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Manuel et itinéraire du curieux dans le cimetière du Père la Chaise/Leçons de l’Histoire gravées sur les tombeaux

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LEÇONS DE L’HISTOIRE GRAVÉES
SUR LES TOMBEAUX.

Le principal asile funéraire d’une ville populeuse, centre d’un vaste empire, foyer des lumières dans un siècle éclairé, de la plus active industrie, d’un commerce immense ; demeure d’un peuple spirituel, léger, amateur des arts, actif et poli ; rendez-vous des grands, se plaisant à briguer les emplois, les dignités, les honneurs de la cour ; des ambitieux, courant après la fortune ; des étrangers, se pressant pour admirer sa magnificence et jouir de ses plaisirs ; résidence du prince et des autorités publiques, sera toujours une haute école où mille et mille exemples instruiront de la futilité des biens, des honneurs, des avantages dont l’homme jouit pour un instant, et de la fragilité de la vie. Chacun frémit pour soi-même en voyant, dans l’inévitable terme de la nature humaine sur notre sphère, l’Indien proche du Parisien, le Russe près du Créole ; des députés de toutes les nations, des hommes de tous les âges, de tous les rangs, de toutes les opinions politiques, de toutes les croyances religieuses ; le savant au pied de l’ignorant ; le nonagénaire près d’un enfant dont l’œil entrevit à peine la clarté du jour. Le brave respecté par le fer ennemi, le hardi navigateur respecté des flots, le conquérant dont le bras et la voix firent partout marcher devant soi la mort, sont tombés auprès du timide bourgeois qui craignit de perdre de vue son clocher ; elle n’a pas épargné ni la vierge pudique, ni la mère de famille, ni l’adolescent, ni l’homme dans la force de l’âge ; la voix de l’orateur et du magistrat s’est glacée. La mort a percé de son inexorable glaive le millionnaire sous la pourpre, l’indigent sous les haillons ; une même terre a reçu leurs restes ; urne même terre conserve leurs souvenirs. Quelle leçon pour l’orgueil de mortels dont chaque instant de vie est une lutte dans laquelle ils peuvent à chaque moment succomber ! Cependant cet enseignement terrible possède moins de puissance quand il sort de personnages dont on connaît seulement la condition passée et non pas la vie publique. Il n’en est pas ainsi dans un âge où les commotions des empires, les révolutions des états, les oscillations politiques élevèrent pour un mondent tant d’hommes sur la scène du monde pour disparaître aussitôt, où si peu de réputations demeurèrent pures, où si peu demeurèrent fermes dans leurs principes, où tant d’hommes se montrèrent les esclaves, non pas de l’honneur, non pas du devoir, mais de leur intérêt personnel. Où sont-ils les artisans fameux de tant d’illustres événemens politiques et militaires ? la plupart dans la profondeur des tombeaux du cimetière du P. La Chaise. Où sont les victimes de tant de circonstances opposées qui ne permirent à personne d’être toujours heureux ? dans le cimetière du P. La Chaise. Où sont les hommes paisibles ayant vécu au milieu des orages et trop souvent frappés par la foudre ? dans le cimetière du P. La Chaise. Où sont les littérateurs, les savans demeurés calmes au milieu des tourmentes politiques, pour honorer la patrie par leurs productions, pour la doter de leurs découvertes, pour l’enrichir par leurs veilles ? la plupart dans le cimetière du P. La Chaise. Où sont les hommes industrieux dont le génie féconda la patrie, tandis que les armes la dépeuplaient ? presque tous dans le cimetière du P. La Chaise. Où sont les fléaux et l’honneur de leur pays depuis trente années d’agitation ? maintenant pour le plus grand nombre ils servent d’éternel exemple à la postérité dans le cimetière du P. La Chaise. Quel spectacle pour les races futures ! elles y verront les plus grands capitaines secouant la poussière de leurs sépulcres, s’étonner de sentir près d’eux les restes des étrangers qu’ils repoussèrent tant de fois des limites de la France. Ils s’étonneront encore de reposer dans une terre deux fois conquise avant leur trépas, par les armes ennemies, tandis que leur vaillance semblait la placer au-delà de toute atteinte. Proche d’eux la postérité considérera dans un parfait repos les émigrés si longtemps malheureux et les Vendéens ayant versé un sang honorable, mais sans succès, pour la cause de leur roi ; elle y verra les républicains victimes de la fureur de chefs atroces, et de leurs rêves de perfectibilité pour une vieille nation imbue d’une part de préjugés antiques, de l’autre estimant trouver le bonheur en ne respectant rien dans ses institutions primitives, ne recouvrant ses droits qu’au prix du sang et du malheur de la génération