille, contre l’auteur de Delphine, s’étaient joints des griefs contre le père, contre l’auteur des Dernières vues de politique et de finances. Nous verrons bientôt comment, non sans quelque imprudence, elle prit son parti de braver ces obstacles.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. La méfiance qu’inspirait alors la poste était telle que cette lettre, bien peu compromettante cependant, porte la suscription suivante : « À la citoyenne Françoise Complainville à Coppet par Genève. Canton Léman. »
  3. Le texte de cette lettre, qui m’a été obligeamment communiqué par le comte Primoli, héritier des papiers du roi Joseph, n’est pas tout à fait conforme à celui que Du Casse a publié dans les Mémoires de Joseph Bonaparte, t. X, p. 417.
  4. Cette lettre, sans date précise, a été manifestement écrite quelques jours après l’attentat de la rue Saint-Nicaise qui est du 3 nivôse.
  5. M. Necker veut parler ici du roman de Delphine auquel travaillait Mme de Staël.
  6. M. Necker parle ici de Mme Necker de Saussure, qui proposait d’aller rejoindre Mme de Staël à Paris.
  7. Mme de Staël était en relations fréquentes avec deux Genevois, qui étaient deux hommes fort distingués : Pictet Diodati et Pictet de Rochemont. L’un des deux était sans doute à Paris. J’ignore quel est le personnage qu’à plusieurs reprises M. Necker désigne dans ses lettres sous le nom de Nestor.
  8. La paix de Lunéville venait d’être signée avec l’Autriche et l’Italie.
  9. Comme je l’ai déjà fait observer, les lettres de M. Necker sont datées tantôt suivant l’ancien et tantôt suivant le nouveau calendrier.
  10. M. Necker parle ici de la Société de Charité Maternelle dont il était un des souscripteurs habituels et dont Mme de Pastoret était présidente.
  11. Lettre citée par Sainte-Beuve dans son étude sur Fauriel. Portraits contemporains, p. 15.
  12. Cette correspondance a été publiée en 1903 par MM. Paul Ustéri et Eugène Ritter. Les réponses de Meister sont à Coppet.
  13. Lettres de Mme de Staël à Meister, p. 172-173.
  14. Le dernier enfant de Mme de Staël.
  15. Le voisin qui rêve aux corneilles » est M. Necker lui-même qui mettait alors la dernière main à l’ouvrage intitulé : Dernières vues de politique et de finances. D’accord avec Mme de Staël, il en avait remis à l’année suivante la publication. Nous aurons à revenir sur cet ouvrage.
  16. Le cardinal Caprara avait été envoyé par Pie VII à Paris comme légat pour négocier le Concordat. Mme Grand devait, peu de temps après, épouser M. de Talleyrand.
  17. Un grand nombre d’émigrés obtenaient en ce moment leur radiation.
  18. Bonstetten, l’auteur du Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide et Reding, d’une grande famille bernoise, faisaient partie du nouveau gouvernement helvétique.
  19. Une assemblée de représentans de la République cisalpine était en ce moment réunie à Lyon et le Premier Consul devait s’y rendre.
  20. Lucien Bonaparte et ses Mémoires, p. 233 et suiv.
  21. Dix années d’exil. Édition nouvelle, p. 69.
  22. Pelet de la Lozère était préfet de Vaucluse et d’Eymar préfet de Genève.
  23. Sans doute un des deux Pictet.
  24. M. Necker parle ici de Frédérique Brun, la romancière danoise, amie et correspondante de Bonstetten, avec laquelle Mme de Staël s’était liée. Les Archives de Coppet contiennent un assez grand nombre de lettres de Frédérique Brun.
  25. La comtesse de Lucé était une des dames attachées à Joséphine.
  26. Portalis, qui était conseiller d’État, avait rédigé le rapport au Tribunal, et Lucien Bonaparte avait pris la parole dans la discussion.
  27. M. Necker pensait sans doute à Lebrun avec lequel il avait d’anciennes relations.
  28. J’ai raconté cette étrange histoire dans un volume intitulé : Femmes d’autrefois, Hommes d’aujourd’hui.
  29. Biographie, travaux et Correspondance diplomatique de Pictet de Rochemont, par Edmond Pictet.
  30. Voyez la Revue du 15 octobre 1903.
  31. Les archives de Coppet contiennent un grand nombre de lettres de Camille Jordan à Mme de Staël. Peut-être en publierai-je un jour quelques-unes et essayerai-je d’établir la contre-partie de l’étude que Sainte-Beuve a consacrée, dans les Nouveaux Lundis à Camille Jordan, et Mme de Staël.
  32. Lord John Campbell était le second fils du sixième duc d’Argyll. À la mort de son frère aîné, survenue en 1841, il devint lui-même duc d’Argyll. Robertson était un médecin « d’un très aimable caractère, d’une grande valeur scientifique et d’un grand charme d’aspect et de manières, « dit une biographie intitulée George Douglas. Eigth duke of Arggyll. Autobiography and Memoirs.
  33. George Douglas, passim.
  34. Intimate society letters of the Eighteenth Century, t. II, p. 530.
  35. La France était à la veille d’une rupture avec l’Angleterre.
  36. Je ne saurais dire quel écrit de M. Necker avait jeté Mme de Staël dans un tel trouble : sans doute quelque morceau philosophique et religieux comme M. Necker en composait beaucoup. L’année précédente, il avait fait paraître un cours de morale religieuse, qui est un véritable recueil de sermons et où il y a d’assez belles choses.
  37. M. de Barante, le père de l’historien des ducs de Bourgogne, venait d’être nommé préfet de Genève.