sur laquelle ils imposèrent un joug de fer ; elle y verra les familiers et les adversaires de Bonaparte ; ceux qui s’opposèrent à sa puissance et ceux qui la servirent ; ceux qui firent retentir à son oreille la voix de la vérité et ceux qui l’abusèrent ; ceux qui se prosternèrent bassement devant sa puissance et ceux-là mêmes qui l’insultèrent dans le malheur ; elle y verra les serviteurs fidèles de la maison de Bourbon, longtemps éprouvés par la perte de leur repos, de leur patrie, de leur fortune, contens de revoir avant leur trépas la dynastie de nos princes rétablie dans son patrimoine, et de rendre leurs ossemens à la terre qui les vit naître ; elle les estimera infiniment plus heureux que les infortunés proscrits de leur pays, trouvant près d’eux un asile dans la terre d’un interminable exil ; elle y verra les intrépides défenseurs de la Charte, durant leur vie en butte aux hommes du pouvoir, récompensés de leur courage par le poids d’une gloire immense ; elle y verra sans honneur les hommes ayant sans cesse tergiversé dans leurs voies ; les hommes ayant préféré leur intérêt personnel au devoir y tomberont opprimés par leurs propres actions sous le poids du mépris. En même temps l’impartiale postérité jugera les littérateurs, les savans, les artistes, d’après leurs productions que ses yeux verront, que son esprit lui-même appréciera ; elle fera pour chacun d’eux la juste part de l’éloge ou du blâme. Plus d’une fois sa conscience se demandera raison du luxe dont brillent certains tombeaux ; elle approuvera la magnificence de plusieurs mausolées ; elle s’indignera pour quelques-uns d’y reconnaître les produits de la vanité, de l’opulence, de la vanterie envers des hommes dénués du plus léger mérite public ; elle préférera à ces monumens de l’orgueil la plus modeste pierre tumulaire, lorsqu’elle lui rappellera la mémoire d’un homme véritablement illustre. En examinant l’universalité de ce lieu funéraire, en voyant tracées sur les tombeaux les vives images d’une époque fameuse, les circonstances dé la vie de tant de personnages, dont l’histoire a recueilli les actions, dont elle n’a négligé ni les discours, ni les traits caractéristiques ; la postérité reconnaîtra un monument rare dans les siècles, riche d’une morale toute d’exemples, présentant pour tous les temps, pour tous les âges, pour toutes les positions sociales, les plus belles leçons, utiles au printemps de la vie, profitables pour l’âge mûr, sur lesquelles la sage vieillesse se plaît à méditer, en considérant le sépulcre où sera gravée bientôt pour les siècles sa propre mémoire. L’âme sera vivement frappée de ces images puissantes et terribles, de ces vérités consolantes pour l’homme de bien, honorables pour Le génie, plus honorables pour la vertu. Nous nous sommes efforcé de les réunir dans un faisceau, dont la vive lumière, jaillissant de tant de souvenirs, pourra éclairer nôtre âge, et portera sa lumière jusqu’aux races futures. Rempli de cette pensée, nous parcourons attentivement depuis neuf ans cette enceinte funèbre ; nous observons de quels souvenirs chaque tombeau est dépositaire ; chacun d’eux est devenu pour nous la plus vive leçon. Nous en avons rapproché la mémoire des événemens anciens les plus fameux dont se voient empreintes de ce lieu ses perspectives depuis long-temps célèbres ; ils nous présentent encore de grandes leçons. Ami du vrai, nous avons voulu connaître chaque homme public selon ce qu’il fut réellement ; tracer son histoire sans sécheresse, sans prévention, sans partialité, d’après ses propres actions, d’après ses propres discours, d’après ses propres ouvrages ; ainsi ils deviendront eux-mêmes les artisans de leur propre renom, les maîtres dont on écoutera religieusement les leçons, ou les infortunés dont leurs tombeaux eux-mêmes viendront apprendre à fuir les déplorables exemples. Tel est le plan d’après lequel nous publierons nos observations historiques sur ce lieu funéraire[1], et peut-être quelque jour la description et l’histoire complète de ce cimetière, enrichie de l’image de la plupart de ses monumens remarquables. Maintenant, circonscrit dans l’espace étroit d’un Manuel, nous pourrons seulement y tracer les linéamèns les plus essentiels de ces grandes images ; mais la vue superficielle d’une contrée magnifique et féconde satisfait encore le voyageur et le dispose à porter, un regard attentif sur les beautés dont son examen scrupuleux lui promet de jouir.



  1. L’Hermite du P. La Chaise, écoulant la vérité, y jugeant les morts par leurs actions, par leurs ouvrages, par leurs discours, et recueillant ses leçons pour ceux qui vivent maintenant.

    Cet ouvrage paraîtra à la fin du printemps de cette année, chez MM. Emler frères.